Lire hors-ligne :

Nous reproduisons ici une tribune de Luc Boltanski, écrite à l’occasion du rassemblement Les Roms, et qui d’autre ? tenu le 11 septembre 2010 à Montreuil, et initialement publié par Médiapart. Dans ce texte, Luc Boltanski décripte l’effet du « blasphème politique [qui] consiste à braver des interdits moraux en tenant haut et fort un discours de haine qui est généralement censuré et non dit ». Trois ans plus tard, la couleur politique du gouvernement a changé, et le blasphème politique n’en est que plus insupportable. Peut-on mieux décrire la stratégie du « socialiste » Manuel Valls ?

Luc Boltanski est sociologue et membre de la société Louise Michel.

 

Durant l’été, a été déclenchée par le gouvernement dirigé par Nicolas Sarkozy et François Fillon, à l’encontre de personnes étiquetées et désignées à la vindicte publique sous le nom de Roms, l’offensive de propagande politique et d’action policière, sans doute la plus cynique et la plus abjecte que ce pays ait connu depuis la fin de la Guerre d’Algérie, il y a cinquante ans. Il faut en effet remonter jusqu’à cette époque pour voir un gouvernement prendre officiellement des mesures discriminatoires et racistes à l’encontre d’une population présente sur le territoire français en l’identifiant par un nom faisant directement référence à des qualifications raciales et/ou ethniques. Comme c’est le plus souvent le cas chaque fois qu’un collectif est stigmatisé et mis dans la position de bouc émissaire, il n’était pas nécessaire, pour faire exister une soi-disante « question Rom », de préciser quelles étaient les personnes auxquelles le nom de Rom pouvait être accolé. Le nom de Rom peut et même doit demeurer un désignateur flou. Les mesures consistant à déclencher et à banaliser des pratiques d’exclusion ou d’éradication, s’embarrassent rarement de critères. Il convient en effet de laisser ouverte la possibilité de modifier les contours de la population incriminée, de façon à pouvoir l’étendre de proche en proche. Nombreux sont donc ceux qui peuvent se sentir visés et entendre, sous le nom de Rom, raisonner d’autres noms par lesquels on les désigne en haut lieu, et d’ailleurs aussi dans une grande partie de l’espace médiatique. Qu’il s’agisse de celui de « sans papier », « d’arabe », « d’issue de l’immigration », « d’habitant de quartier sensible », de « délinquant », de « marginal » ou de membre des « mouvances autonomes ». L’attaque contre les Roms vise aussi, par là, à stigmatiser d’autres genres de collectifs, présentés également comme des « minorités dangereuses », si possible à leur faire peur, de façon à préparer ce que les média appellent « l’opinion », à une extension de la répression.

Pourquoi avoir pris la décision de rendre manifeste ce tournant répressif en s’en prenant particulièrement aux Roms ? On peut proposer, parmi d’autres, deux raisons principales. La première est que cette minorité ayant été de longue date stigmatisée, il a semblé facile de réactiver les peurs et les haines dont elle a fait l’objet dans le passé. Qui, à priori, va se sentir vraiment concerné par le sort des Roms, si ce n’est cette autre « minorité » identifiée par la clique au pouvoir comme étant les « intellectuels de gauche » ?  C’est précisément parce que le sort des Roms n’importe pas ; parce que les Roms ne constituent en rien un enjeu réel des luttes politiques (à la différence, par exemple, du bouclier fiscal) qu’ils ont paru constituer des victimes de choix. Mais il existe encore au fondement de cette offensive une autre logique, plus inquiétante encore, qui est celle du blasphème. Le blasphème politique consiste à braver des interdits moraux en tenant haut et fort un discours de haine qui est généralement censuré et non dit. Cette stratégie discursive a toujours été celle de l’extrême droite. Adoptée par le pouvoir elle, a un double objectif. Le premier est de lever la censure en légitimant ce discours de haine. Le second est précisément de provoquer la conscience morale de ceux qu’indignent ces discours de haine, de les choquer, de les révolter, de les obliger à réagir, de façon à durcir la frontière entre les « idéalistes » présentés comme irresponsables, et les vrais responsables, « réalistes et courageux », censés parler et agir au bénéfice de la majorité silencieuse.

Il n’était pas nécessaire de faire preuve d’une lucidité exceptionnelle pour saisir l’objectif politique immédiat de cette manœuvre : faire passer au second plan et, si possible effacer des medias, des discussions et surtout des esprits, l’impression, d’autant plus ravageuse qu’elle était des plus comiques, suscitée par l’affaire Woerth-Betancourt. Chacun, ou, disons, chacun d’entre nous, a donc pu, à cette occasion, jouir de sa propre clairvoyance. Le problème est que la sophistication et l’efficacité des techniques de propagande se sont, au cours des dernières décennies, largement accrues. Cela, de façon à répondre à l’élévation du niveau de la conscience critique présent dans notre société, due sans doute, pour une part, à l’élévation du niveau scolaire et plus récemment, à la libération de la parole rendue possible par internet. Comme l’a bien montré Christian Salmon dans son livre, Storytelling, ces nouvelles techniques de propagande politique sont nées dans les disciplines du management des entreprises, puis, importées dans l’Etat de plus en plus nettement ajusté au modèle de l’entreprise.

Pour dire vite, les anciennes formes de propagande étaient destinées aux « masses » et avaient pour objectif d’empêcher tout débat, en martelant toujours les mêmes mots et les mêmes thèmes. Ces formes anciennes de propagande n’ont certes pas disparu. Mais une perspective nouvelle s’est aussi dégagée. Elle part du principe que, dans la mesure où il est très difficile aujourd’hui d’empêcher tout débat et de traiter une société d’individus comme une masse uniforme, l’essentiel est de s’emparer du débat et de saturer l’espace de débats. L’objectif n’est donc pas de supprimer la discussion, comme dans les vieilles formes de totalitarisme, mais de substituer un thème de discussion à un autre, étant entendu que l’espace de discussion est limité. Cela est évident pour ce qui est de l’espace médiatique. Mais cela vaut aussi pour l’espace de temps que chacun d’entre nous peut consacrer à la réflexion et à la discussion, et aussi, plus profondément, pour ce qu’il en est de notre attention elle-même. Comme l’a montré Richard Lanham dans un ouvrage novateur The Economics of attention, publicitaires, responsables de communication et spin-doctors ont compris que, dans une société de l’information, l’attention, l’attention de chacun d’entre nous, était la denrée rare, dont il convenait de s’emparer pour accumuler des profits économiques ou politiques. Que nous soyons satisfaits ou indignés, au fond, pour cette forme de propagande, peu importe, du moment que notre attention se trouve occupée par une certaine question, au détriment d’autres, qu’il s’agit de tenter d’occulter. Et peu importe également, bien sûr, les ravages humains impliqués par la question mise au premier plan – aujourd’hui la « question Rom », demain d’autres « questions » similaires dont je vous laisse imaginer la teneur. Ce sont les dommages collatéraux d’une propagande efficace.

Cette nouvelle forme de propagande, qui a assimilé les techniques de provocation, vise aussi à prendre la critique en tenaille. Qu’elle se taise, et alors il est facile de dire que les mesures adoptées ne rencontrent pas d’opposition. Qu’elle s’exprime, et alors elle contribue, sans le vouloir, à étendre la place prise par la question écran dans l’espace médiatique. Desserrer cette tenaille exige sans doute l’invention de nouvelles formes critiques tenant compte des conditions de la lutte politique dans une société du spectacle.

Je ne voudrais pas terminer cette prise de parole sans dire ma sympathie pour ceux qui se trouvent aujourd’hui désignés à la vindicte publique et, dans nombre de pays d’Europe, discriminés et persécutés : les Roms. Parmi ceux qui s’expriment ici, d’autre que moi sauront, mieux que je ne pourrais le faire, mettre l’accent sur les dimensions positives associées au terme de Roms : sur la culture Rom, la musique Rom, la poésie Rom, etc. Je me contenterai d’exprimer ma sympathie en rappelant ce que les Roms n’ont pas : ils n’ont pas de bombe atomique ; ils n’ont pas de police ni de services secrets ; ils n’ont pas d’officines de propagande ; il n’existe pas de Romland, enfermé dans ses frontières, ni de gardes frontières Roms ; ils ne s’identifient ni à une religion déterminée, ni à une idéologie, ni à une histoire glorieuse reconstruite après-coup. Les Roms sont ce vers quoi nous voulons tendre et, j’ose encore l’espérer, notre avenir.

 

Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.

 

Lire hors-ligne :