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Pascal Martin, Les métamorphoses de l’assurance maladie. Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres, Rennes, PUR, 2016, 244 pages, 20 euros.

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Alors que le nouveau film de Ken Loach – « Moi, Daniel Blake ! » – donne à voir, suite aux réformes engagées par Margaret Thatcher, les effets de l’effritement de l’Etat social au Royaume-Uni et les difficultés engendrées pour les usagers les plus vulnérables, Pascal Martin analyse ce même processus à l’œuvre, adossé à une politique néolibérale, au sein de l’Etat social français.

Pascal Martin, sociologue, est actuellement demandeur d’emploi (docteur sans poste et sans financement). Jusqu’en novembre 2016, il était post-doctorant attaché au laboratoire CRESPPA-LabToP et membre associé du laboratoire CESSP-CSE, dans lequel il a réalisé sa thèse. Il a enseigné régulièrement à l’Université, notamment à Paris VIII à Saint-Denis. Il a participé à la constitution des archives orales pour le Comité d’histoire de la Sécurité sociale. Il a travaillé de nombreuses années à la Sécurité sociale. Ses travaux portent sur la nouvelle gouvernance de l’État social.

 

La Sécu, tout le monde en parle, tout le monde la connait ou croit la connaitre. De cette institution, on retient les déficits récurrents et, du célèbre sketch de Coluche, que ses agents surveillent la pendule pour ne pas louper l’horaire de sortie. Or, elle est en réalité fort méconnue, au sens où elle n’est pas reconnue à sa juste valeur. Pour le coup, on ignore totalement les difficultés auxquelles ses agents d’accueil doivent faire face pour continuer à remplir une mission de service public auprès des usagers. En effet, avec la mise en œuvre de la réforme managériale de l’assurance maladie, décrite minutieusement dans cet ouvrage, l’exercice de la surveillance porte sur les objectifs chiffrés par la hiérarchie et la pendule qui concentre toute l’attention est celle qui mesure la durée des entretiens avec les « clients » à l’accueil. De ce nouveau dispositif managérial sourd une véritable souffrance chez les agents les plus attachés à l’« utilité sociale » de leur mission.  Du côté des usagers, ceux qui demandent à bénéficier de la couverture maladie universelle (CMU) complémentaire ou de l’aide médicale État (AME) doivent « prendre leur mal en patience » car l’accès au droit dans un département qui concentre les indices de précarité relèvent pour ainsi dire du « parcours du combattant ». A partir d’une enquête ethnographique réalisée dans une caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de la région parisienne, l’auteur nous immerge dans le quotidien des agents de base (street-level bureaucrats) positionnés à l’intersection entre la main gauche (missions sociales) et la main droite (missions régaliennes) de l’État.

Voici des fragments de l’ouvrage, extraits du chapitre 3 intitulé « Prescrire la « qualité de l’accueil » et changer le management ». Ce dernier nous place au cœur du dispositif d’accueil des usagers dont la nouvelle organisation, inspirée des canons managériaux, dénature la mission sociale de l’institution au plus grand dam des usagers désaffiliés mais aussi des agents attachés au service public de la Sécurité sociale. Le fil rouge des morceaux choisis est constitué par des extraits d’entretien avec un des agents d’accueil, embauché récemment, François, qui nous restitue ses impressions sur la nouvelle « gestion de la relation –client » adoptée par la branche maladie.

 

Les conséquences de l’imposition de la nouvelle norme sur le pré-accueil

La logique « clients » qui s’articule à l’objectif de maîtrise des flux se substitue à une logique de réponse aux besoins sociaux. Le directeur général de la CPAM ne dit pas autre chose. Interrogé sur la mauvaise position de sa caisse dans le classement national, il présente les changements qu’il vient de mettre en œuvre comme une volonté de « concilier social et gestion ». Il s’agit de veiller « à ce que (les) centres ne soient pas “embolisés” par l’accueil des publics en difficultés. Les agents doivent rester à l’écoute des classes moyennes qui ont des relations épisodiques avec nous, lors d’une grippe ou d’une grossesse[1] ». Le développement de l’accueil sur rendez-vous prend ainsi sens en tant que stratégie visant la réduction du nombre de « visiteurs », et plus particulièrement des plus précaires, afin d’améliorer les performances de la CPAM. L’utilisation ici de la métaphore de l’embolie suggère que la présence de trop nombreux précaires est une pathologie qui met en danger l’accueil. La reconfiguration du dispositif de l’accueil centrée sur la définition d’une nouvelle norme – la durée d’entretien de 3 minutes maximum au pré-accueil – et son imposition se traduisent par l’injonction faite aux agents : « Faire attention aux chiffres ». Cette nouvelle logique a pour conséquence de réduire la qualité de l’accueil à sa quantité chiffrable de temps, sans prendre en compte ce qui pourrait être la dimension qualité de l’accueil, c’est-à-dire la réponse à la demande de l’usager. Cette logique managériale n’est pas sans effet sur les discours, sur les représentations et les pratiques des agents mais tous n’y sont pas sensibles au même degré comme nous le verrons plus loin. (…)

 

« Faire attention aux chiffres ! ». Les tactiques de réalisation de la norme

Depuis le classement des organismes – et de sa direction – jusqu’à l’évaluation individuelle des agents (cadres et employés) travaillant à l’accueil, ce sont les données quantitatives qui déterminent l’ordre du classement et les sanctions positives ou négatives au niveau du traitement[2] salarial. Ces résultats chiffrés sont, dans le cas de la CPAM de Saint-André, enregistrés dans le logiciel Sirius. Suivant les résultats nationaux officiels, La CPAM de Saint-André a nettement remonté dans le classement, alors que, début 2005, elle figurait encore en bas du tableau. Tout semble s’être donc passé comme si la consigne récurrente de l’encadrement aux agents d’accueil – « Faire attention aux chiffres ! » – avait été suivie des faits. En fait, dans la réalité des pratiques, les choses s’avèrent plus compliquées et « faire attention aux chiffres » peut correspondre à différentes techniques pour subvertir les règles du jeu en faisant semblant de les appliquer.

 

De l’art de faire semblant

Un autre agent qui n’est pas de la même génération que Valérie et Tertulienne (salariées plus anciennes présentées plus haut dans le texte) est tout aussi critique par rapport aux normes imposées à l’accueil. Au bout du compte, son désenchantement l’amènera à quitter l’accueil.

François, 35 ans, est embauché à la CPAM fin 2005. Son père (né en 1950) était militaire dans la marine à Brest, il est actuellement retraité. Sa mère (née en 1951) a travaillé comme femme de ménage. La famille de François est originaire de Charente-Maritime. Il a une sœur de 36 ans, épouse de marin qui vit à Brest. Il a également un frère de 31 ans qui travaille à EDF-GDF et réside en région parisienne. Après avoir longtemps vécu en Bretagne et dans le centre, François s’est installé dans la région parisienne depuis deux ans et demi. Il vit en concubinage avec son amie depuis 6 ans. Elle a trouvé un emploi de bibliothécaire à la mairie d’une commune d’un département voisin de celui de la CPAM ; c’est pourquoi ils sont venus s’installer en région parisienne. Ils ont un fils d’un an. L’amie de François a un DEA en histoire de l’art. François a une licence de droit. Il s’était inscrit en maîtrise sans parvenir à la valider, faute d’avoir rendu son mémoire. Après avoir enchaîné période de chômage et petits boulots, il entre à la CPAM sans l’avoir spécialement voulu, mais avec un intérêt ancien pour les services publics non marchands. Cela fait près de 2 ans qu’il travaille à l’accueil au centre d’Allumelles.

« J’ai été assez surpris par la forme de management qui s’impose de plus en plus. La Sécurité sociale ne prend pas du tout en compte les besoins de l’assuré. J’ai l’impression que, concernant l’accueil, on est jugé que par rapport à nos statistiques : un logiciel qui mesure le temps essentiellement, il ne fait que cela, mesurer le temps et en fait pas tellement le qualitatif, le temps est quantitatif.

La chef dispose, sur son ordinateur, d’un signal d’alarme. (…) Au pré-accueil, on a 3 minutes pour recevoir une personne. Si au bout d’une demi-heure on est toujours sur la même personne, il est possible qu’une trappe s’ouvre (ironique) ! On n’est jamais arrivé dans ce cas-là parce que, justement, on fait attention. C’est le discours permanent du cadre direct, à chaque réunion, de faire attention aux chiffres. On nous parlait rarement des besoins des assurés ou des choses comme ça, mais toujours du filtrage. Nos récompenses, c’est-à-dire les pas de compétences, étaient fonction du fait de bien rentrer dans le cadre, dans la norme qui est fixée, qui redescend à la direction, qui redescend jusqu’au cadre sans tenir compte de la réalité du quotidien. On a les mêmes mesures à Allumelles et à Tiron[3] alors que l’on sait bien que ce n’est pas les mêmes populations. Finalement, c’est absurde comme principe de fonctionnement.

De toute façon, on ne peut rien régler en 3 minutes. Surtout à Allumelles, les personnes qui viennent à l’accueil sont des personnes qui ont du mal à s’exprimer, qui parlent mal le français. Le temps de comprendre ce qu’ils veulent, ça prend déjà plus de 3 minutes. Comprendre ce qu’ils veulent et répondre à leur demande : on dépasse le temps, on ne met jamais moins de 3 minutes. On coupe le logiciel. (…) En fait, je fonctionnais comme cela, je ne sais pas si la majorité faisait comme moi, du moins les contraintes que je ressentais, je ne vois pas pour respecter comment on pouvait faire autrement. Finalement, on a cette double pression qui est l’assuré mais, en même temps, on a toujours… En fait, on n’est jamais totalement concentré sur ce que nous dit l’assuré parce qu’on a aussi la contrainte du temps, il faut toujours penser à interrompre le logiciel. Finalement, j’étais totalement détendu, à l’écoute de l’assuré, quand j’avais supprimé, quand j’avais cliqué sur le logiciel. Là, je savais que je pouvais prendre mon temps et être totalement à l’écoute de l’assuré. »

François représente une fraction de la nouvelle génération de techniciens. Il découvre une institution qui, du fait de la rationalisation à l’œuvre, ne correspond pas à l’image qu’il s’en faisait. Pour lui, au pré-accueil, on fait de l’« abattage ». Il appartient à une catégorie de jeunes agents, relativement diplômés, en situation d’ascension sociale par rapport à la génération de leurs parents, critiquant la logique managériale. François la juge absurde compte tenu de son attachement aux valeurs du service public. Dans ce premier extrait, il insiste sur la difficulté d’accueillir, à Allumelles, les usagers en respectant le temps imparti et relève également l’entrave que représente l’usage de Sirius dans la relation à l’accueil jusque dans l’écoute que l’agent accorde à l’usager. Toutefois, aspirant à une évolution professionnelle, il n’hésite pas à « tricher » en éteignant Sirius, faisant semblant de respecter les normes. Il fait également comprendre que beaucoup (tous ?) s’adonnent à ce jeu avec les règles du jeu car il n’est pas possible en pratique de tenir le temps.

Bien que François soit nouveau dans le métier, son discours critique est proche de celui tenu par des agents plus anciens, ayant connu un autre fonctionnement de l’accueil, qui sont attachés à sa fonction sociale et veulent continuer à le pratiquer comme ils l’ont toujours fait. (…)

 

Si l’usage de différentes tactiques et/ou ruses, pour contourner les contraintes temporelles que le logiciel Sirius et la surveillance managériale imposent, est fréquent chez les professionnels de l’accueil, il n’en demeure pas moins que certaines tactiques engendrent des effets paradoxaux. Ainsi la remise d’un ticket à l’usager pour être reçu au 2e niveau permet de respecter la durée d’entretien du pré-accueil (3 minutes), mais cette tactique, si elle permet de dissimuler les pratiques réelles des agents, peut également produire des effets contre-productifs.

« Normalement, on doit attendre que le pré-accueil donne un ticket, mais on ne le faisait pas. On n’attendait pas, on allait quand même chercher quelqu’un, on faisait du pré-accueil en 2e niveau pour que ça tourne. Surtout qu’il ne faut pas donner trop de ticket 2e niveau. On avait un quota aussi. (…) Généralement, nous, quand ça dépassait 25 tickets de 2e niveau dans la journée, notre cadre nous disait : “on arrête le 2e niveau !” En fait, on faisait du 2e niveau mais en fonction du pré-accueil. Donc, on clôturait au bout de 2, 3 minutes mais on continuait l’entretien. On faisait 3 minutes (on arrêtait Sirius au bout de 3 minutes pour qu’il soit compté comme pré-accueil) et puis voilà c’était terminé, alors qu’on passait des fois une demi-heure. C’est là souvent où l’on passait le plus de temps avec les gens. » (François, technicien accueil à Allumelles).

S’il est vrai, comme va le préciser Valérie, que la remise d’un ticket pour le 2e niveau peut présenter quelques « avantages » – notamment le respect des moins de 3 minutes –, elle a néanmoins des inconvénients que met en évidence Julia (CAM ex-EJAM à Gault) juste après. Le contournement de Sirius est un modus operandi figurant parmi les recommandations d’un rapport d’audit du centre afin d’atteindre l’objectif des 3 minutes au pré-accueil. Les agents sont donc encouragés à y recourir. (…)

Si l’agent du pré-accueil peut avoir intérêt, pour tenir la norme des 3 minutes, à adresser un ticket pour le 2e niveau, cette tactique a pour revers le risque de voir dépasser la limite des 20 % d’usagers reçus à ce 2e niveau, et donc de compromettre l’autre norme des 80 % de réception au pré-accueil. On voit aussi que la logique d’individualisation de l’évaluation des performances des agents en conduit certains à utiliser cette tactique pour se débarrasser des usagers difficiles en les adressant à leurs collègues du 2e niveau sans que cela soit justifié par le traitement du dossier. L’individualisation des performances des agents contribue aussi à dégrader les relations entre collègues. Dans plusieurs entretiens, il m’a été fait part de pratiques où des agents portent à la connaissance de l’encadrement l’existence d’erreurs dans les dossiers, « dénonçant » de fait leurs collègues. Ainsi, la conjonction des normes imposées aux agents et de leur mise en concurrence génère des effets paradoxaux. L’obtention de « bons chiffres » masque la réalité des pratiques de « contournement », ne garantit nullement la qualité du service rendu à l’usager et, favorisant une logique du « chacun pour soi », contribue à la dégradation du travail collectif. (…)

 

François (ex-technicien accueil) est désabusé face au rôle actuel de l’agent d’accueil.

« En fait, on voit bien ces normes ISO 9001, c’est des normes qui sont employées aussi bien pour la fabrication d’une boîte de cassoulet à Strasbourg que pour la Sécurité sociale à Allumelles : en termes de processus. En même temps, c’est un conditionnement, je trouve, de nous en fait, salariés, sur un langage, on doit employer des termes de processus, de procédures, de qualité. Il n’y a pas eu besoin qu’on me parle de qualité avant d’avoir le sentiment de vouloir bien faire mon travail pour les personnes. Au contraire, c’est mettre un voile en fait : on parle de qualité… ça veut dire qu’avant on ne faisait pas de la qualité en fait ! Grâce à ça, on va pouvoir (en) faire… et donc, on a eu cet audit qualité, pendant une demi-journée, on a fait semblant, donc maintenant on est ISO 9001 ! On avait nos prospectus ISO 9001 sur le bureau, on faisait bien attention de ne pas se déplacer n’importe comment, de bien faire attention de toujours être bien dans les normes : quand quelqu’un arrivait, de vraiment être dans les 3 minutes. On a été bien sages, bien proprets pendant une matinée. Je me suis demandé s’ils n’avaient pas choisi les assurés avant ! On nous a obligés aussi à apprendre le discours, on nous a laissé du temps. On a eu le mercredi qui précédait, on nous a demandé de faire le quizz, on nous a donné plein de documents, on nous a dit d’apprendre le processus accueil, qu’est-ce qu’on doit faire si jamais on nous questionnait… Moi, ça me fait peur des choses comme ça ! C’est l’approche du travail, c’est la déshumanisation du travail, nous on est un rouage, on fait partie… Ça me révulse, c’est mon côté très intello, lutte des classes, (…) je ressens ça comme une oppression. (…) C’est des gens qui te parlent, qui ont leur langage, qui ont leur propre langage codé, c’est très difficile de communiquer avec eux. Ils ne te parlent plus que dans leur langage, que dans leur langue. Tu ne peux pas leur répondre en fait. En fait, il y a du dialogue entre toi et moi. Avec les auditeurs c’est décalé. »

A travers la « démarche qualité », des nouvelles normes et d’une sorte de novlangue managériale qui « déshumanise » le travail s’imposent aux agents. Le dispositif les oblige à s’adapter, à en former un « rouage » et/ou à se protéger des pressions exercées, à la fois, par l’encadrement et l’affluence du public. L’un des moyens d’y échapper consiste à postuler dans un autre service dégagé de l’accueil. C’est ce qu’a fait François : il a été recruté comme rédacteur juridique au service contentieux de la CPAM, début 2007.

Il faut souligner que les jeunes agents affectés à l’accueil postulent fréquemment dès qu’une vacance de poste leur offre une évolution de carrière possible et l’occasion de « sortir » de l’accueil. Or ces départs sont rarement remplacés, ce qui aggrave de fait les conditions de travail des agents qui demeurent en poste à l’accueil.

Dans le discours de ces agents, apparaissent des convergences au niveau de la perception du métier, mais qui varient en fonctions des trajectoires, des croyances, des engagements et des conditions de possibilité d’une évolution de carrière, comme varient leurs façons de résister ou de s’acclimater. Quel que soit le sens qu’il prête à sa fonction d’accueil et la représentation qu’il se fait de sa mission, l’agent doit adopter une stratégie pour lutter contre le déclassement du pôle accueil et de sa dimension sociale. Si des divergences persistent au niveau des perceptions du métier, en fonction du rapport aux valeurs et de la trajectoire biographique de chaque agent, sur un point au moins tous convergent. (…)

 

François (technicien accueil Allumelles) décrit une sorte de routinisation et d’usure résultant d’une surdose constituée par la masse des situations de personnes en détresse qui induit un changement de comportement. Quelles sont les situations qui l’émeuvent encore ?

« Surtout pas les gens qui pleuraient, en fait, et surtout pas les gens agressifs.

Enquêteur : Pourquoi surtout pas les gens qui pleurent ?

F : Déjà, ça crée un malaise. Parce qu’on en voyait beaucoup et c’est des personnes qui nous fatiguaient le plus. C’est un travail qui mentalement est extrêmement éprouvant. Les conditions de travail à Allumelles sont… Les conditions physiques, le lieu, le lieu d’accueil est horrible. On est sous les néons toute la journée de 8 H 30 à 17 H et puis il y a beaucoup de bruit, plus les personnes : tout le temps, tout le temps parler, c’est extrêmement difficile. C’est un petit espace, c’est quand même (…) 500 ou 600 personnes par jour. (…) Les assurés arrivent, ils se mettent en file et arrivent devant les deux boxes de pré-accueil et donc cette file serpente et donne sur les boxes ouverts de 2e niveau et de rendez-vous et de CMU. Ce qui fait qu’on n’est jamais face à face réellement avec l’assuré, même en rendez-vous, puisqu’on est toujours observé par des personnes qui sont à 3 mètres de soi. Ils peuvent nous écouter…

(…) Il y a aussi la chose personnelle dont je te parlais tout à l’heure, à force de pleurs ou de cris, tu es obligé de te protéger aussi, tu ne peux pas absorber toute la misère du monde. Tu ne peux pas l’accueillir non plus. Il y a ça aussi, ces deux choses-là. Il y a double pression, que tu subis quoi, la pression de l’usager et la pression de ta hiérarchie. »

François donne un exemple concret de la « nécessaire division de soi[4] » des agents confrontés quotidiennement à l’exposition à la souffrance et/ou placés dans des situations psychologiquement intenables. La particularité tient ici dans le redoublement des difficultés : à celles de l’accueil de la « misère du monde » s’ajoutent les injonctions managériales. De plus, François parle de « double pression » subie par l’agent dont on perçoit bien les risques encourus physiquement et mentalement pour les agents. Cet exemple illustre bien comment les agents les plus exposés à la « misère de condition[5] » sont placés dans une « misère de position » parce qu’ils ont pour mission de la traiter[6].

 

L’accueil : un « pôle négatif » signe d’un déclassement

L’accueil du centre est un espace intermédiaire[7] à partir duquel les droits d’entrée des usagers sont évalués, contrôlés le cas échéant, et hiérarchisés par des agents qui donnent corps au dispositif, parfois lui donnent du jeu et, suivant leur ethos, ont une représentation variable du sens de leur travail à l’accueil de même que des catégories d’usagers qui se déplacent jusqu’au centre.

La nouvelle organisation des centres d’assurance maladie, en différents pôles, ancre le pôle accueil comme un « pôle négatif » qui représente un déclassement. Les agents les plus exposés aux niveaux d’accueil dédiés aux populations les plus vulnérables économiquement et socialement sont placés symboliquement dans une position d’outsiders[8]. Ce rapprochement avec des populations déclassées s’apparente à l’exercice d’une mission « souillée » par le contact avec une population précaire « illégitime » − les « mauvais » pauvres dont beaucoup d’agents préfèrent se tenir à distance pour mieux s’en différencier et/ou s’en protéger[9]. Stéphane Beaud et Michel Pialoux[10] ont montré que le déclin des positions économiques, sociales et symboliques de la classe ouvrière[11] pouvait expliquer une ultime tentative de distinction dans un contexte de déclassement structurel. Le traitement que réserve l’agent à l’usager dépend généralement de la plus ou moins grande distance sociale (réelle ou supposée) qu’il place entre l’usager et lui et/ou de son identification éventuelle avec ce dernier.

Parmi les nouveaux agents (ex-emplois jeunes ou [ex-] techniciens accueil) qui, à la différence des anciens CAM, se sont vu imposer une affectation à l’accueil, le point de vue sur la nouvelle organisation de l’accueil est partagé. Toutefois, ils émettent plus souvent que les anciens un avis « positif ». N’en ayant pas connu d’autre, ils ont très souvent intériorisé le discours institutionnel[12] – pour partie repris dans leur formation à l’accueil[13] – sur le rôle d’« éducation », de fixation d’un « cadre », de capacité à « aller à l’essentiel » et de « responsabilisation » des usagers auxquels les « anciens » – ou l’institution même dans son fonctionnement passé – avaient donné l’habitude d’être « assistés ». Ces nouveaux agents ont aussi pu avoir des expériences dans le secteur privé commercial qui peuvent les prédisposer à cette conception de la relation avec le public. « On n’est pas des assistantes sociales[14] » est l’une des ritournelles qui exprime bien cette position. C’est un des leitmotivs utilisés par l’encadrement pour justifier cette rationalisation de l’accueil.

En outre, les nouveaux agents aspirant à une évolution de carrière ont intérêt à s’accommoder des nouvelles normes. L’évaluation professionnelle étant fondée sur le respect de celles-ci et sur leur reconnaissance comme plus « performantes » que l’ancienne façon d’agir. C’est, de surcroît, parmi toutes les activités des centres, au pôle accueil que pèsent les contraintes les plus fortes, compte tenu des durées strictement limitées des entretiens, rapportées à la proportion écrasante de publics précaires et/ou « en difficultés » qui fréquentent l’accueil, et ce, sans qu’il y ait une reconnaissance de la dimension sociale de l’activité des agents dans l’évaluation qui en est faite.

Ceux qui sont maintenus à l’accueil, et sans autres possibilités que de faire face, fondent le support de leur résistance sur le retournement du stigmate, par la mise en valeur de l’« utilité sociale » de ce qu’ils font en s’occupant d’usagers « en difficultés » pour qui leur travail est vital. Se présentant comme, avant tout, intéressés par les services qu’ils rendent aux usagers, ils revendiquent une « vocation » sociale et disent s’investir personnellement et de façon désintéressée, sans se soucier de Sirius. Conscients que leur carrière personnelle est bloquée, ils tentent malgré tout de valoriser leur travail et la représentation qu’ils en ont, en soulignant le caractère humain – voire humanitaire – et éthique de leur engagement. (…)

 

Notes

[1] « Cinq caisses passées au crible », L’Expansion, 01/03/2005.

[2] A la fois au sens de « bien » ou « mal » traité et le traitement comme niveau de rémunération.

[3] Nom d’une commune dont la situation socioéconomique est assez favorable, d’une manière générale, et tout particulièrement eu égard à celle de la plupart des autres communes du département.

[4] Vincent Dubois, La vie au guichet, op. cit., p. 131-136.

[5] Cf. Pierre Bourdieu, « L’espace des points de vue » in La misère du monde, op. cit., p. 13-17.

[6] Vincent Dubois a décrit des situations d’accueil semblables à la Caisse d’allocations familiales, La vie au guichet, op. cit., p. 108-112.

[7] Vincent Dubois, La vie au guichet, op.cit. ; Yasmine Siblot, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2006.

[8] Norbert Elias, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997.

[9] Serge Paugam considère que : « L’existence de pauvres permet de garantir un statut social honorable à ceux qui ne le sont pas ou pas encore. La figure « repoussoir » de la pauvreté permet en effet d’établir des comparaisons entre les différentes franges sociales. Les plus impitoyables à l’égard des pauvres sont souvent les catégories qui se situent à la lisière de la pauvreté et dont le besoin est pressant de se démarquer socialement des plus démunis. Le fait qu’il existe des pauvres encourage les autres catégories à faire preuve de vertus morales comme le travail, la constance dans l’effort, la volonté, la responsabilité individuelle pour se tenir à distance de la déchéance et continuer si possible à gravir l’échelle sociale. », Serge Paugam et Nicolas Duvoux, La régulation des pauvres, Paris, PUF, 2009, p. 23.

[10] Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux Montbéliard, Paris, Fayard, 1999.

[11] Dont les employés concernés sont relativement proches structurellement ou encore en raison de leurs origines familiales, l’activité du conjoint, etc.

[12] « Ils savaient très bien que c’était plus facile pour nous les jeunes, parce qu’on venait d’arriver, on pouvait vite s’adapter à de nouvelles dispositions, le plus difficile c’était pour celles qui avaient vingt ans derrière elles. C’était beaucoup plus difficile de changer leurs habitudes. Ce n’est même pas une question d’habitude, c’est une question de… » (Extrait d’un entretien avec un emploi-jeune du centre de Gault, le 3 mars 2004).

[13] Cf. Yasmine Siblot, op. cit., p. 265-291.Parmi les éléments qui font que les formations constituent un véritable outil de management, on retrouve les incitations à prendre ses distances vis-à-vis des publics précaires et/ou étrangers.

[14] Delphine Serre a cependant montré qu’il existe, suivant les générations, une variabilité de prises de position et de représentation de la mission chez les assistantes sociales. SERRE Delphine, Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, Paris, Raisons d’Agir, 2009.

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