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Un an après le mort d’Hugo Chávez et tandis que le pays connaît de graves difficultés économiques, le gouvernement de Nicolas Maduro fait face à de violentes manifestations. Lancé par des étudiants, renforcé par des secteurs de la classe moyenne exaspérés par l’insécurité et les pénuries, le mouvement a récemment culminé dans des affrontements avec les forces gouvernementales qui ont fait plusieurs morts de part et d’autre.

À en croire l’opposition de droite, qui se déchaîne sur les réseaux sociaux, et la plupart des médias internationaux, l’amélioration de la situation politique et sociale du pays serait conditionnée à l’éviction – même non-constitutionnelle – de Maduro. Il se pourrait cependant que pour les classes populaires, grandes absentes des débats et, pour l’heure, des affrontements, l’alternative soit tout autre.

George Ciccariello-Maher est professeur de science politique à l’université de Drexel, Philadelphie, où il enseigne la théorie critique. Commentateur et défenseur enthousiaste de la révolution vénézuélienne, il est l’auteur en 2013 de We Created Chávez.A People’s History of the Venezuelan Revolution (Duke University Press).

 

Ukraine. Bosnie. Venezuela.

Gaz lacrymogènes. Masques. Canons à eau.

Nous vivons une époque de révoltes et de rebellions, d’autocréation radicale dans des rues enfumées : Indignados en Espagne, le mouvement Occupy, Yo Soy 132 au Mexique, le printemps arabe… Naturellement, nous nous réjouissons de voir ces foules dans la rue et notre pouls peut même s’emballer à la vue des masques, des flammes et du verre brisé, autant d’images qui sont comme des fragments de l’ancien monde à travers lesquels nous pouvons apercevoir la lueur du nouveau. Les récentes manifestations au Venezuela contre le gouvernement du successeur de Chávez, Nicolas Maduro, peuvent ainsi apparaître comme le dernier épisode d’une effervescence historique à l’échelle mondiale.

Pas si vite.

Quoiqu’en disent les hashtags #SOSVenezuela and #PrayForVenezuela (priez pour le Venezuela) relayés par des célébrités telles que Cher ou Madonna, ces manifestations ont bien plus à voir avec le retour au pouvoir des élites politiques et économiques, qu’avec leur renversement.

La « Révolution bolivarienne » au Venezuela a surgi du conflit historique entre des mouvement sociaux radicaux et un État néolibéral répressif. Il y a quinze ans, Hugo Chávez était élu président du Venezuela, au milieu des décombres du vieux système bipartite, mais la « révolution » dont il prenait la tête avait des racines bien plus profondes. Pendant des décennies, des guérilleros armés, des paysans, des travailleurs, des femmes, des Afro-Vénézuéliens, des Indiens, des étudiants et des habitants des quartiers pauvres des villes ont combattu un système qui, bien que formellement démocratique, en était très loin en pratique. Ce furent ces mouvements populaires révolutionnaires1qui ouvrirent une brèche dans ce que Walter Benjamin appelle le continuum de l’histoire, lors d’une émeute anti-néolibérale massive qui commença le 27 février 1989.

Il y a tout juste 25 ans, cet événement – connu depuis comme le Caracazo – allait irréversiblement scinder l’histoire vénézuélienne en un avant et un après. Son importance ne se limite d’ailleurs pas à la résistance contre l’impérialisme qu’il a incarné, et tient aussi au bain de sang dans lequel il s’est terminé. S’ils nous conduisent parfois à des comparaisons hasardeuses, certains chiffres ne trompent pas : environ 3000 personnes furent tuées en 1989, de nombreux cadavres jetés sans cérémonie dans des fosses communes. Mais les mouvements reprirent aussitôt le combat, à travers la mise en place d’assemblées populaires dans les barrios (les quartiers populaires) et l’expression de revendications toujours plus nombreuses contre un État aux abois, dont les seules réponses furent l’assassinat ciblé et, à l’occasion, le massacre. L’ancien maire de Caracas, Antonio Ledezma, qui se présente aujourd’hui comme un opposant à la répression, présida lui-même au meurtre de dizaines d’étudiants dans les rues au début des années 1990 – pour ne rien dire du tristement célèbre massacre de la prison Retén de Catia en 1992.2

C’est de cette plaie ouverte dans l’histoire que Chávez est sorti, d’abord avec une tentative de coup d’État manquée en février 1992, puis une victoire électorale six ans plus tard. À cette époque cependant, il n’y a pas encore de Chavistas,3 mais seulement des « bolivariens » – référence vague et englobante au grand liberator, Simon Bolívar – ou plus simplement : des « révolutionnaires ». Car la révolution a précédé Chávez et ne s’est jamais réduite à lui ; pas plus qu’elle ne se réduit aujourd’hui à Maduro. L’État est devenu un terrain important de la lutte pour l’hégémonie, mais il est loin d’en être la seule tranchée, et ceux qui ont subi dans le passé l’écrasante violence d’État ne se sont pas miraculeusement convertis à une foi naïve. Bien au contraire, les mouvements à la base persistent aux côtés et parfois en tension avec le gouvernement : soutenant Maduro tout en construisant des espaces autonomes de participation populaire.

Les manifestations qui ont embrasé les villes vénézuéliennes ces derniers jours – dont le hashtag le plus répandu appelle à #LaSalida, « au départ » de Maduro – n’ont rien de commun avec ce difficile processus de construction d’une société nouvelle. Bien que les protestations portent visiblement sur la pénurie économique et l’insécurité – qui sont des préoccupations réelles, soit dit en passant – cela n’explique pas pourquoi elles se produisent maintenant. En coulisses, les manifestations trahissent les faiblesses de l’opposition vénézuélienne, non sa force. Après la sérieuse défaite aux élections locales de décembre, de vieilles tensions sont réapparues qui ont fait éclater la fragile unité derrière la candidature présidentielle de Henrique Capriles Radonski, battu par Maduro en avril dernier. Sur fond de manigances, dont cette opposition est si coutumière, des voix plus intransigeantes, impatientes au jeu électoral, ont débordé Capriles sur sa droite : Ledezma, tout comme María Corina Machado et Leopoldo López.

Loin d’être une bouffée d’air frais, ces noms sont bien trop familiers, non seulement pour leur passé politique, mais parce qu’ils représentent la plus fine fleur des couches supérieures vénézuéliennes. Machado est connue pour avoir signé le « décret Carmona » entérinant le coup d’État contre Chavez en 2002, et pour avoir été chaleureusement reçue par George Bush en 2005. Mais c’est Lopez qui, le mieux, incarne à la fois l’intransigeance de cette opposition et ses timides tentatives pour se rapprocher de la majorité pauvre. Figure même du privilège – dans un pays ou Chavez était considéré par les élites comme trop basané – Lopez a fait sa formation aux États-Unis, depuis la classe préparatoire jusqu’à la Harvard’s Kennedy School. Un rejeton de l’oligarchie s’il en est.

La formation politique au sein de laquelle Lopez comme Capriles se sont fait les dents – Primero Justicia – est née au croisement de la corruption et de l’ingérence étrangère. Lopez se verra ainsi frappé d’inéligibilité pour avoir prétendument reçu des fonds de sa mère, une dirigeante de l’industrie pétrolière étatique. Moins contestables, les révélations du FOIA4 selon lesquelles Primero Justicia a reçu d’importantes injections financières provenant de fondations auxiliaires du gouvernement U.S., comme la National Endowment for Democracy, USAID et l’International Republican Institute.5 Lopez n’est pas étranger à la violence dans les rues, pas plus qu’il ne renâcle à emprunter des voies extra-institutionnelles : durant le coup d’État de 2002 – dont il s’est dit « fier » – il a mené une véritable chasse aux sorcières pour extirper et arrêter les ministres chavistes au milieu d’une foule violente acquise à l’opposition.

Avec une certaine théâtralité habile, Lopez est apparu au premier rang des manifestations, y glanant le titre de « leader de l’opposition » dans les médias nationaux et internationaux. Mais où sont les manifestations qu’il conduit ? Depuis le début, les chiffres n’ont pas été particulièrement impressionnants par rapports aux standards vénézuéliens, et certainement très loin de ce que l’opposition peut rassembler. Mais le plus problématique pour celle-ci reste la composition des cortèges et la géographie trop prévisible des rassemblements, largement confinés aux quartiers les plus riches. Même un anti-chaviste forcené comme le bloggeur Francisco Toro, du Caracas Chronicles, le reconnaît sans ambages : « Les manifestations de la classe moyenne, dans les quartiers de la classe moyenne, sur les thèmes de la classe moyenne et avec des gens de la classe moyenne ne sont pas un défi pour le pouvoir chaviste. »6 Capriles lui-même a également insisté sur le fait que l’opposition échouera si elle ne parvient pas à rallier « les humbles gens, les gens des quartiers »,7 et qu’exiger l’éviction extraconstitutionnelle de Maduro n’est pas le moyen d’y parvenir. En d’autres termes, même de nombreux adversaires de Maduro reconnaissent que la salida, cette « sortie » hashtaggée depuis des Blackberries, n’est rien d’autre qu’une callejón sin salida, une impasse.

L’hyperbole semble être la règle du moment, d’un côté comme de l’autre et, parmi toutes les exagérations apeurées de l’opposition, aucune ne se fait plus menaçante que les « colectivos ». Bien que le terme désigne officiellement les secteurs radicaux les plus organisés du chavisme, son sens flotte ici librement à proportion de la menace qu’ils représentent – l’étiquette colectivos s’appliquant à n’importe qui sur une moto, n’importe qui portant une chemise rouge, ayant l’allure trop pauvre ou la peau trop noire. Certes, il n’y a rien de nouveau à cela : en 2002, l’équivalent des colectivos étaient « les cercles de terreur », expression péjorative et diffamatoire utilisée pour dénigrer les membres des assemblées populaires de base qui furent l’épine dorsale de la résistance au putsch antidémocratique. Ces militants populaires, qui sont l’expression organique la plus directe des damnées de la terre vénézuélienne, le segment le plus politisé de ces masses humaines autrefois mises au rebut, et dont l’opposition ne s’est jamais souciée une seule seconde.

Le chavisme lui-même n’est pas immunisé contre la haine profonde qu’inspirent les pauvres des barrios que ces termes désignent et, dans une certaine mesure, ce sentiment est mutuel. Contrairement à une vision caricaturale selon laquelle les organisations populaires radicales comme les colectivos seraient soit aveuglément dévouées, soit achetées à peu de frais, elles comptent en réalité parmi les secteurs les plus indépendants de la révolution, les plus critiques des faux-pas et des hésitations du gouvernement, les plus familiers des forces répressives de l’État, et ceux qui exigent avant tout que la transformation sociale en cours avance plus rapidement.

Depuis toujours victimes de l’État, elles ont néanmoins parié sur son utilité potentielle dans le présent, du moins ont-elles démontré que l’alternative – ôter aux élites traditionnelles le contrôle de l’appareil d’État et retourner de son plein gré à une position défensive – n’en était en réalité pas une. Cela n’a pas été une décision prise en désespoir de cause ou par nostalgie, mais avec un puissant optimisme de la volonté, non pas fondée sur la confiance dans des leaders individuels – bien que certains la méritent – mais parce que parier sur le gouvernement bolivarien, c’est parier sur le peuple, c’est miser sur les capacités créatives des pauvres qui dépassent toujours cet État.

De nombreuses contradictions demeurent, mais quelques-unes peuvent être surmontées dans cette série de va-et-vient entre révolution et réaction qui se poursuit depuis plusieurs décennies. S’il y a quelque chose à retenir de l’expérience de 2002, c’est qu’il faut éviter les explications superficielles entretenues par l’imagerie médiatique. Chaque jour qui passe confirme cette leçon – l’hyperbole d’hier est l’exagération discréditée d’aujourd’hui et, aussi regrettables qu’elles soient, les morts survenues des deux côtés sont bien en-deçà de ce à quoi l’on aurait pu s’attendre en consultant Tweeter. Malgré les accusations d’impunité venant de l’opposition, un agent du SEBIN, l’agence gouvernementale de renseignement, a été arrêté pour avoir usé de son arme à feu, et la direction de l’agence limogée. Des conversations fuitées évoquent des complots et même l’épouse de López a admis sur CNN que le gouvernement Vénézuélien avait agi pour protéger la vie de son mari suite à des menaces crédibles.

La question des médias sera elle aussi débattue en urgence dans les jours qui viennent, alors que le conflit entre le gouvernement et CNN est au plus fort. Là encore, le rôle des médias privés, fer de lance du coup d’État de 2002, pèse lourdement sur les efforts pour établir un équilibre entre la liberté de la presse et la responsabilité des médias (tension que l’on n’évacue pas en faisant comme si elle n’existait pas). Mais toutes ces contradictions ne remettent pas en cause l’avertissement que la base révolutionnaire lance à ceux qui furent leurs gouvernants et qui aujourd’hui voudraient le redevenir quoiqu’il en coûte en vies humaines : No volverán, « non, ils ne reviendront pas ».

Le Venezuela est en effet à la croisée des chemins, car il a – selon les mots du militant et intellectuel Roland Denis – « llegado al llegadero »,8 atteint l’inévitable. Le point où le processus bolivarien en tant que tel – le socialisme dans une société capitaliste, la démocratie directe dans la coquille d’une démocratie libérale – ne peut survivre sans incliner de manière décisive dans un sens ou un autre : plus socialiste, plus démocratique, en somme, plus radical. Ce n’est pas simplement un carrefour entre deux formes de gouvernement par le haut : le gouvernement de Maduro ou son hypothétique alternative de droite. La question est bien plutôt de choisir entre aller de l’avant dans la construction d’une société révolutionnaire, ou confier à nouveau le futur à ceux qui ne sont capables de penser qu’à travers le passé et qui chercherons à tordre la dialectique de l’histoire sur elle-même, s’il le faut dans un combat sanglant.

La seule salida est la première, celle incarnée dans les quelques 40 000 conseils communaux qui couvrent le pays, dans les conseils ouvriers, les organisations populaires, les mouvements Afro et indigènes, et ceux contre les oppressions de genre. Ce sont ces mouvements qui ont luttés pour faire du Venezuela, selon les mots de Greg Grandin, « le pays le plus démocratique du continent américain ».9 Ce sont ces mouvements qui, actionnant la roue de l’histoire, sont les seuls garants du progrès.

 

Cet article est paru pour la première fois en anglais sur le site de l’hebdomadaire américain The Nation (http://www.thenation.com/article/178496/lasalida-venezuela-crossroads). Il est ici traduit de l’anglais par Jean Morisot et publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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références

références
1 Voir We created Chavez. A People’s History of the Venezuelan Revolution, Duke University Press, Londres/Durham, 2013.
2 Le 27 novembre 1992, sous le gouvernement du président Carlos Andres Perez, les autorités vénézuéliennes prirent d’assaut El Reten de Catia – une prison de Caracas construite pour accueillir temporairement 700 prisonniers mais qui en contenait alors 4000 – tuant selon les sources entre 63 et 200 prisonniers. Selon Amnesty International « la garde nationale aurait pénétré dans la prison en faisant feu sans distinction ».
3 http://venezuelanalysis.com/analysis/7586
4 Le Freedom of Information Act (« Loi pour la liberté d’information ») est une loi américaine signée le 4 juillet 1966 par le président Lyndon B. Johnson, et entrée en application l’année suivante. Fondée sur le principe de la liberté d’information, elle oblige les agences fédérales à transmettre leurs documents, à quiconque en fait la demande, quelle que soit sa nationalité.
5 Voir Eva Golinger, Code Chavez. CIA contre Venezuela, Osez dire, 2006.
6 http://caracaschronicles.com/2014/02/17/34988/
7 http://cnnespanol.cnn.com/2014/02/17/capriles-si-el-mensaje-es-vete-ya-la-mayoria-de-este-pais-no-se-incorporara-a-la-protesta/
8 http://venezuelanalysis.com/analysis/9357
9 http://www.thenation.com/article/173212/legacy-hugo-chavez