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« Une personne née française qui détient une autre nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ». Tels sont les quelques mots du projet de loi constitutionnelle qui ouvrent la boite de Pandore.

Ils figureront, si la réforme est adoptée, dans le passage de la constitution qui définit le domaine de la loi. Il appartiendra donc au législateur de dire ce que sont ces crimes. Qu’est-ce qui constitue « une atteinte grave à la vie de la nation » ? Cette question se décline en plusieurs autres. Qu’est-ce que « la vie de la Nation » ? Qu’est-ce qui lui porte « atteinte » ? Quand une telle « atteinte » peut-elle être tenue pour « grave » ? Que l’imagination vienne au pouvoir, et l’on en saura plus. On ne risque guère de déception.

Dès à présent, cela mérite au moins brièvement commentaire, à la lumière de l’exposé des motifs de ce projet de loi, signé « au nom de M. François Hollande, Président de la République, par M. Manuel Valls, Premier ministre, et Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. » A la lumière de ce qu’il dit, mais aussi de ce qu’il tait, de ce qu’il suggère, et de ce qu’il maquille.

La portée de la mesure elle-même est ainsi explicitée : « Il s’agit pour la communauté nationale de pouvoir décider de sanctionner ceux qui par leurs comportements visent à détruire le lien social. » On admirera la généralité du propos. La déchéance de nationalité est bien une « sanction », mais une sanction qui ne peut par hypothèse être infligée qu’à certaines personnes, celles qui détiennent (sic) une autre nationalité que leur nationalité française1. Un même comportement pourra entraîner des sanctions réservées à une partie de la population, comme au temps de la double peine. Quant à la formule « détruire le lien social », elle mériterait d’amples commentaires : de quoi parle-t-on en ces termes ? L’exemple donné par Manuel Valls et Christiane Taubira est attendu. C’est le cas de « ceux qui commettent des actes de terrorisme et frappent aveuglément des victimes innocentes, en niant le respect dû à la vie humaine et les valeurs qui sont le fondement de notre Nation. » Ce n’est qu’un exemple, et il en dit long, et n’est pas exclusif d’autres cas. Mais ce n’est pas le lieu d’approfondir cela. Il y a en effet mieux, et à chaque jour suffit sa peine.

Nos auteurs commentent leur formule par le rappel de celle du Conseil d’État : la mesure envisagée « répond à un objectif légitime consistant à sanctionner les auteurs d’infractions si graves qu’ils ne méritent plus d’appartenir à la communauté nationale ». C’était naguère un des slogans favoris de Jean-Marie Le Pen : « Être français, ça s’hérite ou ça se mérite. » On dirait en ironisant que « la gauche » s’en prend ici à l’héritage, pour ne retenir que la méritocratie.

Quoi qu’il en soit, revenons à la mécanique juridique du texte cité plus haut. Elle est présentée de la manière suivante dans l’exposé des motifs : « L’article 2 limite […] le champ d’application de cette sanction aux crimes constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. Il appartiendra au législateur […] de préciser quelles sont les infractions qui répondent à cette qualification, étant entendu qu’il ne pourrait s’agir que de crimes en matière de terrorisme et, éventuellement, des crimes les plus graves en matière d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. » Autrement dit, ce qui a été présenté au public comme une mesure ne visant que les « terroristes » est dans son libellé même bien plus large. A cet égard, l’affirmation suivant laquelle « il ne pourrait s’agir que de crimes en matière de terrorisme » est un travestissement pur et simple – et appelons les choses par leur nom, un mensonge – même avec son complément relatif aux « crimes les plus graves en matière d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. » Carte blanche est en fait laissée aux parlements à venir qui prendront des lois sous l’empire de cette constitution. On a vu plus haut que nier « le respect dû à la vie humaine et les valeurs qui sont le fondement de notre Nation » est suffisant, d’après les auteurs du texte, pour justifier la déchéance de nationalité. Un parlement qui considérerait que l’interruption volontaire de grossesse est une négation du «  respect dû à la vie humaine », ou que le respect du drapeau tricolore ou de l’hymne national (respect déjà protégé par la loi pénale) serait au nombre des « valeurs qui sont le fondement de notre Nation » pourra donc s’en donner à cœur-joie2.

La conception régressive de la nationalité qui sous-tend ce texte n’est pas moins remarquable. Ses auteurs insistent sur le fait que «  la nationalité est, pour une personne née française, un attribut essentiel. » La différence de nature entre la nationalité acquise par la naissance et celle acquise d’une autre manière est ainsi affirmée avec force : si la République est une et indivisible, il n’en va pas de même de la notion de nationalité. Le peuple n’est ni un ni indivisible et selon que l’on est ou non né de nationalité française, on possède ou non avec cette nationalité un « attribut essentiel ». C’est là tout un programme.

Les conventions internationales qui engagent la France ont une valeur juridique supérieure à celle de sa propre constitution. Il en va ainsi de la Déclaration universelle des droits humains, qui interdit de faire des apatrides. Quel que soit le caractère général qui serait donné dans la constitution aux conditions de déchéance de nationalité, elle ne pourrait donc pas être effectivement prononcée à l’encontre de personnes n’en ayant pas par ailleurs une autre. Le choix de préciser dans la constitution même cette limitation, précision qui n’est ainsi aucunement nécessaire en droit, a donc une signification qui n’est pas juridique, mais bien plus profonde : il constitue une radicale affirmation d’inégalité au regard de la nationalité.

On sait qu’il y a bien des manières d’être binational. Mais la grande majorité des binationaux qui sont Français de naissance possèdent également de naissance leur autre nationalité. Celle-ci ne résulte alors pas d’un choix. Bien des binationaux le sont d’ailleurs sans même le savoir ou en avoir conscience3. De ce point de vue, les discours qui affirment vouloir « interdire » la double nationalité sont dépourvus de sens. S’il serait possible, dans l’hystérie nationale ambiante, d’exiger que les personnes qui prennent la nationalité française abandonnent celles qu’ils avaient préalablement, ou de décider que l’adoption par un Français d’une autre nationalité entraîne abandon de la nationalité française, cela n’est pas possible avec les binationaux de naissance. Leur situation n’est en effet pas le résultat de l’ordre juridique interne, mais de la combinaison d’ordres juridiques distincts. Un enfant né d’un père marocain et d’une mère française sur le sol des États-Unis se trouverait posséder de naissance trois nationalités, du fait combiné des législations marocaine, française et étasunienne. La loi nouvelle viendra donc non seulement à l’encontre du droit du sol, mais à l’encontre du droit du sang. Les hasards de la naissance d’une personne – et en particulier le fait qu’elle soit ou non d’une origine étrangère « récente » – conféreront un caractère plus ou moins « essentiel » à « l’attribut » que constitue sa nationalité française.

A certains égards, le projet énonce ainsi une vérité profonde sur le « sentiment national » : alors que la « Nation » est souvent donnée pour « sacrée » dans le discours public, la réforme envisagée aurait dû apparaître « sacrilège » si derrière ce nationalisme ne se cachait pas – bien mal à vrai dire – un authentique racisme. A la « communauté nationale » que le texte prétend protéger, s’opposent ceux dont on veut affirmer qu’ils n’y appartiennent pas vraiment, faute d’insuffisants quartiers de noblesse. Tel est le seul fondement qui pourra être raisonnablement reconnu aux manifestations de soutien à ce projet inadmissible, aux conséquences incalculables. La boîte de Pandore est ouverte. Gare aux monstres qui en sortiront.

 

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1 L’emploi du verbe « détenir » pour dire « posséder » une nationalité est sans doute dû à une rapidité de plume. Mais il n’est pas sans portée. La nationalité est un élément du patrimoine, et définit des droits. Ôter sa nationalité à qui se borne à la « détenir » apparaît moins violent que la réalité consistant à en « déposséder » son titulaire.
2 Le mot « crime » possède deux définitions : s’il désigne, en termes techniques, les infractions légalement punies d’une peine « afflictive ou infamante » (réclusion criminelle, dégradation civique…), il peut également s’employer en termes généraux pour désigner une « transgression particulièrement grave, attentatoire à l’ordre et à la sécurité, contraire aux valeurs sociales admises, réprouvé par la conscience et puni par les lois »
3 L’auteur de ces lignes a lui-même vécu plus d’un demi-siècle en ignorant qu’il possédait la nationalité tunisienne (LL).