Lire hors-ligne :

1. Il aura fallu moins de quinze ans pour constater la faillite de la grande promesse libérale (d’un monde prospère et pacifié) faite par M. Bush-père au lendemain de la chute du Mur de Berlin. La fin de l’histoire dans l’éternité marchande aura fait long feu. Les rapports annuels du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) enregistrent régulièrement un creusement des inégalités entre pays dits du Nord et du Sud, entre hommes et femmes, entre riches et pauvres au sein même des puissances impérialistes. Bien loin de la paix annoncée, ce monde inégalitaire se caractérise au contraire par une hyperviolence structurelle et par un état de guerre permanent, de la première du Golfe à l’occupation impériale de l’Irak, en passant par les guerres des Balkans, des Grands Lacs, d’Afghanistan, du Moyen-Orient. Tel est le résultat de la contre-réforme libérale initiée il y a un quart de siècle par les gouvernements de Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Non seulement les cerveaux fertiles du Pentagone et de la Maison Blanche ont légalisé, sous prétexte de lutte antiterroriste, la « guerre préventive », mais ils ont entrepris une sorte de « contre-révolution préventive », si l’on en croit la définition que donnait de la contre-révolution Joseph de Maistre, expert en la matière : non pas une révolution en sens contraire, mais le contraire d’une révolution.

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2. Le « meilleur des mondes » promis par les idéologues de la « mondialisation heureuse » est en proie à une triple crise, sociale, écologique, éthique. Elle traduit les contradictions de l’accumulation capitaliste, de plus en plus fortes à mesure que s’étend à l’échelle planétaire la subsomption réelle du travail par le capital et la marchandisation généralisée. Loin de réduire le temps de travail forcé et de libérer du temps pour la vie active (civique et culturelle), les gains de productivité se traduisent par davantage de chômage, d’exclusion et de précarité. Malgré les palliatifs fiscaux du type écotaxes, la logique à courte vue des marchés compromet à long terme les conditions naturelles de reproduction de l’espèce humaine. Alors que le développement des connaissances biogénétiques laisse entrevoir la possibilité inédite de sélectionner et de modifier les caractères du vivant, les noces barbares de la technique et du profit peuvent conduire à un véritable cauchemar génétique. Ces dérèglements illustrent l’absurdité d’un monde où le temps de travail abstrait et homogène reste la mesure de toute chose – de la richesse, de la force de travail, des relations humaines – alors que le travail lui-même est de plus en complexe et socialisé, le travail intellectuel de plus en plus inextricablement mêlé au travail manuel. Cette « mesure misérable », dénoncée par Marx dès les Manuscrits de 1857-1858 creuse un écart vertigineux entre les rationalisations partielles (à grand renfort de calcul, d’évaluations, d’expertises) et l’irrationalité systémique croissante.

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3. Le despotisme impersonnel du Capital tente d’échapper aux contradictions qui le minent par une fuite en avant dans la guerre sociale déclarée aux opprimés et dans la guerre impériale de recolonisation du monde. La privatisation généralisée, non seulement des services et entreprises publics, mais de l’espace, de l’information, des savoirs, du vivant, de la violence, vise à créer les conditions d’une nouvelle accumulation primitive au prix de la confiscation des biens communs de l’humanité (après la terre, l’eau et l’air avec l’instauration d’un marché des droits à polluer) et d’un rétrécissement de l’espace public (dont l’anémie démocratique n’est qu’une des conséquences visibles). La démolition des droits et acquis sociaux a ainsi pour contrepartie la montée en puissance d’un État pénal et la banalisation, sous couvert de lutte antiterroriste, de l’état d’exception, qu’illustrent le Patriot Act aux États-Unis, le recours à l’état d’urgence en France, les réformes du code pénal et les législations antiterroristes, les lois discriminatoires contre les étrangers et les immigrés, les restrictions du droit d’asile, les techniques de contrôle biopolitique, etc. Cette exception banalisée se traduit par l’usage presque courant de notions comme les détentions et exécutions « extrajudiciaires », par les discussions très sérieuses et officielles dans les milieux gouvernementaux des États-Unis sur la légalisation de la torture, par l’institutionnalisation de zones de non droit. La loi elle-même tend ainsi à être mise hors la loi au profit d’un retour à l’état de nature et à la loi du plus fort.

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4. Une semaine après les attentats du 11 septembre 2001 à Manhattan, le président des États-Unis décrétait la planète en état de guerre illimitée dans le temps et dans l’espace. Le caractère exceptionnel de cette guerre était censé justifier d’avance le recours à tous les moyens, légaux ou non. L’officialisation de la doctrine de la guerre préventive n’a fait que confirmer et officialiser cette décision de se soustraire unilatéralement aux contraintes du droit international. Il devient alors logique que la guerre globale reprenne la thématique de la « guerre juste », pour se présenter comme une guerre sainte ou une croisade du Bien absolu contre le Mal absolu. Il est alors également logique que l’ennemi, stigmatisé comme l’incarnation du Mal, ne soit plus un interlocuteur avec lequel il faudra négocier, mais un monstre mis au ban de la condition humaine et traité comme un animal. Guantanamo et Abou Ghraïb apparaissent comme des avatars inéluctables de la « guerre éthique » (revendiquée par Tony Blair à l’occasion de l’intervention de l’Otan dans les Balkans). La cause du Bien justifie tous les moyens. L’assimilation de la guerre à une opération de police et la criminalisation préventive de l’ennemi (sous la qualification d’Axe du Mal ou de rogue States) trouvent, toutes proportions gardées, son équivalent dans la criminalisation des mouvements sociaux et la stigmatisation sous le terme de « racaille » de la jeunesse issue de l’immigration par le ministre français de l’Intérieur.

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5. La réduction de l’espace public et la banalisation de l’état d’exception vident d’enjeux le débat démocratique. Il en résulte une anémie de la vie politique, une montée de l’abstention électorale, une perte de légitimité des institutions représentatives, jusques et y compris une privatisation maffieuse des fonctions étatiques, sinistrement illustrée par des Berlusconi ou des Menem, bien au-delà des pratiques de corruption ordinaire.

Crise sociale et crise démocratique deviennent ainsi indissociables. On comprend, devant cette extension de la misère du monde et de la violence d’État, le désenchantement d’un Jürgen Habermas, avouant se demander depuis le 11-Septembre si « l’ensemble de sa conception orientée vers la recherche du consensus n’est pas en train de sombrer dans le ridicule  ».

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6. Face à ce nouveau malaise dans la civilisation, un autre monde est-il possible ? De Seattle à Caracas, en passant par Porto Alegre, Gênes, Bamako, Mumbaï, Karachi, les manifestants altermondialistes ont proclamé leur grand refus de la logique libérale de concurrence (et de guerre) de tous contre tous et toutes : « Le monde n’est pas à vendre ! Le monde n’est pas une marchandise ! Un autre monde est possible ! ». C’est le moment du négatif, du cri. Il serait sans doute plus juste de dire qu’un autre monde, un autre logiciel, est nécessaire, qu’il s’agit précisément de rendre possibles. Lequel ? Et comment ? sont désormais les questions qui se posent à nous de manière toujours plus urgente.

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7. Nous devons aborder ces questions à la lumière des expériences douloureuses du «  siècle des extrêmes ». Nous ne sommes nullement orphelins de prétendus modèles réduits depuis fort longtemps à de sinistres contrefaçons ou caricatures du communisme démocratique auxquels aspirèrent les pionniers de l’émancipation sociale. La chute des dictatures bureaucratiques nous donne au contraire la chance de recommencer, non en repartant de zéro (car, comme l’écrit Gilles Deleuze, « on recommence toujours par le milieu  »), mais en tirant les leçons des épreuves, parfois heureuses et souvent malheureuses, passées.

Il ne s’agit donc pas de revenir aux balbutiements d’un socialisme utopique, mais de reprendre le « rêve vers l’avant » fondé sur le « mouvement réel  » qui tend à abolir l’ordre existant. Ce mouvement part de l’antagonisme entre d’un côté la logique concurrentielle du marché (des « eaux glacées du calcul égoïste », de la course illimitée au profit, de l’individualisme consumériste sans individualité), et de l’autre la logique des besoins sociaux, du service public, des biens communs de l’humanité, du « droit de détresse » à l’existence (à la nourriture, au logement, à la santé, à l’éducation), qui prime le droit sacro-saint à la propriété privée. Entre deux droits antagoniques, c’est, comme le disait Marx, la force qui tranche.

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8. L’alternative à la privatisation généralisée n’est autre qu’un programme d’appropriation sociale (de socialisation) des moyens de production, d’échange, de crédit et de communication. L’appropriation sociale ne saurait se confondre avec l’étatisation, à laquelle se sont souvent réduites les « nationalisations » étatiques bureaucratiques. C’est une des raisons pour lesquelles elles ont été si peu ou si mal défendues contre les politiques de privatisation. L’appropriation sociale peut au contraire inclure diverses formes de propriété, de la coopérative à l’entreprise publique sous contrôle en passant par des sociétés mixtes ou des entreprises autogérées. L’important, c’est que la socialisation des moyens stratégiques de production et d’échange permette d’opposer à la logique du marché celle d’une planification démocratique respectueuse de la justice sociale et des conditions écologiques de reproduction. Cette planification n’exige pas seulement un changement qualitatif des rapports de propriété, mais une maîtrise démocratique de la politique monétaire et une fiscalité fortement redistributive frappant les profits et les revenus spéculatifs. L’appropriation sociale de l’espace et des sols est la condition d’une redéfinition des rapports entre ville et campagne comme d’une véritable politique du logement et de l’urbanisation. De même, la Charte mondiale de l’eau, définissant l’accès à l’eau comme un droit imprescriptible de l’humanité et par conséquent l’eau comme ressource non privatisable constitue un exemple pour tous les biens communs de l’humanité. Enfin, les nouvelles techniques de communication comme l’essor des biotechnologies mettent à l’ordre du jour la définition d’un droit d’appropriation sociale des savoirs et des connaissances résultant d’une vaste coopération sociale et universitaire, contre la privatisation de la propriété intellectuelle par la généralisation du régime des brevets. De tels impératifs exigent une révision radicale des rapports entre invention et découverte, comme des régimes de copyright et de droits d’auteur.

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9. La suppression de l’exploitation capitaliste implique la perspective de dépérissement du salariat qui en est le corollaire. L’accélération de l’extension des connaissances et du renouvellement des techniques rend de moins en moins possible une qualification définitive et une stabilité de l’emploi à vie. Il en résulte une réorganisation nécessaire des temps sociaux remettant en cause la tripartition rigide entre une période de formation, une période d’activité, et une période de retraite dans le sens d’une alternance permanente entre travail et formation et d’une extension des possibilités de temps choisi. Mais si l’intermittence au travail est appelée à se généraliser, la nécessité de se nourrir, de se loger, de se soigner, n’est pas intermittente. C’est ce à quoi voudrait répondre la proposition d’un revenu universel garanti indépendamment des périodes de travail et de non-travail.

Le premier problème à ce propos est d’éviter que la perspective souvent imprécise et lointaine d’un tel revenu ne fasse diversion par rapport à la nécessité d’une lutte immédiate sur le droit à l’emploi et pour la défense d’un contrat de travail à durée indéterminée. Un tel revenu équivaudrait d’autre part à une extension considérable du salaire indirect socialisé par le biais des cotisations à la Sécurité sociale contre les aléas du chômage, de la maladie, ou de la vieillesse, alors que les réformes libérales remettent au contraire en cause ce système de solidarité mutualisée entre travailleurs au profit des fonds de pension spéculatifs et des assurances privées. Il faudrait donc, pour imposer un revenu universel au moins égal au smic (qui ne se transforme pas en machine de guerre caritative contre les minima sociaux et salariaux existant), une inversion radicale des rapports de force détériorés par un quart de siècle d’offensive libérale. D’autre part, la socialisation du revenu peut revêtir d’autres formes que la distribution monétaire, notamment par l’extension d’un principe de gratuité à des biens de consommation de base autres que les seuls services (d’éducation, de santé, de transport) : cette démarchandisation de produits alimentaires, de médicaments, de vêtements signifierait l’amorce d’une révolution des mentalités au-delà de la malédiction biblique du travail contraint.

Il s’agit en effet d’émanciper le travail du capital pour émanciper l’humanité du travail contraint : le droit garanti à l’emploi signifierait en effet que la force de travail ne serait plus une marchandise parmi d’autres. Cette perspective passe par une réduction massive du temps de travail forcé au profit d’une activité sociale libre et volontaire, ainsi qu’une socialisation et un partage des tâches domestiques.

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10. Pour l’heure, dans la situation défensive où se trouve rejeté le mouvement social, il importe de défendre bec et ongles les acquis sociaux en matière d’emploi, de salaire, et de protection sociale. Ainsi, le droit à l’emploi à plein-temps doit être garanti par un contrat à durée indéterminée contre la précarité et la flexibilité. De même, si la coupure brutale entre vie professionnelle et retraite peut être génératrice d’un sentiment pathologique d’exclusion et d’inutilité au monde, elle reste en l’état actuel des choses une protection nécessaire contre la volonté du capital d’allonger la durée du temps de travail. C’est aussi pourquoi la défense des retraites par répartition demeure une bataille cruciale de l’heure.

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11. L’essor du phénomène bureaucratique n’est pas une invention de Marx ou de Lénine, ni la conséquence inéluctable de « la forme parti », mais une caractéristique générale de la modernité, qui affecte aussi bien les appareils politiques et syndicaux que les institutions administratives ou culturelles. Contre cette bureaucratisation toujours menaçante il n’y a guère de parade que le dépérissement à terme du travail contraint et que la transformation de la division du travail.

En attendant, il n’existe pas d’arme absolue mais des principes d’indépendance des syndicats et des mouvements sociaux envers l’État et les partis, de rotation des mandats et de suppression des privilèges matériels de fonction, de pluralisme politique entre partis et au sein des partis, de liberté de la presse, d’autonomie de la justice et d’un droit privé garant des libertés individuelles.

Autrement dit, la démocratie socialiste n’est pas un régime institutionnel, mais un procès permanent d’expansion de droits égaux et d’inclusion des « sans part ». Marx saluait le progrès que constitue l’émancipation politique (la conquête des libertés publiques et des droits civiques), mais il ajoutait aussitôt que cette émancipation n’était pas encore l’émancipation humaine (sociale). Cette émancipation ne saurait en effet se réduire à l’exercice de droits politiques sans un vaste mouvement d’autogestion sociale.

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12. À l’échelle planétaire, la fracture écologique se superpose de plus en plus clairement à la fracture sociale. Si l’on ne saurait oublier les exemples dramatiques d’écocides bureaucratiques (la mer d’Aral, Tchernobyl, la pollution en Chine), il reste que le capitalisme, fondé sur la généralisation de l’échange marchand, est incapable de maîtriser les conséquences écologiques de son mode de production et de consommation : sans valeur monétaire assignable, la diversité écologique est sans cesse attaquée par la logique de son accumulation accélérée et de sa reproduction élargie. Les plus vulnérables sont les premières victimes de catastrophes mêlant inextricablement phénomènes naturels et conséquences de cette logique. La gestion capitaliste des catastrophes et des menaces climatiques (Katrina, New Orleans, tsunami, montée des océans, déforestation) fait craindre la mise en œuvre par les puissances impérialistes de politiques malthusiennes et bellicistes d’une barbarie inédite.

Si les objectifs d’un protocole comme celui de Kyoto sont très insuffisants pour faire face au danger, ils sont encore affaiblis par le refus de ratification des États-Unis. La stabilisation climatique exigerait au contraire une vaste révolution énergétique combinant une transition vers les énergies renouvelables, la réduction massive de la demande primaire d’énergie dans les pays développés, un transfert massif de technologies vers les pays en développement, une modification majeure de la division internationale du travail.

Un changement de cette ampleur supposerait un bouleversement du partage mondial des richesses et l’instauration d’une démocratie écologique permettant d’arbitrer entre options écologiques à long terme et politiques à court terme de production et d’emploi.

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13. La mondialisation et l’ouverture des marchés entraînent une amplification des déplacements de population et des mouvements migratoires. Les grandes manifestations de migrants du printemps 2006 aux États-Unis sont le révélateur d’un problème qui touche inégalement tous les continents. Leur mot d’ordre, « Aucun être humain n’est illégal », exprime leur aspiration légitime à la dignité et à l’égalité des droits. Les mouvements de migration massive et la montée de la multinationalité mettent en effet à l’ordre du jour une révision du rapport entre le national et l’étranger et le découplage de la citoyenneté et de la nationalité par une radicalisation du droit du sol selon le principe : « ceux qui sont ici, sont d’ici ». Mais une politique solidaire d’immigration ne suffirait pas à résoudre les problèmes humains sans la garantie d’une égalité des droits dans les pays d’accueil, d’une part, et un accord de codéveloppement (impliquant suppression de la dette, aides à la formation et à l’investissement) avec les pays d’origine en vue de réduire les flux migratoires, d’autre part. Ces perspectives impliquent dans l’immédiat des campagnes de régularisation des sans-papiers et le refus intransigeant des politiques d’immigration discriminatoire ou « d’immigration choisie » qui aboutiraient à un pillage de la matière grise des pays dominés après le pillage de leurs matières premières.

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14. Une séquence historique s’est incontestablement achevée dans la dernière décennie du siècle précédent, mais laquelle ? Celle du court XXe siècle ? Ou celle du paradigme de la modernité politique tel qu’il s’est constitué à partir du XVIIe siècle par la combinaison des notions de souveraineté, de citoyenneté, de territoires, de frontière, de capitale, de peuple, de guerres nationales, de droit international interétatique, etc. ? Toutes ces catégories sont mises à l’épreuve par les bouleversements de la mondialisation. L’idée même de révolution, solidaire de la sémantique des temps historiques et des idéologies du progrès qui ont prévalu à partir de la révolution, ne saurait en sortir indemne.

Que signifie encore être révolutionnaire au seuil du XXIe siècle ? La question est souvent posée. L’idée de révolution garde d’abord le sens d’un horizon régulateur ou d’un mythe mobilisateur : sans la conviction qu’un autre monde (d’autres mondes) est (sont) possibles, ne resteraient que la résignation à l’état des choses existant, un réformisme sans réformes et une politique du moindre mal qui s’est souvent révélée être le plus court chemin vers le pire. Le contenu social dont elle s’est chargée au fil des grandes luttes et révolutions des XIXe et XXe siècles est ensuite plus que jamais actuel : une transformation radicale des rapports de pouvoir et de propriété. Ce qui est devenu plus incertain, c’est son contenu stratégique : comment changer le monde dans les conditions concrètes actuelles sans répéter les déconvenues des thermidors bureaucratiques ?

Depuis le coup d’État au Chili, les lendemains amers de la Révolution culturelle chinoise, des luttes de libération indochinoise, des révolutions en Amérique centrale, le débat stratégique au sein de la gauche est tombé à son degré zéro et la raison stratégique a connu une éclipse durable. Les discours radicaux des dernières décennies oscillant, pour ne pas céder à la fatalité du nouvel ordre libéral, entre un impératif catégorique de résistance et de fidélité (« Continuer ! ») et une théologie du miracle événementiel en sont la traduction philosophique.

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15. Ce n’est certainement pas une raison suffisante pour faire table rase des enseignements des révolutions et contre-révolutions passées. Elles ont toutes montré qu’un droit nouveau ne se déduit pas, sans rupture de continuité, du droit ancien. Un changement radical des rapports sociaux passe nécessairement par l’exercice d’un pouvoir constituant, donc par une suspension de la norme juridique en vigueur et par une phase d’état d’exception. C’est ce qu’exprimait pour Marx le concept transitoire de dictature du prolétariat, opposé tant à l’arbitraire de la tyrannie d’ancien régime qu’au despotisme éclairé d’une élite vertueuse. Depuis, les dictatures militaires et bureaucratiques du XXe siècle ont fait oublier le sens romain originel de cette notion de « dictature commissaire » comme exercice, contrôlé et limité dans le temps, de l’état d’exception. C’est pourquoi il est désormais plus clair d’approfondir la notion de démocratie socialiste à lumière de ce qui fut, aux yeux de Marx, la « forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat » : la Commune et les expériences postérieures d’auto-émancipation (soviets, conseils, etc.).

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16. La notion même de stratégie révolutionnaire articule une pluralité de temps et d’espaces, l’histoire et l’événement, l’acte et le processus, le moment décisif de la prise de pouvoir et le développement de « la révolution en permanence », dont le concept résume l’inscription dans la durée et l’élargissement dans l’espace du changement social et culturel.

Les révolutions du XXe siècle ont dégagé de grandes figures (ou hypothèses) stratégiques. Celle de la grève générale insurrectionnelle inspirée par la Commune de Paris et par l’insurrection d’Octobre, comme affrontement de dénouement rapide avec pour enjeu central la prise de contrôle d’une capitale et des centres du pouvoir étatique. Celle de la guerre populaire prolongée inspirée des révolutions chinoise et vietnamienne, impliquant un double pouvoir territorial et des zones libérées auto-administrées. De la révolution allemande à la révolution nicaraguayenne, en passant par la guerre civile espagnole, les guerres de libération nationale, ou la révolution cubaine, les expériences du XXe siècle présentent une combinaison variable de ces grandes caractéristiques. Mais toutes ces stratégies subversives ont emprunté en les retournant pour les dépasser les catégories politiques de la modernité : souveraineté, mais démocratique et populaire ; citoyenneté, mais sociale et pas seulement politique ; conquête territoriale et internationalisme. Il n’est donc pas surprenant que la crise du paradigme politique de la modernité trouve son reflet dans la crise des stratégies de subversion, à commencer par le bouleversement de leurs conditions spatio-temporelles.

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17. Quels sont aujourd’hui les rythmes et les espaces du changement ? La pluralité et la discordance des temps sociaux ont fait l’objet de nombreuses études. Le temps de la décision politique est celui du moyen terme, distinct des rythmes économiques, comme du temps long des mœurs, des mentalités, de l’esthétique, du droit.

Mais ce temps, celui nécessaire à la délibération démocratique, est de plus en plus écartelé entre, d’une part, l’instantané de l’urgence – sanitaire, humanitaire – ou des décisions militaires réflexes et, d’autre part, la longue durée des choix énergétiques et écologiques. La pluralité et la discordance des espaces ont été moins explorées jusqu’aux travaux (notamment d’Henri Lefebvre et de David Harvey) sur leur production sociale. Sans doute parce que la domination de l’espace national sur les autres dimensions spatiales semblait assurer une homogénéité entre espace vécu, représentation de l’espace et espace des représentations.

Le choc de la globalisation tend à disloquer cette unité relative : espaces politique, juridique, économique, écologique, monétaire, ne sont plus superposables. La seule Union européenne présente une combinaison complexe de ces différents espaces. Dans ces conditions, les citoyens, en fonction de leur condition sociale, vivent dans des espaces de plus en plus distincts : pour le jeune des cités-ghettos, l’espace national est souvent une abstraction par rapport à l’espace vécu de sa cité et les espaces imaginaires du pays d’origine ou de la communauté religieuse.

Inversement, la représentation de l’espace européen ou mondial des aéroports internationaux et des marchés financiers tend à devenir dominante dans la perception des élites mobiles et les « chevaliers connexionnistes » (cf. Boltansky et Chiapello). Dans ces conditions, l’occupation de l’espace stratégique ne peut plus se concevoir à l’échelle d’un espace dominant unique. Elle exige une échelle mobile des temps, des espaces et des alliances : si la résistance à la réaction libérale part principalement des espaces nationaux, où sont codifiés juridiquement les rapports de forces sociaux, la contre-attaque ne peut se déployer que dans des espaces élargis à l’échelle continentale (de l’Union européenne ou de l’Amérique latine bolivarienne) ou mondiale en contribuant à l’émergence de nouveaux espaces publics.

Ainsi, la défense des services publics et des systèmes de protection sociale nationaux doit se projeter dans une perspective de critères sociaux de convergence européens, d’un programme de services publics européens, d’une harmonisation fiscale européenne contre le dumping fiscal, etc.

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18. La démultiplication des espaces sociaux résulte en dernière instance de la logique de développement géographique inégal et combiné inhérente à l’accumulation du capital. Loin de constituer un espace mondial marchand, homogène et lisse, dans lequel les souverainetés nationales seraient amenées à se dissoudre, la globalisation libérale signifie une nouvelle phase de la domination impérialiste entraînant une redistribution des rapports de dépendance et de domination. Ainsi, si la circulation des capitaux et des marchandises s’émancipe des frontières, le marché mondial du travail reste segmenté. Les frontières ne sont pas abolies, mais déplacées, voire renforcées par de nouveaux murs de la honte, non seulement en Palestine, mais entre les États-Unis et le Mexique, ou à Ceuta et Mellilla.

Ce nouveau partage du monde ne se joue pas principalement sur le tapis vert des chancelleries, mais s’opère par la violence des guerres néocoloniales et par l’instauration de protectorats fantoches. Face au nouvel ordre impérial, la lutte des pays dominés pour leur souveraineté énergétique, alimentaire, culturelle est partie prenante d’une lutte anti-impérialiste légitime contre le pillage de leurs ressources naturelles et contre le carcan disciplinaire d’une dette illégitime. S’il peut exister une opposition de droite, nationaliste et xénophobe, à la globalisation (de même qu’il existe bel et bien un « non de droite » chauvin à la construction européenne), le mouvement altermondialiste est aux antipodes d’un nationalisme de repli et de fermeture. Il renoue au contraire avec un internationalisme fondé sur la confrontation à un adversaire commun : le capital mondialisé.

Ainsi, les thèmes de la déconnexion (Samir Amin) ou de la déglobalisation (Walden Bello) avancés dans les forums sociaux légitiment un protectionnisme des peuples opprimés face à la dictature des marchés globalisés, mais ne sont nullement contradictoires avec le développement de solidarités sociales et d’alliances politiques internationales.

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19. La crise de la construction européenne offre un bon exemple du remue-ménage en cours des espaces politiques. Elle n’est pas le résultat des référendums français et hollandais qui n’ont fait que révéler les contradictions du logiciel libéral mis en place, du Marché unique de 1986 au projet de traité constitutionnel, en passant par le traité de Maastricht et le Pacte de stabilité. Le scénario imaginé par les architectes de l’Union comme un engrenage vertueux, conduisant du marché unique à l’unité institutionnelle, en passant par la monnaie unique, n’avait envisagé ni les effets de la mondialisation financière sur les fusions croisées de capitaux multinationaux au détriment de la consolidation d’un capital proprement européen, ni l’effondrement brutal des régimes bureaucratiques d’Europe orientale posant aussitôt l’épineuse question de l’élargissement, ni enfin le rétablissement d’une hégémonie militaire états-unienne sans précédent et la relance de la course aux armements, le tout dans un contexte de stagnation des économies européennes. En l’absence d’harmonisation fiscale, le budget européen dérisoire ne permet pas d’alimenter des fonds structurels en direction des nouveaux pays membres équivalents à ceux mis en place pour le Portugal, l’Irlande ou l’Espagne.

En l’absence de critères sociaux de convergence, l’Union européenne se réduit à un espace de dumping social et fiscal qu’illustre bien le double bind de la directive Bolkenstein : la clause du pays d’origine permettrait aux entreprises d’utiliser les coûts de main-d’œuvre les plus faibles pour tirer vers le bas l’ensemble des droits sociaux. Mais son retrait pur et simple laisserait les mêmes entrepreneurs libres de délocaliser leurs usines pour aller chercher sur place une main-d’œuvre à bon marché. Seule une harmonisation vers le haut des conditions salariales, des protections sociales, des codes du travail, et la formation d’un espace européen socialement homogène pourrait neutraliser ces logiques concurrentielles qui opposent les travailleurs aux travailleurs et sont susceptibles d’alimenter racisme et xénophobie. Ce serait en outre le principal critère d’élargissement car la polémique sur l’adhésion de la Turquie montre bien qu’il n’existe pas de « frontières naturelles » et que l’Europe n’a ni évidence historique, ni évidence géographique, ni homogénéité linguistique et culturelle.

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20. Marx dénonçait « l’illusion politique » consistant à croire que l’émancipation humaine se réduisait à la conquête des droits civiques et démocratiques. L’impasse stratégique face à la contre-offensive libérale initiée au début des années quatre-vingt a nourri, à partir du retour de la question sociale au milieu des années quatre-vingt-dix, une « illusion sociale » symétrique, selon laquelle les mouvements sociaux ou le « mouvement des mouvements » se suffiraient à eux-mêmes et pourraient faire l’économie de la question politique. La formule « changer le monde sans prendre le pouvoir » n’est que l’expression extrême de cette illusion. S’il est vrai que la conquête du pouvoir politique n’est qu’un maillon du procès de transformation sociale, et si les expériences réalisées à ce jour n’ont pas permis de changer le monde, le refus de prendre le pouvoir ne l’a pas changé davantage, et tous ceux qui ont cru possible d’ignorer la question du pouvoir politique ont été rattrapés par elle : ils n’ont pas voulu prendre le pouvoir, le pouvoir les a pris.

Les expériences passées ou en cours (au Venezuela comme en Bolivie) montrent au contraire que le pouvoir d’État légitimé par une mobilisation populaire reste un levier indispensable du rapport de force face au pouvoir des marchés et à l’impérialisme. Les efforts conjugués des délégations cubaine et vénézuélienne au sommet des Amériques de Mar del Plata ont ainsi permis de tenir en échec le projet impérial de l’Alliance latino-américaine de libre commerce (Alca).

En effet, le capitalisme n’est pas seulement un mode de gestion économique. La reproduction du rapport capital-travail requiert un système d’institutions qui organisent les diverses formes de domination. On ne peut donc changer la société par la simple accumulation d’expériences de contre-pouvoir interstitiel (Holloway) sans changer radicalement les rapports de pouvoir et les modes de gouvernement ancrés dans les rapports marchands et garantis par l’appareil bureaucratique d’État. Il n’en découle pas pour autant que la conquête du pouvoir politique suffise à instaurer une société égalitaire et tansparente à elle-même. La socialisation progressive des fonctions étatiques et administratives est tout le contraire de l’étatisation bureaucratique de la société.

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21. La question des acteurs stratégiques de la transformation sociale n’est pas moins problématique que celle de ses conditions spatio-temporelles. C’est ce qu’expriment les débats animés sur les concepts de classes, de plèbe, ou de multitude.

La notion de multitude a sans aucun doute une pertinence descriptive dans la mesure où elle entend refléter la diversité des foules mobilisées en Bolivie, au Népal, dans les manifestations anti-guerre ou dans les marches des « illégaux » aux États-Unis. Elle traduit en réalité l’emprise généralisée du capital sur l’ensemble des rapports sociaux qui pousse à un front uni des résistances sociales, culturelles, féministes, écologiques, illustré par les forums sociaux mondiaux et continentaux. Elle n’a cependant ni rigueur théorique ni fonction stratégique. Elle tend en effet à escamoter les clivages de classe (quelles sont les frontières de la multitude ?), les contradictions au sein de la multitude (entre les « us et coutumes » culturels ou religieux et l’émancipation des femmes, ou entre les politiques d’emploi et les impératifs écologiques), et du même coup la question politique des alliances tactiques et stratégiques à construire. L’affrontement se réduit alors à un choc d’abstractions (l’Empire et la Multitude) sur un théâtre d’ombres.

La substitution de la multitude ou de la plèbe à la lutte des classes est symptomatique d’un néopopulisme confus (les restaus du cœur + les jeux télévisés comme version actualisée du panem et circenses), et du risque jadis perçu aussi bien par Hannah Arendt que par Gramsci, de décomposition des classes en masses. La thématique de l’exil, de l’exode, de la « ligne de fuite » et du nomadisme, est le corollaire logique du grand récit biblique des plèbes et des multitudes. Mais, si l’on connaît des cas de promotions individuelles exemplaires ou de cooptations par les élites dominantes, on ne connaît guère d’évasions de masse réussies de la condition ouvrière.

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22. S’il est désormais acquis pour de larges secteurs de la gauche révolutionnaire que l’antagonisme entre le capital et le travail n’est pas le seul à l’œuvre dans les sociétés capitalistes, et que les rapports de genre ne constituent pas une contradiction secondaire vis-à-vis de la contradiction principale des rapports de classe ; s’il est aussi largement admis que chaque individu est un être multiple en qui ne nouent de multiples déterminations et appartenances, toutes ces déterminations ne pèsent pas du même poids.

Chez Marx, le concept de classe n’est pas un concept sociologique classificatoire mais un concept stratégique : les classes se posent réciproquement dans leur lutte. Le rôle émancipateur reconnu au prolétariat tient au fait que, subissant une injustice absolue, il a un intérêt particulier à l’universel ou à l’universalisable : de l’autre côté de la frontière (du clocher ou de la chapelle), il y a toujours un autre soi-même.

Les solidarités internationalistes sans frontières s’opposent ainsi aux appartenances exclusives et aux fermetures ethniques ou religieuses. Si l’on s’interroge beaucoup sur la réalité actuelle du prolétariat, on se pose moins de questions sur la réalité des profits et des revenus boursiers, et sur l’existence trop évidente d’une bourgeoisie florissante. Pourtant, l’une ne va pas sans l’autre. Même si la part de la classe ouvrière industrielle a diminué dans la population active des métropoles impérialistes, la « condition ouvrière » est loin d’avoir disparu, la grande majorité des employés sont des prolétaires, et la prolétarisation est plus massive que jamais à l’échelle planétaire.

Le véritable problème se pose donc moins du côté de l’analyse sociologique que du côté de la conscience de classe, des pratiques de lutte, et des formes d’organisation. Si se confirme l’isomorphisme souligné par Boltansky et Chiapello entre les structures de production et les modes d’organisation des mouvements sociaux, il est à craindre que la flexibilité et la précarité du travail n’engendrent une précarité et une fluidité des engagements militants, que les intermittents du travail ne deviennent aussi des intermittents de l’action militante, d’autant que la déconcentration des unités de production, le découplement des lieux de production et de management, la privatisation des loisirs et des activités culturelles, l’individualisation des horaires et des revenus, concourent à rendre plus difficile l’organisation collective.

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23. Si l’on veut affiner la critique marxiste de l’économie politique par l’apport de la théorie de la pluralité des « champs » et des capitaux (Bourdieu), on doit aussi constater que ces différents champs (économique, artistique, juridique, journalistique, politique, etc.) ne jouent pas tous le même rôle, et qu’ils se conditionnent et interfèrent mutuellement. Bourdieu lui-même souligne leur ouverture et l’impossibilité de clôture du champ politique. Les rapports de production et les rapports sociaux de genre ont ainsi ceci de particulier qu’ils traversent et déterminent l’ensemble des champs. Pour définir les rapports entre ces différents champs, Bourdieu parle « d’homologie ». Mais ce qui fonde cette homologie, c’est précisément la dynamique de totalisation portée par la logique même d’accumulation du capital. Ainsi, dans une société capitaliste, le combat pour l’émancipation sociale et le combat pour l’émancipation des femmes sont étroitement imbriqués. Pour autant, il serait illusoire de penser que les formes revêtues par l’oppression de genre dans ces conditions de production spécifiques épuisent ou résument toutes les formes historiques (millénaires) de cette oppression, et que la lutte contre l’exploitation de la force de travail permettrait d’en finir automatiquement avec la domination de genre inscrite dans une temporalité bien plus longue que celle du capitalisme. C’est pourquoi l’autonomie d’un mouvement d’émancipation des femmes pour l’égalité des droits est nécessaire bien au-delà de l’abolition de l’exploitation et du salariat.

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24. Les difficultés de réorganisation du front social s’ajoutent à la crise de perspectives politiques et la nourrissent. Le stalinisme a discrédité la révolution, la social-démocratie a déconsidéré la réforme. La droite libérale a ainsi pu s’emparer de l’étendard du mouvement et les conservateurs ont pu se présenter comme les nouveaux champions de la réforme face aux archaïsmes du mouvement ouvrier. Cette offensive libérale a provoqué l’effondrement des pactes sociaux fondés sur la croissance de l’après-guerre et répondant à la grande peur des possédants devant la crise des années trente : le pacte keynésien dans les pays capitalistes développés, le pacte productiviste bureaucratique du socialisme réellement inexistant, le pacte populiste de développement dans nombre de pays issus de la décolonisation. Des décombres ont émergé des lumpenbourgeoisies mafieuses et une nouvelle nomenklatura du capital mondialisé.

Ainsi, la privatisation des entreprises et du crédit publics aboutit à une fusion organique des anciennes « noblesses d’État » (souvent social-démocrates) et de la nouvelle aristocratie financière des conseils d’administration : les mêmes personnages passent indifféremment d’un ministère de l’Économie à un conseil d’administration de multinationale privée (voir Martine Aubry en France, Strauss-Kahn et le Club de l’industrie, Schröder à Gazprom). Le phénomène est encore plus évident après plus de trente ans de réaction libérale au Chili. La décomposition de la plupart des anciens partis communistes en Europe ou leur conversion au social-libéralisme, comme celle d’une social-démocratie atlantiste au « nouveau centre » ou à la « troisième voie » blairiste, ouvrent un espace social et électoral à la gauche d’une gauche réformiste qui n’est plus elle-même. Les résultats électoraux de l’extrême gauche en France, de la coalition Respect en Grande-Bretagne, du SSP en Écosse, du Bloc des gauches au Portugal, du Linkspartei en Allemagne ou de Québec Solidaire au Québec en sont autant d’indices. Il ne s’agit cependant pas d’un espace vide ou neutre naturellement appelé à être occupé par une nouvelle gauche anticapitaliste, mais un champ de forces instable, comme le rappelle l’évolution rapide de la direction de Rifondazione communiste en Italie, du discours radical au moment du forum de Florence en 2002 à l’accord programmatique social-libéral avec Romano Prodi.

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25. Le spectre politique rassemblé dans les mouvements altermondialistes est un exemple éloquent de ce moment de redéfinition programmatique et de réorganisation politique. S’y côtoient sous le rejet commun des dégâts du libéralisme :

– des courants réformateurs partisans d’une globalisation capitaliste mieux régulée et tempérée par une réforme des institutions internationales (OMC, Banque mondiale…) ;

– des socialistes néokeynésiens nostalgiques de l’État social des Trente Glorieuses qui rêvent de le reconstituer à l’échelle supérieure de l’Union européenne. Il faudrait pour cela, non seulement une redistribution ambitieuse des richesses, mais encore une réforme fiscale radicale, une relance européenne des services publics, une reprise en main politique de l’outil monétaire (de la Banque centrale), des critères sociaux de convergence…, soit l’exact contraire de ce qu’ont fait tous ces hommes et femmes politiques depuis un quart de siècle quand ils ont été au pouvoir les artisans des traités de Maastricht, d’Amsterdam et du pacte de stabilité. Pour qu’un tel revirement à 180° fût concevable, il faudrait être disposé à affronter les intérêts du grand capital, ce que les convertis aux délices des marchés et les gagnants de la « mondialisation heureuse » ne sont certainement pas prêts, au-delà d’une campagne de démagogie électorale, à consentir ;

– de nouveaux libertaires qui prétendent changer le monde sans prendre le pouvoir se limitant à l’expérimentation de micros contre-pouvoirs, à des recettes proudhoniennes réchauffées (sur le microcrédit populaire ou des fonds sociaux de pension), à prêcher une évasion imaginaire du système dans l’exil et l’exode nomades. Le discours de l’actuel vice-président bolivien Garcia Linera illustre comment l’utopie libertaire radicale peut devenir le plus court chemin vers le réalisme minimaliste. Il attribue à « l’evisme » une « rupture par rapport aux stratégies antérieures de lutte pour le pouvoir », au profit d’un « projet d’auto-représentation des mouvements sociaux de la société plébéienne » (Pagina 2, 10 avril 2006). Pour définir ce que doit être « un gouvernement des mouvements sociaux », il rejette aussi bien l’hypothèse d’une révolution socialiste pour un pays de petits producteurs indépendants que les anciennes illusions « desarrollistes » de la Cepal, au profit d’un petit « capitalisme andin » enclavé dans les marchés globalisés ;

– de nouveaux utopistes rêvant d’une cité communicationnelle harmonieuse ou d’un retrait du jeu – « si on arrêtait tout… » : « l’An 01 », version Holloway – dans la tradition des grandes espérances post-soixante-huitardes. Ou encore, rejetant « la logique de l’hégémonie » pour une logique « contre-hégémonique » et « post-anarchiste » de « l’affinité directe » et du « réseau d’alternatives décentralisées » (Richard Day, Gramsci is dead, Toronto Pluto Press). Comme si, conformément à la théorie des jeux, les dominés étaient libres de jouer ou de se retirer du jeu. Or la lutte des classes n’est pas un jeu, et lutter n’est pas jouer ;

– des courants anticapitalistes engagés dans un effort de reconstruction programmatique et de réflexion stratégique. Ce moment d’incertitude et de redéfinition, que l’on pourrait caractériser comme un « moment utopique » (caractérisé selon une formule d’Henri Lefebvre, par un « sentiment non pratique du possible) évoque les balbutiements du mouvement ouvrier naissant du XIXe siècle.

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26. Si le champ politique est un champ de forces spécifique et non le simple reflet des rapports de production, quel que soit le nom dont on l’affuble (mouvement, organisation, front), la lutte des partis donne forme à l’antagonisme qui s’y exprime : une politique sans partis serait une politique sans politique. On comprend que les expériences exécrables du siècle écoulé puissent faire croire que la forme-parti est la matrice de toutes les déformations bureaucratiques et la cause première d’une relation à sens unique faisant des syndicats ou mouvements sociaux leur courroie de transmission. Si un parti n’échappe pas plus que toute autre organisation aux dangers professionnels du pouvoir, il peut aussi en être un antidote, pour peu que l’on tire quelques principes des épreuves passées : qu’il s’agisse de la stricte indépendance des mouvements sociaux envers les partis et les États, du pluripartisme, de la vigilance contre les privilèges bureaucratiques, de la rotation des mandats et des responsabilités, de la démocratie interne et du droit des minorités au sein même du parti.

En confondant le « centralisme démocratique » avec sa caricature (le centralisme bureaucratique), on tend à oublier qu’un certain centralisme est aussi une condition démocratique : si la décision résultant d’une délibération démocratique n’engage pas l’ensemble des participants au débat, ce dernier se réduit à un bavardage d’opinion sans enjeu, dont chacun ressort comme il y était entré, sans que l’action commune permette de tester les choix faits et de peser sur les rapports de forces. Loin d’induire un rapport d’autorité et de manipulation envers les mouvements sociaux, l’existence de partis confrontant librement leurs positions est plutôt une condition de respect de l’indépendance de ces mouvements et de relation transparente avec eux, à condition que les militants de partis porteurs de propositions se soumettent à la démocratie des syndicats ou associations dont ils sont aussi des militants.

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27. Plutôt que par des recettes organisationnelles, un parti se définit et se délimite par son programme. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie un tel programme. Il ne saurait fonder une orthodoxie répondant à tous les problèmes que peut se poser l’humanité et dicter une orientation en matière d’esthétique ou de mœurs : loin d’être une position de circonstance, le manifeste Trotski-Breton proclamant « toute liberté en art » enregistre le fait que la création artistique explore des possibilités relevant d’une autre temporalité que l’action politique. Mais un programme ne saurait non plus se réduire à un catalogue électoral de mesures immédiates sans cohérence stratégique.

En ce moment de refondation stratégique, il importe donc, en se tenant à l’affût des expériences novatrices du cycle historique qui commence à peine, de ne pas abandonner les quelques concepts stratégiques hérités des expériences passées susceptibles de servir de fil à plomb aux reconstructions futures : le concept de crise révolutionnaire (qui permet d’articuler l’événement à ses conditions historiques de possibilité) ; celui de dualité de pouvoir, qui exprime l’inéluctabilité de l’affrontement et de la rupture de continuité ; celui de revendications transitoires, qui traduisent la dialectique concrète entre réformes et révolution ; ceux d’hégémonie (Gramsci) et de front unique (élaboré lors des premiers congrès de l’Internationale communiste et illustré notamment par les écrits de Trotski sur l’Allemagne).

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28. Dans les recompositions politiques à venir, des convergences, des regroupements, des fusions, impliquant des compromis, seront sans aucun doute nécessaires.

Quelles qu’en soient les formes organisationnelles il importera que s’y exprime clairement un projet révolutionnaire. Cette exigence est parfaitement compatible avec la lutte systématique pour l’unité d’action la plus large sur des objectifs sociaux ou démocratiques ponctuels. La question des coalitions parlementaires ou gouvernementales est d’un autre ordre. Il s’agit de participer à l’exercice du pouvoir. Contrairement à ce qui leur est souvent reproché, les révolutionnaires n’ont pas à ce propos un refus de principe. La question concrète est de savoir : gouverner sur quel programme, pour quelle politique, dans les intérêts de quelle classe ?

Les expériences passées et récentes (le gouvernement Lula au Brésil !) enseignent qu’il y a à un tel engagement certaines conditions : qu’une telle participation ne se fasse pas « à froid », par simple alliance électorale, mais sur la base d’une forte mobilisation sociale ; que les premières mesures auxquelles s’engage un tel gouvernement amorcent une véritable dynamique de transformation sociale ; que le rapport de force entre les alliés ne soit pas tel que les révolutionnaires y soient en position de simple caution subalterne.

Il est clair que la réunion de ces différentes conditions suppose des situations assez exceptionnelles.

 

9 mai 2006.

Texte proposé au débat à la demande de la revue allemande Das Argument de Wolfgang Haug.

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