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Florence Johsua, Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, Paris, La Découverte, 2015, 23 euros.

 

Repenser la production sociale de la révolte : les transformations du recrutement à la LCR depuis 2002

Ce texte est extrait de l’ouvrage Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement paru le 27 novembre 2015 aux éditions La Découverte. L’auteure, Florence Johsua, est docteure en sociologie politique. Ce livre s’intéresse aux individus qui militent contre le capitalisme et l’extrait que nous publions interroge les transformations de ces engagements à travers le cas de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) devenue Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Comment penser sous un nouveau jour la question de la prétendue désaffection des jeunes pour la politique ? Que signifie prendre parti aujourd’hui ? Cet ouvrage rend compte d’une aventure à la fois minoritaire et universelle : la contestation de l’ordre établi.

 

« Ça fait du bien, en un sens, ces petites injustices inattendues qui claquent absurdement sans prévenir. La combativité se réveille »1

La séquence ouverte par le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 en France occupe une place spécifique dans l’histoire de la LCR. Ce parti, qui ne comptait guère plus de 1 500 militants à la veille de l’élection, connaît durant la campagne et les mois qui suivent une dynamique militante importante, qui entraîne un quasi-doublement de ses effectifs. Mais la transformation vécue par le collectif militant n’est pas uniquement d’ordre quantitatif. Sous l’effet de ce brusque afflux de nouveaux membres, la LCR a été profondément renouvelée et rajeunie. Elle est aussi devenue socialement et idéologiquement beaucoup moins homogène. L’enquête a mis au jour les caractéristiques sociales atypiques de ces nouveaux militants au regard du recrutement antérieur. Ces résultats invitent à revisiter la question des logiques sociales de l’engagement individuel et collectif, et à réinterroger la pertinence du schème du « déclassement » – pour cette strate militante –, en intégrant les critiques adressées aux approches en termes de frustration relative, sans renoncer pour autant à étudier les mécanismes de la production sociale de la révolte2.

 

Transformations des caractéristiques sociales du recrutement

Dans l’histoire de la LCR, il faut remonter à mai-juin 1968 pour trouver un mouvement comparable de hausse des effectifs3. Si ces deux séquences apparaissent comme des moments (re)fondateurs pour l’organisation, elles se distinguent pourtant sur un point fondamental. La première s’inscrit dans le contexte exceptionnel des mobilisations des « années 68 » ; celles et ceux qui s’engagent alors sont portés par cette vague de radicalisation politique et sociale.

Les individus qui rejoignent la LCR en 2002, eux, ne s’engagent pas dans une conjoncture de remontée globale des luttes. La présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle constitue certes un événement politique marquant qui les pousse, selon leurs propres termes, à « franchir le pas » du militantisme partisan, mais l’événement ne joue qu’un rôle d’activateur. En dehors d’un contexte de politisation aiguë, la question des dispositions préalables à l’engagement se pose donc avec acuité.

Les militants « post-2002 » sont issus de milieux sociaux variés et n’ont pas bénéficié du même type de socialisation primaire. Certains ont rejoint la LCR après une longue trajectoire militante et des investissements dans le champ syndical et associatif, tandis que d’autres, nombreux, sont alors des primo-militants. L’enquête a révélé toutefois une caractéristique partagée, liée à la récurrence de décalages et de désajustements constitutifs de leur positionnement social. L’articulation des approches quantitative et qualitative a permis de mettre au jour cette communauté d’expériences et ses effets sur la structuration de leurs représentations du monde social4. Ce faisant, l’analyse met en lumière un processus de politisation qui contribue à rendre compte des trajectoires d’engagement de ces « nouveaux » militants qui ne ressemblent guère à leurs aînés.

 

Militants « post-2002 » : une insertion problématiquesur le marché du travail

Dans mon enquête par questionnaire, le groupe des militants « post-2002 » – 688 personnes ayant rejoint la LCR entre 2002 et 2006 – a une moyenne d’âge de trente-sept ans, et 59 % ont moins de quarante ans. Les femmes y restent sous-représentées (36 %5). Cette composition par âge s’est traduite par une forte hausse, d’un groupe à l’autre, de la proportion d’étudiants et de lycéens (passant de 2 % à 18 %), et par une petite diminution de celle des retraités (de 11 % à 8 %). Les situations d’emplois précaires augmentent également : parmi les actifs, 88 % des militants entrés à la LCR avant 2002 disposent d’un contrat de travail à durée indéterminée, contre 71 % des adhérents « post-2002 ». D’où une hausse des contrats à durée déterminée, intérim ou stages (20 % contre seulement 7 % chez les militants « avant 2002 »), mais également du chômage, puisque la proportion des demandeurs d’emploi est deux fois plus importante (7,8 % contre 4 % chez les militants « avant 2002 »). En additionnant la part des CDD, des emplois en intérim, des stages ou autres formes d’emploi précaire, les chômeurs et les bénéficiaires du RMI (revenu minimum d’insertion), ce sont 29 % des militants « post-2002 » qui ont une insertion professionnelle précaire ou qui n’en ont pas (contre 12 % des militants ayant adhéré auparavant). La jeunesse des effectifs post- 2002 explique en partie ces écarts, qui reflètent également des évolutions globales du marché du travail en France : en 2011, les trois quarts des recrutements ont été conclus en CDD et le taux de rotation y est fortement décroissant avec l’âge6. Les évolutions du recrutement à la LCR concernent aussi la composition par catégories socioprofessionnelles. Chez les « post-2002 », la profession enseignante, toutes catégories confondues, demeure la mieux représentée (25,8 %), mais ne devance que de très peu les professions intermédiaires (23,3 %) et les employés (21,4 %), ce qui est nouveau. On constate en effet, à partir de 2002, un recul du poids des catégories traditionnellement très représentées à la LCR (les enseignants perdent 8 points, les cadres et professions intellectuelles supérieures7, 2 points), au profit des catégories populaires, en particulier des employés (+ 6 points) et, bien que dans une moindre proportion, des ouvriers (+ 2 points). Les employés et ouvriers constituent ainsi près du tiers des effectifs post-2002, soit le double de leur poids chez les militants des « années 68 ». Les adhérents « post-2002 » appartenant aux catégories populaires travaillent par ailleurs plus souvent que leurs prédécesseurs dans le secteur privé (73 % des ouvriers et 53 % des employés). Globalement, la proportion des salariés du privé chez les post-2002 (42 %) est d’ailleurs supérieure de presque 10 points à leur part parmi les militants engagés avant cette date, ce qui est aussi révélateur des évolutions du profil social du recrutement. Ainsi, ces nouveaux militants appartiennent moins souvent aux catégories « protégées » du salariat, parce qu’ils travaillent moins dans la fonction publique et sont embauchés plus fréquemment sous un contrat précaire (CDD, intérim ou stages). Avec une moyenne d’âge de trente-sept ans, ils sont pourtant loin de l’âge moyen d’entrée dans la vie active, qui se situait en 2002 aux environs de vingt et un ans8. Une part notable de ces jeunes actifs connaît une insertion problématique sur le marché du travail. Les trajectoires sociales de certains d’entre eux sont en outre marquées par différentes formes de déclassement.

 

De l’autre côté du miroir : des employés et des ouvriers atypiques

L’étude de la position, de l’origine sociale et du niveau de diplôme des militants ayant rejoint la LCR à partir de 2002 révèle l’existence d’une proportion significative de parcours marqués par une expérience de déclassement intergénérationnel et/ou scolaire, notamment chez ceux exerçant comme employés ou ouvriers9. On considère comme déclassé « tout individu qui ne parvient pas à maintenir la position sociale de ses parents »10. Le déclassement intergénérationnel est ainsi déduit de la comparaison entre la profession exercée par les parents et celle de leurs enfants. Une autre forme de déclassement, dit scolaire, est liée à la discordance entre le diplôme obtenu par une personne et le poste qu’elle occupe. Il correspond au concept anglo-saxon d’overeducation, qui décrit la situation de tout individu dont le niveau de formation initiale dépasse celui requis pour l’emploi occupé11. Dans mon enquête, une majorité des militants « post-2002 » exerçant comme employés est issue des catégories populaires (auxquelles appartiennent 59 % des pères et 53 % des mères12). Cependant, une part significative d’entre eux occupe désormais une position sociale bien inférieure à celle atteinte par leurs parents, puisque 15,6 % des pères et 16,5 % des mères appartenaient aux CPIS. La proportion n’est pas énorme, mais elle est atypique. En 2003, en France, seuls 5 % des employés avaient un père appartenant à cette catégorie (6,8 % des employés de moins de quarante ans)13. La comparaison avec les données nationales met ainsi en évidence une surreprésentation d’ascendants appartenant aux catégories supérieures de la population active parmi les employés engagés à la LCR à partir de 2002. Ces nouveaux adhérents travaillant comme employés sont, de plus, surdiplômés par rapport à leur groupe socioprofessionnel de référence. Alors que la proportion d’employés ayant un niveau de diplôme égal ou supérieur au baccalauréat dans la population active en France est de 39,5 %14, elle s’élève à 66,5 % chez les militants « post-2002 » de la LCR travaillant comme employés. L’écart est impressionnant et il faudrait encore préciser que, parmi ceux-ci, près de 40 % sont diplômés du supérieur.

On observe également la récurrence de trajectoires marquées par ces expériences de déclassement chez les militants « post-2002 » travaillant comme ouvriers, un groupe presque exclusivement composé d’hommes. La moitié d’entre eux a un père ouvrier, une proportion importante mais qui signifie que l’autre moitié a une ascendance paternelle d’un niveau social supérieur. La proportion d’ascendants appartenant à la catégorie des CPIS – 21 % des pères et 17 % des mères en activité15 – est particulièrement frappante. En y ajoutant ceux qui exercent dans les PI (5 % des pères et 10 % des mères en activité), ce sont près de 27 % des militants travaillant comme ouvriers qui ont connu une importante mobilité descendante au regard de la position atteinte par leurs parents. Dans la population globale, en 2003, seuls 9,5 % des ouvriers ont un père appartenant aux catégories CPIS ou PI (seulement 2 % pour les CPIS16). En outre, les ouvriers « post-2002 » de la LCR se distinguent là encore par des niveaux d’études bien supérieurs à ceux de leur groupe socioprofessionnel de référence : 41 % de ces militants ont validé un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat et près de 28 % sont diplômés du supérieur. L’écart est très important avec le reste de la population ouvrière en France, puisque seuls 18 % des ouvriers sont titulaires d’un diplôme de niveau égal ou supérieur au baccalauréat dans la population active17.

 

Logiques de l’engagement en temps de crise

C’est au travers d’entretiens et d’un travail d’observation du militantisme qu’a été mise au jour l’influence des trajectoires sociales et scolaires des enquêtés dans les processus de politisation qui éclairent leur décision de s’engager à la LCR, en particulier à partir de 200218. Le travail mené en 2003 dans une cellule du 17ème arrondissement de Paris, créée un an plus tôt pour faire face à de nombreuses demandes d’adhésion, a permis d’étudier ces processus. Changeons donc d’échelle d’observation pour poursuivre l’étude au niveau microsociologique d’une trajectoire individuelle qui, plus que d’autres, pose question. Représentative des nouvelles caractéristiques sociodémographiques du recrutement post- 2002 et présentant une situation de déclassement scolaire, la trajectoire de Pierre Brévent trouve son origine dans un milieu qui rendait peu probable un engagement à la LCR.

 

Quand le grand écart entre aspirations sociales et position professionnelle structure un sentiment d’injustice

Pierre Brévent a rejoint la cellule du 17e arrondissement au mois d’avril 2002. Il est âgé de trente et un ans lors de la première phase de l’enquête19.

Fils aîné d’une famille de trois enfants (il a un frère et une sœur), Pierre est issu d’un milieu ouvrier et modeste. Son père a toutefois connu une ascension au sein même de la classe ouvrière : titulaire d’un CAP, il a débuté sa carrière professionnelle comme tourneur-fraiseur et l’a terminée, après avoir exercé divers métiers, en tant qu’imprimeur offset en Normandie. La mère de Pierre est demeurée femme au foyer, à l’exception de quelques emplois occasionnels en tant que femme de ménage. Ses parents n’étaient pas militants mais cependant politisés : « Mon père, il a eu une attirance à une époque pour le RPR, la droite, ma mère a été jusqu’au FN, et puis mon père après a été, la dernière fois quand on en a parlé c’était dans les années 1990, il votait Arlette Laguiller. Ma mère je ne sais pas, mais je pense qu’elle est restée très, très à droite »20 L’orientation politique de Pierre et son militantisme le distinguent ainsi fortement de ses parents, tout comme son niveau de diplôme, élevé : il a en effet obtenu une licence de sociologie et a débuté une maîtrise, qu’il n’a pas encore validée au moment de notre premier entretien. Dans son cas, l’investissement scolaire apparaît d’abord comme une stratégie parentale visant à assurer une ascension sociale à leur fils, au prix d’importants sacrifices financiers :

« Ils m’ont payé des écoles privées, parce que c’était des écoles réputées sur Caen. […] Eux n’ayant pas fait d’études, [ils] avaient cette démarche […] de placer leurs enfants dans les meilleures écoles afin qu’ils obtiennent plus de chances de réussite. […] Et […], bien qu’ils aient peu de connaissances de toutes les filières, leur but, leur grand but, c’était que j’aille à l’université. Et ils ont tout fait pour me permettre cet accès »21.

De ce strict point de vue, pour Pierre, le pari est réussi, mais tout juste. En effet, quand je le rencontre pour la première fois en 2003, il est employé de la fonction publique dans un centre de documentation universitaire. Mais quand il parle de sa situation professionnelle, c’est avec un certain dépit. Il précise qu’il est fonctionnaire « de catégorie C seulement » et occupe de ce fait un simple poste d’exécution. Son niveau de formation initiale excède ainsi très largement celui normalement requis pour l’emploi occupé22. Avec un capital scolaire élevé et des attentes intellectuelles fortes (perceptibles au cours de l’entretien), et bien qu’appréciant beaucoup de travailler dans le « monde de la bibliothèque » – où il retrouve un environnement qui a marqué son enfance23–, Pierre laisse transparaître son insatisfaction à l’égard de son emploi, qui ne lui laisse que peu de marges de manœuvre et d’élaboration. Il souligne également la faiblesse de son niveau de rémunération, 1 180 euros nets mensuels en juin 2003, qu’il juge très insuffisant pour vivre de manière décente à Paris. Dans ses propos, une déception diffuse est perceptible entre, d’un côté, la très forte valorisation de ses études universitaires en sociologie, et, de l’autre, cet emploi qui ne correspond pas à ses aspirations. Pierre précise également que c’est par nécessité et non par choix qu’il a dû passer les concours de la fonction publique et mettre un terme à ses études. D’ailleurs, deux ans plus tard, quand je le retrouve pour un nouvel entretien, il explique avoir repris ses études et souhaite passer de nouveaux concours pour pouvoir changer de poste. Sa trajectoire illustre ainsi très bien la difficulté à cerner les contours d’une population de déclassés, dont les frontières labiles et mouvantes résistent à la généralisation des observations faites à un instant t24.

Issu de la classe ouvrière et d’un milieu modeste, il a joué le jeu de l’institution scolaire. Son insistance à souligner les sacrifices consentis par ses parents en dit long sur le poids du sentiment de responsabilité et, par conséquent, sur le devoir de réussite qu’impliquent de tels espoirs familiaux. Le décalage est ainsi particulièrement grand entre ses aspirations d’ascension sociale, les sacrifices et les efforts consentis, et le petit déplacement finalement obtenu par rapport à ses origines. Si Pierre s’extrait de la condition ouvrière qu’a connue son père en intégrant le « “petit” salariat public »25, il demeure malgré tout cantonné à un poste d’exécution26.

Pierre Brévent relie explicitement la perception « de certaines inégalités, de certaines injustices, on va dire sociales » à son histoire familiale et scolaire, et établit un rapport entre cette perception et son engagement politique. Il évoque à ce propos le départ de Vitrolles, où sa famille vit jusqu’au milieu des années 1980 et où il s’est fait de nombreux amis d’origine arabe, pour la Normandie. Dans l’école privée où il est scolarisé à Caen, il supporte alors particulièrement mal les remarques racistes proférées par ses nouveaux camarades de classe. Le passage de ce fils d’ouvrier par l’école privée est déterminant pour comprendre la structuration de ses représentations du monde, le dévoilement des frontières entre « eux » et « nous », donc la découverte des classes sociales et des rapports de domination qui les opposent. Les expériences de ce type participent d’un processus de politisation : elles peuvent effectivement conduire des enfants issus d’un milieu « dominé » à percevoir le monde social selon de nouveaux principes de division et, ce faisant, à s’arracher à l’emprise des classements légitimes27.

La sensibilité de Pierre Brévent aux questions sociales et aux inégalités économiques, qui structure son discours et les justifications qu’il avance pour rendre compte de son engagement politique, apparaît intrinsèquement liée à ces premières expériences de découverte des discriminations sociales et raciales, et à celle vécue d’un désajustement entre ses aspirations à un devenir social accordé à sa trajectoire scolaire et au capital culturel accumulé, et sa position effective. Chez Pierre, ce désajustement est à l’origine d’un rapport malheureux à son emploi, générant, plus que de la déception, un mécontentement. Ce dernier n’est toutefois pas vécu sur le mode du ressentiment28. On distingue de ce point de vue une forte influence de sa formation en sociologie. La rencontre marquante de certains enseignants au lycée et l’étude d’auteurs comme Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant lui ont fourni des clés d’analyse et de compréhension de son expérience et lui permettent de la recoder à travers un « cadre d’injustice »29, au lieu d’y voir la marque d’une indignité personnelle.

« La sociologie en tant que telle m’a conscientisé, […] parce qu’on est dans l’étude de la société, de ses dysfonctionnements. […] Après, c[e n]’est plus de l’ordre de la sociologie, donc c’est là qu’on peut s’engager à titre personnel. Après avoir exploré la société et l’avoir analysée, c’est vrai qu’il y a un stade où on a envie aussi, vu les choses horribles auxquelles on assiste, on a aussi envie à un moment de franchir le pas30 ».

Concernant son passage à l’engagement, deux aspects de la configuration familiale31 de son enfance semblent déterminants. D’abord, l’ascension sociale qu’a connue son père, qui lui a permis de faire l’expérience d’une « émancipation personnelle, fondée sur la découverte progressive d’une possibilité de “devenir autre chose” »32. Ensuite, la forme spécifique de la mobilisation parentale en faveur de l’école. En effet, « l’existence d’un projet scolaire, dans la classe ouvrière, ne va pas de soi. Projeter à long terme le devenir de la lignée, c’est entrer dans un rapport de maîtrise active à son destin, prétendre lui conférer un sens qui tient à soi plus qu’aux aléas de l’existence, se faire le sujet de sa propre histoire »33. Les projets mis en œuvre par ses parents ont ainsi participé, chez Pierre, au développement de dispositions à penser « un changement possible » – pour reprendre les termes employés par Pierre – et à agir pour l’obtenir, comme il souhaite initialement le faire en s’investissant dans des associations étudiantes et de quartier.

Pour Pierre, précocement heurté par la violence des comportements racistes envers ses camarades d’origine arabe, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle joue, au mois d’avril 2002, le rôle d’événement activateur de son militantisme. Ce dernier paraît durablement sous-tendu par une revendication de justice sociale, à l’origine d’un processus de conversion critico-sociétaire34 qui l’amène, dans ce contexte politique extraordinaire, à prendre parti pour « changer radicalement un système dit “capitaliste” qui, dans sa construction et son fonctionnement, laisse de côté toute une partie de la population et accentue les inégalités ». De ce point de vue, les façons dont il se définit politiquement et présente le sens de son engagement à la LCR sont particulièrement signifiantes. Pierre se considère « seulement de gauche parce qu’[il a] des idées sociales » et, s’il lui semble difficile de « se revendiquer du communisme pur et dur », il se reconnaît pourtant dans ce qualificatif dont il propose une acception particulière : « Dans la définition que j’en donnais, [c’est- à-dire] la capacité à changer le monde, réussir à faire que tout le monde puisse vivre décemment, avec un toit sur la tête, un emploi, etc. » C’est ce qui constitue pour lui « le projet global, le cheval d’arçon de la Ligue et […] ce qui [l]’a incité vraiment à entrer »35.

Cette trajectoire montre bien que le déclassement scolaire n’explique rien en lui-même, mais acquiert une signification contribuant à éclairer la décision de Pierre de s’engager à la LCR à l’aune d’une configuration familiale, d’un rapport spécifique à la culture et à l’école, de dispositions à percevoir et à agir incorporées au cours de sa socialisation primaire et secondaire, de fréquentations et d’événements, qui contribuent ensemble à expliquer son adoption d’un « cadre d’injustice » au travers duquel il interprète désormais non seulement sa propre situation, mais plus généralement les inégalités et les rapports de domination qui structurent le monde social.

 

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références

références
1 Robert LINHART, L’Établi, Minuit, Paris, 2000 [1978], p. 138.
2 Ces analyses ont fait l’objet d’une publication de l’auteure dans la Revue française descience politique, vol. 63, nº 5, 2013, p. 841-864.
3 Entre avril et juin 1968, les effectifs de la JCR étaient passés de 350 à environ 1 000 membres (Véronique FABUREL, « La JCR. Avril 1966-juin 1968 », mémoire de maîtrise d’histoire, université Paris I, juin 1988, p. 12).
4 Selon l’acception qu’en donne Roger CHARTIER dans « Le statut de l’histoire. Entretien avec Roger Chartier », propos recueillis par Alain EHRENBERG, Véronique NAHOUM-GRAPPE et Georges VIGARELLO, Esprit, octobre 1996, p. 143.
5 Contre 27,5 % des militants « avant 2002 ». Cet écart s’explique en grande partie par le fait que les femmes restent moins longtemps que les hommes dans l’organisation.
6 ARES, « Les mouvements de main-d’œuvre en 2011 », DARES Analyses, nº 056, septembre 2012, p. 1-8.
7 Professeurs exclus.
8 Frédéric LERAIS et Pierre MARIONI (dir.), « Dossier âge et emploi. Synthèse des principales données sur l’emploi des seniors », Document d’études, nº 82, DARES, mai 2004, p. 5.
9 Les effectifs pour ces deux groupes sont réduits (respectivement 115 et 58 individus). Ils permettent néanmoins de repérer certains phénomènes, qui mériteraient d’être confirmés à l’aide d’un échantillon plus conséquent.
10 Camille PEUGNY, Le Déclassement, Grasset, Paris, 2009, p. 13.
11 Ibid. ; Emmanuelle NAUZE-FICHET et Magda TOMASINI, « Diplôme et insertion sur le marché du travail : approches socioprofessionnelle et salariale du déclassement », Économie etStatistique, nº 354, INSEE, 2002, p. 21-48.
12 L’origine sociale est fréquemment appréhendée par la seule profession du père. À l’encontre de ce biais problématique qui affecte la plupart des enquêtes de mobilité sociale (Dominique MERLLIÉ, Les Enquêtes de mobilité sociale, PUF, Paris, 1994, p. 165-170), j’ai pris en compte les ascendants paternels et maternels.
13 INSEE, enquête « Formation et qualification professionnelle » 2003 (données détaillées).
14 Observatoire des inégalités, « Le niveau de diplôme des catégories sociales », 14 juin 2013 (source : INSEE, enquête « Emploi » 2010).
15 Près du tiers des mères n’exerçaient pas d’activité professionnelle.
16 INSEE, enquête « Emploi » 2010, op. cit., voir OBSERVATOIRE DES INÉGALITÉS, « Le niveau de diplôme des catégories sociales », op. cit.
17 INSEE, enquête « Formation et qualification professionnelle » 2003, op. cit.
18 Dans cette veine d’analyses qualitatives de la mobilité sociale : Daniel BERTAUX, « Mobilité sociale biographique. Une critique de l’approche transversale », Revue française de socio-logie, vol. 15, nº 3, 1974, p. 329-362 ; idem, « Mobilité sociale : l’alternative », Sociologie etsociétés, vol. 25, nº 2, 1993, p. 211-222 ; Marie CARTIER, Les Facteurs et leurs tournées. Unservice public au quotidien, La Découverte, Paris, 2003 ; Marie CARTIER, Isabelle COUTANT, Olivier MASCLET et Yasmine SIBLOT, La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieuepavillonnaire, La Découverte, Paris, 2008 ; Cédric HUGRÉE, « “Le CAPES ou rien ?” Parcours scolaires, aspirations sociales et insertions professionnelles du “haut” des enfants de la démocratisation scolaire », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 183, 2010, p. 72-85 ; idem, « Aux frontières du “petit” salariat public et de son encadrement : de nouveaux usages des concours ? », Travail et Emploi, nº 127, juillet-septembre 2011, p. 67-82 ; Bernard LAHIRE, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, Paris, 2004 ; Paul PASQUALI, Passer les frontières sociales. Comment les « filièresd’élite » entrouvrent leurs portes, Fayard, Paris, 2014.
19 Deux entretiens ont été réalisés, le 24 juin 2003 puis le 10 juillet 2005.
20 Entretien du 24 juin 2003.
21 Idem.
22 Certains concours de catégorie C sont ouverts sans condition de diplôme. Dans d’autres cas, il faut être titulaire du brevet, d’un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) ou d’un brevet d’études professionnelles (BEP).
23 Pierre explique en effet : « Il y avait toujours par contre des livres à la maison, mon père étant imprimeur, tout ce qui était autour de l’imprimerie, etc., ça a quand même bercé toute ma vie ».
24 Comme l’a souligné Marie Cartier dans son étude sur les facteurs : « une reconstitution des carrières à partir d’archives de personnel a ainsi permis de montrer qu’une partie de ces surdiplômés quittent rapidement l’emploi de facteur soit par la démission, soit par la promotion interne », in Marie CARTIER, Les Facteurs et leurs tournées, op. cit., p. 236.
25 Cédric HUGRÉE, « Aux frontières du “petit” salariat public et de son encadrement », loc. cit.
26 Christian BAUDELOT, Michel GOLLAC et alii ont mis en lumière l’importance de la distinction entre emplois d’exécution et d’encadrement pour rendre compte de l’épanouissement au travail du point de vue des salariés, dans Travailler pour être heureux ? Le bonheur etle travail en France, Fayard, Paris, 2003.
27 Pierre BOURDIEU, Leçon sur la leçon, Minuit, Paris, 1982, p. 14-15.
28 Pierre Brévent oppose en effet à la société dans laquelle il vit d’autres valeurs, contraire- ment à l’« homme du ressentiment », qui n’aspire pas à une autre société mais qui possède les mêmes valeurs et les mêmes désirs que les dominants. Voir Max SCHELER, L’Homme du ressentiment, Gallimard, Paris, 1970 [1912], et l’analyse qu’en donne Luc BOLTANSKI, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, Paris, 2012, p. 249-262.
29 Ou « injustice frame » ; William A. GAMSON, Bruce FIREMAN et Steven RYTINA, Encounters withUnjust Authority, The Dorsey Press, Homewood, 1982 ; William A. GAMSON, Talking Politics, Cambridge University Press, Cambridge, 1992.
30 Entretien avec Pierre Brévent, le 24 juin 2003.
31 Bernard LAHIRE, Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard/Seuil, Paris, 1995.
32 Olivier SCHWARTZ, « Sur le rapport des ouvriers du Nord à la politique. Matériaux lacu- naires », Politix, vol. 4, nº 13, 1991, p. 82.
33 J’ai forgé cette expression pour insister sur le phénomène de subversion cognitive en jeu dans cette subversion politique, qui induit une prise de distance avec la représentation du monde social comme monde naturel et peut soutenir, sous certaines conditions, des formes de « prise de parole » contestataire.
34 Jean-Pierre TERRAIL, Destins ouvriers. La fin d’une classe ?, PUF, Paris, 1990, p. 225.
35 Les citations de ce paragraphe sont issues de l’entretien du 24 juin 2003.