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Nous publions ici un compte-rendu critique de Pierre Khalfa, à propos du livre d’Isaac Johsua, intitulé La révolution selon Karl Marx (Editions page deux, novembre 2012), dont Contretemps a publié des « bonnes feuilles« . 

  

 

Le livre d’Isaac Johsua est ambitieux. Il se donne comme objet de répondre à une interrogation fondamentale : « Pourquoi tant d’échecs, de tentatives révolutionnaires avortées ? En cas de succès, pourquoi ensuite tant de déceptions ? » (p. 71). Johsua refuse de se contenter de réponses conjoncturelles liées aux circonstances particulières de tel ou tel processus révolutionnaire. Sa réponse est sans ambigüité : « Mon sentiment est qu’il y avait, dès le départ, des failles dans le dispositif théorique des fondateurs du marxisme et qu’en quelque sorte le ver était dans le fruit » (p. 7). Il s’agit donc pour lui de « relire Marx et Engels à la lumière des échecs subis, pour poser de nouvelles questions aux anciens écrits » (p. 8).

Le destin historique du marxisme devrait lui-même faire l’objet d’interrogations. Théorie d’émancipation du mouvement ouvrier, codifiée en doctrine d’État par des régimes d’oppression totalitaire, la pensée de Marx a été traitée comme « un chien crevé », suite à la chute de l’URSS (et même un peu avant). Le marxisme semble retrouver une nouvelle jeunesse avec la crise actuelle. Cependant, le regain actuel de Marx se fait pour beaucoup sur le mode d’une réhabilitation acritique. Ce rapport à Marx pose problème car il fait l’impasse sur les échecs stratégiques du mouvement ouvrier et sur celui de la construction d’une société nouvelle. Ce n’est pas la voie choisie par Johsua qui traite à la fois du contenu de la société future et des questions stratégiques (conditions et sujet de la révolution). C’est ce qui fait le grand intérêt de ce livre qui devrait être lu par tous ceux que ces questions intéressent. Dans ce qui suit, au-delà de ses aspects très novateurs, je pointerai quelques contradictions ou ambigüités dans certains de ses développements.

 

Quel est le moteur de l’histoire ?

Johsua part de la réponse bien connue de Marx, résumée dans la préface à la Critique de l’économie politique, et qui a, malheureusement, modelé le mouvement ouvrier toutes tendances confondues. Voici ce que dit Marx :

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. (…) À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »

Après d’autres, Johsua critique cette conception. Il le fait cependant en pointant un aspect en général peu mis en avant. Il montre en effet « qu’il y a, non pas un, mais des modes différents de développement des forces productives » (p. 10, les italiques sont de Johsua). S’appuyant notamment sur l’étude du Moyen Age2, il montre que « Ce qui, pour nous, n’est qu’une stagnation (voire même, dans certains cas, un recul) des forces productives serait donc pour le maître artisan développement, puisque l’absence même de progrès technique est pour lui créatrice d’une valeur d’usage particulière, celle qui le satisfait, non comme consommateur, mais comme producteur. (…) Il y a donc des modes différents de développement des forces productives, qui se différencient les uns des autres par leurs résultats et par les moyens qu’ils mettent en œuvre pour les atteindre. Ce qu’ignore la formule de la préface à la Critique de l’Economie Politique, qui ne traite que « du » développement des forces productives, comme si il n’y en avait (et ne pouvait y en avoir) qu’un seul » (p. 14). Johsua résume sa critique en une phrase : « on voit moins que jamais comment celles-ci (les forces productives) pourraient avoir la puissance propulsive que leur attribue Marx, parce qu’il n’y a pas un mais des modes de développement de ces forces, parce qu’il n’est guère possible de dire si elles avancent ou reculent quand on passe d’un mode de développement à l’autre et parce qu’enfin ces modes eux-mêmes perdent leur sens hors des rapports de production au sein desquels ils se sont déployés. » (p. 19).

Johsua réfute donc la thèse de Marx, contenue dans La préface et dans de nombreux autres textes, qui fait de la contradiction entre forces productives et rapports de productions le moteur du développement historique rendant « le socialisme inéluctable (car porté par le développement des forces productives) » (p. 78). On ne peut en effet considérer les forces productives indépendamment des rapports de production qui permettent leur existence. Les forces productives sont marquées du sceau des rapports de production correspondants3 et « la contradiction est entre rapports de production et non des forces productives aux rapports de production » (p. 25).

Pour Johsua, « il y a, dans l’œuvre des fondateurs du marxisme, deux fils conducteurs de la marche de l’histoire : la contradiction entre forces productives et rapports de production, sans doute, mais également, s’agissant du capitalisme, celle entre rapport de production et forme juridique de propriété » (p. 10). Cette contradiction, nous dit Johsua s’exprime par le fait que « le produit (du travail) résulte de la contribution de tous à l’activité, alors que, dans la forme de propriété, il fait l’objet d’une appropriation privée du seul capitaliste » (p. 29). Elle se manifeste notamment lors des crises où les « décisions que chaque propriétaire privé prend pour sa sauvegarde particulière vont à l’encontre de l’intérêt général du système, précisément parce qu’elles ont une portée sociale » (p. 32). Ainsi, « en tant que propriétaire privé visant le profit, le capitaliste cherche, pour un volume de production donné, à avoir le moins possible de salariés payés le moins possible ; mais en tant que producteur social, fournissant un marché de plus en plus vaste, il a besoin, au contraire, non de chômeurs, mais de salariés ayant un revenu, et le plus élevé possible » (p. 31) pour pouvoir écouler ses produits.

La contradiction pointée par Johsua entre l’intérêt du capitaliste individuel et celui du système en général est indéniable. Elle a été cependant résolue, au moins en partie, après la seconde guerre mondiale par la mise en œuvre de politiques keynésiennes dans le cadre d’un capitalisme basé sur la production de masse et la consommation de masse (le « fordisme »). Certes de nouvelles contradictions sont apparues qui ont abouti, in fine, à la mise en place du capitalisme actionnarial et à la mise en œuvre de politiques néolibérales qui font resurgir la contradiction pointée par Johsua. Mais on ne peut exclure, a priori, que cette dernière ne puisse pas être à nouveau dépassée.

Plus globalement, comme le note Johsua lui-même, la contradiction4 entre le caractère de plus en plus social de la production et la forme juridique de la propriété ne vaut que pour le capitalisme. Il ne peut donc s’agir d’un fil conducteur du développement historique au même titre que la contradiction entre forces productives et rapports de productions qui, pour les fondateurs du marxisme, traverse toutes les époques historiques. En fait, il y a chez Marx et Engels un autre fil conducteur de la marche de l’histoire que Johsua n’évoque pas vraiment : celui qui fait de la lutte de classes le moteur de l’Histoire et qui affirme que « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé »5. Si ces conditions pèsent sur l’activité présente des êtres humains, elles ne configurent pas une histoire tracée d’avance. L’activité humaine est créatrice d’inédit, pour le pire et le meilleur. C’est l’action concrète des êtres humains, leurs conflits à tous les niveaux qui font que telle société s’organise de telle façon plutôt que de telle autre. L’histoire humaine est donc un processus de création, un processus d’auto-institution de la société par elle-même, par les êtres humains6. Il y a bien une antinomie chez Marx et Engels, mais aussi chez leurs successeurs, entre une vision objectiviste et déterministe de l’Histoire et une vision qui fait de l’Histoire une création par les êtres humains eux-mêmes à travers les combats qu’ils mènent et dont le résultat n’est pas déterminé à l’avance.

 

Le problème stratégique

Johsua part d’un constat : le prolétariat, compris d’un point de vue stratégique comme le salariat, est capable par ses mobilisations de se dresser face à la bourgeoisie. « Cependant, l’expérience historique des pays capitalistes développés n’a pas, jusqu’ici, mis en scène un prolétariat candidat à l’exercice du pouvoir, capable de s’emparer du gouvernail et de guider la société dans le sens voulu par Marx et Engels » (p. 44). Pour essayer de comprendre cet état de fait, Johsua part de la comparaison entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne. Ainsi, nous dit-il « la bourgeoisie a creusé ses galeries dans l’ancienne société féodale et n’a plus eu qu’à se redresser pour s’emparer du pouvoir. Mais tel n’est pas le cas pour la révolution prolétarienne, où la transformation des rapports de production se fait après la prise du pouvoir et pas avant. Il y a donc un “saut périlleux” à réaliser, pour passer de l’écrasement que subit le prolétariat sous la domination bourgeoise à sa transfiguration comme force libérée ». Comment effectuer ce « saut périlleux » ?

Johsua passe en revue les réponses de Marx et de ses successeurs7. À l’exception de Gramsci, elles se focalisent sur la formation de la conscience de classe. Johsua montre que Marx est porteur de deux visions qui se complètent. On trouve d’une part chez lui une vision relevant d’un simple acte de foi : « Peu importe, disent Marx et Engels, ce que tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément comme but. Seul importe ce qu’il est et ce qu’il sera historiquement contraint de faire en conformité de cet être »8. Comme le remarque Johsua « l’être du prolétariat est déterminé par les conditions de vie inhumaines qui lui sont imposées ainsi que par l’organisation générale de la société bourgeoise et (…) au final il sera historiquement contraint d’agir en conformité avec ce qu’il est : l’existence finira par rejoindre l’essence, réduisant le hiatus entre ce que le prolétariat est et ce qu’il devrait être. Une réponse, à l’évidence, beaucoup trop courte, qui traite le problème en le supposant résolu, car la question est précisément de savoir pourquoi l’écart entre essence et existence finira par se résorber ».

Marx complète cette thèse, notamment dans les Thèses sur Feuerbach et dans Misère de la philosophie en indiquant que « Dans la lutte (…) cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique »9. C’était aussi l’énoncé de la troisième Thèse sur Feuerbach qui pose que « La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire ». C’est donc par ses luttes que le prolétariat peut accéder à la conscience de classe. Mais de quoi parle-t-on lorsque l’on parle de conscience de classe ? Comme l’indique Johsua (p. 57), « S’agit-il de la conscience d’être, non une simple catégorie professionnelle, mais une véritable classe occupant une place spécifique dans la société, face à la bourgeoisie ? Dans ce cas il est assez facile d’admettre que cette conscience de classe (disons « syndicaliste », pour aller vite) est le résultat nécessaire des pressions exercées par le capital et des luttes qui y répondent. Ou s’agit-il de la conscience de la « tâche historique » à laquelle le prolétariat est convié, celle dont parlent Marx et Engels dans La Sainte Famille, celle du renversement de la bourgeoisie et d’une société sans classes10 ? »

Ces questions vont être traitées par les successeurs de Marx. Johsua passe en revue les réponses de Lénine, de Rosa Luxembourg, de Lukacs et de Gramsci. Il met en évidence les apories de celles des deux premiers : « Le parti léniniste se substitue donc à une classe ouvrière défaillante et peut, le moment venu, se porter candidat à l’exercice du pouvoir, en lieu et place du prolétariat. Rosa Luxembourg tirait du côté de la classe, allant jusqu’à y dissoudre le parti. Lénine tire du côté de l’avant-garde, allant jusqu’à remplacer un prolétariat manquant à sa mission. Nous ne sommes pas plus avancés dans un cas et dans l’autre, mais nous avons confirmation que Marx et Engels ont légué à leur postérité une question cruciale, toujours ouverte, toujours pendante, celle de la transfiguration du prolétariat ». Concernant le Lukacs de Histoire et conscience de classe, il note le caractère idéaliste d’une pensée dont « la véracité ne peut être affectée par des faits relevant de la pratique » (p. 62).

Comme le note Johsua, Antonio Gramsci « n’a pas mis l’accent sur l’accès à la conscience de classe, mais sur la stratégie révolutionnaire à mettre en œuvre dans les pays du capitalisme développé, utilisant l’image militaire, rejetant la guerre de mouvement pour insister sur la guerre de position. (…) La question posée par Marx était : comment, partant d’une classe dominée sur tous les plans, faire du prolétariat une classe dominante ? La réponse de Lénine était celle du parti d’avant-garde se substituant à une classe défaillante. La réponse de Gramsci est de remplacer la guerre de mouvement par la guerre de position, de se préparer à la lutte dans la durée, de construire peu à peu le prolétariat comme force hégémonique dans la société, la conquête du pouvoir politique central n’étant que l’ultime aboutissement » (p. 63-64). Johsua critique cette conception au nom d’une orthodoxie marxiste qu’il conteste par ailleurs. Ainsi nous dit-il, Gramsci « entre en conflit avec l’une des prescriptions essentielles de Marx : celle portant sur la préséance de la prise du pouvoir politique, celle selon laquelle des transformations sociales essentielles ne pourront avoir lieu qu’après cette prise du pouvoir et pas avant. À suivre la stratégie évoquée par Gramsci, le risque serait grand que les positions conquises au sein d’une société encore dominée par la bourgeoisie ne soient rapidement détruites ou phagocytées par un capitalisme tentaculaire. Sans une révolution préalable, l’État va-t-il changer de nature, les médias d’appartenance, les entreprises d’objectifs ? » (p. 66, les italiques sont de notre fait).

 

 Sortir de l’impasse

Or cette analyse classique est contredite par Johsua lui-même qui dans un long développement (p. 242 et suivantes) démontre que : « Même dans la société actuelle, faite de marché universel et de finance triomphante, nous trouvons donc des matériaux pour le communisme, ou encore (selon la formule de mon frère, Samuel Johsua) des “gisements de communisme” ». Et Johsua de citer le système de santé, les retraites par répartition, l’éducation et plus globalement les services publics et de mettre l’accent sur le bénévolat, les associations de solidarité, les logiciels libres, le « bilan particulièrement positif des SCOP »… toutes choses, et pas des moindres, en rupture avec la logique marchande. Ce faisant, Johsua remet en cause trois éléments fondamentaux du marxisme11.

Le premier renvoie à la situation du salariat. Celui-ci est capable, sous le capitalisme, de construire des éléments de son émancipation, éléments certes fragiles, remis en cause de façon permanente, dépendant des rapports de forces, mais qui n’en subsistent pas moins et peuvent même se développer12. La question du « saut périlleux », que le prolétariat devait « réaliser pour passer d’une classe triplement dominée (économiquement, idéologiquement, politiquement) à celle de l’émancipation universelle » (p. 79), est résolue tout simplement parce qu’il n’y a plus de grand saut à faire. Le prolétariat, devenu salariat, n’est pas rien et n’a donc pas à se poser comme problème de savoir comment devenir tout.

Le deuxième élément concerne la question de la rupture. Johsua reprend (p. 203 et suivantes) les arguments classiques en faveur de la rupture révolutionnaire qui fait du préalable de la prise du pouvoir politique le verrou à faire sauter avant de pouvoir engager un processus d’émancipation. Mais ceux-ci tombent en grande partie, si, sous le capitalisme, peuvent naître et se développer des éléments de communisme. En fait, il y a une confusion entre deux questions. Est-ce que la prise du pouvoir politique est la condition sine qua non de toute transformation sociale ? Pour Marx la réponse est oui. Johsua devrait pouvoir répondre non à cette question pour les raisons qu’il indique lui-même : « des gisements de communisme » peuvent se développer dans une société capitaliste. Est-ce que la prise du pouvoir politique est indispensable si nous voulons donner à cette transformation toute l’ampleur nécessaire, la réponse est oui et cela suppose une épreuve de force. Mais la nature de cette épreuve de force change. On est plus dans une stratégie gramscienne que léniniste et les critiques de Johsua à Gramsci tombent en grande partie.

La question de l’État est évidemment centrale et sur ce sujet aussi, le point de vue de Johsua apparait contradictoire. D’une part, il critique fortement, à juste titre « le caractère outrageusement simplificateur de l’analyse » de Lénine dans L’État et la révolution qui « ramène l’État bourgeois à “l’essentiel”, une dictature de la bourgeoisie. Le reste (“les formes” démocratiques) est traité comme purement “formel” (au sens de superficiel, peu significatif) » (p. 208). Mais d’autre part, il ne tire pas vraiment les conclusions de l’existence de ces formes démocratiques quant à la nature de la rupture à effectuer. Il affirme que « l’État bourgeois appelle les citoyens à participer à la chose publique en tant qu’individus atomisés, mais il écarte de son champ les travailleurs en tant qu’ils forment une classe sociale. (…) L’État bourgeois tire sa nature de classe d’une autre source, plus profonde : il organise la bourgeoisie, mais, dans toute la mesure où il est l’État des citoyens, il n’admet l’expression des travailleurs qu’en tant qu’individus isolés et non en tant que membres de leur classe » (p. 201, les italiques sont de Johsua). C’est ne pas voir les transformations intervenues avec la mise en place de l’État social. Avec celui-ci, l’État admet l’expression collective des travailleurs avec l’existence de syndicats reconnus et de la « démocratie sociale », indice à la fois de la position de pouvoir des salariés dans la société et de leur intégration, à travers leurs organisations, au fonctionnement de l’État bourgeois.

Le troisième élément touche à la question du sujet révolutionnaire13. La position de Johsua est ambiguë. Il émet de sérieux doutes sur la capacité pour ce dernier de remplir le rôle que les fondateurs du marxisme lui ont attribué. Il propose une tout autre perspective en indiquant (p. 71), à juste titre, qu’il faut se préparer à une « relève civilisationnelle (…) une relève qui englobe évidemment, mais dépasse très largement le seul affrontement prolétaires/capitalistes, une relève qui concerne le mode de vie et la façon de vivre ensemble, qui traite tout autant de révolution dans les rapports des hommes à la nature que de révolution dans les rapports des hommes entre eux ». Il pointe que « s’il y a une multiplicité d’oppressions qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, le mouvement même du capital, qui vise à marchandiser toutes les activités humaines et jusqu’à la vie elle-même, élargit le terrain de l’affrontement autour des deux protagonistes centraux que sont bourgeoisie et prolétariat et, recouvrant la société toute entière, en vient à concerner peu ou prou toutes les catégories de la population » (p. 71, les italiques sont de notre fait).

Si tel est le cas, il faut en tirer explicitement une conclusion : la question du sujet révolutionnaire n’a alors plus guère de sens. La domination du capital ne se réduisant pas à la sphère des rapports de production, mais visant la société tout entière, le mouvement qui s’y oppose ne peut être que « non classiste » et hétérogène. Dans ce cadre, des orientations et des pratiques différentes peuvent tout à fait cohabiter, des voies multiples être explorées, des terrains disparates occupés. Lutter par exemple pour le développement du commerce équitable, les droits des femmes, l’abolition de la dette, les taxes globales, les droits sociaux, les normes écologiques… n’est pas en général le fait des mêmes acteurs, mais ces combats apparaissent comme complémentaires, peuvent converger pour remettre fondamentalement en cause le modèle néolibéral de marchandisation généralisée et peuvent participer d’un « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses14 ». Une telle position devrait logiquement être celle de Johsua. Or il semble avoir du mal à faire le deuil du rôle historique du prolétariat. Ainsi les critiques, justifiées sur certains points, qu’il fait aux ouvrages d’Halloway, Coutrot, Hardt et Négri, sont cependant focalisées sur le fait que ces auteurs remettent en cause le rôle du prolétariat dans la transformation sociale.

Toute transformation sociale émancipatrice suppose la création de rapports de forces. Une épreuve de force ne peut jamais écarter la question de la violence. Johsua indique, à juste titre que son emploi pose de gros problèmes : « L’expérience historique appelle en la matière à la plus grande prudence. Pour les stratèges révolutionnaires du 20ème siècle, les moyens utilisés se déduisaient un peu trop rapidement de l’objectif poursuivi, sans trop s’interroger sur jusqu’à quel point les moyens peuvent en venir à changer les fins. Or, faire la révolution n’est pas comme prendre le train : le moyen de locomotion utilisé transforme la destination » (p. 206). Si tel est le cas, la conclusion de Johsua (p. 206-207) – « On ne peut écarter purement et simplement la voie violente, mais il n’est pas question d’en faire le choix a priori. » – est insuffisante et il aurait dû se prononcer clairement pour une stratégie non violente, ce qui ne veut pas dire que la violence ne puisse être employée tactiquement à un moment donné, étant donné qu’il est assez peu probable que les classes dirigeantes cèdent la place sans employer tous les moyens qu’elles ont à leur disposition. Se prononcer pour une stratégie non violente permet d’abord de rompre clairement avec une valorisation de la violence qui a amené la gauche radicale à des comportements catastrophiques, rend ensuite crédible l’attachement à la démocratie et fait enfin porter la responsabilité de l’emploi de la violence sur les classes dominantes.

Ayant mis en évidence les impasses de Marx, les apories du léninisme et refusant une « stratégie gramscienne » quel espoir reste-il à Johsua ? Celui « d’envisager un effondrement de la bourgeoisie au moins autant sous l’effet de ses contradictions internes (ou par épuisement de ses capacités d’extension) que sous les coups de butoir du prolétariat » et de donner en exemple la fin de l’esclavage antique. Mais outre que la disparition progressive de ce dernier a abouti à une nouvelle forme d’exploitation et d’oppression15, comparaison n’est pas ici raison. En effet, à l’inverse de l’esclavage antique, le capitalisme possède des capacités d’adaptation considérables et peut prendre des formes diverses suivant les moment historiques. Le capitalisme s’est transformé et continuera à le faire. En finir avec ce système suppose de construire une stratégie adaptée pour l’abattre, ce à quoi Johsua semble renoncer avec ce propos.

Pour étayer sa position, Johsua note, à juste titre, que le développement du capitalisme, qui s’appuie sur l’exploitation des deux sources de toute richesse, l’être humain et la nature, a aussi un caractère extensif, et que ce dernier atteint aujourd’hui ses limites. Concernant la nature, l’épuisement des ressources non renouvelables en est une des manifestations les plus visibles. Concernant les êtres humains, Johsua note que le processus de salarisation de la paysannerie, sur lequel le capital s’adosse, est en train de toucher à sa fin avec la mondialisation néolibérale actuelle qui ne laisse aucun territoire à l’abri de sa domination. Ce processus se combinant avec une croissance ralentie, voire une baisse de la population mondiale à partir de 2040, aboutirait à une « pénurie grandissante du facteur travail, le taux de profit, le ressort même du capitalisme, serait menacé. La demande de force de travail des entreprises se heurterait en effet à une offre de force de travail décroissante, stagnante ou faiblement croissante de la part des particuliers » (p. 76). Johsua pointe le fait que, selon l’ONU, la population en âge de travailler (de 15 à 64 ans) plafonnerait à partir de 2045. Il insiste (p. 75, les italiques sont de Johsua) sur « la radicale originalité de l’événement. Les entrepreneurs n’ont connu dans le passé qu’un environnement de surabondance internationale de l’offre de force de travail (celle des particuliers), tant et si bien qu’elle leur semble aller de soi : il leur paraît évident qu’il y a toujours quelque part une main-d’œuvre disponible, immédiatement disposée à travailler. Les pénuries ont toujours été, en la matière, provisoires, de court ou moyen terme, et il a, à chaque fois, été possible de les surmonter, soit par un rebond de la fécondité, soit en faisant appel à l’immigration. Ce qui se profile à l’horizon des années 2040 est, de ce point de vue, entièrement nouveau : la pénurie ne serait plus, ni locale, ni provisoire, mais universelle et permanente. »

Cependant si les projections démographiques semblent incontestables, celles sur la population active sont plus problématiques. En effet, elles se basent sur une extrapolation de la tendance actuelle concernant le taux d’activité des femmes et elles supposent qu’il reste toujours inférieur à celui des hommes (aujourd’hui, ce taux varie, suivant les grandes régions du monde, entre 25 % et 70 %). Le capitalisme peut donc (continuer de) trouver dans la main d’œuvre féminine une « armée de réserve » non négligeable.

Au-delà, rien ne dit que le capitalisme ne sera pas capable de s’adapter à ces évolutions, ce d’autant plus qu’elles ne seront pas brutales. Les actuels débats autour du « capitalisme vert » montre que, sur certains points, une prise de conscience est déjà à l’œuvre et il est peu probable que la « relève civilisationnelle » qu’appelle de ses vœux Johsua puisse naître d’un effondrement du capitalisme sous le poids de ses propres contradictions, alors même que, comme il le note, « Qui dit espoir de civilisation dit aussi risque de régression et de l’effondrement peut tout autant sortir le salut que la chute ».

 

Le modèle de la cité idéale

Johsua prouve de façon très convaincante que le projet communiste des fondateurs du marxisme ne fait que reprendre celui élaboré par les socialistes utopiques et se rattache au monde des créateurs de cité idéale. Dans une analyse très fine, il montre que « le travail d’ampleur de Marx et Engels ne les a pas amenés à remettre en cause le schéma de la cité idéale légué par leurs prédécesseurs. Aucun des traits qui, dans la littérature pré-marxiste, font le communisme, ne manque à l’appel quand c’est au tour de Marx et d’Engels de traiter la question ». Etudiant les cités idéales proposées par Thomas More, Etienne Cabet, Morelly, Jean Meslier, Gracchus Babeuf16…, il met en évidence la continuité entre les schémas proposés par ces auteurs et les indications données par Marx et Engels pour la société communiste : « plus de classes sociales, de rapports marchands, de monnaie, de propriété privée, mais un plan et une règle de répartition qui hésite entre les parts égales et le à “chacun selon ses besoins” » (p. 126).

Ce que Marx et Engels reprochent aux bâtisseurs de société idéale, ce n’est pas le caractère utopique de leur projet, mais la démarche pour y arriver. Ainsi, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels reproche aux socialistes utopiques « d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l’octroyer de l’extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences modèles » au contraire du « socialisme scientifique » qui veut montrer comment le capitalisme crée les conditions de la société communiste telle qu’elle était décrites par les utopistes. Mais comme le remarque Johsua (p. 132, les italiques sont de l’auteur), « le travail, d’ampleur, de Marx et Engels, le déploiement de leur part d’un extraordinaire appareil analytique ne les a pas amenés à s’interroger, en retour, sur la cité idéale elle-même. (…) À aucun moment l’un ou l’autre des deux compères ne se demande comment il se fait que le développement du capitalisme nous restitue précisément la cité idéale déjà décrite, et pas une autre, sans qu’y manque une quelconque pièce de son architecture. »

Or la reprise acritique du contenu de la cité idéale pose un problème majeur, celui de « l’escamotage de la politique17». Johsua définit la politique comme « cet ensemble de procédés, d’actes, de discours, qui, sous le capitalisme, tendent à constituer la société en une communauté. Alors que la société est donnée d’emblée dans sa diversité, faite de l’addition contradictoire d’individus et de catégories, la politique vise à projeter une réalité nouvelle à partir de l’existant, il donne à voir une communauté là où il y a les affrontements de la société civile » (p. 138).

Notons que, contrairement à ce que dit Johsua, cette définition de la politique ne vaut pas que pour le capitalisme. Il faut ici distinguer le politique de la politique. Le politique existe dans toute société, c’est ce qui est en rapport avec le pouvoir, avec ses institutions, avec le fait que dans toute société, il y des choses permises et interdites et qu’il faut bien des institutions, qui peuvent être plus ou moins explicites, pour faire respecter cela. En ce sens, le politique existe dans les cités idéales. Ce qui n’existe pas toujours, c’est la politique. Elle naît dans les cités grecques, disparaît, puis renaît sous une forme très différente progressivement dans les cités médiévales… En ce sens la politique a à voir avec la démocratie, même si celle-ci est très partielle. L’existence d’une « communauté politique » suppose un minimum de démocratie. Si Johsua a raison d’indiquer que « La politique est cette course sans fin, toujours incomplète, toujours recommencée » (p. 138), il ne peut alors affirmer que « La communauté forgée (sous le capitalisme) demeure cependant “illusoire”, car la représentation de la société qu’elle nous offre se fait sous domination bourgeoise ». La communauté politique actuelle n’est pas « illusoire », elle est inachevée, mais elle n’en existe pas moins comme telle pour les individus et groupes sociaux qui la composent et qui s’y reconnaissent plus ou moins.

Quoi qu’il en soit, comme le note Johsua, dans la cité idéale telle qu’elle est décrite par les auteurs prémarxistes, « il n’y a pas de processus de désignation politique, pas de débat politique, pas de choix entre options politiques différentes » (p. 138), la société étant simplement « administrée18 ». Marx et Engels reprennent cette conception. Pour eux « la lutte politique se déchaîne, culmine avec la prise du pouvoir… et puis disparaît » (p. 146). On pourrait ainsi multiplier les citations qui montrent que pour les fondateurs du marxisme « Les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique19 ».

 

L’illusion du dépérissement de l’État

A cette extinction de la politique correspond le dépérissement de l’État, la propriété privée étant abolie, « La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze20 » et Engels d’ajouter encore : « Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression (…) il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État (…) L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil »21. Au-delà même que dans cette conception l’État est réduit à un strict pouvoir de répression, Johsua note que, comme l’indique Marx lui-même dans la Critique du programme de Gotha, le principe « à chacun selon son travail » est maintenu pendant la première phase du communisme. Or « Ce droit égal demeure pourtant dans son principe un droit bourgeois (…) Or égaux de ce point de vue, les individus demeurent inégaux à tous les autres (…) Le droit égal entretient donc l’inégalité, car il fixe une règle égale pour des gens inégaux ou tout simplement différents les uns des autres (…) Or un droit n’est rien sans une autorité pour veiller à son application, sans un État » (p. 212-213).

De plus, l’abolition de la propriété privée n’entraîne pas la transformation automatique des forces productives qui restent marquées par le sceau des rapports de production capitalistes « sous l’égide lesquels elles se sont développées. Leur mise en œuvre est une matrice, qui implique reproduction des anciens rapports sociaux. Bien qu’elles ouvrent la possibilité d’une prise en charge sociale de la production, elles le font sur le mode de la division et de l’ordonnancement hiérarchisé. En attendant d’être elles-mêmes transformées, elles reproduisent une société scindée. Quant à la division du travail social, elle se perpétue et renouvelle la séparation entre manuels et intellectuels, entre professions, entre qualifications. En deux mots : la société est toujours traversée de profondes contradictions, malgré la disparition de classes antagoniques (…). Nous ne pouvons pas non plus écarter l’hypothèse selon laquelle des contradictions sociales, comprimées aujourd’hui par la domination bourgeoise (et donc réduites de ce fait à de faibles proportions) puissent se déployer et gagner en ampleur une fois la bourgeoisie renversée. Enfin, de nouvelles oppositions de classes peuvent surgir. Ainsi, le pouvoir effectif au sein de l’entreprise autogérée peut passer des mains des travailleurs à celles des cadres, ingénieurs, etc. ou être confisqué par le petit groupe des membres fondateurs » (p. 213-214).

D’où, selon Johsua, la nécessité d’un État, « une société traversée par d’importantes contradictions (devant) toujours créer des instances pour assurer sa survie malgré les conflits qui la travaillent. (…) Il faut une instance qui dise la loi, compromis entre besoins divergents et exigences opposées, à laquelle tous doivent obéir. Il faut une instance qui traduise cette loi en actes et en assure le suivi et l’application. Il faut une instance qui juge des manquements à la loi. Législatif, exécutif, judiciaire : il faut, en somme, un État » (p. 214). Et Johsua de conclure : « Penser la disparition de l’État, c’est penser la fin des contradictions sociales, l’harmonie universelle d’une société totalement transparente et directement présente à elle-même » (p. 214-215).

Si, les objections de Johsua au dépérissement de l’État sont assez convaincantes, cette dernière affirmation pose problème. Elle est d’abord historiquement fausse, les anthropologues ayant mis en évidence l’existence de sociétés sans État qui étaient traversées par des contradictions sociales. Au-delà des sociétés dites « primitives », une société relativement complexe, l’Athènes de l’âge classique, pourtant travaillée par de profondes contradictions sociales, ne connaissait pas d’État au sens précisément où Johsua le définit, ce qui n’empêchait ni l’existence d’institutions, ni encore moins l’existence de la politique22.

En fait, Johsua admet que, sur le principe, « il est possible de traiter sans État les affaires de la cité (…) si le pouvoir politique est organisé sous la forme de comités de base qui tout à la fois disent la loi, veillent à son application et jugent des manquements » (p. 216). Mais c’est aussitôt pour en dénier la possibilité pratique en affirmant que « cela suppose un système complètement basiste, une société de village, où les affaires communes sont débattues par l’ensemble des habitants sur la place centrale. Cela paraît inconcevable. Pouvons-nous ainsi passer d’un extrême à l’autre, de l’économie mondialisée à celle du hameau ? » (p. 215). Pour classique qu’elle soit cette objection n’est pas convaincante. Outre qu’il est possible, à l’âge de l’internet, de trouver les formes institutionnelles d’une démocratie directe qui permettent une relation de tous avec tous, cette objection est contradictoire avec la précédente. De deux chose l’une, soit, une société sans État est impossible car cela suppose « une société totalement transparente et directement présente à elle-même », soit elle est possible dans certaines conditions qu’il faut discuter.

Johsua semble pencher vers cette dernière position quand il affirme, à juste titre, que « son dépérissement (de l’État) ne peut qu’être proportionnel à la prise en charge de la chose publique par les travailleurs », mais c’est encore aussitôt pour en relativiser, de fait, la possibilité, en indiquant que « l’engagement des masses peut connaître en la matière d’importantes fluctuations » (p. 215). Or, c’est justement le rôle des institutions politiques que de créer les conditions d’une participation pérenne des citoyen-es23 à la décision politique. Comme l’indique Castoriadis, le rôle de l’action politique, consiste en dernière instance à « créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société »24. Cela suppose que soit d’abord remplies les conditions sociales de la démocratie, dont la réduction massive du temps de travail est la première. Mais cela suppose aussi de mettre au premier plan de la réflexion la question des formes du pouvoir politique qui permettent la participation de tous aux affaires de tous.

C’est d’ailleurs la voie que semble suivre Johsua quand il affirme que « l’auto-organisation des masses occuperait le maximum d’espace possible, repoussant d’autant la sphère de l’État » (p. 235) et quand il indique un certain nombre de pistes pour « rapprocher au maximum les organes de pouvoir des lieux d’existence effectifs de la population (comités de quartier, d’usine, etc) (…) prévoir des formes institutionnelles permanentes qui favorisent l’irruption de “ceux d’en bas” » (p. 217).

 

Mettre la politique au poste de commande

Car, et c’est là un point essentiel, pour Johsua, « La réponse à l’univers marchand n’est pas un autre univers économique (nationalisations, monopole du commerce extérieur, etc.), mais un autre univers politique. Le niveau politique fait ici directement partie de l’agencement économique. Dans toute la mesure où il existe, le rapport de production socialiste est le pouvoir des travailleurs (…) la véritable opposition n’est pas marché/plan, mais marché/pouvoir des travailleurs et la question fondamentale est alors de savoir, du social ou du privé, lequel des deux termes est prépondérant dans la dynamique de la société. » (p. 186 et 176). Et Johsua de rajouter : « Plan ou grandes entreprises nationalisées, l’essentiel est quand même de savoir par quoi ils sont gouvernés : par la « mise en valeur de la valeur », c’est-à-dire par le capital, même si on a décrété sa disparition ? Ou par l’objectif de satisfaire des besoins sociaux collectivement déterminés ? » (p. 191, les italiques sont de Johsua).

Car, que ce soit dans le cadre du plan ou d’entreprises nationalisées, même autogérées, la logique du capital peut continuer à exister. En effet, « dans toute la mesure où le plan déterminera les objectifs et les moyens de l’entreprise, celle-ci cessera d’être autogérée. Dans toute la mesure, au contraire, où le plan ne fixera que « les grandes orientations », l’entreprise demeurera propriété privée, entrant en rapport avec les autres entreprises sur une base marchande, par achat et vente des produits. L’autogestion généralisée n’implique donc pas de rompre totalement avec la propriété privée des moyens de production, car, au fond, la propriété privée est surtout celle dont les autres sont privés » (p. 178). De même le plan ne peut que très imparfaitement permettre la coordination a priori des différents travaux soit que « les travaux considérés soient faiblement interdépendants » (p. 183), soit que « des comportements privatistes peuvent transformer une entreprise nationalisée en centre de production autonome » (p. 184). Dans ce cas, la logique marchande prévaudra car, comme l’indique Marx dans Le Capital, « des objets d’utilité ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres ».

Mais, si une économie totalement planifiée n’est guère envisageable, est-elle souhaitable ? Johsua montre que le risque est grand que « L’acte même par lequel l’État s’empare des fabriques pourrait être aussi celui par lequel le régime de ces dernières envahit la société toute entière » (p. 188). Cette perspective est d’ailleurs présente explicitement chez Marx et Engels, ainsi que chez Lénine, et a été une dimension essentielle de l’URSS stalinienne, l’organisation planifiée de l’usine capitaliste étendue à toute la société devenant ainsi la réponse à l’anarchie du marché. Ni guère possible, ni encore moins souhaitable, le plan, conçu comme embrassant la totalité des activités productives, ne peut être la réponse émancipatrice attendue.

Johsua est donc amené à opérer un renversement salutaire par rapport à la perspective marxiste traditionnelle. Citant Polanyi – « Le socialisme est au premier chef la tendance inhérente d’une civilisation industrielle à transcender le marché autorégulateur en le subordonnant consciemment à une société démocratique25 » -, il affirme que : « La politique, la vie dans la cité, devraient être en elles-mêmes un but et non un simple moyen pour l’aboutissement révolutionnaire » (p. 193, les italiques sont de Johsua). La question des formes du pouvoir politique et des droits démocratiques sont donc totalement décisifs.

C’est dans ce cadre que se pose la question des droits de l’homme et des libertés démocratiques. Johsua reprend les débats autour de l’état de nature et pointe une continuité troublante entre Hobbes, Rousseau et Marx d’un côté et Locke de l’autre. Pour ce dernier, « l’individu et ses droits naturels sont la réalité première et dernière » (p. 231), alors que pour les trois auteurs précédents, ces droits doivent s’effacer devant l’intérêt général porté par le corps politique « un souverain quelconque dans le cas de Hobbes, la volonté générale démocratiquement constituée dans le cas de Rousseau (…) la volonté générale des travailleurs » (p. 233) dans le cas de Marx.

Il semble néanmoins que les différences entre Hobbes, Locke et Rousseau tiennent plus à la période à laquelle ils écrivent qu’au fond théorique. Tous se posent la même question : comment justifier l’obéissance ou la désobéissance. Hobbes indique que la société est le produit d’un contrat social et a un caractère artificiel. Locke prolonge et amplifie cette analyse. Pour tous les deux, l’État n’a d’autre but que de permettre à chacun de bénéficier de ses droits naturels. Certes Hobbes, contrairement à Locke, n’accorde pas à l’individu le droit à la rébellion. Il laisse cependant ouvert la possibilité d’un gouvernement perdant sa légitimité, ce qui permet d’envisager l’idée de rébellion.

Que ce soit chez Hobbes, Locke ou Rousseau, les bases de départ sont les mêmes : l’état de nature met à un moment en péril les droits naturels des humains ; la société est créée d’un commun accord pour y remédier, ce qui suppose l’abandon de la souveraineté des hommes dans les mains d’une puissance dont ils admettent la supériorité. Sur la conception de l’état de nature, Rousseau semble d’ailleurs plus proche de Locke que de Hobbes. Pour ce dernier, l’état de nature, c’est la lutte de tous contre tous, alors que pour Locke, c’est plutôt un état de paix, mais qui ne peut perdurer à cause de la question de la propriété. Pour Rousseau, l’état de nature est un état d’équilibre où l’individu est très bien tout seul, mais cet état est rompu à un moment donné, ce qui force les individus à s’associer.

Quelle que soit la lecture que l’on peut faire de Hobbes, Locke ou Rousseau, Johsua a raison d’indiquer que la question des droits de l’homme et des libertés démocratiques est problématique chez Marx. Il revisite à ce propos l’analyse de ce dernier dans La question juive dont il montre toute l’ambigüité car « qu’on peut parfaitement le lire comme signifiant que les droits de l’homme ne sont que des droits bourgeois, qu’ils constituaient sans doute, à leur époque, un grand progrès, mais que l’émancipation politique devra être couronnée par la sociale, et qu’une fois celle-ci intervenue, ils seront dépassés. Cette lecture, permise par le texte de Marx, est malheureusement celle qui l’a emporté dans la tradition communiste, avec les dégâts que l’on sait » (p. 221-222).

Cependant, si Johsua indique sans la moindre ambiguïté qu’il « faut donc garantir les droits de l’homme sous le socialisme » (p. 233), la justification théorique qu’il en donne ne rompt pas vraiment avec la problématique de Marx. Pour Johsua, comme pour ce dernier, les droits de l’homme sont des « droits bourgeois ». Pour le Marx de La question Juive, « Aucun des droits dits de l’homme ne va au-delà de l’homme égoïste, de l’homme tel qu’il est comme membre de la société civile, c’est-à-dire comme individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir, et séparé de la chose publique ». Pour Johsua, « l’égoïsme, l’homme “partiel”, les intérêts privés ne disparaîtront pas de la société civile, même sous le socialisme, et, dès lors, les droits de l’homme conserveront leur assise ». La conclusion est différente, mais les prémisses sont les mêmes.

C’est à la même conclusion, mais sur la base de prémisses différentes, qu’arrive Rosa Luxemburg dans un passage bien connu de La révolution russe que cite Johsua. Dans ce passage, Rosa Luxemburg ne parle pas, à propos des droits démocratiques, de « droits bourgeois ». Bien au contraire, elle en fait une des conditions de la démocratie socialiste. En fait, il faut rompre avec l’idée que l’on doive fonder d’une façon ou d’une autre l’existence de droits démocratiques26. Comme l’affirme Rosa Luxemburg, nous avons besoin de ces droits, tout simplement parce que vous voulons vivre en démocratie. C’est un choix politique de nature axiomatique que nous posons a priori.

La question des droits démocratiques est d’autant plus importante qu’il faut réfuter aujourd’hui la perspective que Marx trace dans la Critique du programme de Gotha : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », dans la mesure où elle a été généralement comprise comme une promesse d’abondance, « chacun puisera librement selon ses besoins » disait Lénine dans L’État et la révolution. Or, nous dit à juste titre Johsua, « L’abondance doit être écartée parce que non souhaitable avant même de l’être parce qu’irréaliste. Aux côtés du principe d’économie dans l’utilisation des ressources nous devons donc introduire celui de parcimonie dans la consommation des produits. Et plus largement celui de choix sociaux qui ne regardent pas unilatéralement du côté de la satisfaction illimitée de besoins illimités, mais qui mettent en balance la satisfaction des besoins avec le coût que nous pouvons accepter en matière d’environnement (…). Il faut donc une orientation de la consommation résultant de débat et de choix politiques démocratiques » (p. 241).

À la promesse de l’abondance, Johsua oppose la mise en place de trois règles de répartition (p. 249-250). « La première règle serait “à chacun selon ses besoins”, pour une part de la production (appelée à croître) qui échapperait aux rapports marchands : santé, éducation, logement social, transports urbains, services publics, etc. sans oublier la sphère des biens communs (eau, médicaments, accès à l’énergie, etc.). Étant admis que cette règle ne s’énonce pas comme “chacun puise comme il l’entend”, mais comme “la ponction de chacun se fait en fonction de règles sociales définies collectivement”. Deuxième règle : “le partage égal”, c’est-à-dire, comme nous venons de l’évoquer, un revenu minimum auquel tout le monde aurait droit, mais qui varierait selon les disponibilités sociales. (…) Enfin, “à chacun selon son travail”, qui établirait l’indispensable lien entre activité individuelle et rémunération. » Comme il le remarque, le « mariage des trois règles se situe dans le prolongement de ce qui se fait déjà aujourd’hui dans de nombreux pays capitalistes développés, à commencer par la France. Nous ne sommes pas dans le domaine de l’utopie, nous tirons ce que suggère le réel existant dans le bon sens » (p. 250).

Mais avant de répartir, il faut produire. Se pose donc la question de la motivation de l’être humain au travail dans une société qui restera marquée par le sceau du capitalisme. Johsua revisite de façon détaillée l’œuvre de Fourrier avec le fonctionnement des phalanstères, celle d’Elinor Ostrom sur la gouvernance des biens communs et le « grand débat » qui a opposé dans les années 1960 Che Guevara, Charles Bettelheim et Ernest Mandel sur la place respective des stimulants matériels et des stimulants moraux. Johsua consacre de longs passages à la motivation de l’homme au travail et à la place du travail dans la vie sociale. Nous ne pouvons ici en reprendre les développements. Citons simplement quelques-unes de ses conclusions (p. 263-264) :

« Il n’est pas possible de travailler pour des satisfactions non marchandes si la vie de tous les jours repose sur des rapports marchands. Mais il faut aussi prendre en compte et valoriser la multiplicité des motivations au travail. Citons l’intérêt intrinsèque de l’activité, la satisfaction de contribuer à une œuvre collective, où on se sent utile, la reconnaissance par les autres de la qualité du travail accompli, le sens du service public. (…) La motivation de la rémunération subsiste toujours, non seulement comme intérêt individuel, mais aussi comme l’exigence d’une reconnaissance par la société du travail réalisé. (…) Si le rôle de la “conscience socialiste” doit être écarté, il peut par contre y avoir un lien entre l’effort productif et le sentiment de contribuer à quelque chose de collectif, qui dépasse l’individu, qui crée de la solidarité, de la coopération, etc., ce collectif pouvant être la localité, la région, le pays et même, pourquoi pas, l’humanité. Mais une condition décisive doit être respectée : le lien de l’individu au collectif ne doit pas être artificiellement proclamé, mais concrètement ressenti par les participants, ce qui passe par la participation de tous au débat, à la prise en charge de l’action et au bilan. »

 

Que dire pour conclure ? Le livre d’Isaac Johsua est un livre important. Important par sa rigueur théorique, par sa volonté d’aller au fond des problèmes soulevés tant par les textes que par leur mise en regard avec les expériences historiques concrètes. On ne peut qu’espérer que cet article, qui en fait l’éloge critique, donnera envie de s’y reporter.

 

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références

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1 Sauf indication contraire, les citations sont issues de Isaac Johsua, La révolution selon Karl Marx, Lausanne, Editions page deux, novembre 2012, 296 pages.
2 Isaac Johsua, La face cachée du Moyen Age, La Brèche, 1988.
3 Une des conséquences de cette analyse est qu’il ne suffit pas de nationaliser une entreprise pour changer la nature des rapports de productions qui s’y meuvent.
4 On peut d’ailleurs se poser la question de savoir s’il d’agit d’une contradiction ou d’une simple tension entre le caractère social de la production et celui privé de la propriété, car, comme le note Johsua, la dimension sociale du travail sous le capitalisme est « mystifiée ». Il s’agit d’un « social privé ».
5 Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.
6 C’est un des apports majeurs de Cornelius Castoriadis d’avoir développé ce point que d’ailleurs Johsua partage.
7 Johsua examine aussi des penseurs contemporains, John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Thomas Coutrot, Jalon vers un monde possible, Christian Piquet, La République dans la tourmente. Essai pour une gauche à gauche, Yves Salesse, Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauche.
8 Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille, Œuvres de Karl Marx, T. III, 1982 : 460. Les italiques sont ceux des auteurs.
9 Karl Marx, Misère de la Philosophie, Œuvres de Karl Marx, T. I, 1963 : 134, 135.
10 Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille, 1982 : 460.
11 Ce constat remet aussi en cause la critique que fait Johsua à Thomas Coutrot. On ne peut pas à la fois constater que des éléments de communisme sont présents dans une société capitaliste et affirmer que « Face à la pieuvre tentaculaire du capitalisme moderne, procéder par grignotage est illusoire » (p. 204).
12 Voir Bernard Friot, Puissance du salariat, Editions La Dispute, 1998.
13 Johsua consacre tout un chapitre à la place de la paysannerie, et à ces liens avec le prolétariat, dans la théorie marxiste. Revisitant les expériences historiques et les débats qui les ont accompagnées, il démontre de façon assez convaincante que la paysannerie est « la classe en trop » du marxisme.
14 « Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. » C’est ainsi que Marx et Engels définissait le communisme dans L’Idéologie allemande.
15 Dire cela ne signifie pas mettre l’esclavage pratiqué par Rome sur le même plan que les formes diverses de domination de la paysannerie qui ont accompagné la mise en place de la domination seigneuriale au Moyen-âge, cette période ayant vu un début d’émancipation de la paysannerie.
16 Johsua remarque que « Marx et Engels s’avèrent curieusement plus fidèles en ce qui concerne le fond de leur projet, au tracé de l’ancien courant communiste qu’aux auteurs les plus récents, pourtant qualifiés par Marx lui-même d’authentiquement communistes (page 137) » comme Fourrier ou Saint-Simon.
17 Johsua montre d’autre part « la proximité du monde dessiné par le courant communiste pré-marxiste avec les pays du socialisme réellement existant, en commençant par le moralisme ambiant, en poursuivant par l’universelle chape de plomb et la marche de l’individu soumis au pas cadencé, en terminant par le goulag et le département « opposition » des hôpitaux psychiatriques. Sautant par-dessus Marx et Engels, ce courant a malgré cela profondément imprimé sa marque sur les expériences dites socialistes du 20ème siècle » (page 173).
18 Johsua cite ainsi Alfred Pereire, disciple de Saint-Simon, qui prône un monde où « la société n’est plus gouvernée, mais administrée », phrase à rapprocher de celle de Engels dans Socialisme utopique et socialisme scientifique pour qui, dans le communisme, « le gouvernement des hommes cèdera la place à l’administration des choses ».
19 Marx, Engels, Le manifeste communiste.
20 Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.
21 Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique.
22 Sur Athènes, la littérature est immense : voir notamment Moses Finley Démocratie antique, démocratie moderne, Cornélius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, en particulier les tomes 4 et 5, Emmanuel Terray, La politique dans la caverne.
23 Johsua parle de « la prise en charge de la chose publique par les travailleurs ». Il serait plus juste, dans la perspective qui est la sienne de création d’une communauté politique authentique, d’employer le terme de citoyen. 
24 Cornélius Castoriadis, Le monde morcelé, p. 138.
25 Karl Polanyi, La grande transformation.
26 Il est ainsi courant (cela a été le cas de Daniel Bensaid) de justifier le multipartisme par l’existence d’intérêts divergents dans le salariat. Outre que cette vision reflète un sociologisme simpliste, l’argument peut être facilement retourné. En effet, si l’objectif des révolutionnaires est d’unifier politiquement le prolétariat, un parti unique peut se justifier.