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Cet article est la version longue d’un entretien publié précédemment dans Mediapart.

La Bolivie vient d’être profondément secouée par les répercussions majeures des évènements de Yucumo, cette localité amazonienne où la police a violemment réprimé le 25 septembre dernier des manifestants indigènes qui protestaient contre la construction d’un projet de route traversant leur territoire, le TIPNIS (Territoire Indigène Parc National Isiboro Sécure).

Ce n’est pas la première manifestation de fortes tensions entre le gouvernement d’Evo Morales et certains secteurs de sa base, mais c’est la plus traumatisante à ce jour. Le mouvement indigène bolivien est profondément divisé. Une série d’organisations populaires et d’associations de droits de l’homme clament leur indignation contre l’action d’un gouvernement jadis perçu comme ami et allié. La grève générale de protestation convoquée par la Centrale ouvrière bolivienne (COB) le mercredi 28 septembre a été inégalement suivie, mais des manifestations significatives ont eu lieu dans les grandes villes.

Depuis le sommet de Cochabamba, en avril 2010, la Bolivie avait assumé un rôle d’avant-garde, au moins sur le plan rhétorique, dans la représentation du point de vue et des intérêts des pays du Sud dans la lutte contre le changement climatique et pour la protection de l’environnement. Le président Evo Morales est lui-même souvent perçu à l’extérieur de son pays comme l’incarnation de la défense de la « Pachamama », la Terre-mère vue par les peuples indigènes comme une entité vivante et sacrée.

Le conflit du TIPNIS et la violence policière déchaînée contre les protestataires déstabilise cette image et suscite les réactions les plus contradictoires au sein de la gauche latino-américaine et du mouvement écologiste international. Une dirigeante indigène guarani accuse Evo Morales d’être une « contremaître des multinationales », entre autres brésiliennes et espagnoles, qui souhaitent exploiter les richesses de l’Amazonie bolivienne. D’autres, au contraire, parlent de manipulation des indigènes amazoniens par l’« impérialisme vert » des ONG du Nord, appuyées en sous-main par Washington.

Pour en savoir plus, nous avons interrogé Pablo Stefanoni, journaliste et chercheur indépendant ayant vécu et travaillé plusieurs années à La Paz. Ex-directeur de la version bolivienne du Monde diplomatique et aujourd’hui rédacteur en chef de la revue continentale Nueva Sociedad, Stefanoni est également l’auteur (avec Hervé Do Alto) de Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie (Raisons d’agir, 2008) et de « Qué hacer con los indios », y otros traumas irresueltos de la colonialidad (« « Que faire des indiens« , et autres traumatismes irrésolus de la colonialité », Plural, La Paz, 2010).

 

Que s’est-il passé au juste à Yucumo ?

La police est intervenue de façon inattendue et brutale contre un campement d’indigènes qui marchent depuis le 15 août sur La Paz pour s’opposer à la construction d’une route traversant leurs territoires. Théoriquement, les policiers étaient censés empêcher un affrontement entre les indigènes amazoniens et des paysans aymaras et quechuas partisans du projet de route qui bloquaient Yucumo pour éviter la progression de la marche. Mais l’intervention a dégénéré en répression violente, les policiers ont matraqué et menotté les protestataires amazoniens, y compris des femmes portant leurs nourrissons, et les ont bâillonnés avec du ruban adhésif.

Ces actions ont engendré une vague massive d’indignation et de manifestations dans les villes du pays et un appel à la grève de la COB, la centrale ouvrière bolivienne. La ministre de la Défense Cecilia Chacón a démissionné en signe de désaccord avec la répression. Au bout de 24 heures, Evo Morales a déclaré qu’il n’était pas responsable de l’ordre de réprimer, que l’action des policiers était « impardonnable » et qu’il suspendait le projet de route et le soumettrait à référendum dans les deux départements concernés, Cochabamba et Beni. Le ministre de l’intérieur, Sacha Llorenti – qui nie lui aussi toute responsabilité directe – s’est vu forcé de démissionner.

Il est par ailleurs exact que quelques heures avant les incidents, le ministres de Affaire étrangères David Choquehuanca – qui est paradoxalement un des membres les plus « pachamamistes » du gouvernement, au moins au niveau du discours –, venu négocier avec les marcheurs, avait été « retenu » par un groupe de femmes qui l’ont obligé à marcher avec elles pendant plusieurs heures. Mais ce type de pression est extrêmement fréquent en Bolivie, et Evo Morales lui-même y a recouru dans le passé. Cela n’excuse donc pas le débordement policier.

 

Qu’est-ce qui est en jeu dans le conflit du TIPNIS ?

Le TIPNIS couvre environ un million d’hectares de forêt tropicale. Il a été déclaré parc national en 1965 et territoire indigène dans les années 1990. Il est habité par environ 10 000 indigènes subdivisés en 64 communautés et appartenant à trois groupes différents : yuracarés, mojeños et chimanes. Il est aussi convoité par d’autres acteurs, comme les colons « cocaleros », qui sont des indiens venus des hautes terres andines pour cultiver la coca en zone subtropicale, à l’instar d’Evo Morales lui-même. Pourtant, dans les années 1990, sous l’égide de la COB et du gouvernement de l’époque, les cocaleros avaient passé un accord avec les indigènes locaux établissant une « ligne rouge » à ne pas franchir. Il faut enfin signaler qu’il s’agit d’une zone très isolée offrant des conditions idéales à l’activité des narcotrafiquants et des trafiquants de bois précieux. Il y a aussi des prospections pétrolières dans la région.

Le gouvernement a des arguments parfaitement recevables pour justifier son projet de route : intégration du territoire national, promotion du développement économique et consolidation de la présence de l’État en Amazonie, un région traditionnellement à la merci d’élites locales plus ou moins mafieuses liées entre autres à l’exploitation forestière et à l’élevage de bovins. De leur côté, les autochtones craignent une invasion par les cocaleros et les forestiers, et une dégradation environnementale massive de leur habitat. Ils exigent que leur soit appliqué le droit à la consultation prévu dans la nouvelle Constitution.

 

De quoi ces graves incidents sont-ils le symptôme : incompétence politique ou administrative, manque de dialogue, autoritarisme, « contradictions au sein du peuple » ?

Il y a un peu de tout ça à la fois. Quelque chose de similaire s’est passé en décembre 2010 avec le « gasolinazo », le décret d’augmentation du prix des combustibles. Après avoir essayé d’imposer cette mesure contre vents et marées, le gouvernement a dû reculer devant la mobilisation sociale. Dans le cas du TIPNIS, les versions officielles contradictoires sur l’origine et la nature des ordres impartis aux policiers démontrent une certaine incompétence. Mais il y a aussi une logique jacobine autoritaire à travers laquelle l’État prétend être le représentant exclusif de l’intérêt général tandis que les communautés ne seraient mues que par des motivations particularistes, surtout lorsqu’il s’agit de projets de développement (routes, exploitation pétrolière, etc.).

En outre, le gouvernement manie de façon systématique la théorie de la conspiration, accusant les indigènes des terres basses d’être au service de, ou bien manipulés par l’ambassade des États-Unis, l’USAID, des politiciens de droite ayant des visées putschistes, des ONG, etc. Il existe des preuves qu’il y a eu des conversations téléphoniques entre certains dirigeants de la marche et des fonctionnaires de l’ambassade américaine, et une série d’ONG environnementalistes internationales sont par ailleurs bien présentes sur le terrain. Mais cela ne change rien à la substance du problème ni aux motivations de fond des acteurs locaux.

Quant aux « contradictions au sein du peuple », elle sont manifestes. Les secteurs paysans-indigènes originaires des hautes terres andines, et les cocaleros en particulier, sont largement favorables au « tout-développement » accéléré et à la modernité marchande – ce qui est fort compréhensible dans un pays pauvre comme la Bolivie. Ils sont eux-mêmes porteurs d’une forme de capitalisme populaire informel particulièrement florissant. Les indiens de terres basses sont souvent plus hostiles aux projets de développement à outrance, même si par ailleurs certaines communautés amazoniennes n’hésitent pas à entreprendre leurs propres transactions lucratives avec les exploitants forestiers, par exemple.

Enfin, la faiblesse de l’État amène fréquemment les forces de l’ordre à intervenir de manière abusive, sans capacité de prévention ni professionnalisme. Les conditions de travail des policiers sont souvent lamentables, ce qui ne justifie en rien les débordements de la répression, mais explique en partie leur caractère, sous ce gouvernement comme sous les régimes antérieurs.

 

Les évènements récents semblent aussi démontrer qu’« être indien » est loin de constituer une réalité univoque.

L’Assemblée constituante promue par Evo Morales n’a pas su aborder ces questions avec suffisamment de sérieux. La nouvelle Constitution de 2009 parle de façon générique des « indigènes-originaires-paysans », comme si la construction d’une volonté collective était une simple question d’arithmétique. En réalité, tous ces groupes ne sont pas homogènes, ont souvent des visions différentes de problèmes nationaux, et parfois des intérêts franchement divergents.

Un exemple : le leader de la grande centrale syndicale paysanne, le quechua Roberto Coraite, a déclaré que la route du TIPNIS était nécessaire pour que les indiens d’Amazonie cessent de vivre « comme des sauvages ». Face à l’indignation publique, il a ensuite présenté ses excuses, mais ses propos trahissent en fait une perception largement répandue parmi les quechuas et les aymaras. Ces derniers reprochent en outre aux peuples amazoniens d’avoir un accès exclusif à des centaines de milliers d’hectares en vertu de la loi qui régit les « terres originaires », alors que les indigènes andins – beaucoup plus nombreux – doivent se contenter de petites superficies.

L’indigène en tant que sujet collectif homogène est une construction abstraite basée sur une forme d’« essentialisme stratégique ». En l’absence de conditions et d’efforts politiques très spécifiques et très concrets, elle ne suffit pas à articuler les intérêts divergents des populations concernées. Cette articulation de l’« unité populaire », Evo Morales a pu la symboliser à certains moments, mais à d’autres moments, comme actuellement, les « particularismes » se déchaînent.

 

N’y a-t-il pas aussi beaucoup de fantasmes romantiques autour de la « communauté » comme forme centrale de l’existence indigène, soi-disant radicalement opposée à la société moderne ?

Oui. Beaucoup de militants et d’observateurs romantiques européens ou nord-américains – mais aussi nombre d’idéologues indigénistes latino-américains – tendent à penser qu’être « indien » est une identité transparente, univoque et non problématique. Ils supposent aussi que la forme d’expression politique évidente et naturelle des « indiens » est la « communauté », et que la « communauté » est non moins naturellement « anticapitaliste ». Or la « communauté » indigène est une construction sociale et imaginaire plutôt complexe, qui n’a souvent pas grand-chose de « millénaire » ou de profondément « traditionnel ». Les cocaleros boliviens de la région du Chapare, par exemple, sont des communautés de colons de date récente et ethniquement mixtes. Et les communautés les plus anciennes et les plus « traditionnelles » ne sont pas toujours les plus sensibles à l’affirmation politique de l’indianité, on le voit bien au Pérou.

La plupart des structures communautaires concrètes aujourd’hui existantes en Bolivie, même si elles expriment encore ou réinterprètent certaines représentations et pratiques parfois très anciennes, sont le produit de processus composites datant de la colonie ou même d’après l’indépendance. En outre, les rapports entre lien communautaire et stratégies individualistes (ou plus souvent familialistes) marchandes sont certainement beaucoup plus compliqués et paradoxaux que cette opposition mythique entre deux univers soi-disant incompatibles.

 

Vous voulez dire que la communauté n’est pas nécessairement antinomique avec la modernité ou le développement capitaliste ?

Absolument. La « communauté » indigène est bien souvent une ressource ou un capital social mobilisables pour des stratégies sociales et patrimoniales assez diverses. Elle n’a rien de spontanément ou nécessairement anti-marché ou anticapitaliste. Elle peut au contraire parfaitement accompagner et favoriser l’émergence d’un capitalisme populaire porté par de nouvelles couches petites-bourgeoises et plébéiennes qui pratiquent une forme sui generis d’accumulation. Ce qui ne les empêchera pas de contester le colonialisme interne et l’ordre racial dominant en revendiquant le rôle d’un État protecteur et promoteur des pauvres et des non blancs.

C’est exactement ce qui est en train de se passer en Bolivie, dans le cadre d’une modernisation autochtone sous l’égide d’un État sans doute un peu plus social, plus redistributif et plus « décolonial ». Mais n’oublions pas que ces couches plébéiennes émergentes, ces petits producteurs ruraux et urbains qui sont le noyau actif fondamental du MAS (le parti d’Evo Morales) et qui aspirent à une mobilité sociale qui leur a été jusqu’ici refusée, expriment aussi de fortes tendances au conservatisme populaire.

Par exemple, ces secteurs sont très favorables aux politiques de redistribution, mais ils restent souvent réticents face à toute forme de législation du travail ou de législation fiscale progressiste qui mettrait en péril les formes d’exploitation et d’auto-exploitation féroces dont l’économie marchande familiale informelle ou semi-formelle est coutumière. Ils partagent aussi généralement la mentalité rentière liée au mythe de la Bolivie riche en ressources naturelles qui ne demandent qu’à être exploitées.

Bref, il y a dans tout cela beaucoup de choses positives, mais ce n’est pas l’antichambre d’un « socialisme » qu’il faudrait peut-être définir plus sérieusement. Encore moins d’une alternative civilisationnelle radicale et sans précédent. On a parfois du mal à en croire ses oreilles quand des gens comme l’intellectuelle mexicaine Ana Esther Ceceña, proche des zapatistes, suggèrent la possibilité qu’en Bolivie, je cite, « se joue un nouveau système d’organisation de la vie planétaire » et que l’expérience bolivienne « nous offre la clé pour commencer cette nouvelle ère de l’humanité, l’ère du vivre bien dans le non-capitalisme ».

 

Si le gouvernement d’Evo Morales n’incarne pas l’alternative civilisationnelle inouïe fantasmée par certains, quelle est sa signification politico-historique réelle ? Quel est son bilan provisoire, quelles sont ses limites et ses contradictions ?

Il s’agit d’abord certainement d’un tournant « post-néolibéral », avec un retour de l’État dans l’orientation de l’économie et un certain volontarisme que le vice-président Álvaro García Linera définit comme « national-productif ». La nationalisation du gaz (bien que moins radicale qu’il n’y paraît), la renégociation des contrats d’exploitation avec les multinationales, sont le noyau dur d’un programme qui promeut de forts investissements en infrastructures. D’après les chiffres officiels, les investissements publics sont passés de 600 millions de dollars à 3 200 millions, dont 66 % à destination des zones rurales.

Parallèlement, on a un accroissement des transferts sociaux : allocations spéciales pour l’enfance, pour les personnes âgées, etc. Il s’agit en fait de sommes individuellement assez modestes mais qui ont un impact sur les couches les plus démunies. Les statistiques du gouvernement signalent que le taux de pauvreté est passé de 60,6 % à 49,6 % entre 2005 et 2010, et de 77,6 % à 65,1 % en zone rurale. La pauvreté extrême, elle, est passée de 38,2 % à 25,4 % (62,9 % à 44,7 % en zone rurale).

En même temps, on a une politique économique extrêmement prudente. L’échec d’une précédente expérience de gouvernement de gauche dans les années 1980, en grande partie causé par l’hyper-inflation et le chaos économique et financier, a visiblement marqué Evo Morales et ses collaborateurs. À cela s’ajoute à une certaine aversion paysanne pour l’endettement excessif. De fait, le gouvernement « socialiste » a « blindé » le ministère des Finances et la Banque centrale, où il a installé des technocrates menant une politique budgétaire assez orthodoxe. L’économiste brésilien Carlos Bresser Pereira appelle ça du « populisme responsable ».

Grâce aux prix élevés des matières premières (pétrole, gaz et minerais), la Bolivie bénéficie de réserves internationales sans précédent, aux alentours de neuf milliards de dollars (les plus élevées par habitant d’Amérique Latine), d’un excédent budgétaire, d’une croissance moyenne de 5 % par an et d’une inflation basse. Mentionnons aussi une excellente relation avec la banque privée. Bref, ces résultats lui ont même valu les félicitations du FMI.

Avec ça, et de façon assez contradictoire avec l’image internationale de bon sauvage écologiste d’Evo Morales, on a un imaginaire « développementaliste » très classique. Cela s’exprime par divers grands projets : construction d’infrastructures pétrochimiques et hydroélectriques, production de lithium, achat d’un satellite de communication à la Chine, etc.

 

Le problème, c’est que nombre de ces projets demeurent souvent à l’état de discours. Au niveau de l’exécution, l’État bolivien est rarement à la hauteur de ses objectifs déclarés. La grande difficulté est d’ancrer toutes ces bonnes intentions dans des politiques publiques réalistes, denses et institutionnalisées capables d’améliorer de façon soutenable les conditions de vie de la population au-delà de l’aubaine constituée par le boom des prix des matières premières.

 

D’aucuns, comme l’intellectuel altermondialiste portugais Boaventura de Sousa Santos ou l’ancien vice-ministre d’Evo Morales Raúl Prada, disent au contraire que le problème de fond, c’est que le gouvernement d’Evo a trahi son programme initial, la philosophie du socialisme communautaire indigène et le mandat de la constitution de 2009.

À mon sens, bien plus qu’un socialisme communautaire introuvable, c’est le nationalisme populaire qui est le noyau unificateur du processus. Un nationalisme qui se présente avec un vernis plus indigène que dans les années 1950, mais qui recycle pratiquement tout l’imaginaire moderniste, industriel et « développementaliste » de la révolution nationale de 1952, tout en poursuivant sa volonté d’intégration ethnique et sociale et de création d’un embryon d’État-providence. Et le nationalisme populaire est la seule idéologie capable d’articuler la Bolivie andine avec les immenses régions où les ruines de l’empire précolombien de Tiwanaku, ou bien les symboles de la cosmologie aymara, ne signifient pas grand-chose.

Ce type de nationalisme présente un certain nombre de caractéristiques qui peuvent poser problème : leadership faiblement délibératif, polarisation mythique entre peuple et « anti-peuple », tensions avec la démocratie représentative et les institutions intermédiaires, etc. Cela dit, au contraire des années 1950, ce n’est pas seulement une fraction des élites appuyée par le mouvement ouvrier organisé qui dirige cette nouvelle phase de la construction nationale, mais un bloc plébéien à forte composante paysanne et indigène accompagné par des secteurs de classe moyenne progressiste et, entre autres, une intelligentsia technocratique venue du monde des ONG.

Le problème, c’est que les gens comme de Sousa Santos ou Prada projettent sur la réalité bolivienne leur désir d’une expérience complètement « autre » par rapport à la modernité et à l’État-nation de type occidental. Certes, il y a des formulations sur l’« État plurinational » et toute une phraséologie indigéniste dans la Constitution de 2009, mais il s’agit d’énoncés passablement génériques. Ils ne changent rien à la force de l’imaginaire nationaliste et du patriotisme populaire bolivien, ni au fort « désir d’État » des secteurs plébéiens – y compris et même surtout, dirais-je, des milieux indigènes.

Nombre d’intellectuels militants se sont d’abord fait une idée abstraite de ce que devrait être la révolution sans prendre en compte la nature de la société bolivienne, ou en nourrissant à son sujet des représentations mythiques. Une fois confrontés au processus réel, ils sont profondément déçus, et certains dénoncent la « trahison » d’un gouvernement qui ne serait pas suffisamment décolonisateur, ou pas suffisamment à gauche. Mais la décolonisation en Bolivie passe par des voies beaucoup plus prosaïques et pas nécessairement contradictoires avec la modernité marchande, et il est fort imprudent de prendre au pied de la lettre les déclarations anticapitalistes d’Evo Morales ou d’autres représentants de son gouvernement.

 

D’autres observateurs disent que la Bolivie est ingouvernable en raison de la force des mouvements sociaux organisés et de sa tradition de rébellion corporatiste et d’agitation de masse. Cela vaut-il aussi bien pour un gouvernement « populaire » que pour les régimes plus ou moins conservateurs ou néolibéraux qui l’ont précédé ?

En moins de douze mois, Evo Morales a dû reculer deux fois sur des politiques que le gouvernement avait préalablement déclaré non négociables. J’ai mentionné le cas du « gasolinazo » en décembre 2010. Même chose aujourd’hui : sous pression, Evo botte en touche et renvoie la décision finale à un référendum. Il dit souvent qu’il gouverne en « obéissant au peuple », d’après le slogan zapatiste. Au-delà de l’issue du problème du TIPNIS, il existe désormais une conscience de plus en plus forte que la mobilisation populaire peut mettre en échec dans la rue un gouvernement pour l’instant imbattable dans les urnes. Evo reste invincible face à la droite ou aux « séparatismes » régionaux, qui se sont exprimés et ont été mis en déroute en 2008 et 2009 à Santa Cruz, métropole de l’« orient » bolivien ultra-libéral et conservateur. Il est plus fragile face à sa propre base, dans un pays où la fidélité aux leaders populaires est à la merci de complexes logiques de mobilisation et de changements drastiques de l’humeur sociale.

En outre, la répression de Yucumo a ébréché la « confiance ethnique » dont jouit le président bolivien. Pour les paysans indigènes, Evo est « un des nôtres, c’est nous qui l’avons installé dans le palais présidentiel ». Cette logique d’autoreprésentation contrôlée accompagne une dynamique qu’Hervé Do Alto et moi-même avons désigné comme « démocratie corporative » et qui complique les choses même pour un gouvernement « populaire ». À quoi il faut ajouter les conflits autour de la redistribution de la rente des ressources naturelles, base matérielle de l’économie. On a la fois des revendications d’inclusion parfaitement légitimes et démocratiques et des expectatives irréalistes face à un « État magique » censé pouvoir résoudre tous les problèmes en l’absence d’un secteur privé suffisamment fort. Le problème, c’est que l’État lui aussi est faible.

En revanche, la société est forte, et les gens luttent littéralement à mort pour leurs revendications sectorielles. C’est ce que faisait Evo Morales lui-même quand il était dirigeant cocalero. C’est pour ça qu’il est si difficile de gouverner et qu’il faut manifester une grande capacité de négociation, ce que le gouvernement n’a pas su faire en voulant imposer la route du TIPNIS coûte que coûte. La répression n’arrange pas les choses. En Bolivie elle tend à engendrer un niveau d’indignation morale extrêmement redoutable en termes de mobilisation. Il y a une certaine « économie morale » des secteurs populaires, pour parler comme l’historien britannique Edward P. Thompson, qui ne tolère tout simplement pas qu’un gouvernement indigène réprime des indigènes.

 

Pour conclure, les évènements de Yucumo représentent-ils un tournant notoire ? Quelle est la capacité de récupération du gouvernement ? Que représente l’opposition proprement politique par rapport à l’opposition sociale ?

L’opposition de droite a reçu des coups sévères et reste démoralisée et désorganisée, entre autres suite à l’échec catastrophique de son offensive régionaliste à Santa Cruz en 2008-2009. Au centre-gauche, nous avons un parti comme le Movimiento sin Miedo (Mouvement sans Peur) qui gère La Paz, a rompu son alliance avec le MAS en 2010 et prétend offrir une version plus « civile » et consensuelle d’un projet de changement progressiste. Mais il est encore loin de présenter une alternative nationale.

Malgré la forte usure du gouvernement, Evo Morales reste l’homme politique le plus populaire du pays, même si une bonne partie de la mystique qui le portait lors de son élection en 2005, voire en 2009 (lorsqu’il fut réélu avec 64 % des voix), s’est dissipée au cours de son deuxième mandat. Nous avons vu aussi qu’il bénéficiait du contexte macro-économique le plus favorable depuis bien longtemps. Bref, il a encore une marge de manœuvre satisfaisante. Mais il est clair que son image a été entamée et que sa capacité d’initiative est pour l’instant passablement diminuée.

 

 

Propos recueillis par Marc Saint-Upéry

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