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Les identités, outre qu’elles disent la dignité, sont une composante et parfois le tout d’une stratégie. Regretter ou dénoncer la persistance des identités, c’est renoncer à la lutte, c’est contribuer à désarmer les résistances des opprimés.

Ce texte de Sadri Khiari a été publié sur son blog hébergé sur le site Nawaat. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés par Contretemps, et de Sainte Caroline contre Tariq Ramadan. Le livre qui met un point final à Caroline Fourest (éditions LaRevanche, 2011), La Contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy (éditions La Fabrique, 2009), Pour une politique de la racaille. Immigrés, indigènes et jeunes de banlieue (éditions Textuel, 2006), et Malcolm X, stratège de la dignité noire (éditions Amsterdam, 2013).

 

Saviez-vous que nous étions mortels ? C’est ce que je viens de découvrir, non sans effroi, en lisant une tribune du philosophe Achille Mbembe, désormais influent, notamment dans tout le spectre des tendances qui se réclament de la gauche, et pas seulement en France. Parue ces derniers jours dans la rubrique « Idées » du quotidien français  Le Monde  et intitulée « L’identité n’est pas essentielle, nous sommes tous des passants », cet article soulève de nombreuses questions fondamentales. La première est évidemment celle-ci : l’Homme, et en particulier l’espèce dite philosophique, a-t-il une propension innée à parler pour ne rien dire ? C’est fou ce que des gens qui ont la tête bien pleine aiment dire des choses bien vides. J’ai beau me creuser la tête lire et relire cet article, le renverser dans tous les sens, tenter d’en deviner le secret comme s’il s’agissait d’un rébus ou d’une charade, le commencer par la fin puis remonter le chemin à partir du début, eh bien je n’arrive pas à comprendre pourquoi l’auteur a éprouvé le besoin de l’écrire. Je l’imagine se réveillant en pleine nuit, la sueur au front, criant «   Il faut que je Leur dise ! Nous sommes mortels ! Nous ne faisons que passer !   ».

On peut en sourire, bien sûr, se gausser de la vanité de nombreux intellectuels qui énoncent avec un air profond des sentences et des morales qui formulées dans un autre langage ne se distinguerait guère d’une conversation de café de commerce.  Pourtant, certains de ces penseurs ont du poids. Leurs propos les plus banals, truisme, lapalissades ou approximations douteuses et contestables, ne sont pas inoffensives. Ils contribuent à façonner les opinions publiques. J’ajouterais, pour qu’on ne me demande pas pourquoi je juge utile d’évoquer ici cette tribune publiée  dans Le Monde, que les idées formulées en France, dans les pays du nord plus généralement, et même par des auteurs, comme Achille Mbembe, réputés du sud, ne sont pas sans incidence sur notre propre opinion publique. C’est le cas en particuliers lorsque ces idées entrent en résonance avec certaines questions qui structurent nos conflits politiques internes.

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Dans sa tribune, Achille Mbembe, plus moraliste que philosophe, parle de beaucoup trop de choses pour en parler vraiment. Une thématique principale ressort cependant de l’ensemble de son propos. Il s’agit de l’identité sur laquelle il réfléchit en emboîtant deux registres pas nécessairement très compatibles, l’un que j’ai du mal à définir et que je désignerais par « métaphysique » et l’autre qui se veut plus historique ou politique, je ne sais pas trop non plus.

Il pense ainsi la question de l’identité en partant d’une idée bouleversante : la commune humanité de l’humanité, laquelle trouverait son fondement dans le fait que nous allons tous mourir (cela me fait penser à un de nos philosophes-juristes locaux qui écrit quelque part que le fondement du caractère universel de la démocratie, c’est que nous n’aimons pas souffrir). Pour Mbembe, l’Homme, puisque c’est cette entité métaphysique qui lui cause des soucis, est juste un « passant ». Il passe et trépasse : «  Le passant renvoie en dernière instance à ce qui constitue notre condition commune, celle de mortel, en route vers un avenir par définition ouvert. Etre de passage, c’est cela finalement la condition humaine terrestre  ». On conçoit aisément que pour l’Homme, face un tel destin, la notion d’identité ne peut-être que sans objet.

Le second registre dans lequel Mbembe pense la question peut sembler plus concret. Il nous parle en effet de la mondialisation, un phénomène que l’on aurait pu croire historique, produit de la logique capitaliste et de stratégies politiques diverses. Quoi qu’il évoque le néo-libéralisme et la «  financiarisation de l’existence », cette mondialisation parait, à lire le philosophe, ne constituer finalement que la réalisation de la commune humanité de l’humain. C’est sans doute de ce postulat qu’il déduit, en particulier, que la notion de frontière « tend désormais à se distendre sinon à se dissoudre. Inexorablement  » .

On pourrait bien sûr lui rétorquer que, si pour une part, mais pour une part seulement, la catégorie spécifique de frontière d’Etat telle qu’elle s’est constituée à partir du XIXème siècle en Europe, connait en effet des transformations, sans pour autant s’abolir, loin de là, la mondialisation s’accompagne de tout autre chose que la dissolution des frontières, dans leur acception générique.

Nous assistons au contraire à leur redéploiement et à leur métamorphose. Les formes de séparations et de hiérarchisations, consacrées juridiquement ou non, entre groupes, collectivités, communautés, classes et races sociales,1 continuent d’exister, se renouvellent ou émergent inédites, et constituent le ferment et le fondement d’identités multiples et buissonnantes, qui souvent se renouvellent quand bien même elles se présentent comme un « retour aux source ». Mais cette réalité ne pèse sans doute pas lourd face à l’argument assommant de Mbembe : « Le propre de l’humanité, c’est le fait que nous sommes appelés à vivre exposés les uns aux autres, et non enfermés dans des cultures et des identités ». Autrement dit, l’histoire réelle des hommes va à l’encontre de l’essence de l’homme, ce qui est assurément bien embêtant.

Si l’on voulait résumer la teneur de son article, on pourrait écrire tout simplement ceci : L’Homme est une essence et l’identité n’en étant qu’une particularité historique ne saurait être essentielle. Le problème, pour ne pas être plus original dans mon propos qu’Achille Mbembe, c’est que l’Homme n’existe pas et qu’il n’y a que des hommes, des hommes historiques, des hommes particuliers organisés particulièrement sous des formes collectives diverses et, depuis pas mal de temps déjà, sous des formes désagréablement hiérarchisées, qui développent avec des rapports de forces, de la politique et des identités.

Nous sommes tous des « passants » écrit encore le philosophe mais il oublie deux choses. La première, c’est que nous « passons » en groupes et non tout seul. Seule une illusion d’optique nous fait croire du contraire. La seconde est qu’en fonction des rapports de forces entre groupes, ou sous-groupes, certains « passent » plus longtemps que d’autres, certains « passent » debout et d’autres assis, et certains « passent » assis sur le dos d’autres « passants ».  Ça c’est l’histoire, ça c’est la politique, ça c’est la guerre, ça ce sont les identités. Les identités, outre qu’elles disent la dignité, sont une composante et parfois le tout d’une stratégie. Regretter ou dénoncer la persistance des identités, c’est renoncer à la lutte, c’est contribuer à désarmer les résistances des opprimés.

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1 Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France : de De Gaulle à Sarkozy, Paris, La Fabrique, 2009, 250 p.