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Antoine Artous revient sur le concept de valeur à la lecture de l’ouvrage de Jean-Marie Harribey La richesse, la valeur et l’inestimable. Fondements d’une critique socioécologique de l’économie capitaliste, Paris, Les liens qui libèrent, 2013 (540 pages).

La richesse, la valeur et l’inestimable (LLL, 2013) de Jean-Marie Harribey est un « gros » livre important, touffu et intéressant, dont le projet est clairement annoncé par son sous-titre : « Fondement d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste ». Il faut donc le lire et le discuter. D’autant plus que son auteur, ex-coprésident d’Attac France, ne cache pas sa préoccupation : penser les fondements d’une politique alternative au néolibéralisme, orientée vers une « demarchandisation » et une société « postcapitaliste », pour reprendre ses formules. Et qu’il entend le faire en réactualisant la théorie de la « valeur travail », en référence explicite à Marx. Le livre balaie donc un champ très vaste, mêlant analyses spécifiques et débats très généraux – en particulier sur la théorie de la valeur.

C’est son intérêt, mais cela rend aussi un peu difficiles les angles de discussions. Ici, je voudrais développer une lecture critique de son traitement de la théorie de la valeur de Marx, bien illustrée par ses analyses de « la sphère non marchande ». Cet angle d’attaque ne doit pas effacer d’autres analyses pertinentes comme, par exemple, sur le dit capitalisme cognitif, et son apport important sur la question de l’écologie.

Dans un premier temps, je ferais quelques développements généraux sur la valeur, afin d’indiquer la façon dont je perçois son approche, pour poursuivre sur le secteur non marchand avant de revenir sur des questions plus générales ; notamment sur la monnaie et apparaît ici comme centrale et, moins longuement, sur le rapport salarial. Cela dans le cadre d’une problématique de « démarchandisation » et la perspective d’une société « postcapitaliste ».

C’est aussi pour moi, on le verra, une façon de faire le point, en lien avec une tradition de Marx qui prend au sérieux le sous-titre du Capital : « Critique de l’économie politique ». Il ne s’agit donc pas de critiquer au nom de je ne sais qu’elle orthodoxie, mais, en quelque sorte de mettre en relations discutantes des méthodes d’analyse.

 

La question de la valeur (1)

La conjoncture pousse manifestement vers ce type de débat, comme le montre l’écho de L’empire de la valeur (Seuil 2011) dans lequel André Orléan entend « refonder l’économie » au travers d’une remise en cause radicale de toutes les théories de la valeur (valeur travail ou utilité) à cause de leur substantialisme : elles feraient du travail ou de l’utilité une substance qui serait dans les objets ; une sorte de fétichisme de la valeur, en quelque sorte. Sauf que Marx est mis dans le même sac que les autres. Sans référence à la production, André Orléan a naturellement du mal à expliquer d’où viennent les nouvelles valeurs, plus exactement, il semble aller les chercher dans les mécanismes d’auto-développement des marchés financiers. Pour autant, il n’est en rien un défenseur du néolibéralisme. Issu de l’école la régulation, il connaît Marx et il l’a travaillé. Ainsi il a écrit, avec Michel Aglietta La violence de la monnaie (PUF 1982), approchant la monnaie comme « institution sociale » et critiquant (entre autres) Marx et la tradition marxiste pour ses difficultés à en traiter. Il est membre des « Economistes atterrés » qui, on le sait, dénoncent fortement les dérives néolibérales et financières actuelles et dont J-M Harribey est co-président. S’il fait référence aux analyses de ces auteurs à propos de la monnaie comme « institution sociale », J-M Harribey, critique avec pertinence le dernier livre d’André Orléan, son décrochage de la production et sa lecture de Marx.

Il entend « refuser aussi bien une théorie de la valeur liée à l’objet qu’une théorie de la valeur liée au sujet. Et c’est Marx qui nous donne la direction à suivre : la valeur n’est ni inscrite ni dans l’objet (comme le croyait Ricardo qui parlait de ‘travail incorporé’), ni dans la subjectivité de chaque individu ; elle s’inscrit dans les rapports sociaux et dans les représentations collectives de ces rapports, au point que celles-ci sont partie constituante de ces derniers » (p. 13). La rupture entre Marx et Ricardo est bien notée. Le « travail incorporé » dont parle ce dernier est l’autre face de sa naturalisation des rapports de production capitaliste. La question n’est donc pas celle de la « valeur travail » en soi, mais celle de la mécanique sociale structurant le travail dans le procès de valorisation capitaliste. C’est pourquoi je crois qu’il est préférable de parler la théorie de la valeur de Marx et non pas de la théorie marxiste de la valeur travail. J-M Harribey indique le problème.

Toutefois, j’ai une nuance sémantique à introduire dans la citation. S’il est juste de dire que la valeur n’est ni inscrite dans l’objet si dans la subjectivité de chacun, il vaudrait mieux écrire qu’elle est immanente à des rapports sociaux plutôt qu’inscrite dans cas rapports. Cette nuance renvoie à un problème plus général. Manifestement, J-M Harribey veut développer, disons, une théorie générale monétaire d’une valeur économique qui peut alors s’inscrire dans « des valeurs d’échanges », c’est-à-dire des marchandises, et dans des « valeurs non marchandes » (voir tableau p. 70). Et, dans l’introduction de son livre, il oppose « la conception ricardienne du travail incorporé lors de la fabrication de la marchandise de la conception marxienne du travail socialement validé » (p. 35). Il faudrait ajouter – cela est décisif – du travail socialement validé par le marché, dans une société qui a vu se développer une production capitaliste et des rapports marchands généralisés. Bref une société où domine « le capital comme rapport marchand d’exploitation », selon la caractérisation de Tran Hai Hac dans son livre Relire « Le capital » (Pages deux 2003) au sous-titre explicite : « Marx, critique de l’économie politique et objet de la critique de l’économie politique ».

Marx, en tout cas selon cette lecture du Capital, ne se contente pas de distinguer, comme Ricardo, les catégories de valeur d’échange et de valeur d’usage, en historisant le tout et ajoutant la catégorie de la force de travail, donc l’exploitation. Son point de départ est l’analyse de la marchandise comme « chose sociale » qui se vend et s’achète et qui a un double aspect : valeur d’usage et valeur. La valeur d’échange, qui permet à la marchandise de se vendre, n’est qu’une « expression phénoménale » (Marx) de la valeur. Dans ce cadre, Marx distingue deux types de travail qui ne renvoient pas à deux types deux activités de distinctes, mais à la façon dont se cristallise la dialectique particulière des formes sociales capitaliste.

Le travail concret désigne le travail producteur de valeur d’usage, le travail abstrait est celui qui produit de la valeur. Cette distinction est décisive pour comprendre la rupture de Marx avec l’économie politique classique (Smith, Ricardo) ; il le dit lui-même. Elle a été souvent ignorée par la tradition marxiste et/ou a donné lieu à de nombreux débats dans le détail desquels je ne vais pas entrer. Dans La logique méconnue du « Capital » (Page deux 2010), Alain Bihr a de bonnes formules : « Pour Marx, le travail abstrait n’est pas simplement une abstraction théorique : c’est en même temps une réalité sociale » (p. 19). Plus généralement, le point de départ de la problématique de Marx est la valeur comme forme (sociale), c’est-à-dire comme forme prise par les produits du travail et, plus généralement, comme forme d’existence des rapports sociaux.

 

La question de la valeur (2) 

J-M Harribey souligne le problème réel du devenir des échanges marchands dans une société « post-capitaliste ». Mais je ne crois pas qu’on peut le traiter et le résoudre en élargissant ainsi la théorie de la valeur de Marx comme le fait la présentation du livre au dos de la couverture : J-M Harribey réactive « la critique radicale accomplie par Marx : le travail est seul créateur de valeur économique à travers l’échange monétaire, que celui-ci soit marchand ou non marchand ». Comme ce dernier renvoie essentiellement aux services publics autant employer cette formule. La notion de public fait bien apparaître ce qui est alors en jeu : la médiation de l’Etat, au sens large du terme (les pouvoirs publics). J-M Harribey parle d’ailleurs pour ce secteur – et à juste titre – de « prix politique » issus de « la délibération collective ». Mais si l’Etat est présent en creux à travers ce type de formule, sa place dans les rapports « économiques » n’est jamais traitée, ni du point de vue logique ni du point de vue historique. Elle est pourtant structurante.

Avec ces remarques, je veux indiquer que – tout au moins à mon avis – le problème n’est pas celui de la reformulation de la théorie de Marx pour la transformer en une théorie monétaire de la valeur qui pourrait alors englober le secteur marchand et non marchand. Il faut traiter des rapports de l’Etat avec la dialectique de la forme valeur, au sens où Marx en parle, et analyser les médiations qu’il peut introduire par rapport aux effets de cette forme. Du point de vue théorique (logique) et historique (Etat providence, néolibéralisme..) et sous l’angle d’une problématique de « démarchandisation » via, notamment, une politique de services publics. Sur ce dernier sujet, Il faudrait ajouter la question du salaire socialisé. Je suis d’accord avec les critiques portées par J-M Harribey aux dernières analyses de Bernard Friot, mais je trouve toujours sa thématique initiale pertinente ; J-M Harribey également, il me semble, à la lecture d’autres textes.

Avant de poursuivre mon article sur le secteur non marchand, je voudrais préciser, pour me situer1, que je m’inscris dans la problématique de deux ouvrages (relativement) récents : le « gros » livre déjà cité de Tran Hai Hac Lire « Le Capital » (2003) et le « petit » livre, d’un accès facile, de Pierre Salama et Tran Hai Hac : Introduction à l’économie de Marx (La Découverte 1922). J-M Harribey, qui cite et commente longuement de nombreux auteurs, ne dit rien sur la problématique de ces deux-là. C’est dommage2. Ils s’inscrivent dans l’histoire d’un « courant » d’auteurs qui, au milieu des années 1970, a été l’un des premiers à développer en France la thématique marxienne de « la critique de l’économie politique » et de la forme valeur ; en lien, notamment, avec des discussions qui se tenaient en Allemagne et avec la première édition française du livre d’Isaak Roubine Essais sur la théorie de la valeur (Syllepse 2009)3. On trouve également dans ces deux livres une confrontation avec les lectures critiques de Marx dites alors « hétérodoxes », en particulier en ce qui concerne la monnaie et le statut de la force de travail. On y lit enfin un travail sur une autre zone floue léguée par Marx : la place constitutive de l’Etat dans les rapports de production capitalistes. Or J-M Harribey renvoie très souvent à Roubine et met en avant la monnaie et la force de travail, comme problèmes légués par Marx ; par contre, je viens de le signaler, il ne traite pas de l’Etat.

 

Travail productif et secteur public (1) 

Dans ses pages sur « le travail productif dans la sphère non marchande », J-M Harribey entend remettre en cause un sens commun porté à « la thèse libérale » comme la « thèse marxiste la plus répandue »4 : le travail du secteur public serait non productif. En conséquence, les salariés du secteur public ne seraient pas payés sur la base d’un prélèvement sur la sphère marchande (productive), mais sur la base de leur propre production de services qui, via la valeur monétaire, s’intègre, en quelque sorte, à la valeur produite par le secteur marchand. « Leur valeur monétaire, mais non pas marchande, n’est pas sanctionnée et détournée ; elle est produite » (p. 389). On retrouve à nouveau la monnaie sur laquelle je reviendrais plus en détail par la suite.

J-M Harribey connaît le sens pris par le travail productif chez Marx, il s’agit du travail productif du point de vue capitaliste ; c’est-à-dire un travail permettant de produire de la plus-value. Il cite Marx qui explique qu’il ne faut pas confondre la catégorie de travail productif en général avec celle du travail productif du point de vue capitaliste. Effectivement, même si J-M Harribey, on va le voir, oublie parfois dans son argumentation de renvoyer aux différences liées à divers types de rapports sociaux de production.

En fait, il entend élargir cette catégorie – et c’est l’autre face de son élargissement de la théorie de la valeur – pour couvrir l’ensemble du travail produisant une valeur dite monétaire. L’enjeu est selon lui important. Il s’agit d’élaborer ce qui n’existe pas encore : une « critique de l’économie dont l’objet serait de théoriser une sphère non marchande ayant pour vocation de s’étendre au fur et à mesure que les rapports de force tourneraient à l’avantage du travail face au capital » (p. 365). Le problème c’est que le capital est complètement dominant dans la logique d’accumulation actuelle.

Je ne vais pas tenir ici un discours très général sur la nécessaire rupture capitaliste. La défense des services publics, mais aussi leur extension – c’est-à-dire la question générale des services publics – doit être portée par une travail d’élaboration politique et économique ; donc par une « théorisation » sur cette question pour en traiter comme d’une forme de rapports sociaux de production potentiellement alternatifs à la marchandisation capitaliste. On peut très bien expliquer qu’ils sont improductifs du point de vue de la logique du capital et porteurs d’une forme différence de richesse économique, fondée sur des besoins sociaux validés démocratiquement, contradictoire à la logique du capital. Et c’est pourquoi, il faut les financer par des prélèvements sur le capital. Je ne vois pas pourquoi J-M Harribey écrit que « penser dans ces conditions la démarchandisation du monde est impossible puisque la non marchandise dépend de l’existence de la marchandise » (p. 367). Non, la démarchandisation dépend d’autres choix politiques et sociaux que ceux induits par la logique du capital.L’étrangeté de cette dernière citation se comprend mieux si on lit un passage dans lequel J-M Harribey donne – comme il aime le faire souvent dans le livre – une argumentation dite logique, censée balayer les discours sur le prélèvement comme forme de financement des services publics. Je le donne en entier car il me semble révélateur.

« Un second problème est d’ordre logique. Imaginons une économie où la propriété privée des moyens de production tende à disparaître et où, en conséquence, la proportion de la propriété publique tende vers un 1». Il précise que ce n’est pas son orientation (ni la mienne) et il poursuit : « La place des travailleurs productifs de valeur pour le capital se réduit alors jusqu’à disparaître. Dira-t-on que le travail de ces derniers est échangé contre du revenu extorqué aux travailleurs productifs de capital qui ont disparu ? Ce serait absurde. À cette contradiction logique, il faut trouver une solution logique : reconnaître que le travail peut être improductif tout en étant producteur de valeur et de revenu nouveau » (p. 369).

Si quelque chose est « absurde » c’est que J-Marie Harribey ne se rende pas compte que cet argument logique ne tient pas. Dans cet exemple, les rapports de propriété (et donc les rapports sociaux de production, même si ces derniers ne se réduisent pas à eux) ont été complètement bouleversés, donc, également, les formes de production et de validation de la richesse sociale. Et la remarque permet de préciser ce qu’il faut entendre par la référence à une analyse logique, dans ses différences avec une analyse historique, que l’on retrouvera à propos de la genèse de la monnaie. Il ne s’agit pas d’une logique de pure forme (et dans ce cas circulaire), mais d’une logique qui s’articule à une certaine logique immanente à des rapports sociaux spécifiques et à leurs contradictions. Au-delà, se joue une approche de l’objectivité du « social » (de l’objectivité des formes sociales) très bien illustrée par la problématique marxienne du fétichisme.

 

Travail productif et secteur public (2)

Revenons sur la définition que donne Marx du travail productif dans Théorie de la plus value (tome 1), notamment en prenant l’exemple d’une activité ou d’un travail (la chanteuse, le pianiste, professeur, etc.) qui est du travail improductif s’il s’échange contre du revenu (prestation privée) et productif (production de plus value) s’il s’échange contre du capital. J-M Harribey renvoie d’ailleurs à ces analyses. Cette distinction est importante. En effet, elle montre bien que la marchandisation concerne aussi des produits immatériels. Elle permet de remettre en cause les discours anthropologiques (très présent dans la tradition marxiste) sur le travail comme essence de l’homme et/ou la confusion entre la définition théorique de Marx du travail productif et la figure de l’homo faber se cristallisant alors dans celle de l’ouvrier d’industrie. Ainsi, cette dernière position est attribuée à Marx par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne.

Plus généralement, ces analyses font bien apparaître que Marx – en tout cas dans la période du Capital – n’a pas une approche substantialiste du travail, pour en faire une forme sociale « naturelle », présente dans toutes les sociétés. Elles ont toutes, bien sur, des activités de production de biens et de services, mais ces dernières ne se cristallisent pas automatiquement dans le travail, au sens moderne ; sous l’angle des pratiques sociales et des catégories idéelles, le terme travail n’est pas présent dans nombre de sociétés précapitalistes. Le travail, comme forme sociale, est en fait une invention5 de la modernité capitaliste. Cela à travers le développement du rapport salarial, des rapports marchands et de l’autonomisation de la sphère économique. Dans une perspective « postcapitaliste », on rencontre ici un problème du même ordre que celui des rapports marchands :.on comprend bien ce que peut dire « abolir » l’exploitation capitaliste, mais la thématique marxiste d’abolition du salariat est plus problématique ; à moins de rêver à un retour à des formes artisanales de production.

J-M Harribey cite, avec raison, un passage du livre 1 du Capital, dans lequel Marx explique que, avec le développement du travailleur collectif, la détermination du travail comme productif ne concerne pas le travail individuel, mais l’ensemble du travailleur collectif ; le travail d’un individu peut être alors productif, même s’il ne participe pas directement à la production (p. 69). Ce phénomène s’est accentué avec l’évolution de la production capitaliste. Il est également nécessaire de préciser la catégorie de travail improductif en fonction de cette évolution, d’autant que ce travail s’est fortement développé.

Dans Introduction à l’économie de Marx, Pierre Salama et Tran Hai Hac proposent de distinguer deux catégories de travailleurs. D’une part les travailleurs improductifs liés à la sphère de circulation : circulation de l’argent (banques, etc.) ou vente de marchandises (commerce). Situés au sein même du cycle du capital, ils jouent un rôle essentiel en permettant indirectement la création de la valeur. La seconde catégorie concerne les travailleurs situés hors du cycle du capital, comme le personnel lié à l’Etat ou les domestiques ; ils sont payés par l’impôt ou par de l’argent dépensé comme revenu. Malgré ces précisions nécessaires, le maintien de la distinction entre travail productif et improductif reste important, notamment pour l’étude de la dynamique d’accumulation du capital.

Et, à propos de la deuxième catégorie d’improductifs, les deux auteurs font une remarque de portée plus générale : « contrairement à une tradition solidement ancrée chez les marxistes, à l’exception de Rosa Luxembourg – influencée sur ce point par Malthus, l’argent dépensé improductivement pour l’achat de ce type de service constitue un élément de la valorisation du capital puisqu’il contribue à la demande solvable pour toute une série de biens achetés par ces improductifs » (p. 114).

 

La question de la monnaie (1)

Chez Smith et Ricardo, la monnaie n’a pas de statut, pourtant sa médiation est décisive dans le rapport d’échange des marchandises. Cela est somme toute normal. Si l’échange de marchandises est une donnée « naturelle » de la vie sociale, alors la détermination de ce statut n’est pas indispensable du point de vue de l’analyse. Reste que, ce faisant, l’échange marchand généralisé est de fait pensé comme une simple généralisation du troc. Marx d’ailleurs est conscient du problème. Estimant que cette incapacité fait apparaître la faiblesse de l’économie politique classique et il entend, lui, rendre compte de la « genèse » de la monnaie. Toutefois cette genèse n’est pas systématisée et le problème du statut de la monnaie va être récurrent dans la tradition marxiste.Il s’agit d’abord de savoir comment entendre « genèse ». Et cela recoupe un problème plus général de lecture du Capital et de méthode d’analyse. S’agit-il de genèse historique de la monnaie ou d’une genèse dite logique (analytique) ? Dans le premier cas, on présente simplement les catégories d’analyse en lien avec leur histoire. Dans le second, on prend comme point de départ le mode de production capitaliste et on articule ces catégories en fonction des spécificités de cet objet (social) analysé et de la dialectique propre de ses formes sociales.

Dans Le Capital, Marx multiplie les fenêtres historiques, mais sa problématique d’analyse est celle de la genèse logique, notamment dans la première section du livre 1 du Capital « La marchandise et la monnaie ». Et, dans cette période, cela est explicite dans sa critique réitérée de l’approche de l’économie politique classique ; par exemple dans Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique. Dans son analyse de la valeur, Adam Smith commet l’erreur de confondre « une forme de son apparition historique dans le cadre d’une système de production dont elle n’est pas encore devenue la forme générale », avec la façon dont elle fonctionne dans le système capitaliste caractérisés par la généralisation des rapports marchands. Et à nouveau : « Dans son explication de la valeur d’échange Adam Smith commet encore l’erreur de vouloir tenir pour forme adéquate de la valeur d’échange sa forme non développée » (Editions sociales p. 215).

Toutefois, l’approche en termes de genèse historique a fortement marqué la tradition marxiste, y compris des auteurs ne se contenant pas de s’en tenir à la logomachie « marxiste léniniste » ; ainsi Ernest Mandel, capable par ailleurs d’analyses novatrices avec, notamment, Le troisième âge du capitalisme (10-18 UGE 1976). Dans Initiation à la théorie économique marxiste (EDI 1964, 1975), dont l’écho a été important, la présentation de la marchandise se fait en termes de genèse historique. On voit alors, à côté des produits destinés à une consommation par leurs producteurs, se développer « petit à petit (…) d’autres produits créés dans le but d’être échangés, des marchandises. Dans la société capitaliste, la production marchande a connu son extension la plus large » (p. 10). Il n’est d’ailleurs pas question de la monnaie dans ce « petit » livre. Comme s’il était possible de traiter la forme de la valeur sous sa forme « développée », sans parler de la monnaie. Ce mode d’exposition de relève pas de la simple pédagogie.

Ainsi, dans le volumineux Traité d’économie marxiste (Julliard 1964, 10-18 UGE 1969), rompant avec la langue de bois stalinienne et très ouvert aux discussions et aux recherches d’alors, Ernest Mandel systématise une approche en termes de genèse historique des catégories d’analyse6. Le chapitre 2 « Echange, marchandise, valeur » déroule l’histoire du passage de « l’échange simple » (« troc silencieux et dons cérémoniels ») à « l’échange développé » qui va de la naissance du commerce à l’apparition de la petite production marchande et de la valeur. Suit le chapitre 3, « Argent, capitaliste, plus, plus-value ». La monnaie n’est vraiment traitée qu’au chapitre 8, après l’analyse de l’exploitation capitaliste. Et elle est alors présentée comme le point d’arrivée d’un mouvement historique allant des échanges simples, qui « se substitue progressivement au troc » pour déboucher sur « la monnaie, l’équivalent général, qui est avant tout une marchandise, dans laquelle toutes les autres marchandises expriment leur propre valeur ».

Cet « avant tout » traduit comme une hésitation. Et c’est bien là la question. Si l’équivalent général (la monnaie) est une marchandise, elle a une valeur propre variable selon les conditions de production et possède une valeur d’échange liée à la mise en relation avec les autres marchandises. Comment peut-elle alors servir d’équivalent général ?

J’ai présenté de façon un peu détaillé les difficultés d’Ernest Mandel car elles sont révélatrices d’une difficulté récurrente de la tradition marxiste. À la même époque, Louis Althusser proposait de la résoudre en ne faisant pas des rapports marchands une donnée structurante du capitaliste ; et il conseillait de ne pas lire les premiers développements de Marx dans Le Capital pour passer directement à l’analyse du rapport d’exploitation capitaliste. Au tournant des années 1980, certains d’auteurs, porteurs d’une lecture dite « hétérodoxe » de Marx, soulignent, avec raison, le problème du statut de la monnaie. Ils prennent, alors, en quelque sorte le contre-pied d’Ernest Mandel. Non seulement – et à juste titre, ils défendent une analyse d’ordre logique, mais, en plus, ils pensent que dans ce cadre la catégorie de la monnaie vient « avant » celle de la forme valeur et, en fait, s’en détache. La monnaie est alors pensée comme présupposé de la marchandise

Constatant que, lorsque le capitalisme domine, l’accumulation des richesses sociales prend la forme d’une accumulation de marchandises (de marchandisation du monde), Marx, lui, débute Le Capital par l’analyse de la marchandise, la monnaie étant alors intégré dans l’exposition même des développements de la valeur comme forme sociale. La première section du livre 1 du Capital est intitulée : « La marchandise et la monnaie ».

 

La question de la monnaie (2)

Revenons à J.M Harribey. Il cite un « remarquable petit ouvrage de synthèse », La Logique méconnue du « Capital », dans lequel Alain Bihr fait référence une analyse de « la genèse non pas historique mais logique de la monnaie ». Et il crédite Marx d’une volonté dans ce sens, sans toutefois avoir bien défini les éléments pour le faire (p. 57). Puis, il renvoie à un passage qui introduit le paragraphe 3 du Livre 1 dans lequel Marx critique « l’économie bourgeoise incapable de fournir la genèse de la forme monnaie, c’est-à-dire de développer l’expression de la valeur contenue dans le rapport de valeur des marchandises » depuis la forme la plus simple à la forme la plus développée. Je viens d’évoquer cette question de la genèse. Mais j’ai cité ces phrases car elles sont explicites. Il est question de la monnaie comme « forme » (sociale) dans ses rapports aux développements des formes de la valeur des marchandises.

J-M Harribey le sait, mais il procède autrement. Selon lui Marx hésite entre deux directions. Dans la première, « il fait dériver (la monnaie) antérieure de la transformation d’une marchandise en équivalant de toute les autres » ; dans la seconde « elle est logiquement antérieure à la généralisation des échanges » (p. 57). Je ne crois pas qu’il faille poser la question ainsi. Du point de vue historique, la monnaie précède la généralisation des rapports marchands, mais, lorsqu’ils sont généralisés du point de vue logique, il faut traiter de la place de la monnaie dans le procès de valorisation capitaliste.

Cela dit, J-M Harribey préfère manifestement la seconde direction et, ce faisant, il repend à sa façon la thématique hétérodoxe. Puis, il semble revenir à Marx puisqu’il parle de valeur, en expliquant que la monnaie est la forme la plus développée de la valeur. Chemin faisant, il a toutefois oublié que chez Marx, la forme valeur est liée au procès général de marchandisation. J-M Harribey dit que la monnaie est la forme la plus générale de la valeur. Ce qui, somme toute, va de soi puisqu’il se réclame d’une théorie monétaire de la valeur. Du point de vue logique, pour lui, le point de départ est une valeur dite monétaire qui, dans un second temps, se divise en valeur marchande et en valeur non marchande. Cela lui permet, entre autres, d’expliquer que les salariés du secteur marchand et non marchant ont le même statut productif : ils produisent de « la valeur monétaire ». Cette thématique de la valeur monétaire n’est pas, de près ou de loin, celle de la forme valeur de Marx. Cela n’est pas illégitime, mais, autant le signaler.

Le livre d’Alain Bihr reprend, lui, en charge la problématique marxienne de la critique de l’économie politique, notamment en intégrant systématiquement le fétichisme à l’exposé de l’analyse « économique » du Capital ; alors que souvent il est, en quelque sorte, surajouté, voire ignoré. Et il se réclame d’une genèse logique des catégories. Il s’agit pour Marx se saisir « la totalité du mode de production capitaliste selon la logique même de sa constitution » (p. 15). Le fétichisme de la marchandise, qui se développe comme fétichisme de l’argent, occupe alors une place centrale dans l’argumentation d’Alain Bihr. « La forme monnaie de la valeur, écrit-il, n’est que la réalisation sociale de cette forme générale (de la valeur). Elle suppose l’institution au sein d’une société donnée d’une marchandise singulière en tant qu’équivalant général. Historiquement, ce sont souvent des métaux plus au moins précieux (le cuivre, l’argent, l’or) qui auront joué ce rôle » (p. 21).

Mais la citation fait bien apparaître le chaînon manquant de l’argumentation d’Alain Bihr : comment une marchandise singulière peut-elle être institué en équivalant général ? Ce chaînon manquant est l’Etat. Dans La monnaie chez Marx (Editions sociales 1967,1973), devenu un « classique » et, plus nettement, encore dans Etat et Capital (Maspero 1976), Suzanne de Brunhoff souligne la place de l’Etat, mais seulement dans un second temps, pour garantir et gérer un rapport social (la monnaie) d’abord fondé sur un rapport privé. Or, comme l’écrit Marx dans le livre 1 du Capital : « Seul un acte social peut faire d’une marchandise déterminée un équivalent général »7. Il n’en dit pas plus.

Dans Introduction à l’économie de Marx, Pierre Salma et Tran Haï Hac, qui donnent cette citation, précisent qu’un tel « acte social ne peut être que celui de l’Etat, comme représentant de toute la société, d’une forme institutionnelle relevant du pouvoir politique. « Cela signifie que les rapports marchands ne peuvent être conçus simplement comme des rapports entre agents privés, en l’absence d’un rapport centralisé, étatique, qui institue l’équivalent général » (p. 30). Avec son monnayage, l’or, pour prendre cet exemple, perd son statut de marchandise. Le monnayage est une relation entre des agents privés et une banque centrale, au sens général du terme ; et la monnaie de crédit est une monétarisation de créances par la procédure d’escompte des banques qui suppose une réescompte de la banque centrale.

On peut alors décliner les diverses fonctions de la monnaie ; y compris ses fonctions d’anticipation dans le procès général d’accumulation capitaliste sur lesquelles insistent souvent J-M Harribey.

 

La question de la monnaie (3)

C’est sans doute dans le paragraphe 1 « Nature sociale de la monnaie » de la III° partie de son livre que J-M Harribey est le plus explicite dans son approche de la monnaie. D’autant que, ici, il ne prend pas comme point de départ une discussion avec Marx, mais avec des auteurs, comme Michel Aglietta et André Orléan.

« Aglietta et Orléan font de la monnaie la richesse par excellence, mais est-ce vrai quelles que soient les conditions historiques et sociales ? Si c’était le cas, cela interdirait d’avoir une compréhension du caractère contradictoire de la monnaie », écrit J-M Harribey. Pour lui, elle a donc une « double dimension. (…) D’une part est un bien privé, instrument d’accumulation reflétant des rapports sociaux ». Ainsi, « elle permet l’achat de la force de travail qui transforme l’argent en capital (…), elle n’élimine pas la valeur en tant que rapport social au sein duquel la force de travail la crée (…). Mais d’autre part, la monnaie est aussi un bien public parce qu’elle est instituée par la société qui en garantie la validité sur un territoire donné, sans quoi les échanges privés ne pourrait avoir lieu (…). La monnaie est une institution sociale sans laquelle la vente sur le marché de la marchandise, c’est-à-dire la valeur, ne serait pas validée en même temps que l’anticipation capitaliste et sans laquelle également l’anticipation et la validation conjointe des besoins collectifs ne pourrait être inaugurées. Son caractère de bien public est validé par une décision de la puissance publique et par la production de richesses réelles (…). La monnaie est un opérateur social d’homogénéisation des travaux. C’est vrai au sein d’un secteur capitaliste pur, c’est encore plus vrai là où un secteur non marchand coexiste à côté du secteur capitaliste » (p. 264, 265).

Les développements de mon article éclairent, il me semble, la lecture de cette citation. Je ferais seulement trois remarques.

La première recoupe, à sa façon, les rapports entre « genèse historique » et « genèse logique ». Dans les pages précédant la citation, J-M Harribey souligne la capacité qu’a eu Marx d’intégrer « le fait monétaire dans la dynamique du capital conçu comme un rapport social. II ouvre la voie aux recherches anthropologiques qui viendront plus tard ». Il renvoie alors à Marcel Mauss et ses analyses sur la monnaie comme « fait social global », à divers auteurs, notamment Bruno Théret, permettant d’approcher la monnaie comme « un médiateur social » (p. 263). A trop vouloir louer Marx, on risque de brouiller les pistes.

Dans des passages, souvent intéressants, sur les sociétés précapitalistes, Marx n’intègre pas du tout la monnaie. Au contraire, il souligne comment la structuration des liens sociaux ne passe pas (d’abord) par l’échange marchand et que la richesse ne se présente pas comme accumulation d’argent pour l’argent qui s’autovalorise. L’accumulation d’argent par les « classes » supérieures est d’abord un moyen de reproduire leur statut social, les hiérarchies sociales étant légitimées par l’inscription dans ordre supranaturel et/ou cosmique. Ici, il montre bien comment, contrairement à une certaine tradition marxiste, il ne projette pas les catégories modernes (et leur agencement) sur le passé.Dans les sociétés « primitives »,les objets qui circulent incorporent (la formule ici est bonne) ces rapports hiérarchiques et les formes de domination induites, des « rapports personnels de dépendance » pour reprendre une formule de Marx. Sur ce terrain, l’apport de Marx, notamment à travers sa problématique du fétichisme, est de rendre compte de la spécificité des formes sociales et de leur dialectique dans une société où l’échange marchand s’est généralisé. Cela en lien avec la généralisation des formes de production capitalistes.

D’où ma seconde remarque : on ne peut parler en soi de la monnaie comme «médiateur social ». Ainsi, l’opposition privé/public, souligné par J-M Harribey dans la citation est l’effet d’un mouvement plus vaste de restructuration des rapports sociaux porté par le capitalisme. La monnaie, comme forme sociale, a bien sa dynamique propre, mais c’est dans ce cadre qu’elle fonctionne comme « médiateur social ». Dans la lignée de Marx, ce cadre est celui de la dynamique d’un rapport de production (pour Marx il va de soi qu’il s’agit d’un rapport social) qui ne se réduit en rien au simple procès immédiat de production ou aux simples rapports dits « économiques ».

Pour la dernière remarque, je partirai d’une reformulation proposée par J-M Harribey concernant la célèbre discussion du livre III du Capital, habituellement présentée comme celle « des prix de production supérieurs à la valeur ». Il préfère écrire « prix de production supérieur à l’équivalent monétaire de la quantité de travail incorporé (…) car il n’y a pas de valeur qui ne soit monétaire » (p. 92). Ainsi, chemin faisant, dans une note, il gomme la référence à la théorie marxienne de la valeur au profit de sa thématique de la valeur monétaire ; en plus il reprend, ici, la thématique ricardienne du « travail incorporé ». Comment comprendre (il n’y a aucune explication) l’approche ? Peut-être de la façon suivante. Il y aurait d’un côté une valeur monétaire, fondée sur une production de biens monétarisée, de l’autre des biens « incorporant » une certaine valeur dont la quantité de monnaie permet la mesure. Si c’est le cas, le raisonnement est circulaire : la monnaie permet de mesurer la valeur d’une production de biens… monétarisés.

Reprenons la question posée par J-M Harribey, dans une formule qui me semble meilleure : la difficulté « provient du fait que l’échange de marchandise ne met pas face à face des quantités de travail mais des quantités de monnaie (p. 113). Effectivement. Mais si l’on se situe dans le cadre de la problématique marxienne de la forme valeur, le chemin du raisonnement est différent. D’abord, ce qu’il s’agit de mesurer ce n’est pas le « travail concret » qui serait incorporé dans un bien marchand, mais le travail créateur de valeur : le travail abstrait. Cela se fait, comme procès social, via le marché qui permet d’égaliser les différents travaux et de les comparer pour, en quelque sorte, déterminer leur prix. C’est dans ce cadre qui fonctionne la monnaie dans laquelle se cristallise le travail abstrait. Comme l’écrivent Pierre Salama et Tran Hai Hac dans Introduction à l’économie de Marx : « le mode d’existence du travail abstrait, sa réalité, c’est la monnaie » (p. 14).

C’est, non pas en soi, mais dans ce cadre que l’on peut dire que « la monnaie est un opérateur social d’homogénéisation des travaux ». Et ce n’est pas elle qui permet d’homogénéiser les travaux du secteur marchand et du secteur public. Même s’il une pression très forte du marché, dans ce dernier secteur les prix sont « politiques », comme le dit lui-même J-M Harribey. La médiation est celle de l’Etat (au sens large).

 

Sur le salariat

J-M Harribey aborde de biais la question du salariat car ce n’est pas au centre de son livre. Je me contenterai de souligner deux problèmes. Auparavant, je signale que je préfère parler de rapport salarial que de salariat. C’est, entre autres, l’école de la régulation qui, au tournant des années 1980, a introduit la catégorie de rapport salarial. Ce faisant, certains auteurs ont « oublié » que ce rapport médiatise l’exploitation capitaliste. Toutefois, cette catégorie fait bien entendre que le salariat est bien un rapport dont les formes d’existence peuvent se modifier, sous le double effet des luttes des classes et de la dynamique d’accumulation du capital. De plus, il permet d’éviter tout approche « substantialiste » du prolétariat.

Quoiqu’il en soi, le premier problème – J-M Harribey le pointe à plusieurs reprises – est celui du statut de la force de travail comme marchandise. On sait que pour Marx, c’est une marchandise particulière puisque sa valeur d’usage consiste en la production de valeur. Il précise également que, contrairement aux autres marchandises, sa valeur enferme « un élément moral et historique ». Et dans une série de textes, il indique que sa valeur est étroitement déterminée par les luttes de classes. Il s’agit donc d’une étrange marchandise.

D’autant que sa production – via, par exemple, le travail domestique8 – ne repose en rien sur un procès de valorisation capitaliste. En fait – comme l’indique Marx pour la terre, la force de travail prend la forme d’une marchandise, sans en être une. Son prix est déterminé par les rapports de force entre capital et travail pour la répartition de la valeur ajoutée ; cela dans le cadre de normes sociales variables selon les époques et les régions. On peut très bien faire référence à un « panier de marchandises » pour illustrer le prix de la force de travail, mais cela ne règle pas la question du statut de celle-ci.

Le rapport salarial ne relève pas d’une relation privée entre salarié et capital. L’Etat n’intervient pas seulement de façon ponctuelle, comme, par exemple, Marx l’indique pour la phase « d’accumulation primitive du capital » ; où seulement dans un second temps, pour gérer des rapports qui, dans un premier temps, seraient des rapports « privés » entre travail et capital. D’un point de vue de l’analyse « logique », l’Etat est un élément constitutif du rapport salarial et les rapports (de force) capital/travail se cristallisent en son sein9. Tout cela est bien sûr important si l’on veut défendre une politique de « démarchandisation » de la force de travail. Cette présence constitutive de l’Etat redouble celle de l’Etat dans la sphère de la circulation des marchandises et, en quelque sorte y inscrit son caractère de classe.On rencontre enfin une troisième de niveau discussion que je ne fais qu’indiquer, même s’il est moins habituel : comme catégorie d’analyse, la force de travail est spécifique à l’analyse des rapports de productions capitalistes10. Si l’on y prend garde, elle n’est pas utile pour analyser le statut de l’esclave ou serf. En effet, soumis à des rapports de « dépendance personnelle » (Marx), ils gardent le même statut tout au long des différents moments de l’espace social. Par contre, le prolétaire moderne, lui, change de statut. C’est la figure du « travailleur libre » dont parle Marx. Dans la sphère de la circulation des marchandises, il est socialement saisi comme libre et égal aux autres échangistes ; dans la sphère de la production, il est sous le despotisme du capital. Certes cela masque le rapport d’exploitation capitaliste, mais cela génère également une contradiction spécifique de ce rapport qui ouvre sur la catégorie moderne de citoyenneté égalitaire. Et cela est important pour traiter des formes de « délibération collective » dont parle J-M Harribey.

Le second problème concerne l’exploitation, ou pas des travailleurs du secteur public. Le sujet a été abordé dans les débats qui se sont développés au début des années 2000 entre J-M Harribey et Jacques Bibet ( voir note 4). Ils n’apparaissent pas dans le livre car J-M Harribey. Contrairement à Jacques Bidet, il avait tendance à penser que ces travailleurs n’étaient pas exploités, par définition, pourrait-on dire. Il semble avoir évolué dans son approche.

Cela dit, il me semble utile de reprendre la question de façon un peu plus générale, en faisant un zoom vers le milieu des années 1970. Cette période a déjà été citée car elle a connu des débats importants. Dans Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui (Seuil 1974), Nicos Poulantzas fait – à tort – de la catégorie de travail productif (tirée de plus vers la seule production de biens matériels), un outil de délimitation de la classe ouvrière (du prolétariat). Les nouvelles couches salariées, sont alors massivement classées dans la catégorie de nouvelle petite bourgeoisie salariée. Par contre, dans Une Introduction à l’économie politique (Maspero 1973), Pierre Salama et Jacques Valier expliquent que les travailleurs du commerce, bien qu’improductifs, permettent la réalisation de la valeur et sont exploités, car ils sont payés par une fraction de la plus value reçue par le capital commercial pour ses prestations de service. D’ailleurs cela apparaît clairement dans l’évolution de leur procès de travail qui se rapproche de celui des travailleurs industriels. On peut, globalement, élargir cette approche à la catégorie des travailleurs improductifs signalés plus haut et qui sont directement pris dans le procès de valorisation du capital.

Pour les travailleurs du secteur public, la situation est différente : leur statut est médié par l’Etat. Naturellement, la pression du secteur marchand est très forte, mais des différences importantes existent, via une forte démarchandisation de la force de travail liée à la garantie de l’emploi. Il faut faire attention à la façon dont on fait fonctionner les catégories d’analyses et ne pas se lancer dans des classifications systématiques du moindre groupe social, comme cela s’est fait un moment à propos de l’analyse des classes sociales. Aujourd’hui, les travailleurs de secteur public sont en quelque sorte dans une situation intermédiaire. Et ce n’est pas un hasard si les attaques contre le statut se multiplie.

Le problème doit, je crois, être abordé sous un angle différent : celui des potentialités postcapitalistes portées par ce type de salariat. Soit deux aspects. D’abord celui de la thématique de l’abolition de salariat déjà signalé. À moins de rêver à un retour à des formes artisanales de travail, la question est celle du travailleur collectif auquel le travailleur individuel met à disposition sa force de travail. Il existe donc une tension et des possibilités d’exploitation (appropriation du surproduit et de sa gestion), mais le mécanisme est différent de l’exploitation capitaliste. Pour le dire vite, ils peuvent se cristalliser à travers des structures politico-administratives. Et ces formes d’exploitations possibles s’opposent à des problématiques d’organisation, de gestion et de contrôle du procès de travail et à une validation du travail social à travers « la délibération collective », pour reprendre la formule de J-M Harribey.

 

Pour conclure

Comme je l’ai souligné dans les premières lignes de l’article, son objet est de mettre en relation discutante des méthodes d’analyse, y compris en revenant de façon critique sur une certaine tradition du marxisme dont je me réclame. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai introduit la question de l’Etat. Non pas comme cela se fait parfois, de façon extérieure en quelque sorte pour souligner que l’Etat (capitaliste en l’occurrence) est là et que l’on ne peut pas, politiquement, contourner sa présence ; encore que ce type de rappel n’est pas inutile par les temps qui courent. Mais ici, ma préoccupation est de souligner que l’Etat a une place constitutive dans les rapports dits « économiques » ; et que, du point de vue de la méthode d’analyse, il faut intégrer la catégorie de l’Etat dans le mouvement même d’exposition « logique » de catégories comme celle de la forme valeur, de la monnaie, etc. Et non pas dans un second temps.

La tradition marxiste a souvent oublié l’Etat à ce niveau d’analyse, mais l’Etat, lui, n’a pas oublié la tradition marxiste : voir le bilan du « socialisme réel ». C’est sans doute pour cela que j’insiste sur la question. Reste qu’elle est essentielle si l’on veut traiter des formes de socialisation traversant les rapports économiques ; ceux structurés par la marchandisation du monde et ceux impliqués dans une problématique de « démarchandisation ».

J-M Harribey souligne que l’on ne peut éviter de traiter de la place des échanges marchands dans une société « postcapitaliste ». Effectivement. Au demeurant, les débats ne sont pas nouveaux sur le sujet ; voir par exemple ceux autour du « socialisme de marché » qui, dans les années 1990, cherchaient à trouver des alternatives à la simple opposition du plan, même démocratiquement élaboré, au marché. Pour autant, le problème, non pas forcément de l’étatisation des grands moyens de production, mais de leur « non marchandisation » apparaissait difficilement contournable. Lors qu’il parle de « prix politique », J-M Harribey signale ce type de problème. Toutefois, il tente de les résoudre à travers une théorie de la valeur monétaire, coiffant un secteur marchand et non marchand, et permettant une homogénéification économique, via la monnaie, des travaux dans ces deux secteurs. On aura compris que je ne suis pas convaincu.

 

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Lire hors-ligne :

références

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1 Voir également mon livre Le fétichisme chez Marx, Syllepse 2006.
2 Du coup, le seul auteur se réclamant de la critique de la forme valeur vraiment discuté est Moische Postone et son livre Temps, travail et domination sociale (Mille et une nuit, 2009), effectivement très discutable, notamment sur le travail. Voir mon texte sur l’actualité de la théorie de la valeur de Marx.
3 Hans Backhaus, « Dialectique de la forme valeur », Critiques de l’économie politique, octobre-décembre 1974. C’est dans la collection de cette revue chez Maspero, éditeur aussi de la revue elle-même, que sort en 1978 la première édition française de Roubine. Pour un aperçu de l’histoire de la reprise en France de la problématique de la forme valeur, voir ma préface à l’édition de Roubine chez Syllepse.
4 Voir les critiques de Jacques Bibet (2003) auxquelles répond Harrribey dans son livre, et avec lesquelles je suis globalement d’accord, même si je n’ai pas toujours le même angle d’attaque.
5 L’invention du travail par la modernité est une formule employée, entre autres, par Dominique Méda dans Le travail, une valeur en voie de disparition (Aubier 1995) et André Gorz dans Misère du présent. Richesses du possible (Galilée 1997). Les débats à ce propos se sont croisés avec ceux portant sur la disparition du travail défendu aussi (à tort) par ces deux auteurs. Sur ces questions et celle de l’abolition du salariat, voir mon livre Travail et émancipation sociale. Marx et le travail (Syllepse 2003).
6 Ernest Mandel est en bonne compagnie, ainsi Rosa Luxembourg, dont d’ailleurs il préface l’édition française d’Introduction à l’économie politique (Anthropos 1970).
7 Il s’agit de la 4e édition de ce chapitre du Capital, publiée dans Les sentiers escarpés de Marx (Ed. du Cerf 1977) de Paul-Dominique Dognin, p. 98.
8 Je ne traite pas ici du statut du travail domestique moderne et de la place occupée par les femmes en son sein, je souligne simplement une différence par rapport au procès de valorisation capitaliste.
9 Je ne dis pas que l’Etat est « neutre », c’est un Etat capitaliste. Mais la particularité de l’Etat capitaliste comme forme spécifique d’Etat est de disposer d’une certaine autonomie pas rapports aux capitalistes.
10 Dans Relire « le Capital », Tran Hai Hac systématise cette analyse, voir également sa présentation du livre ici.