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A l’occasion du centenaire de la Révolution russe, nous publierons en feuilleton – tout au long de l’année – la biographie politique que le théoricien et militant marxiste Tony Cliff a consacrée à Lénine (traduite par Jean-Marie Guerlin). Le premier volume de cette biographie s’intitule Construire le parti.

Lire le premier chapitre ici : « Lénine devient marxiste ». 

Le deuxième chapitre : « Du cercle d’étude marxiste au mouvement gréviste »

 

Chapitre 3 — Vers la construction du parti

« Donnez nous une organisation de révolutionnaires, et nous retournerons la Russie ! »[1]

En mars 1898, un « congrès » des social-démocrates se tint à Minsk. C’était un micro-événement, avec seulement neuf délégués, de Saint-Pétersbourg, Moscou et Kiev, du journal Rabotchaïa Gazeta, et de l’organisation socialiste juive le Bund. Il ne réussit pas à adopter un programme ni un document quelconque. Ses seuls résultats furent l’édition d’un manifeste, rédigé par Peter Strouvé (un « économiste » qui devait devenir plus tard dirigeant libéral, puis monarchiste), la promulgation de l’idée d’un parti à l’échelle de la nation, et l’élection d’un comité central de trois personnes. Huit des neuf délégués et deux des trois membres du comité central furent arrêtés quelques jours après la fin de la conférence.[2]

A cette époque, Lénine était en Sibérie. L’échec du congrès de 1898 le convainquit que la construction d’un parti national capable de sortir la social-démocratie russe de sa crise exigeait une préparation sérieuse et systématique. Des mois de réflexion, pendant la dernière période de sa déportation en Sibérie, produisirent dans son esprit le plan d’un journal national et d’une chaîne d’agents pour l’introduire clandestinement dans le pays et le diffuser dans les grandes villes et les usines. Le journal devait fonctionner comme un moyen de relier les cercles locaux en une organisation nationale. Il devait avoir un rôle de clarification et d’unification à la fois sur le plan de la théorie et sur celui de l’activité pratique.

Kroupskaïa se souvenait de cette période :

« Il en perdit le sommeil et maigrit d’une manière effrayante. Dans ses nuits d’insomnie, il mûrissait son plan dans tous les détails, l’étudiait avec Krjijanovsky, avec moi, correspondait à ce sujet avec Martov et Potressov, s’entendait avec eux pour partir pour l’étranger ».[3]

 

Le besoin de généraliser la lutte

C’est la peur du danger que faisait courir au mouvement la montée de « l’économisme » russe et du révisionnisme allemand dans la seconde moitié de 1899 qui motiva Lénine pour tordre le bâton à nouveau, loin de la lutte économique fragmentaire, quotidienne, spontanée, vers l’organisation d’un parti politique national. Dans un article intitulé Notre tâche immédiate, rédigé vers la fin de 1899, il disait :

Lorsque les ouvriers d’une fabrique, ou d’une profession, affrontent leur ou leurs patrons, est-ce là la lutte de classe ? Non, ce n’en est encore qu’un faible embryon. La lutte des ouvriers ne devient lutte de classe que lorsque tous les représentants d’avant-garde de l’ensemble de la classe ouvrière de tout le pays ont conscience de former une seule classe ouvrière et commencent à agir non pas contre tel ou tel patron, mais contre la classe des capitalistes tout entière et contre le gouvernement qui la soutient(…) La social-démocratie se propose précisément, en organisant les ouvriers, de transformer par la propagande et l’agitation, leur lutte spontanée contre les oppresseurs en une lutte de toute la classe, en la lutte d’un parti politique déterminé pour des idéaux politiques et socialistes déterminés. Pareille tâche ne saurait être réalisée par le travail local à lui seul.[4]

La conception économiste étroite de l’organisation devait par conséquent être dépassée.

Notre principal défaut, dont l’élimination requiert tous nos efforts, c’est le caractère étroit, « artisanal », de l’activité locale. Du fait de ce caractère artisanal, une foule de manifestations du mouvement ouvrier en Russie restent des évènements purement locaux et perdent beaucoup de leur valeur d’exemple pour l’ensemble de la social-démocratie russe, de leur importance en tant qu’étape de tout le mouvement ouvrier russe.[5]

Les conclusions sont claires :

Les germes des idées social-démocrates sont d’ores et déjà semés à travers toute la Russie ; les tracts ouvriers – cette première forme de la presse social-démocrate – sont connus de tous les ouvriers russes, de Pétersbourg à Krasnoïarsk et du Caucase à l’Oural. Ce qu’il nous faut, à l’heure actuelle, c’est concentrer toutes les activités locales dans l’action d’un seul parti…Il importe d’en finir avec ces méthodes artisanales! Nous sommes assez mûrs pour passer à un travail d’ensemble, à la mise au point d’un programme général pour le parti, à une discussion collective sur la tactique et l’organisation de notre parti.[6]

Pour réaliser l’unification des socialistes, la tâche centrale était de créer un journal pour toute la Russie.

…nous devons… nous assigner pour objectif immédiat la mise sur pied d’un organe du parti paraissant régulièrement et étroitement lié à tous les groupes locaux. Nous pensons que l’activité des social-démocrates dans son ensemble doit être orientée dans ce sens pendant toute la période à venir. Sans un tel organe, le travail des organisations locales restera étroitement « artisanal ». La création du parti – s’il n’est pas représenté correctement par un organe déterminé – demeurera dans une grande mesure lettre morte. Une lutte économique qui n’est pas unifiée par un organe central ne peut devenir la lutte de classe de l’ensemble du prolétariat russe. Il est impossible de mener la lutte politique si le parti tout entier ne peut pas se prononcer sur toutes les questions politiques et guider les diverses manifestations de la lutte. On ne saurait organiser les forces révolutionnaires, les discipliner et développer la technique de l’action révolutionnaire que si toutes ces questions sont discutées dans un organe central, si l’on élabore collectivement certaines formes et règles d’organisation du travail, si la responsabilité de chaque membre du parti devant le parti tout entier est établie par l’intermédiaire d’un organe central.[7]

Dans un autre article, Une question urgente, écrit à la même époque, Lénine fait valoir que l’unification des marxistes dans un parti national rendrait possible le développement d’une division du travail dans le mouvement et donc d’en améliorer l’efficacité.

Il est indispensable que des membres ou des groupes du parti se spécialisent dans les divers domaines de son activité : reproduction des textes, introduction en Russie des publications éditées à l’étranger, transport à travers la Russie, distribution dans les villes, organisation de logements clandestins, collectage des fonds, transmission du courrier et de tous les renseignements sur le mouvement, organisation des liaisons, etc. Pareille spécialisation exige, nous le savons, beaucoup plus d’endurance, d’aptitude à se concentrer sur un travail modeste, anonyme, obscur, beaucoup plus d’héroïsme authentique que le travail effectué habituellement dans les cercles.[8]

Le plan de Lénine envisageait la création de deux journaux : une revue théorique bimensuelle (la future Zaria) et un bi-hebdomadaire largement distribué (l’Iskra), qui entreprendrait la consolidation organisationnelle et idéologique du mouvement.

 

Comment l’Iskra faillit s’éteindre

Pendant qu’il était en Sibérie, Lénine correspondait avec deux autres déportés, Martov et Potressov, qui étaient fondamentalement d’accord avec lui sur le plan pour un journal et une organisation nationaux. Ils s’écrivaient longuement sur l’avenir du journal : qui devrait écrire pour lui, quand devait-il être imprimé, comment devait-il être introduit clandestinement dans les villes, quelle serait sa position sur toute une série de questions. Les trois étaient très proches, ayant à peu près le même âge (Potressov ayant un an de plus, Martov trois ans de moins que Lénine), leur temps de déportation devant se terminer plus ou moins en même temps, et tous trois partant à l’étranger pour poursuivre le plan de lancement du journal – ils étaient si proches, en fait, que Lénine les appelait « la triple alliance ».

Ils considéraient également tous trois Plékhanov comme leur maître. Cependant, la rencontre de Lénine, en août 1900, avec le « père du marxisme russe » fut un choc désastreux. L’incident vaut d’être relaté dans la mesure où il projette une lumière intéressante sur sa nature émotionnelle, qu’il devait refouler pendant des décennies. Il est aussi important comme signe avant-coureur de la rupture future entre Lénine et les vieux maîtres, la génération des pionniers du marxisme russe, Plékhanov, Axelrod et Zassoulitch.

La rencontre est décrite dans un long rapport confidentiel (qui prend quelque 18 pages des Œuvres) ; Il n’était destiné à être lu que par Kroupskaïa, Martov, et quelques proches, et était intitulé « Comment l’étincelle faillit s’éteindre » (un jeu de mots sur le nom du journal, l’Iskra, qui signifie « étincelle »).

Lorsqu’ils se rencontrèrent, Plékhanov

… était réellement soupçonneux, susceptible et rechthaberich jusqu’au nec plus ultra (ne souffrant pas de discussion sur le fait qu’il avait raison). Je m’efforçai d’être prudent, d’éviter les points « névralgiques », mais cette façon d’être constamment sur le qui-vive ne pouvait certes pas manquer de rendre l’ambiance extrêmement pesante… Il y eut aussi des « frictions » quant à la tactique de la revue : Plékhanov a toujours manifesté une extrême intolérance, une incapacité et une mauvaise volonté à comprendre les arguments des autres, et de plus un manque de sincérité, c’est bien le terme exact.[9]

Plékhanov s’était aussi comporté de manière rude et incorrecte envers Strouvé lors de l’apparition de son « économisme », ce qu’il n’était pas disposé à admettre. Lénine écrit :

Nous disions que nous devions être indulgents autant que possible envers Strouvé, car nous-mêmes n’étions pas sans responsabilité dans son évolution : nous-mêmes, Plékhanov y compris, ne nous étions pas insurgés au moment où il fallait le faire (en 1895, 1897). Mais Plékhanov ne voulait pas reconnaître la moindre part de faute, se retranchant derrière des arguments manifestement faibles, qui écartaient la question au lieu de l’éclairer. Dans un entretien amical entre futurs corédacteurs, cette diplomatie produisait l’effet le plus désagréable : pourquoi se leurrer en prétendant qu’en 1895, il lui aurait été « ordonné » ( ? ?), à lui Plékhanov, de « ne pas tirer » (sur Strouvé), et qu’il était habitué à faire ce qu’on lui ordonnait (voilà qui lui ressemble!). Pourquoi se leurrer en assurant qu’en 1897 (au moment où Strouvé annonçait dans le Novoïé Slovo son intention de réfuter l’une des thèses fondamentales du marxisme) il n’avait pas pris position contre, parce qu’il ne comprenait pas du tout (et ne comprendrait jamais) la polémique entre collaborateurs d’une seule et même revue. Ce défaut de sincérité était d’autant plus irritant que Plékhanov s’attachait au cours la discussion à démontrer que nous ne voulions pas d’une guerre implacable contre Strouvé…[10]

Lénine, d’autre part, tout en affirmant que le journal proposé devait se faire le champion intransigeant du marxisme révolutionnaire, était favorable à son ouverture à des polémiques avec des libéraux, des « économistes » et des révisionnistes. Il prépara le projet d’une « Note de la rédaction », dans lequel

… il était question de l’objet et du programme de nos publications ; il était écrit dans un esprit « opportuniste » (selon Plékhanov) : on y admettait les polémiques entre collaborateurs, le ton en était modeste, il réservait la possibilité d’un règlement pacifique du conflit avec les « économistes », etc. On y soulignait que nous appartenions au parti et que nous voulions travailler à son union.[11]

Il était partisan d’inviter Strouvé et Tougan-Baranovsky à écrire pour les journaux. Mais Plékhanov, s’opposant complètement à l’admission d’opinions adverses, « … montrait pour les « gens de l’Union » une haine passant les bornes de la décence (les soupçonnant de mouchardage, les accusant d’affairisme, de fripouillerie, se déclarant prêt à « fusiller » sans hésiter pareils « traîtres », etc. »).[12]

Quelques jours plus tard Plékhanov, Axelrod et Zassoulitch rencontrèrent Lénine et Potressov pour essayer de négocier un accord entre les deux générations. Les relations tendues s’enflammèrent en un conflit ouvert. « Le désir de Plékhanov de commander sans partage était évident », mais il commença avec diplomatie :

Là, il déclare qu’il préfère être collaborateur, simple collaborateur, car autrement ce sont des heurts continuels, qu’ils considèrent visiblement les choses autrement que nous, qu’il comprend et qu’il respecte notre point de vue, celui du parti, mais qu’il ne peut pas l’adopter. Que nous soyons rédacteurs et lui collaborateur. Nous restons ahuris, littéralement ahuris, et nous commençons à nous récuser.

Lorsque Lénine et ses compagnons insistèrent pour que Plékhanov soit membre de la rédaction, celui-ci demanda comment les choses se passeraient avec six rédacteurs (Plékhanov, Axelrod et Zassoulitch pour les vétérans, et Lénine, Martov et Potressov pour la jeune génération) lorsqu’il faudrait voter. Véra Zassoulitch proposa alors que Plékhanov bénéficie de deux voix, cependant que les autres en auraient une chacun.

Alors Plékhanov prend en mains les rênes du pouvoir et se met, jouant le rédacteur en chef, à répartir les rubriques et les articles entre les assistants, sur un ton ne souffrant pas de réplique. Nous restons tous là consternés, acceptant passivement toutes choses, incapables encore de digérer ce qui nous arrive. Nous sentons que nous sommes joués…[13]

Ma « passion » pour Plékhanov avait disparu comme par enchantement, et il m’en restait un dépit et une amertume incroyables. Jamais, jamais de ma vie, je n’avais eu pour un homme autant de respect sincère et de vénération, devant personne je n’avais gardé autant d’ « humilité », et jamais je n’avais eu le sentiment d’avoir reçu un « coup de pied » aussi brutal.[14]

C’est avec une profonde amertume que Lénine décrit sa réaction et celle de Potressov au comportement autoritaire de Plékhanov :

Notre indignation était à son comble : notre idéal était brisé et nous trouvions une extrême jouissance à le fouler aux pieds, comme une idole renversée : les accusations les plus violentes fusaient sans fin. Et nous décidons : impossible d’en rester là! Nous ne voulons pas travailler ensemble dans de telles conditions, nous ne le ferons pas, nous ne le pouvons pas! Adieu, revue! Nous abandonnons tout, nous rentrons en Russie et là nous repartirons sur de nouvelles bases, en nous bornant au journal. Le rôle de pion entre les mains de cet homme ne nous sourit pas ; les rapports amicaux, il ne les tolère pas, il ne les comprend pas. Nous charger nous-mêmes de la rédaction, nous ne pouvons nous y résoudre ; et puis, aujourd’hui, ce serait purement et simplement odieux, nous aurions l’air d’avoir recherché des places de rédacteurs, d’être des Streber, des arrivistes, d’être animés, nous aussi, de la même vanité, mais d’un calibre inférieur… Il est difficile de décrire avec précision notre état d’esprit au cours de cette soirée, tant il était complexe, pénible, trouble !…

Et tout cela, parce que nous étions jusque-là amoureux de Plékhanov : sans cette passion, si nous l’avions considéré avec plus de sang-froid, avec une humeur plus égale, avec un peu plus de recul, nous nous serions conduits autrement avec lui et nous n’aurions pas subi un effondrement au sens littéral du mot (…) La leçon était très dure, dure et blessante jusqu’au dépit. De jeunes camarades « faisaient la cour » à un aîné, mus par un amour immense envers lui, et il apportait tout à coup dans cet amour une atmosphère d’intrigue (…) Et cette jeunesse amoureuse reçoit de l’objet de son amour un amer enseignement : il faut considérer tout homme « sans sentimentalité », en dissimulant à tout hasard une pierre dans son sein. Voilà les paroles amères que nous répétions sans fin ce soir-là.[15]

Cet incident illustre le mépris que Lénine devait garder toute sa vie pour tout autoritarisme dans le mouvement, toute dissimulation malhonnête par un dirigeant de ses propres erreurs passées. Cet épisode le montre exerçant ses muscles pour la première fois, devenant un dirigeant plein et entier. Il lui a appris à ne jamais mélanger les aspects personnels et politiques de ses futures alliances et querelles – il apprit à discipliner le côté émotionnel de sa nature.

Nous décidâmes de ne raconter à personne ce qui s’était passé, sauf dans notre entourage le plus proche (…) Extérieurement, il ne s’était rien produit (…) seulement, une corde s’était rompue à l’intérieur, et d’excellentes relations personnelles avaient fait place à des relations d’affaires sèches, compliquées de perpétuels calculs, selon la formule : si vis pacem, para bellum [si tu veux la paix, prépare la guerre].[16]

Cet épisode, auquel Lénine ne fera plus jamais allusion dans ses écrits, non seulement anticipait le futur conflit entre individus – Lénine contre Plékhanov (et ses intimes Axelrod et Zassoulitch) – mais était aussi l’expression de la faiblesse réelle, fondamentale, du père du marxisme russe, dont la raison principale est sans doute à rechercher dans ses années d’éloignement de tout véritable mouvement de lutte. Comme Kroupskaïa l’a écrit,

Tragique a été le sort de Plékhanov. Dans le domaine de la théorie il a rendu de très grands services au mouvement ouvrier. Mais les années passées dans l’émigration l’avaient détaché de la réalité russe. Le grand mouvement de la masse ouvrière avait pris corps au moment où il se trouvait déjà à l’étranger. Il voyait des représentants des divers partis, des écrivains, des étudiants, même des ouvriers isolés, mais il ne voyait pas la masse ouvrière russe, il ne travaillait pas avec elle, il ne la sentait pas. Parfois, quand la correspondance de Russie apportait quelque révélation sur les nouvelles formes du mouvement, qu’elle laissait entrevoir de nouvelles perspectives, Vladimir Ilitch, Martov, et même Véra Zassoulitch la lisaient et la relisaient plusieurs fois ; après cette lecture, Vladimir Ilitch se mettait à marcher de long en large dans la chambre et ne parvenait pas à s’endormir le soir. Une fois installés à Genève, j’essayai de montrer à Plékhanov, les correspondances et les lettres et je fus surprise de son attitude : on eût dit qu’il sentait le sol se dérober sous ses pas, une certaine incrédulité se peignait sur son visage, il ne parlait jamais par la suite de ces lettres et correspondances.

Après le deuxième congrès, il se montra tout particulièrement méfiant pour les lettres de Russie.

Au début, cela me vexait en quelque sorte, puis je réfléchis que cela provenait de ce qu’il avait quitté la Russie depuis longtemps et qu’il était privé des points de repère que donne l’expérience et qui permettent d’établir l’importance relative de chaque correspondance, de lire bien des choses entre les lignes.

Il venait souvent des ouvriers à l’Iskra. Tous, bien entendu, voulaient voir Plékhanov, ce qui était bien plus difficile que de voir Martov ou l’un de nous, mais, même si un ouvrier parvenait à être introduit auprès de Plékhanov, il sortait de chez lui avec un sentiment complexe. Il était fasciné par sa rayonnante intelligence, par ses connaissances étendues, son esprit, mais il sentait d’autant plus l’énorme distance qui le séparait de ce brillant théoricien et il constatait qu’il n’avait pu lui parler de ce qui lui tenait tant à cœur et sur quoi il eût voulu le consulter.

Mais si l’ouvrier ne se trouvait pas d’accord avec Plékhanov et tentait d’émettre son opinion, celui-ci se fâchait : « Vos père et mère étaient encore au maillot quand moi, je… »

Il est probable qu’il n’en fut pas ainsi pendant les premières années de l’émigration, mais après 1900, Plékhanov avait perdu la perception immédiate de la Russie. Il ne s’y rendit pas en 1905.[17]

Trotsky a résumé la situation de Plékhanov avec pertinence :

Pour Plékhanov commençait déjà, en ces années, la période de la décadence. Ce qui le minait, c’était précisément ce qui donnait des forces à Lénine : l’approche de la révolution. Toute l’activité de Plékhanov tendit à préparer la révolution par les idées. Il fut le propagandiste et le polémiste du marxisme, mais non pas le politique révolutionnaire du prolétariat. Plus la révolution devenait imminente, plus il sentait le sol lui glisser sous les pieds. Il ne pouvait pas ne pas le sentir, et c’était là le motif essentiel de l’agacement qu’il manifestait à l’égard des jeunes.[18]

A l’inverse de Plékhanov, Lénine, lui, connaissait et comprenait les ouvriers russes.

 

Obstination exceptionnelle

L’âpre conflit avec Plékhanov fut un des premiers tests de la volonté et de la ténacité de Lénine. Il n’y a probablement jamais eu un révolutionnaire plus acharné, volontaire et persévérant que Lénine. Il est significatif que les mots qui reviennent probablement le plus souvent dans ses écrits sont « intransigeant » et « irréconciliable ».

Par-dessus tout, il avait une force de volonté inflexible. Comme l’a noté Lounatcharsky dans ses Silhouettes révolutionnaires, « le trait dominant de son caractère, la caractéristique qui constitue la moitié de sa physionomie, était la volonté : une volonté extrêmement nette, extrêmement tendue capable de se concentrer sur la tâche la plus immédiate, mais qui ne s’écartait pourtant jamais du rayon tracé par un puissant intellect, et qui assignait à chaque tâche individuelle sa place comme chaînon dans une chaîne politique énorme, d’échelle mondiale ».[19] De façon significative, la langue russe a le même mot pour dire « liberté » et « volonté ».

Le mode de vie de Lénine était un modèle de discipline, d’ordre et de contrôle de soi plein de patience. Gorki l’a décrit comme « sans exigence personnelle, totalement abstinent, non-fumeur, occupé du matin au soir par un travail compliqué et difficile, tout à fait incapable de prendre convenablement soin de lui-même ».[20] Dans ses lettres, Lénine ne décrivait jamais son environnement – qu’il fût en prison ou en Sibérie, à Genève, Paris ou Londres, il était complètement absorbé par son travail. Lorsqu’elles sont plus personnelles, ses lettres sont un bref compte-rendu de son activité quotidienne. Lorsque sa famille se plaignait qu’il n’écrivait pas de Sibérie, Kroupskaïa répondait : « Volodia ne sait absolument pas raconter les circonstances extérieures de sa vie ».[21]

Dans des mémoires hostiles écrites en 1927, Potressov admettait : « Et pourtant… tous ceux d’entre nous qui étaient les plus proches du travail… estimaient Lénine non seulement pour ses connaissances, son cerveau et sa capacité de travail, mais aussi pour sa dévotion exceptionnelle à la cause, sa disposition incessante à se donner complètement, à assumer les fonctions les plus déplaisantes, et à s’en acquitter sans faute avec la conscience la plus totale ».[22]

Véra Zassoulitch, raconte Trotsky, déclara un jour à Lénine :

« Georges (Plékhanov) est un lévrier : il mordille bien, mais il finit toujours par lâcher ; vous êtes un bouledogue : quand vous mordez, vous ne lâchez plus…  Quand Véra Ivanovna, plus tard, me rapporta ce propos, elle ajouta : Et il (Lénine) a beaucoup aimé ça. « Je mords et je ne lâche plus ? », a-t-il répété avec plaisir ».[23]

L’échange suivant entre Axelrod (un des fondateurs du marxisme russe, plus tard dirigeant menchevik) et un membre du Bureau Socialiste International est tout à fait révélateur :

Membre du Bureau Socialiste International : — Voulez-vous dire que toutes ces scissions, ces querelles et ces scandales sont l’œuvre d’un seul homme ? Comment un homme peut-il être aussi efficace et aussi dangereux ?

Axelrod : — Parce qu’il n’y a pas d’autre homme qui, 24 heures par jour, est absorbé par la révolution, qui n’a pas d’autres pensées que des pensées de révolution, et qui, même lorsqu’il dort, ne rêve de rien d’autre que de révolution, essayez donc de manier un pareil personnage.[24]

Voici ce que Lénine disait à son amie intime la révolutionnaire allemande Clara Zetkin :

La Révolution exige la concentration, le renforcement des énergies. Des individus autant que des masses. Elle n’admet pas des excès, qui sont l’état normal des héros décadents à la d’Annunzio. L’excès des plaisirs sexuels est un défaut bourgeois, c’est un symptôme de décomposition. Le prolétariat est une classe qui monte. Elle n’a pas besoin de stupéfiant ni de stimulant. Pas plus au moyen de l’excès des plaisirs sexuels qu’au moyen de l’alcool. Elle ne doit pas et ne veut pas s’oublier elle-même, oublier l’horreur et la barbarie du capitalisme. Les motifs d’action, elle les tire de ses propres conditions d’existence et de son idéal communiste. De la clarté, de la clarté, et encore de la clarté, c’est de cela qu’elle a surtout besoin ! C’est pourquoi, je le répète, pas d’affaiblissement, pas de gaspillage d’énergies ! La maîtrise de soi, la discipline intérieure, cela n’est pas de l’esclavage, même en amour ![25]

 

Notes

[1]Lénine, Que faire ?, Œuvres, 1965, vol.5, p. 478.

[2]La conception organisationnelle de ce premier congrès était fédéraliste et informelle. Un article disposait que le Comité Central (CC) ne devait décider sur aucune question qui pouvait être tranchée par le congrès suivant, et que seules les questions les plus urgentes pouvaient être réglées par le CC de sa propre autorité. Même dans ce cas, la décision du CC devait être unanime. (Voir Коммунистическая партия Советского Союза в резолюциях и решениях съездов, конференций и пленумов ЦК, 7e édition, vol.1, Moscou 1953, p. 14.)

[3]Kroupskaïa, Souvenirs sur Lénine.

[4]Lénine, Œuvres, vol.4, pp. 221-222.

[5]ibid.

[6]ibid.

[7]ibid., p. 225.

[8]ibid., pp. 228–229.

[9]ibid., pp. 345–346.

[10]ibid., p. 346.

[11]ibid., p. 346.

[12]ibid., p. 346.

[13]ibid., pp. 351.

[14]ibid., p. 352-353.

[15]ibid., pp. 354

[16]ibid., p. 348.

[17]Kroupskaïa, op. cit.

[18]Trotsky, Ma vie, Paris 1953, pp. 187-188

[19]Lounatcharsky, Революционные силуэты, 1923.

[20]M. Gorky, Lenin, Edinburgh 1967, p. 42.

[21]Lénine, Lettre à M.A. Oulianova, in Œuvres, vol.37, p. 606.

[22]A.N. Potressov, Посмертный сборник произведений, Paris 1937, p. 299.

[23]Trotsky, Ma vie, op cit, pp. 189-190.

[24]Z. Krjijanovskaïa, Несколько штрихов из жизни Ильича, vol.2, Moscou, 1925, p. 49.

[25]Clara Zetkin, Souvenirs sur Lénine, 1924.

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