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Régis Meyran est docteur EHESS et HDR de l’université de Nice. Chercheur associé au CANTHEL (Université Paris-Descartes), il a dirigé, avec Laurence De Cock, le livre Paniques identitaires (ed. du Croquant, 2017), dont on pourra lire l’introduction sur Contretemps, et publié Le Mythe de l’identité nationale (Berg international, 2009).

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L’émotion a coulé à flot depuis l’impressionnant incendie de Notre-Dame de Paris. Croyants à genoux priant dans les rues, « immense tristesse » sur les réseaux sociaux et par ailleurs unanimité des médias : Notre-Dame, « l’âme de la France » (Une de L’express, 24-30 avril 2019) qui « crie la souffrance de notre civilisation » (Abdelnour Bidar dans le Huffington Post), « symbole de l’Occident », de la « France chrétienne » et « signe de Dieu » (Fabrice Luchini), dont l’incendie se doit de toucher tout le monde – et si on ne pleure pas c’est qu’on « n’est pas Français » (Eric Zemmour), pour un événement qualifié par certains de « 11 septembre français » (Rémi Brague dans Le Point).

Comment comprendre ce qui est en train de se passer ? La sociologue Nathalie Heinich croit analyser tout cela en termes d’ « émotion patrimoniale » : mais ce qu’elle propose est tout le contraire de la sociologie, discipline qui consiste à étudier les faits sociaux « comme des choses » (Durkheim) et à être un « chasseur de mythes » (Elias). Nous proposons ici un autre son de cloche.

Tout d’abord, on nous parle de « patrimoine commun », mais le patrimoine est une construction dont on peut faire précisément l’histoire, qui remplit des fonctions idéologiques, économiques et sociales qu’il faut analyser. L’UNESCO a joué, après-guerre, un rôle de premier plan en théorisant la nécessité de protéger le « patrimoine culturel », héritage du passé à transmettre aux générations futures.

Mais dans le même temps, les Normes de Quito, formulées en 1967 par le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS), ont affirmé la valeur économique du patrimoine, en précisant que les monuments historiques peuvent être vus comme des attractions touristiques et, au même titre que les ressources naturelles, contribuer au développement économique d’un pays. Dès lors, qualifier une œuvre de « patrimoniale », c’est donc décider qu’elle est digne d’accéder à une liste qui définit l’identité nationale, tout en la présentant comme un bien de consommation qu’il faut entretenir pour que cela rapporte de l’argent, dans un contexte de tourisme mondialisé.

Selon cette logique, l’État français défend aujourd’hui une politique du patrimoine (avec la création de la Direction générale des patrimoines du ministère de la Culture), ayant conscience que notre pays est celui qui attire le plus de touristes étrangers au monde et que cela contribue à son enrichissement (160 milliards d’euros, soit plus de 7,2% du PIB en 2015). Voilà pourquoi, malgré ce que dit N. Heinich, il ne faut pas essentialiser l’idée d’un « patrimoine commun » : ce n’est pas une réalité naturelle et figée consubstantielle à la « communauté nationale », mesurable par l’émotion qu’elle suscite. Si l’émotion est réelle chez de nombreux concitoyens quand le patrimoine brûle, car celui-ci est partie intégrante de l’imaginaire populaire, cet « objet de patrimoine » est par ailleurs fabriqué par les pouvoirs publics – à la fois symbole national et lieu de tourisme.

Quant à l’émotion collective, qui est réelle et observable, N. Heinich « oublie » de mentionner qu’elle est brandie par différents groupes, notamment des entrepreneurs identitaires, et non par « toute la société », dans une période où l’idéologie nationale-républicaine envahit l’espace public comme jamais depuis soixante ans… La « communauté nationale », qu’on nous présente comme nécessairement et unanimement bouleversée par le tragique incendie, doit elle aussi être analysée à l’aune de l’histoire du nationalisme, des régionalismes et de l’immigration en France.

L’idée que la « communauté » se doit de conserver et de transmettre les biens à « valeur exceptionnelle », selon N. Heinich qui cite de façon décalée un anthropologue (Maurice Godelier), doit être analysée dans le cadre national, ce qui est très différent des petites communautés « traditionnelles » étudiées jadis par les ethnologues. Depuis la fin du XIXe siècle, les nationalistes estiment que la communauté doit se rassembler autour de l’idée nationale. Il s’agit d’une tendance politique visant à exalter la nation sous toutes ses formes (État, culture, religion, ethnie, langue, histoire, traditions, etc.), par opposition aux autres nations et populations.

Avec le nationalisme, les étrangers sont opposés aux nationaux et l’immigration est présentée comme un problème. On connaît les grands théoriciens du nationalisme, de Maurice Barrès à Charles Maurras. Le premier, chantre de l’enracinement, selon qui pour être Français vos ancêtres doivent aussi être Français et nés sur le sol français ; le second, promoteur d’une communauté nationale chapeautée par un Etat monarchique débarrassé des Juifs, des franc-maçons, des protestants et des étrangers. On le sait aussi, le grand moment du nationalisme français fut celui du Régime de Vichy, époque durant laquelle le maréchal Pétain défendit les paysans et les artisans, les us et coutumes traditionnels, le clocher et le petit village, incarnations de la communauté nationale.

Mais nous avons changé d’époque. Après des décennies de recul du nationalisme, le XXIe siècle l’a vu revenir en force, sous les traits d’une idéologie qu’on peut qualifier de nationale-républicaine. Ce mélange inédit de nationalisme et de républicanisme traverse presque tout l’échiquier politique. Il glorifie les valeurs sacrées de la République (laïcité, école, Etat…), défend une mythologie de l’identité nationale et les racines chrétiennes de la France, le choc des civilisations et la guerre contre l’islamisme, voire l’islam tout court.

Il se propose de lutter contre ses ennemis intérieurs : islamistes, « islamo-gauchistes », Roms  et autres migrants, et convoque volontiers une idéologie sécuritaire : armée dans les rues, police surarmée, manifestations encadrées ou interdites, fichage des individus potentiellement dangereux (« fiches S »)… Apparue sous Nicolas Sarkozy avec le ministère de  l’Immigration et de l’Identité nationale (2007), elle se poursuit avec Manuel Valls, Premier ministre de François  Hollande (2012) et se renforce avec les attentats de 2015 et 2016, puis sous Emmanuel Macron : constitutionnalisation de l’État d’urgence, répression policière contre les gilets  jaunes…

L’émotion qui s’est affichée au moment de l’incendie de Notre-Dame ne peut pas être lue séparément de ce renouveau nationaliste : on exalte « notre histoire » et « notre identité », on évoque une « civilisation chrétienne qui souffre », on parle de catastrophe digne du 11 septembre (alors que cet incendie n’a pourtant fait aucun mort). L’émotion, en réalité, vient s’appuyer sur un discours tout prêt à l’emploi, celui du grand récit national de la France éternelle. Marine Le Pen, d’ailleurs, n’évoque-t-elle pas, dans une allocution savamment maîtrisée, la « cathédrale de la France » renfermant « l’âme de la France », où se côtoyèrent « Saint Louis, Jeanne d’Arc, Henry IV, Napoléon »… N’escompte-t-elle pas émouvoir en évoquant les « larmes de tout un peuple » et l’ « outrage à la France éternelle » ?

Mais il faut aller plus loin encore dans l’analyse. Il n’est pas très instructif de parler de « transfert de sacralité » du sacré vers le national, comme le fait N. Heinich : cela revient à faire du « sacré » une boîte noire dont on ne pourrait rien dire et donc, en quelque sorte, à sacraliser le sacré. Il nous semble plus pertinent de noter que des entrepreneurs identitaires utilisent l’événement pour porter leur croisade identitaire.

Nous avons ailleurs analysé les « paniques identitaires », ces récits faux ou flous – comme celui du « café de Sevran supposément interdit aux femmes – qui se sont diffusés dans les médias comme une traînée de poudre et qui provoquent une hystérie collective en dramatisant le récit mythique d’un combat entre la communauté nationale (des Français de souche, Blancs, chrétiens, etc.) contre un ennemi prototypique (le musulman, le migrant, le Rom…). On pourrait voir les interventions publiques et la présentation dans les médias de l’émotion populaire après l’incendie de Notre-Dame comme une panique identitaire d’un autre genre, visant cette fois-ci les « ennemis intérieurs ».

En effet, le rôle moralisateur des entrepreneurs identitaires ne peut qu’être souligné, puisqu’ils utilisent l’émotion suscitée par l’incendie pour mettre en avant un ordre moral : ainsi le président du très droitier syndicat estudiantin UNI conspuant l’indifférence des militants de l’UNEF (dont l’une s’est fendue d’un tweet certes malheureux), et plus largement accusant les « enfants de Bourdieu » et autres décoloniaux de « subvertir notre rapport au patrimoine ».

Pour eux, toute personne ne communiant pas à la douleur nationale n’est pas digne d’être Français (comme l’a explicitement déclaré Eric Zemmour récemment à Marseille)… Vous dites que ce ne sont que des pierres, et qu’une pierre ne vaut pas une vie ? Qu’on ne débourse pas autant d’argent pour les SDF ou l’accueil des migrants ? Vous dénoncez l’indécence de milliardaires qui par leurs donations se font une réputation à bon compte ? Eh bien, vous subissez l’opprobre morale des entrepreneurs identitaires, car vous n’êtes pas un bon Français ! Pour nous, cette injonction à communier dans la douleur nationale a quelque chose d’inquiétant.

Dans un autre genre, le philosophe et ardent promoteur de la laïcité Abdelnour Bidar, se pose aussi en entrepreneur identitaire : s’il n’utilise pas les stéréotypes de l’extrême-droite, il n’hésite pas à convoquer un mysticisme de pacotille, en avançant que le Christ de Notre-Dame a brûlé pour expier « nos souffrances », nous gens de la civilisation chrétienne, qui détruisons la planète et ne respectons pas les migrants. L’émotion s’entremêle donc, dans les médias et dans les esprits, à différentes formes de récit visant à nous rappeler notre appartenance à la grande et mythique identité nationale. On peut le regretter ou s’en réjouir, mais on ne peut pas ne pas l’analyser.

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