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Nous publions la première des deux parties d’une analyse de Joseph Daher qui vise à caractériser la nature des courants fondamentalistes islamiques, à la fois à travers leurs trajectoires histoires, les relations avec leurs sociétés respectives, avec les puissances impérialistes et leur inscription au sein du monde capitaliste.

Joseph Daher est militant et universitaire. Il est fondateur du blog Syria Freedom Forever, auteur de plusieurs articles pour Contretemps (notamment sur la révolution syrienne), et d’un livre intitulé Hezbollah, The Political Economy of the Party of God (Pluto Press, 2016). Cet article est paru initialement dans International Socialist Review.

 

Le processus révolutionnaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MOAN) a souffert d’une série de défaites et de revers après des débuts prometteurs en 2011. Les forces progressistes et démocratiques ont été ou sont écrasées par deux forces contre-révolutionnaires – les anciens régimes et divers courants du fondamentalisme islamique – et leurs soutiens impérialistes et régionaux. Les anciens régimes étaient et constituent la principale menace pour les soulèvements populaires. Parallèlement, les mouvements fondamentalistes islamiques doivent être considérés comme une force politique fondamentalement réactionnaire à travers toute la région.

Ce rôle contre-révolutionnaire nécessite une réévaluation d’une grande partie de la compréhension analytique de la gauche et de l’approche stratégique au fondamentalisme islamique. La gauche doit occuper une position indépendante des anciens régimes et des mouvements fondamentalistes islamiques, basée sur un programme en faveur de la démocratie, de la justice sociale, de l’égalité, de la libération et de l’émancipation des opprimées.

 

Pourquoi utiliser le terme « fondamentalisme islamique » ?

Des organisations telles que le soi-disant Etat Islamique (EI) (ou connu aussi sous son acronyme arabe de Da’esh), al-Qa’ida, les diverses branches des Frères Musulmans (FM) et le Hezbollah ont des différences quant à leur formation, leur développement, leur composition et leur stratégie. Néanmoins, ils partagent un projet politique commun, malgré des divergences significatives. Comme l’affirme l’universitaire marxiste Gilbert Achcar, toutes les variantes du fondamentalisme islamique partagent un objectif réactionnaire et confessionnel commun consistant à établir « un État islamique basé sur la charia »[1] qui préserve l’ordre capitaliste néolibéral existant.

Cet objectif unit les mouvements fondamentalistes islamiques, des tendances gradualistes aux courants djihadistes. Ainsi, par exemple, l’ancien adjoint du guide suprême du mouvement des FM égyptiens et considéré comme le numéro deux de l’organisation à l’époque, Muhammad Khairat al-Shater, déclarait en mars 2011, suite au renversement du dictateur Hosni Moubarak :

«Les Ikhwan travaillent à restaurer l’Islam dans sa conception globale pour la vie des gens, et ils considèrent que cela ne se fera qu’à travers une société forte. Ainsi, la mission est claire: restaurer l’islam dans sa conception globale; soumettre les gens à Dieu; instaurer la religion de Dieu; l’islamisation de la vie, renforcer la religion de Dieu; établir la renaissance (Nahda) de la Ummah (communauté ou nation musulmane) sur la base de l’Islam. […] Ainsi, nous avons appris [pour commencer] à construire l’individu musulman, la famille musulmane, la société musulmane, le gouvernement islamique, l’Etat islamique mondial. »[2]

De manière similaire, le parti fondamentaliste chiite libanais Hezbollah (fondé officiellement en 1985) a constamment exprimé sa préférence pour un État islamique comme système politique de référence. Il fait valoir, toutefois, qu’en raison de la démographie confessionnelle et de l’arrangement politique constitutionnel du pays qui attribue le pouvoir politique par appartenances confessionnelles et ethniques, sa mise en œuvre est irréalisable dans les circonstances actuelles. Cela, cependant, n’a pas empêché le Hezbollah de s’opposer à plusieurs initiatives pour séculariser l’État libanais, les caractérisant toutes comme anti-islamiques[3]. Par exemple, le mouvement islamique chiite a dénoncé le mariage civil comme «une mise en œuvre de l’athéisme»[4].

Les groupes fondamentalistes islamiques utilisent différentes stratégies et tactiques pour atteindre leurs objectifs. Comme l’affirme Achcar,

«certains ont une stratégie gradualiste de réalisation de leur programme au sein de la société d’abord, et de l’État par la suite, alors que d’autres recourent au terrorisme ou à l’État par la force, comme c’est le cas pour le soi-disant État Islamique (EI)».[5]

Les gradualistes comme les FM, le Hezbollah ou le Da’wa en Iraq participent aux élections et aux institutions étatiques existantes. En revanche, les djihadistes comme al-Qa’ida et l’EI considèrent ces institutions comme non islamiques et se tournent plutôt vers des tactiques de guérilla ou de terrorisme dans l’espoir d’une éventuelle saisie de l’État. Parmi les djihadistes, il y a également des débats et des divisions sur les tactiques et les stratégies pour atteindre leur objectif d’un État islamique. Dans divers contextes et périodes historiques, les différents courants fondamentalistes ont parfois collaboré et à d’autres époques ont été en compétition et se sont même affrontés.

Malgré leurs différences stratégiques, ces mouvements partagent tous un programme politique et une vision de la société réactionnaire et autoritaire. Cela se voit de façon assez claire et marquée dans leurs attitudes envers les femmes. Tous les courants du fondamentalisme islamique promeuvent une vision sexiste qui soutient la domination masculine et réduit les femmes à des rôles subordonnés dans la société. D’abord et avant tout, ils définissent la fonction principale féminine comme la «maternité» et, en particulier, l’éducation de la prochaine génération basée sur les principes islamiques. Ils imposent des codes vestimentaires et des comportements censés préserver l’honneur des femmes et celui de la famille.

Tout éloignement de ces normes et restrictions est considéré comme une concession à l’impérialisme culturel occidental par les mouvements fondamentalistes islamiques. Par exemple, le Guide Suprême de la République Islamique d’Iran (RII), l’Ayatollah Ali Khamenei, a mis en garde contre l’application de la version occidentale de l’égalité entre les sexes, affirmant qu’elle a mené à la corruption[6]. Les FM égyptiens ont dénoncé un rapport de l’ONU de 2013 qui appelait l’État égyptien à reconnaître le viol conjugal comme un crime, assurer l’égalité entre les hommes et les femmes dans le mariage, le divorce et les questions d’héritage, et mettre fin à la polygamie et à la dot, comme une tentative de «nuire à l’éthique islamique et visant à détruire la famille»[7]. Ces «restrictions conservatrices sur le rôle des femmes », affirme l’universitaire marxiste Adam Hanieh, « font partie intégrante des objectifs contre-révolutionnaires au niveau plus large», et conclut à juste titre que« la position des femmes est donc un baromètre clé pour la santé du processus révolutionnaire »[8]. Les fondamentalistes islamiques ont des opinions réactionnaires semblables sur les populations LGBTQI. Par exemple, le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a accusé les homosexuels de « détruire les sociétés». Il a décrit les personnes LGBTQI comme une importation étrangère qui menacerait la société islamique de déviances morales et de modes de vie étranges[9].

De même, le salafiste égyptien Sheikh Youssef Qardawi, qui est un point de référence pour les FM égyptiens, a décrit à maintes reprises les personnes LGBTQI comme des «pervers sexuels» et a appelé à leur châtiment collectif, y compris à les faire mourir[10]. Enfin, les mouvements fondamentalistes islamiques ont ciblé les minorités religieuses dans leur propre pays et ont promu des discours et des comportements confessionnels contre elles. L’EI a mené, par exemple, des campagnes de meurtre, de violence et de répression contre les chrétiens, les Yezidi et les autres minorités religieuses dans les territoires qu’il a occupés en Iraq et en Syrie. Ses combattants ont également lancé des attaques terroristes contre les coptes en Egypte et les Chiites en Iraq.

Malgré une vision du monde réactionnaire commune aux mouvements fondamentalistes islamiques, les socialistes doivent néanmoins reconnaître les différences entre les courants gradualistes des mouvements fondamentalistes islamiques tels que le Hezbollah et les FM d’un côté, et des groupes djihadistes comme al-Qa’ida et l’EI de l’autre. Ces mouvements ne sont pas les mêmes, et les socialistes doivent les aborder et les traiter différemment.

Il est possible d’imaginer une unité d’action avec des courants gradualistes dans des contextes spécifiques pour des objectifs précis et à court terme. Les socialistes pouvaient et ont collaboré avec les FM sur la place Tahrir au Caire en Egypte pendant les dix-huit jours de mobilisations massives contre le dictateur Moubarak. Il est tout simplement impossible d’envisager des collaborations similaires avec al-Qa’ida et l’EI. En Syrie, ces groupes ont attaqué des activistes et manifestants pour avoir brandi des slogans démocratiques et non confessionnels[11].

Pour autant, les socialistes ne devraient pas poursuivre des alliances politiques à long terme avec des courants gradualistes des mouvements fondamentalistes islamiques, en particulier lorsqu’ils sont de tailles beaucoup plus importantes. Le danger dans une telle situation est que les socialistes se mettent sous la coupe d’un mouvement plus puissant et réactionnaire, et au lieu de gagner des adhérents à la place des mouvements fondamentalistes, ne fournir à ces derniers au mieux qu’une couverture politique de gauche au détriment d’une croissance de la gauche comme alternative.

 

Le fondamentalisme islamique, l’islam et l’islamophobie

Les socialistes devraient cependant veiller à ne pas confondre l’islam et le fondamentalisme islamique. Nous devons faire une distinction nette entre la religion islamique et les groupes fondamentalistes. Si nous ne parvenons pas à faire cela, nous risquons de tomber dans l’islamophobie promue par les classes dirigeantes américaines et européennes et leurs médias. L’islamophobie est une forme de racisme dirigée contre les populations musulmanes.

Les puissances impérialistes se sont de plus en plus appuyées sur l’islamophobie depuis le 11 septembre 2001 pour justifier leur soi-disant « guerre contre la terreur ». Ils ont qualifié ce conflit de «clash des civilisations» entre un «Occident chrétien, laïc, civilisé et démocratique» et un « ″monde musulman″ barbare et violent ». Les marxistes doivent s’opposer à cette islamophobie. Nous devons défendre la liberté de pratiquer sa religion et, en même temps, le droit des groupes opprimés à l’autodétermination. Dans sa Critique du programme de Gotha du Parti Ouvrier Allemand (1875), Marx expliquait que la liberté privée en matière de croyance et de culte doit être définie uniquement comme rejet de l’ingérence étatique. Il en énonçait ainsi le principe:

« Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux aussi bien que corporels, sans que la police y fourre son nez ».

Ce même Marx a défendu l’obtention des droits civiques des juifs de Cologne en 1843 et déclarera que le privilège de la foi est un droit universel de l’homme. Le marxisme classique, celui des fondateurs, n’a d’ailleurs pas requis l’inscription de l’athéisme au programme des mouvements sociaux. C’est dans cette optique que nous devons donc comprendre les règlementations sur le port du voile, imposées par la force, légale ou non, par les fondamentalistes islamiques ou retirés par la force par des contraintes légales en Europe, comme des actes réactionnaires qui vont à l’encontre du droit des femmes à l’autodétermination.

Dans cette lutte contre l’islamophobie, il faut s’opposer à ceux et celles qui, à gauche, rejettent toute unité d’action avec des groupes ayant une base ou se revendiquant de fondements religieux, en faisant appel à la fameuse phrase de Karl Marx selon laquelle la religion est «l’opium du peuple», sans faire référence à la suite du texte qui explique le réel sens à y donner. Un certain nombre d’exemples historiques démontrent l’erreur de ce positionnement. La gauche radicale a collaboré et lutté côte à côte avec les adeptes de la théologie de la libération, qui avaient développé une critique radicale du capitalisme contre les dictatures d’Amérique du Sud. Le parti bolchevique n’hésitait pas à coordonner des luttes avec le Bund, union générale des travailleurs juifs de Pologne, de Lituanie et de Russie, fondée en 1897, qui, malgré son orientation athéiste, anticléricale et fondamentalement socialiste, était basée sur un regroupement communautaire.

Finalement Malcolm X qui, tout en restant fidèle à ses convictions religieuses, particulièrement à la fin de sa vie évoluait à gauche. Il n’hésita pas à critiquer les dirigeants musulmans dans une interview en 1965, qu’il accusa d’avoir volontairement maintenu les peuples, et les femmes en particulier, dans l’ignorance. Il ajouta aussi que l’état d’avancement d’une société se mesure à la situation faites aux femmes, en déclarant que «plus les femmes sont éduquées et impliquées […] plus le peuple entier est actif, lumineux et progressiste».

Nous devons également rejeter les allégations islamophobes selon lesquelles les racines de l’EI, d’al-Qa’ida, Boko Haram et d’autres mouvements fondamentalistes peuvent être trouvées dans le Coran. Ces groupes et leurs actions devraient être analysés comme des produits des conditions sociales, économiques et politiques locales et internationales dans notre période actuelle, et non pas le produit d’un texte écrit il y a plus de 1400 ans.

Analyse t-on l’invasion américaine de l’Iraq par les croyances religieuses de George Bush (qui avait déclaré avoir entendu en rêve Dieu lui dire qu’il avait une mission et qu’il fallait envahir l’Iraq)? Bien sûr que non. Nous expliquons plutôt la guerre de Bush, ses motifs et sa justification idéologique comme produit de l’impérialisme américain.

Il est donc nécessaire pour les marxistes d’analyser les groupes fondamentalistes islamiques en examinant les dynamiques socio-économique contemporaines qui les produisent et en voyant leur programme comme une tentative de fournir des solutions réactionnaires aux problèmes réels de la société. Dans son article « L’attitude du Parti des travailleurs à la religion  », écrit en 1909, le révolutionnaire russe Vladimir Lénine affirmait que nous, en tant que marxistes, « devons expliquer la source de la foi et de la religion des masses d’une façon matérialiste »[12]. Il poursuivait en écrivant que si l’on ne s’attelait pas à cette tâche, nous n’aurions pas une vision différente des classes bourgeoises, qui accusent les masses d’ignorance pour expliquer le phénomène de la croyance religieuse. De telles approches conduisent aujourd’hui à une essentialisation de «l’Autre», dans ce cas «le musulman».

 

Les racines du fondamentalisme islamique

Quelles sont les racines du fondamentalisme islamique? La première chose à noter, c’est qu’un tel fondamentalisme est un phénomène international, pas quelque chose d’unique au Moyen-Orient ou d’autres sociétés avec des populations à prédominance musulmane. Nous avons vu le développement de courants politiques similaires comme le fondamentalisme chrétien, le fondamentalisme hindou et le fondamentalisme juif en Israël, qui ont tous leurs propres courants de politique de droite. Mais aucun de ces mouvements, en dépit de leur appel à revenir à un âge d’or antérieur, ne devrait être considéré comme un élément fossilisé du passé. Ils peuvent utiliser des symboles et des récits de périodes antérieures, mais tous ces mouvements fondamentalistes religieux sont le produit des sociétés modernes[13].

Il est intéressant de remarquer qu’à travers le monde, les mouvements fondamentalistes religieux et conservateurs ont soutenu des politiques néolibérales tout en préconisant un travail de bienfaisance et de charité accru, conduisant certains chercheurs à parler d’une «alliance fluide entre les néolibéraux et les fondamentalistes religieux», qui pourrait être qualifiée de «néolibéralisme religieux »[14].

Le fondamentalisme islamique est issu des conditions politiques et économiques spécifiques du Moyen-Orient, où les puissances impérialistes ont eu un impact essentiel et continu sur les États et l’économie politique de la région. Après la découverte du pétrole dans les années 1920 et 1930 dans les pays du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, les puissances impérialistes ont vu comment la région pouvait jouer «un rôle potentiellement décisif dans la détermination de la fortune du capitalisme à l’échelle mondiale », comme l’affirme Adam Hanieh[15].

Les puissances impérialistes occidentales, principalement les États-Unis, ont joué un rôle clé dans la formation des États rentiers de la région, en particulier les monarchies du Golfe, comme l’Arabie Saoudite, qui génèrent des revenus immenses par la vente de leur pétrole et leur gaz naturel aux conglomérats pétroliers internationaux. Depuis les années 1980, ces États ont adopté un modèle néolibéral axé sur l’investissement spéculatif dans la recherche de bénéfices à court terme dans les secteurs improductifs de l’économie, en particulier dans l’immobilier.

Les États-Unis ont utilisé leur partenariat stratégique avec l’Iran (jusqu’au renversement du Shah en 1979), Israël et l’Arabie Saoudite pour dominer la région. Il les a soutenus pour faire face à des régimes nationalistes arabes comme l’Egypte sous Gamal Abdel Nasser, les mouvements communistes et de gauche de la région, et diverses luttes populaires et nationales, qui ont généralement visé une plus grande souveraineté, plus grande justice sociale, et l’indépendance pour leurs pays vis-à-vis de la domination impériale. Dans ce cadre, l’Arabie Saoudite a promu et financé divers mouvements fondamentalistes islamiques sunnites, en particulier les FM, pour contrer les nationalistes et la gauche.

Les États-Unis, avec l’aide de leurs alliés dans la région, y compris l’Arabie Saoudite et le Pakistan, ont injecté des milliards de dollars dans la formation et l’armement des combattants et groupes fondamentalistes islamiques à partir de 1979. Ils ont soutenu de tels groupes en Afghanistan dans le but d’affaiblir leur ennemi de la guerre froide, l’Union Soviétique. Al-Qa’ida est issu de ce processus. L’impérialisme américain a contribué à constituer l’aile la plus extrémiste du fondamentalisme islamique qui se tournera plus tard contre Washington.

Israël a utilisé une stratégie similaire dans les territoires palestiniens occupés, en particulier dans la bande de Gaza dans les années 1970 et 1980, en réprimant les forces nationalistes et progressistes de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) tout en permettant l’expansion des mouvements fondamentalistes islamiques concurrents. Le renversement du régime du Shah durant la révolution iranienne et l’établissement ultérieur de la République Islamique d’Iran en 1979 ont stimulé les mouvements fondamentalistes chiites dans la région.

La crise des régimes nationalistes arabes a ouvert l’espace politique pour le développement des mouvements fondamentalistes. L’Égypte et d’autres États ont abandonné leurs précédentes politiques sociales radicales et anti-impérialistes pour deux raisons principales. Tout d’abord, ils ont subi une défaite cuisante face à Israël en 1967. Deuxièmement, leurs méthodes de développement d’un capitalisme d’État ont commencé à stagner. En conséquence, ils ont opté pour un rapprochement avec les pays occidentaux et leurs alliés du Golfe et ont adopté le néolibéralisme, mettant un terme à de nombreuses réformes sociales qui leur avaient valu une popularité parmi des secteurs des travailleurs et des paysans. Les régimes se sont également retournés contre le mouvement national palestinien cherchant des compromis avec Israël. Parallèlement, tous les régimes nationalistes arabes et d’autres, comme en Tunisie, ont volontairement soutenu les mouvements fondamentalistes islamiques ou ont permis leur développement contre les groupes de gauche et nationalistes. En Egypte, par exemple, suite à la mort de Nasser en 1970, le nouveau régime dirigé par Anouar Sadat a établi une alliance tacite avec les FM contre les forces nationalistes et progressistes dans le pays.

Le dernier développement significatif qui a alimenté la montée du fondamentalisme a été la rivalité politique croissante entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Chaque État a instrumentalisé son propre fondamentalisme confessionnel pour atteindre ses objectifs contre-révolutionnaires. Tout d’abord, ils l’ont utilisé pour détourner les classes populaires de leurs objectifs politiques et socio-économiques et, lorsqu’ils ont été contestés par des mouvements d’oppositions populaires, ils ont tenté de les diviser et de les conquérir selon des clivages confessionnels. Deuxièmement, ils ont utilisé le fondamentalisme religieux pour mobiliser des soutiens à la fois dans leur pays et dans les blocs de leurs adversaires pour accroître leur pouvoir dans la région. Ce sont ces conditions matérielles historiques modernes qui ont donné naissance au fondamentalisme islamique sunnite et chiite.

 

La base de la classe du fondamentalisme islamique

La base sociale historique du fondamentalisme islamique dès l’aube du vingtième siècle est la petite bourgeoisie. Bien sûr, les formations fondamentalistes de chaque pays ont leur propre histoire particulière, mais elles partagent toutes des racines dans divers éléments de la petite bourgeoisie. En Égypte, par exemple, il s’est développé parmi les éléments ruraux de cette classe qui se sont déplacés vers les villes au milieu des changements économiques et sociaux des années 1960 et 1970. Une fois urbanisé dans les années 1980 et 1990, son leadership a tendance à provenir de couches professionnelles telles que les médecins, les ingénieurs et les avocats. Un nombre croissant d’adhérents des FM à cette période est issu des jeunes instruits laissés sans opportunités d’avenir par l’adoption du néolibéralisme par les régimes[16].

Tout comme la petite bourgeoisie en général, les organisations fondamentalistes islamiques sont tirées dans deux directions – vers la rébellion contre la société existante et vers un compromis avec elle. Quoi qu’il en soit, leur projet réactionnaire n’offre aucune solution aux sections de la paysannerie et de la classe des salarié-e-s qui y sont attirées. Les partis fondamentalistes islamiques cherchent à rétablir la Ummah, une entité religio-politique qui rassemblerait tous les musulmans et transcenderait les clivages qui les divisent aujourd’hui. La lutte des classes est donc considérée comme une chose négative car elle fragmente la Ummah.

Au fil du temps, les dirigeants petits-bourgeois des mouvements fondamentalistes ont de plus en plus approfondi leurs liens avec la bourgeoisie, même s’ils tentent de préserver leur base de soutien dans diverses classes sociales. L’Arabie Saoudite a joué un rôle clé dans ce processus. Il a fourni aux FM égyptiens et à d’autres groupes un accès privilégié aux opportunités commerciales et professionnelles pendant le boom pétrolier des années 1970 et 1980. Cette situation a accéléré le processus d’embourgeoisement du mouvement fondamentaliste. De plus en plus de capitalistes ont commencé à jouer un rôle de premier plan au sein du mouvement[17]. Les services secrets égyptiens ont identifié environ 900 entreprises appartenant à des membres des FM dans le pays avant le soulèvement populaire de 2011[18].

Au Liban, le Hezbollah a subi une transformation similaire. À l’origine, il possédait un leadership et des cadres issus en grande majorité de la petite bourgeoisie qui attiraient une base sociale populaire parmi les classes moyennes et pauvres libanaises chiites. Au fil du temps, une fraction chiite de la bourgeoisie au Liban et dans la diaspora est devenue de plus en plus influente dans le parti. Le Hezbollah a maintenant une base de soutien majeure parmi les hommes d’affaires libanais chiites ainsi que parmi les classes moyennes supérieures, en particulier au sein des professions libérales.

Leurs sources de financement de plus en plus bourgeoises expliquent le soutien des fondamentalistes au système capitaliste et à son régime d’accumulation néolibéral actuel. Ils reçoivent des donations importantes non seulement de différents États, mais aussi des dons religieux privés (la zakat), des réseaux privés constitués de secteurs bourgeois et de petites entreprises de la société. Par exemple, le Hezbollah reçoit un financement massif de l’Iran ainsi que de la bourgeoisie et la petite bourgeoisie chiite libanaise.

Le Hezbollah reçoit également des «dons de particuliers, de groupes, de magasins, d’entreprises et de banques, ainsi que de leurs homologues dans des pays comme les États-Unis, le Canada, l’Amérique Latine, l’Europe et l’Australie»[19]. Avec son processus de d’embourgeoisement, le Hezbollah possède «des dizaines de supermarchés, les stations-services, les grands magasins, les restaurants, les entreprises de construction et les agences de voyages »[20]. On trouve des dynamiques similaires chez certaines branches des FM. Tous ces éléments encouragent l’intégration des fondamentalistes dans l’ordre existant.

Les tensions entre le leadership de plus en plus bourgeois des fondamentalistes d’un côté et sa base sociale dans les sections petites bourgeoises et appauvries de la paysannerie et des classes des salariés de l’autre, ont produit des contradictions dans leur programme et leurs activités politiques. D’une part, ils professent un engagement envers l’égalité et la justice sociale qu’ils abordent principalement par des mesures par en haut, par des projets de bienfaisance et de charité. D’autre part, ils préconisent les principes économiques néolibéraux et dénoncent les mouvements sociaux d’en bas, en particulier les mouvement syndicaux[21].

Ces contradictions traversent directement la théorie et la pratique du fondamentalisme. Par exemple, le fondateur des FM syriens, Mustafa al-Sibai, a soutenu que « le socialisme de l’Islam conduit nécessairement à la solidarité de diverses catégories sociales et non à la guerre entre les classes comme le communisme ».[22] Son livre écrit en 1959, « le socialisme de l’islam », propose l’idée que l’égalité sociale peut être réalisée en faisant appel à l’obligation morale d’un individu de faire un don aux pauvres au lieu de réformes gouvernementales et sociales comme la fiscalité progressive, la nationalisation et l’établissement de programmes d’État-providence. La vision de Sibai pour un socialisme islamique était cependant une manœuvre purement rhétorique liée à l’influence croissante des baathistes et communistes dans le pays[23].

Avec la baisse d’influence du nationalisme arabe et de la gauche, les penseurs fondamentalistes islamiques ont parallèlement abandonné une rhétorique aussi radicale et ont souligné de plus en plus que la solution au problème de la pauvreté résidait dans un retour aux valeurs et à la tradition islamiques. Rachel Ghannouchi, le chef de la branche tunisienne des FM, al-Nahda, a affirmé par exemple :

« Nous devons souligner que la pauvreté, aux yeux de l’Islam, est liée à l’incroyance ». Ajoutant : « Nous (les mouvements islamiques fondamentalistes) sommes garants d’un ordre social particulier et d’un régime économique libéral ».[24]

Une tendance similaire se retrouve parmi les figures et les mouvements fondamentalistes islamiques chiites. Par exemple, lors de la Révolution iranienne, Khomeini a présenté l’islam à travers une optique de justice sociale, louant les pauvres opprimés et condamnant les riches, les habitants des palais gourmands et leurs mécènes étrangers. Il a utilisé cette rhétorique pour mobiliser les classes populaires urbaines contre le régime du Shah, à une époque où l’influence des courants de gauche était importante.

Après la consolidation du nouveau régime islamique par Khomeini et son mouvement et la répression des mouvements de gauche rivaux, le premier Guide de la République Islamique d’Iran a abandonné cette rhétorique égalitaire pour décrire le marché libre comme un pilier essentiel de la société et pour exalter la propriété privée. Il a transformé sa définition des « opprimés » d’une catégorie économique décrivant les masses paupérisées en un label politique pour les partisans du régime, y compris les marchands fortunés du bazar[25]. Il a également souligné que le régime cherchait des relations harmonieuses entre les propriétaires d’usine et les travailleurs et entre les propriétaires et les paysans. Le régime a même jugé que la réforme agraire ne devrait pas limiter la propriété, étant donné que de telles restrictions violeraient les droits sacrés de la propriété privée consacrés dans la charia.

 

Néolibéralisme et charité

Les mouvements fondamentalistes islamiques ont soutenu des politiques néolibérales et ont créé des organismes caritatifs pour combler le vide laissé par la destruction des programmes et services sociaux de l’État providence. Ils utilisent les organismes de charité pour gagner l’allégeance de sections des classes populaires à leur projet réactionnaire. Le mouvement des FM égyptiens est peut-être le meilleur exemple d’une telle politique[26]. Hassan Malek, un homme d’affaires et haut dirigeant des FM, avait déclaré en 2012 que les politiques néolibérales de l’ancien dictateur Hosni Moubarak étaient bonnes, mais que la corruption et le népotisme avaient compromis leur mise en œuvre[27]. Reconnaissant un allié potentiel la banque d’investissement du Caire, EFG-Hermes, a organisé une réunion en juin 2011 entre quatorze fonds d’investissement internationaux et Khairat al-Shater, le premier adjoint du guide suprême des Frères musulmans de l’époque aujourd’hui en prison. Les investisseurs avaient affirmé qu’ils « avaient été positivement surpris de constater que certaines des idées partagées par le mouvement des FM sont essentiellement de nature capitaliste »[28].

Le parti libanais Hezbollah a également constamment appuyé des politiques en faveur du libre marché et de la propriété privée, tout en professant de manière rhétorique son engagement pour des objectifs de justice sociale. Le Hezbollah a soutenu des politiques telles que la privatisation, la libéralisation et l’ouverture au capital étranger. Le mouvement islamique libanais ne considère nullement ces politiques en contradiction avec son prétendu engagement envers l’égalité sociale, malgré la paupérisation des classes populaires qu’elles engendrent.

Les fondamentalistes ont utilisé des organisations caritatives pour tenter de réduire les répercussions sociales du néolibéralisme. Bien que ces organisations ne puissent pas surmonter le problème de la pauvreté, les fondamentalistes les ont utilisés pour parvenir à une forme d’hégémonie dans certains secteurs des classes populaires. Ils n’ont pas hésité à conclure des accords avec les régimes en place pour affecter des fonds à leurs organismes de bienfaisance qui font la promotion de principes intégristes islamiques[29]. En Égypte, alors que le régime a réduit les capacités et services de l’État-providence, les FM ont utilisé leur vaste réseau d’organisations caritatives pour diffuser leurs principes fondamentalistes au sein des classes populaires.

Parallèlement, le Hezbollah a gagné un statut de leader parmi les populations chiites du Liban grâce à une combinaison de consentement et de coercition, en gagnant de larges soutiens dans des vastes secteurs des classes populaires chiites grâce à la fourniture de services sociaux nécessaires, d’autre part par la répression de ceux et celles qui ont défié ses normes morales et diktats politiques. Il a également combiné le consentement et la coercition en dominant la résistance armée contre Israël. Avec son idéologie fondamentaliste, le Hezbollah a ainsi réussi à devenir et la force dominante parmi les chiites du Liban.

 

Notes

[1] Gilbert Achcar, “Onze thèses sur la résurgence actuelle de l’intégrisme islamique” Europe Solidaire, 1er février 1981,

[2] Amal al-Ummah TV, “Mashru’ al-nahda al-Islâmî . . . Khayret Al-Shâter” 24 avril, 2011,

[3] Naim Qassem, Hezbollah, la voie, l’expérience, l’avenir, Beyrouth: Albouraq 2008, p. 288.

[4] Mikaelian Shoghig “Overlapping Domestic/Geopolitical Contests, Hizbullah, and Sectarianism,” in The Politics of Sectarianism in Postwar Lebanon, Ed. Jinan S. Al-Habbal, Rabie Barakat, Lara W. Khattab, Shogig Mikaelian, Bassel Salloukh, London: Pluto Press 2015, p. 171.

[5] Gilbert Achcar, “Islamic fundamentalism, the Arab Spring, and the Left” International Socialist Review n° 103, hiver 2016–2017.

[6]Women and Men are Different in Some Cases, Similar in Others” Khamenei.ir, 19 mars 2017,. En Iran, les femmes ont moins de droits que les hommes en matière d’héritage, de divorce et de garde des enfants. Elles sont également soumises à des restrictions sur la possibilité de voyager et de l’habillement. Et la « police de la moralité » applique une loi islamique stricte.

[7]Muslim Brotherhood Statement Denouncing UN Women Declaration for Violating Sharia Principles” IkhwanWeb, March 14, 2013.

[8] Adam Hanieh, Lineages of Revolt: Issues of Contemporary Capitalism in the Middle East, Chicago, Haymarket Books, 2013, p. 172.

[9] Joey Ayoub, “Empowerment is Underway, Despite Nasrallah’s Homophobia and Misogyny” The New Arab, 3 avril 2017,

[10]Qardawi on Homosexuals” MEMRI TV, 27 janvier 2013,

[11] Je n’ai pas abordé la coopération militaire dans cet article, qui a une dynamique différente.

[12]Lénine, De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion, 1909

[13] Martin E. Marty, “Fundamentalism as a Social Phenomenon,” Bulletin of the American Academy of Arts and Sciences 42, no. 2, 1988, p. 17.

[14] Jason Hackworth, “Faith, Welfare and the Formation of the Modern American Right,” in Religion in the Neoliberal Age, Political Economy and Modes Of Governance, ed. F. Gauthier and T. Martikainen, Surrey, UK: Ashgate, pp. 100–105.

[15] Adam Hanieh, The Lineages of Revolt, Haymarket Books, 2013, p. 18.

[16] En Syrie, les FM étaient principalement composés à l’origine de personnes appartenant à des familles religieuses importantes issues de la classe des petits commerçants dans les zones urbaines. Les magasins des commerçants-hommes religieux étaient généralement situés dans les quartiers des mosquées. C’est pourquoi les FM ont toujours été généralement un allié naturel des classes moyennes économiquement libérales travaillant dans le suq (marché local). Le suq, généralement situé dans les quartiers anciens des villes, était le plus souvent un bastion du conservatisme et un gardien de la tradition, valeurs promues dans l’activisme des FM.

[17] Voir Hanieh, Lineages of Revolt, and Stephan Roll, “Egypt’s Business Elite after Mubarak, A Powerful Player between Generals and Brotherhood” septembre 2013.

[18] Gilbert Achcar, Le peuple veut, une exploration radicale du soulèvement arabe, Paris, Sindbad-Actes Sud, 2013, p. 147.

[19] Nizar Hamzeh, In the Path of Hizbullah, Syracuse, New York, Syracuse University Press, 2004, p. 64.

[20] Ibid.

[21] Au cours du processus révolutionnaire en Egypte et en Tunisie, les FM, une fois au pouvoir, ont attaqué les travailleurs et les syndicats, tout en promouvant les politiques néolibérales. De même, dans l’Iraq occupé après 2003, les gouvernements successifs dominés par le parti fondamentaliste chiite al-Dawa, ont réprimé des syndicalistes, des salarié-e-s et des manifestations sociales.

[22] Olivier Carré and Gérard Michaud (un pseudonyme pour Michel Seurat), Les Frères musulmans Égypte et Syrie (1928-1982), Paris: Gallimard et Julliard, 1983, p. 87

[23] Raphael Lefèvre, Ashes of Hama, the Muslim Brotherhood in Syria, London: C. Hurst and Co., 2013, p. 53; Joshua Teitelbaum, “The Muslim Brotherhood in Syria, 1945–1958: Founding, Social Origins, Ideology,” Middle East Journal 65, no. 2, (2011), p. 220

[24] Luiza Toscane, L’Islam un autre nationalisme?, Paris: L’Harmattan, 1995, pp. 28, 95.

[25] Ervand Abrahamian, Khomeinism: Essays on the Islamic Republic, Berkeley: University of California Press, 1993, p. 53

[26] “Election Program of The Freedom and Justice Party,” Freedom and Justice Party, 2011.

[27] Reuters, “Egypt Brotherhood Businessman: Manufacturing is Key,” Ahram Online, October 28, 2011.

[28] Mariam Fam, “Egypt’s Muslim Brotherhood Embraces Business” Bloomberg Businessweek, July 11, 2011,

[29] Le concept d’hégémonie est compris ici au sens Gramscien, englobant l’éventail des croyances et des normes culturelles intégrées dans la société qui engendrent le consentement parmi les opprimés et les exploités.

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