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Ce texte a été prononcé par Razmig Keucheyan lors des 20 ans de l’association des Amis du Monde diplomatique, au « 104 », à Paris, le 8 octobre 2016.

 

Il y a quarante ans, en 1974, André Gorz publiait dans la revue Le sauvage un texte fameux, intitulé Leur écologie et la nôtre. Le Monde diplomatique a réédité en avril 2010 des extraits de ce texte. Et on comprend pourquoi : la préscience de Gorz, sa capacité à anticiper l’évolution des rapports entre le capitalisme et la nature, est tout simplement stupéfiante. Gorz décrit dès 1974 le monde qui est en passe de devenir le nôtre.

Voici ce que dit Gorz :

« La prise en compte des exigences écologiques (…) a déjà assez de partisans capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse. [La lutte écologique] peut créer des difficultés pour le capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, le capitalisme cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres ».

L’argument de Gorz est simple : le capitalisme est un système résilient. Il peut rencontrer des difficultés du fait de la crise écologique, mais il s’adaptera finalement à cette crise, comme il s’est adapté à toutes celles qu’il a rencontrées sur son chemin.

Pourquoi Gorz dit-il cela ? Si le capitalisme a pu exister depuis trois siècles, c’est parce qu’il a bénéficié d’une nature gratuite, une nature qu’il n’était pas nécessaire de « reproduire ». Cette nature gratuite, le capitalisme l’a utilisée à la fois comme input et comme output. La nature a constitué une source d’inputs gratuits pour le capitalisme, car ce système ne cesse depuis qu’il existe de capter des ressources naturelles « brutes » pour les transformer en marchandises. Mais la nature a aussi constitué un output pour le capitalisme, une « poubelle globale » où déverser les déchets de l’accumulation du capital, ce que les économistes néolibéraux appellent pudiquement les « externalités négatives ».

Or avec la crise environnementale, la nature n’exerce plus cette double fonction d’input et output gratuits pour le capitalisme. La dialectique du capitalisme et de la nature entre en crise. Certaines ressources naturelles cruciales pour la vie des sociétés modernes (eau, énergies fossiles, air non pollué, etc.) viennent à manquer, alors que l’entretien ou le nettoyage de l’environnement coûte de plus en plus cher. Par exemple, le coût des pollutions pour les systèmes de santé ne cesse de croître, pesant à la baisse sur le taux de profit. La conclusion qu’en tirent certains est sans appel : le capitalisme n’en a plus pour longtemps, précisément parce qu’il a un besoin impératif de cette nature gratuite. Sans elle, l’accumulation du capital perd son substrat matériel.

Gorz n’est pas d’accord avec ce raisonnement, pourtant très courant à gauche. Il pense que le capitalisme saura intégrer la contrainte environnementale. Avec la crise écologique, la nature doit désormais être « reproduite », tout comme la force de travail. « Reproduite » signifie que des volumes de capitaux croissants vont devoir être investis pour dépolluer, ou pour protéger les populations – ou certaines franges privilégiées de la population – des catastrophes naturelles.

Le projet d’aménagement « écologique » de l’East River à New York, dénommé East Side Coastal Resiliency Project, en est une illustration. Ce projet, qui coûtera un demi-milliard de dollar, est la première étape de l’adaptation de New York au changement climatique, à des catastrophes naturelles de plus en plus nombreuses et intenses. Il a été mis en chantier après les dévastations induites dans la ville par l’ouragan Sandy en octobre 2012. Il est mené par le cabinet d’architectes danois vedette « BIG » (l’architecture « écologique » est un business florissant), et concerne la protection des parties les plus riches de Manhattan.

Les capitaux mobilisés pour la « reproduction » de la nature auront deux effets possibles sur le système : ou bien le taux de profit baissera, car cette reproduction sera peu rentable ; ou alors le prix des marchandises ainsi produites augmentera, de sorte à ce que le profit soit maintenu, ou même qu’il s’accroisse. Cette deuxième éventualité est la plus probable, dit Gorz. L’impératif de reproduction de la nature induira une hausse générale des prix, les marchandises ou infrastructures « propres » deviendront inaccessibles pour la population, mais elles seront accessibles pour les mieux lotis. Le pouvoir d’achat des plus modestes sera comprimé, et les inégalités augmenteront, du fait donc de la crise environnementale.

Gorz en conclut ceci :

« La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes « optimales » de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les domaines de la « vie programmée » et le champ d’activité des appareils de répression ».

Ce que Gorz ne pouvait qu’imaginer, extrapoler, nous le voyons prendre forme sous nos yeux. Nous assistons à l’heure actuelle à l’adaptation du capitalisme à la crise environnementale. Cette adaptation est de deux ordres. Le premier réflexe du capitalisme en situation de crise est toujours de marchandiser, en l’occurrence de marchandiser la nature. Cette marchandisation s’opère aujourd’hui par exemple par la création de produits financiers « branchés » sur la nature, sur les catastrophes naturelles ou la biodiversité. Les marchés carbones, les dérivés climatiques, les obligations catastrophes, ou encore les banques d’actifs biodiversité, comptent parmi ces produits financiers[1].

Mais le capitalisme ne se contente pas de marchandiser la nature, il est plus malin que cela. Contrairement à ce que la gauche imagine souvent, les capitalistes sont tout à fait capables de penser à long terme, en particulier lorsque leurs profits sont en jeu. Plus exactement, dans les situations de crise comme aujourd’hui, les rationalités capitalistes de court et de long terme entrent en conflit, ce dont témoignent les hésitations actuelles des classes dominantes par rapport à la crise climatique.

C’est ce que démontre le cas de BlackRock. BlackRock est le plus important gestionnaire d’actifs financiers au monde, il gère autour de 5 billions d’euros de capitaux. BlackRock a publié en septembre dernier un rapport, intitulé Adapting portfolios to climate change[2], dans lequel il est dit que les investisseurs doivent désormais intégrer dans leurs stratégies d’investissement le respect de l’environnement par les entreprises dans lesquelles ils investissent : émissions de gaz à effet, dommages à la biodiversité, consommation d’eau, etc. BlackRock le dit noir sur blanc : il ne faut désormais investir que dans des entreprises qui se posent sérieusement la question du changement climatique, et de ses effets sur leur rentabilité.

Ces fonds d’investissement ne se sont bien sûr pas soudain convertis à l’écologie. L’argument de BlackRock est qu’après la COP21, la pression de l’opinion publique et des gouvernements va s’accroître sur les entreprises, et la régulation environnementale se faire plus stricte. Ceci implique que les entreprises qui ne prennent pas au sérieux cette dimension vont se trouver en difficulté, et seront donc moins profitables pour les investisseurs. Le terme consacré chez les financiers en anglais est « stranded assets », un terme qui désigne des actifs financiers dont la valeur diminuera à mesure que la régulation environnementale se fera plus astreignante. Le rapport de BlackRock va jusqu’à considérer comme inéluctable la réduction à l’avenir des subventions étatiques pour les industries fossiles.

Mais ce tournant écologique inattendu de BlackRock est rapidement entré en contradiction avec la nécessité de réaliser des profits ici et maintenant. La presse financière rapporte que quelques mois avant la parution de ce rapport, BlackRock a fait échouer le vote d’une résolution « écologique » pendant l’assemblée annuelle des actionnaires d’ExxonMobil[3]. ExxonMobil est une major du pétrole, c’est la deuxième capitalisation boursière au monde, juste derrière Apple. Son chiffre d’affaires s’élève au niveau du PIB de l’Autriche. BlackRock, et un autre gestionnaire d’actifs appelé Vanguard, sont les deux plus gros actionnaires d’Exxon, ils en possèdent ensemble 11% du capital.

Un groupe d’actionnaires « éthique », qui détient des actions d’Exxon, a soumis au début de l’année à l’assemblée des actionnaires une résolution demandant à Exxon d’expliciter sa stratégie après la COP21. Comment le conseil d’administration d’Exxon envisage-t-il les effets de l’accord de Paris sur ses investissements futurs en matière d’énergies fossiles ? N’est-il pas temps de réorienter ces investissements vers les énergies renouvelables ?

Les représentants de BlackRock à l’assemblée des actionnaires ont voté contre cette résolution. Ils ont voté contre non pas qu’Exxon renonce aux énergies fossiles, mais simplement que sa direction s’explique devant ses actionnaires concernant les conséquences de l’accord de Paris sur sa stratégie d’investissement future. En somme, BlackRock a fait exactement le contraire de ce que préconise son propre rapport.

Comment expliquer cette schizophrénie des capitalistes, dont on pourrait donner de nombreux exemples ? D’un côté, on publie un document affirmant que les paramètres environnementaux doivent entrer en considération dans les stratégies d’investissement ; de l’autre, on s’oppose à une résolution « minimaliste » invitant la direction d’une major du pétrole à réfléchir à l’après COP21. Bien sûr, on peut toujours dire que les dirigeants de BlackRock sont des hypocrites, ou qu’ils font ce qu’on appelle du greenwashing : ils disent à l’opinion ce qu’elle veut entendre en matière environnementale, mais à côté c’est business as usual.

Il y a peut-être une part de ça, mais on aurait tort de sous-estimer le fait que les capitalistes se posent réellement des questions concernant l’attitude à adopter dans le contexte de la crise climatique.

Ce qui se passe ici, c’est trois choses. D’abord, la logique du court et du long terme sont entrées en conflit. Le capital financier a une tendance congénitale au court-termisme, à chercher un profit immédiat. Les institutions qui permettraient de discipliner ce court-termisme en matière environnementale n’ont pas encore été inventées, et donc le court-terme l’a emporté. Mais par le passé, pour se sortir d’autres crises – celle des années 1930 par exemple – le capitalisme a parfaitement su se discipliner, ou être discipliné par l’Etat. Il n’y a pas de raison de penser qu’il en sera incapable cette fois-ci. Mais pour cela, des institutions nouvelles sont nécessaires.

En deuxième lieu, le rapport de BlackRock a valeur de signal envoyé aux entreprises. « La contrainte environnementale va se faire plus pressante après la COP21. Si vous voulez que nous investissions dans votre entreprise à l’avenir, réfléchissez à ses effets sur votre rentabilité, et prenez les mesures qui s’imposent. Sinon, on ne vous confiera pas notre argent », est le message envoyé par BlackRock.

Enfin, ces fonds d’investissement investissent parallèlement dans des secteurs de l’économie qui souffrent des effets du changement climatique. Si un fond d’investissement possède des actions d’un assureur, disons Allianz ou Axa, il voit la courbe des dédommagements versés aux assurés monter en flèche depuis plusieurs décennies, du fait de la multiplication des catastrophes naturelles. Il a donc un intérêt objectif à ce qu’il y ait moins de catastrophes naturelles, et donc à freiner les émissions de gaz à effet de serre des entreprises dans lesquelles il investit par ailleurs.

Revenons à Gorz. Lorsque le capitalisme intégrera la contrainte environnementale, dit Gorz, il le fera dans son propre intérêt, et non dans l’intérêt des populations. Il y a « leur » écologie, celle des capitalistes, et il y a « la nôtre », celle des populations. Mais qu’est-ce qui distingue leur écologie de la nôtre ? La réponse de Gorz est très stimulante, elle esquisse un programme de travail politique qu’il nous faudrait élaborer collectivement.

Selon Gorz, la devise de la société capitaliste est celle-ci : Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as « mieux » que les autres. A cette devise capitaliste il faut en opposer une autre, une devise écologiste : Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne.

Ce qui distingue selon Gorz « leur écologie de la nôtre », c’est la conception des besoins humains qui les sous-tendent. Dans la société capitaliste, le choix de ce dont un individu a besoin pour vivre une « vie bonne » est du ressort de l’individu lui-même, c’est-à-dire en dernière instance du marché, car la volonté individuelle ne peut souvent pas grand chose face à la puissance de persuasion du marché. Or la logique du marché est celle de la distinction : je ne suis respectable que si j’ai « mieux » que les autres. Bien sûr, cette distinction est fallacieuse, puisque le marché promet la même « différence » à des millions d’individus, ce qui tend in fine à tout homogénéiser, à faire de nos vies des « vies programmées », comme dit Gorz.

Pour soustraire nos besoins à la logique du marché, pour rompre avec nos subjectivités consuméristes, il faut lui opposer une force de puissance équivalente. Cette force ne peut être que la délibération collective, la démocratie, une démocratie radicale. A des besoins artificiellement crées par le marché, il faut opposer des besoins collectivement discutés et maîtrisés : « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous ». A partir de là, il s’agit – et c’est le plus difficile – de se mettre d’accord sur ce qui est « bon pour tous », ce qui est bon pour tous n’apparaissant que dans la délibération collective.

La question que Gorz n’aborde pas, et qui devrait nous occuper dans les années à venir est : dans quel type de collectifs, dans quels « conseils citoyens », les besoins « bons pour tous », y compris pour l’environnement, pourraient-ils être mis en discussion ? Il faudrait s’inspirer ici des « groupes de parole » féministes des années 1970. Dans ces groupes, on discutait des aspects les plus intimes de la vie, en les mettant en lien avec la politique. Ces groupes permettaient aux femmes de sortir de l’isolément, de discuter de l’oppression dont elles étaient victimes, et aussi de prendre conscience de leur force lorsqu’elles s’organisent.

S’accorder sur des besoins « authentiques », qui échappent à la fausse distinction promise par le marché, et qui soient écologiquement durables, pourrait prendre place dans des collectifs du même type. Tout en combattant le consumérisme dont nous sommes tous victimes à des degrés divers, ces collectifs pourraient aussi se prononcer sur le type et les quantités de marchandises produites, comme les conseils ouvriers autrefois. C’est peut-être là l’une des voies futures de la radicalisation de la démocratie, et aussi du dépassement du capitalisme.

 

Notes

[1] Voir sur ce point Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, la Découverte, 2014, chap. 2.

[2] Disponible à l’adresse : https://www.blackrock.com/investing/literature/whitepaper/bii-climate-change-2016-us.pdf

[3] Voir Financial Times, 6 septembre 2016.

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