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J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable. Fondements d’une critique socioécologique de l’économie capitaliste, Paris, Les liens qui libèrent, 2013. 

 

Le livre de Jean-Marie Harribey (JMH dans ce qui suit) rassemble des travaux antérieurs en faisant apparaître leur profonde cohérence. Il deviendra assurément une référence obligée pour les critiques du capitalisme. Il leur fournira non seulement des outils théoriques, mais aussi un repère essentiel dans l’élaboration d’une alternative globale.

 

Déblayer

Le livre se compose plusieurs grands chantiers. Le premier est en quelque sorte une opération de nettoyage conceptuel qui vise à débarrasser la scène théorique des confusions qui obscurcissent le débat. La principale de ces confusions porte sur la valeur et la richesse. Elle suppose donc un passage en revue des théories, organisée autour de cette idée essentielle : on ne peut pas analyser le capitalisme sans disposer d’une théorie de la valeur.

JMH montre que derrière la référence à la théorie de la valeur, on trouve une question beaucoup plus concrète et légitime : d’où vient le profit ? C’est d’ailleurs la question que se posaient les pères fondateurs de l’économie politique classique et qu’ils n’ont pas réussi à résoudre vraiment. Adam Smith, avec sa référence au « travail commandé » ne sort pas de cette impasse : la valeur d’une marchandise dépend du travail dépensé pour la produire, mais permet d’acheter une quantité de travail supérieure à sa valeur. David Ricardo n’a pas quant à lui réussi à sortir de cette autre contradiction : si la valeur d’une marchandise est proportionnelle au travail qu’elle contient, comment son prix peut-il incorporer un profit proportionnel à l’ensemble du capital engagé ?

Cette question, et la solution apportée par Marx, a donné lieu à un long débat entre marxistes et « néo-ricardiens » qui n’est pas complètement tranché et sur lequel on reviendra plus loin, dans la mesure où, sur ce point au moins, on exprimera un désaccord avec les analyses de JMH. Mais il n’est pas inutile de faire ici un détour et de citer une précédente recension de ce livre, parue dans Alternatives Economiques1. Denis Clerc, qui dégaine à vue dès qu’il entend parler de marxisme, y écrit ceci : « Pour qui est tombé dans la marmite marxiste tout petit, ce livre apportera sans doute beaucoup, mais je doute qu’il convainque qui que ce soit qui ne serait pas déjà un lecteur passionné de Marx, tant les longs développements sur la valeur font penser aux discussions médiévales sur le sexe des anges ».

L’outrance de ce commentaire masque mal un profond mépris et une ignorance des enjeux théoriques. Avec un peu de recul, le débat sur la théorie de la valeur initié par la critique de Böhm-Bawerk2 publiée lors de la publication posthume du livre III du Capital, marque en effet une grande bifurcation dans l’histoire de la pensée économique. Elle récuse la trajectoire théorique qui menait de Smith à Marx, même si, et parce que, ce dernier opère évidemment une rupture fondamentale. Les implications de cette évolution étaient éminemment subversives et elles avaient été parfaitement comprises, comme le montre cette citation de l’un des pères de la théorie néo-classique de la répartition, John Bates Clark : « Les travailleurs, nous dit-on, sont en permanence dépossédés de ce qu’ils produisent. Cela se passe dans le respect du droit et par le fonctionnement normal de la concurrence. Si cette accusation était fondée, tous homme doué de raison devrait devenir un socialiste, et sa volonté de transformer le système économique ne ferait que mesurer et exprimer son sens de la justice. Si nous voulons répondre à cette accusation, il nous faut entrer dans royaume de la production. Nous devons décomposer le produit de l’activité économique en ses éléments constitutifs, afin de voir si le jeu naturel de la concurrence conduit ou non à attribuer à chaque producteur la part exacte de richesses qu’il contribue à créer3. »

Ce véritable manifeste montre que la bifurcation vers l’économie néo-classique n’avait pas que des fondements scientifiques. Or, c’est bien elle qui domine aujourd’hui et continue à le faire malgré les démentis apportés par la crise. JMH en propose une critique ramassée qu’il étend à une discussion de la thèse récemment défendue par André Orléan4. Ce dernier prétend « refonder l’économie » en renvoyant dos à dos la théorie marxiste et la théorie néo-classique, sur la base d’une opposition sommaire : les marxistes ne s’intéresseraient qu’à la valeur d’échange, et les néo-classiques seulement à la valeur d’usage. Leur erreur commune serait donc de rechercher une substance unique de la valeur, le travail pour les uns, l’utilité pour les autres.

Rien n’est plus absurde que cette présentation5, et rien n’est plus urgent que de restituer les véritables termes du débat. Sur ce point, JMH aurait pu souligner encore plus l’importance que Marx accorde à la question des débouchés dans ses schémas de reproduction et insister sur le rôle essentiel qu’il attribue à l’allocation du travail social dans l’adéquation « de l’offre et de la demande » : « pour qu’une marchandise puisse être vendue à sa valeur de marché, c’est-à-dire proportionnellement au travail social nécessaire qu’elle contient, la masse totale du travail social utilisée pour la totalité de cette sorte de marchandise doit correspondre à l’importance du besoin social existant pour cette marchandise, c’est-à-dire du besoin social solvable6. »

JMH a donc raison de retracer l’histoire des débats théoriques, parce que leurs enjeux sont d’une grande actualité. La confusion fondamentale entre richesse et valeur encombre en effet les débats contemporains, avec effet rétroactif sur les acquis de l’économie politique. Ainsi, tous ceux qui expliquent que le PIB ne mesure pas le bien-être ou le bonheur enfoncent des portes ouvertes (dans le meilleur des cas) mais, très souvent aussi, se tirent une balle dans le pied en proposant par exemple de soustraire du PIB la « valeur » des « dégâts du progrès » pour calculer une sorte de PIB vert, qui est un monstre conceptuel cherchant à faire entrer de force ce qui est « inestimable » dans la métrique marchande. D’autres inventent une fonction de production néo-classique élargie en y ajoutent l’énergie à côté du capital et du travail, pour montrer que la croissance dépend de l’énergie (grandiose découverte), mais en ne voyant pas qu’ils se rallient ainsi aux approches les plus rétrogrades de la question écologique.    

 

Proposer

Le livre de JMH peut donc se lire comme une entreprise de critique systématique des constructions théoriques qui font obstacle à une refondation de l’économie. Mais il ne s’en tient pas là et il avance sur ce second versant en proposant de nouvelles pistes pour penser le monde et le transformer. Ses quatre principales contributions mobilisent les éléments dégagés précédemment et sont présentées dans la centaine de page du dernier chapitre du livre. 

La première contribution porte sur les rapports entre croissance et développement et s’articule avec les notions de valeur et de richesse « entrelacées » (p.363) : c’est un plaidoyer logiquement argumenté en faveur d’un calcul économique en valeurs d’usage.

La deuxième contribution est un nouveau plaidoyer, cette fois en faveur de la reconnaissance du travail productif dans la sphère marchande. Il propose une réflexion approfondie sur la fonction de validation de la monnaie et sur la distinction entre sphère monétaire et sphère marchande. Il y a là un dépassement de l’analyse marxiste traditionnelle selon laquelle le salaire des travailleurs improductifs serait payé par une ponction sur la plus-value produite par les travailleurs productifs : « contrairement à l’opinion dominante, les services publics ne sont donc pas fournis à partir d’un prélèvement sur quelque chose de préexistant. Leur valeur monétaire, mais non marchande, n’est pas ponctionnée et détournée ; elle est produite (…) L’impôt n’est donc pas un prélèvement sur de la richesse déjà existante, c’est le prix socialisé d’une richesse supplémentaire » (p.389).

La troisième contribution porte sur les biens publics, les biens collectifs et les biens communs. Cette terminologie variable montre le besoin d’une typologie rigoureuse qui est proposée à partir de trois dimensions : rivalité/non rivalité ; exclusion/non exclusion ; privé public7. Elle débouche sur une quatrième contribution qui examine les liens entre justice, gratuité et temps libre. Certains biens doivent rester gratuits, comme « la lumière du soleil et l’air ». D’autres ont un coût, comme « la santé, l’éducation et l’eau, quand il faut la purifier et l’acheminer » mais leur caractère non marchand doit être préservé, ce qui suppose une maîtrise collective sur les priorités sociales : « la cotisation versée par chacun lui donne droit à sa part de bien ou service dont la production est collectivement décidée et organisée, cette part étant déconnectée du montant de sa cotisation personnelle » (p.431).

Cette libération par la gratuité passe aussi par le temps libre, et donc la réduction du temps de travail : « temps libre et temps gratuit : là se trouve l’enjeu de la réduction du temps de travail, car le capitalisme ne peut se permettre de ne plus contrôler une part du temps de vie qui ne serait consacrée ni à travailler, ni à consommer, ni à se reposer du travail, ni à se reposer du travail en consommant » (p.432).

Il est difficile de rendre compte de l’ampleur de l’ouvrage et cette recension n’a pas l’ambition de le discuter point par point, ce qui en nécessiterait un autre. Son objectif essentiel est de donner envie de lire et d’étudier ce livre, en montrant qu’il s’agit d’un effort nécessaire pour en tirer tout le bénéfice qui repose, encore une fois, sur une double dimension : le livre de JMH permet de se débarrasser du fatras idéologique (ou à prétention théorique) qui fait obstacle à une claire compréhension du monde dans lequel nous vivons, afin de pouvoir réfléchir à une alternative cohérente qui permette de le transformer.

 

Débattre

Mais une recension ne peut s’en tenir à l’éloge, et c’est d’ailleurs la caractéristique des grands livres de susciter de nouvelles questions. Sa richesse même risque de le desservir en en rendant la lecture non pas difficile, mais exigeante. JMH prend le temps de passer au crible différentes approches théoriques avec lesquelles il est nécessaire de pointer précisément les divergences : c’est le cas par exemple des pages consacrées à Orléan, Postone ou Friot. D’un certain point de vue, le plan du livre était infaisable en raison même de sa profusion et chaque lecteur pourra trouver que tel développement aurait été mieux placé à un autre endroit de l’ouvrage : ainsi la riche analyse du binôme travail simple/travail complexe aurait pu venir plus tôt, dans la discussion de la théorie de la valeur.

Chaque lecteur pourra aussi se faire ses propres remarques en fonction de ses centres d’intérêt. Pour notre part, il y a deux points sur lesquels nous aimerions prolonger le débat. Le premier est d’ordre anthropologique et porte en fin de compte sur la théorie des besoins. JMH ne discute peut-être pas assez la thèse libérale de la souveraineté du consommateur et la critique fruste de cette thèse selon laquelle le capitalisme façonnerait à loisir des besoins parfaitement malléables. Il manque sans doute l’esquisse d’une critique matérialiste de la formation et du mode capitaliste de reconnaissance des besoins, d’autant plus nécessaire qu’elle pourrait prendre pour cible la conception libérale de l’individualisme et montrer son caractère fictif et tronqué. Cela permettrait de nourrir la vision de cet autre monde qui est possible, et qui permettrait, pour paraphraser Marx, de modifier la conscience des hommes et des femmes par le changement de leurs conditions d’existence.

Le second point en débat est beaucoup plus « technique » et porte sur la transformation des valeurs en prix. On peut considérer, à l’instar de Denis Clerc, que cette discussion porte sur « le sexe des anges ». Mais on peut aussi penser que c’est un point à éclaircir si l’on veut restituer la cohérence de la théorie de la valeur-travail. Or, le chapitre 3, « La loi de la valeur en débat » ne réussit pas à trancher ce débat qui oppose, pour résumer, deux approches cohérentes de la question.

La première peut être qualifiée de « néo-ricardienne » et découle des travaux de Sraffa. Elle conduit à ce « paradoxe » signalé par JMH : « la valeur-travail devient inutile pour déduire les prix, conduisant à son rejet complet par des auteurs comme Ian Steedman et Paul Samuelson » (p.97).

L’autre position cohérente est celle de l’école « temporaliste » (Carchedi, Freeman, Kliman, etc.) baptisée TSSI (Temporal Single-System Interpretation) dans la littérature anglo-saxonne. Le point essentiel de cette interprétation consiste à abandonner l’hypothèse selon laquelle les prix des inputs et ceux des outputs sont identiques et peuvent donc être déterminés simultanément. Sans cette hypothèse, les propositions néo-ricardiennes s’effondrent et la cohérence de la théorie marxiste de la valeur peut être rétablie8.

Entre les deux, il y a eu diverses tentatives comme la « nouvelle interprétation » de Duménil Foley et Lipietz qui est un tour de passe-passe et dont JMH souligne à juste titre qu’elle continue à raisonner « comme si l’économie était stationnaire » (p.102). Contre la TSSI, JMH cite la critique de Vincent Laure van Bambeke qui porte sur le fait que « les éléments qui forment le capital (…) accomplissent des cycles différents » (p.103). Elle est à notre sens hors sujet, parce que l’approche temporaliste est au contraire compatible avec la prise en compte du capital fixe, ce qui n’est pas le cas de la théorie de Sraffa.

JMH se rabat finalement sur une formulation de Roubine selon laquelle « les prix de production des marchandises sont proportionnels aux capitaux au moyen desquels les marchandises sont produites » ce qui revient au fond à répéter qu’il existe un taux général de profit. Mais cela ne permet pas de choisir entre les deux interprétations : soit la production des « capitaux » est instantanée et on retombe sur Sraffa, soit ces capitaux sont valorisés aux prix de la période antérieure et il faut alors adopter l’approche temporaliste.

Encore une fois, ce débat peut paraître abstrait, mais faute de le trancher, l’affirmation selon laquelle « la valeur créée pendant une période a pour seule origine le travail social dépensé » (p.109) n’est pas solidement étayée, puisque la notion même de valeur devient superflue dans l’approche néo-ricardienne, voire « métaphysique » pour reprendre le terme de Joan Robinson9. Le débat continue !

 

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références

références
1 Denis Clerc, Alternatives Economiques n°323, avril 2013, http://goo.gl/mgqjs.
2 Eugen von Böhm-Bawerk, « Karl Marx and the Close of His System », 1896, http://gesd.free.fr/bbclose.pdf
3  »Workmen » it is said, « are regularly robbed of what they produce. This is done within the forms of law, and by the natural working of competition. » If this charge were proved, every right-minded man should become a socialist; and his zeal in transforming the industrial system would then measure and express his sense of justice. If we are to test the charge, however, we must enter the realm of production. We must resolve the product of social industry into its component elements, in order to see whether the natural effect of competition is or is not to give to each producer the amount of wealth that he specifically brings into existence. John Bates Clark, The Distribution of Wealth. A Theory of Wages, Interest and Profit, 1899, http://digamo.free.fr/clark99.pdf
4 André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Le Seuil, 2011, http://digamo.free.fr/empirval.pdf
5 Ce livre a pourtant été salué comme « l’ouvrage d’économie le plus profond et le plus passionnant écrit depuis longtemps » par Christian Chavagneux, toujours dans Alternatives Economiques n°306, octobre 2011, http://goo.gl/1AUxF
6 Karl Marx, Le Capital, Editions sociales, tome 6, p. 207.
7 Un bien rival est un bien qui ne peut être consommé simultanément par plusieurs personnes. Un bien exclusif est un bien dont l’usage est limité à certaines personnes.
8 JMH cite ma propre contribution à ce débat (Manuel Pérez, « Valeur et prix : un essai de critique des propositions néo-ricardiennes », Critiques de l’économie politique n°10, 1980, http://hussonet.free.fr/perez.pdf) comme élément des critiques que l’on peut adresser à Sraffa mais il m’attribue une idée que je n’ai jamais énoncée (ni ne comprends !), selon laquelle « la mise en évidence à la Sraffa d’un surplus économique serait incompatible avec la thèse de l’exploitation » (note 1, p. 98)
9 Joan Robinson, An Essay on Marxian Economics, 1942, http://digamo.free.fr/robimarx.pdf