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Depuis les années 1970, nous assistons à la montée des stratégies de flexibilité. Dans le contexte d’une concurrence toujours plus intense, ces stratégies constituent l’agenda adopté par les entreprises, à des rythmes divers selon les secteurs. Sur les plans de l’emploi et de l’organisation du travail, elles se sont traduites par des phénomènes aussi nouveaux que variés tels la variabilité des horaires, le recours au temps partiel, la polyvalence des tâches ou le recours à l’outsourcing. Confrontée aux conséquences de la flexibilité, la sociologie du travail s’est mobilisée autour de la compréhension du travail dans ces habits neufs. En filigrane, elle s’affrontait à la question de la nature du travail. Ainsi, de ces travaux s’impose une image souvent dramatique des conséquences de la flexibilité au plan individuel, tout comme au plan des collectifs de travail marqués par la dissolution des anciennes solidarités. À tel point que le travail semble être devenu un repoussoir, une activité vouée aux gémonies de l’expérience humaine – une « souffrance ». Si cet état de fait est largement documenté et généralement déploré avec raison, il n’en reste pas moins que les chercheurs ne semblent dès lors plus parvenir à porter un regard sur le travail qui ne soit, dès le départ, obscurci par la consternation ou l’accablement[1]. C’est pourquoi, à une époque où « l’épuisement des énergies utopiques » a pris place, marquée par la perte de « force de conviction » de l’utopie propre à la société du travail (Habermas, 1990), il conviendrait de fournir un effort de dépassement du travail. Ce n’est plus le capitalisme qu’il faudrait combattre, c’est la configuration socio-historique complexe du travail salarié qu’il faudrait abattre au profit de la prophétie « post-moderne » de « la fin du travail ». On confond ainsi l’exploitation et l’aliénation inscrites dans le salariat capitaliste, décryptées notamment par Marx, et « les supports sociaux » d’autonomie générés par le statut salarial, tels qu’ils ont été analysés par Castel (2001) dans une tradition durkheimienne. Et l’on aboutirait en fin de compte à une situation étrange : un traitement du salariat acclimaté à la marche contemporaine du capitalisme et inattentif aux contradictions du statut salarial du point de vue d’une critique du capitalisme contemporain.

 

Or, l’effort d’une sociologie qui avance dans la compréhension du travail n’est-il pas de porter, sans a priori pessimiste ni faux espoir, un regard renouvelé sur le travail tel qu’il est vécu aujourd’hui ? A l’heure de la « société des services » (Laville 2005), où 70% de l’emploi salarié dans les démocraties occidentales prend place dans le secteur tertiaire, trois thèses sur le travail illuminent d’un jour neuf ce qui s’y joue aujourd’hui. Cette sociologie compréhensive et critique du travail permet, en final, de faire droit à une logique forte à l’œuvre dans le travail contemporain, jusqu’à présent non reconnue par les institutions de nos sociétés libérales : sa dimension « politique » et sa participation fondamentale à la vie démocratique de nos sociétés[2]. C’est dans cette perspective que l’orientation compréhensive de cette sociologie (faisant droit aux rapports des acteurs à leur action) vient nourrir une théorie critique d’un nouveau type, non unilatérale, non misérabiliste et non déplorative[3].

 

Tout d’abord, le rapport au travail révèle une composante expressive structurante (II). Reconnaissant la dimension fondamentalement herméneutique de l’expérience de travail, cette thèse s’oppose au postulat, endossé par la théorie économique orthodoxe en particulier, qui voit le rapport au travail animé par la seule rationalité instrumentale. Ensuite (III), redéfinie par des conditions de travail qui, dans une économie de services, accordent une place centrale à la figure du client, la situation de travail est mieux qualifiée comme relevant de la sphère publique, et non privée. Enfin (IV), définie par les formes que prend la flexibilité dans l’organisation du travail aujourd’hui (j’aborderai les cas de la flexibilité horaire et de la flexibilité fonctionnelle), l’analyse révèle que, dans le chef des salariés, ce sont les conceptions sur le juste qui sont au cœur de l’expérience du travail et ce, en dialogue permanent avec la position de chacun vis-à-vis des collectifs. Or, les conceptions sur le juste – et l’injuste – relatives à l’organisation du collectif, au travers de l’enjeu de l’insertion de l’individu dans ce collectif, constituent une dimension fondamentale du politique, dans une acception empruntée à la philosophie politique. On détaillera ensuite que c’est la méta-norme de la justice démocratique (V) qui se trouve au cœur des conceptions du juste tenues par les salariés, s’opposant ainsi au régime d’interaction domestique mis en œuvre et promu par l’entreprise. L’analyse proposée ici vient alimenter la compréhension de la contradiction capital/démocratie qui se trouve au cœur du capitalisme, et des « démocraties capitalistes » singulièrement (Cohen et Rogers, 1983 ; Ellerman, 1992 ; Coutrot, 2005 ; Corcuff, 2008). Enfin (VI), à l’appui de cette triple conception du travail comme expressif, public et politique, cet article se conclura par l’exposé de quelques balises relatives au travail de recherche futur et aux enjeux pratiques auxquels fait face la société démocratique contemporaine.

 

I – Contexte et terrain

 

I. 1 – Une nouvelle compréhension critique du travail contemporain ?

 

Dans les années 1930, la science économique scella son engagement à emprunter une voie réductionniste dans son traitement du travail : le traiter comme un facteur de production parmi d’autres entrant dans l’équation de production. Le travail allait dès lors se voir réduit à une « désutilité ». Le postulat sur lequel cette hypothèse se fonde est d’une simplicité étonnante et naïve : le travailleur entretiendrait une relation instrumentale au travail. C’est à l’aune du salaire qu’il procure, gage de la (sur)vie en dehors du travail, que se jugerait l’opportunité de travailler[4].

 

Mais la théorie économique n’est pas seule à avoir véhiculé cette thèse. En effet, la philosophie sociale du XXième siècle consolida le point de vue hérité de l’Antiquité qui avait fait du travail le royaume de la nécessité. Ainsi, Arendt y voyait le règne de la reproduction, siège selon elle d’une logique par essence non expressive (Arendt, 1958). Elle allait dès lors participer à donner crédit à l’idée que, dans le contexte du rapport de travail capitaliste, le travail pouvait être traité comme un facteur de production comme un autre, idée dont Marx avait fait la démonstration (pour s’y opposer). Habermas, tout préoccupé qu’il était à limiter et cantonner l’influence de la raison instrumentale à la sphère économique, allait de facto lui emboîter le pas. Et il allait dès ce moment se rendre incapable de reconnaître dans l’activité de travail sous conditions capitalistes ce qui pouvait être de l’ordre d’une rationalité expressive (Habermas, 1973 ; 1974 ; 1987 ; 1990).

 

Pourtant, à y regarder de près, il est clair que l’expérience du travail salarié n’est pas adéquatement qualifiée lorsqu’elle est pensée comme étant uniquement du domaine de la rationalité instrumentale. La sociologie du travail au cours du siècle dernier a jeté les balises d’une conception alternative d’un rapport au travail nettement plus complexe, malheureusement sans jamais parvenir à solidifier un corpus théorique stable et cumulatif. Des travaux de Friedmann, Goldthorpe et Lockwood à Sainsaulieu, Touraine ou Pizzorno, les sociologues du travail ont interrogé la place du travail, le rapport des individus au travail et le vécu de la « situation de travail » (Touraine, 1966 ; Goldthorpe et Lockwood, 1968 ; 1969), en interaction avec le contexte plus large de la société industrielle. Dans la dernière période du XXième siècle, Touraine est vraisemblablement celui qui a mené le plus loin le lien explicite entre la « situation de travail », les acteurs collectifs qui s’y créaient et le rapport politique collectif qui se nouait autour des enjeux partagés par les différents acteurs de la société industrielle. Mais la sociologie du travail contemporaine semble avoir abandonné ces acquis, s’échappant par quatre issues : l’étude des pathologies que le travail provoque au plan individuel sous l’effet d’un marché du travail compétitif et de politiques de ressources humaines toujours plus oppressantes ; le commentaire à l’infini des types de flexibilité et des innovations managériales ; les questions de genre et d’injustice et enfin, l’observation des grandes tractations, grippées, au plan des relations industrielles. Du point de vue de l’étude du monde du travail ainsi que de l’avenir du projet démocratique, il est urgent de chercher à renouer les fils de l’analyse sociologique qui va de la compréhension du vécu des individus (l’expérience du travail, son vécu au quotidien) à l’analyse critique des organisations et des institutions (l’entreprise, les organisations syndicales et les institutions de l’État social), et inversement.

 

I. 2 – Un terrain exemplaire : les caissières de la grande distribution

 

Les résultats de recherche présentés ici découlent d’une enquête ethnographique menée durant six années (entre 1999 et 2004) auprès des caissières de la grande distribution en Belgique. Cette enquête a combiné différentes approches : entretiens approfondis des caissières, observation du travail en magasin, observation des réunions syndicales et d’instances paritaires de négociation (commissions paritaires du secteur), interviews collectives des caissières, interviews des managers, directeurs et responsables de chaînes de supermarchés ainsi que des permanents syndicaux et négociateurs dans les commission paritaires nationales. Par ailleurs, l’auteur a également fait personnellement l’expérience du travail aux caisses. La recherche s’est ensuite concentrée autour de l’étude de trois cas : les trois groupes de caissières de trois magasins, deux supermarchés et un hypermarché, intégrés à trois des plus grandes chaînes de distribution en Belgique ainsi qu’en Europe. Ces magasins font partie du segment primaire, aux conditions de salaire et d’emploi les plus enviables du secteur, du marché du travail dual que constitue le secteur de la distribution alimentaire en Belgique. Une soixante d’interviews approfondies ont été réalisés dans ces trois établissements situés en Belgique francophone (Provinces du Brabant wallon et de Namur), qui emploient à 98% des femmes au « poste caisses ». L’immense majorité (entre 80 et 90%) des employés à ce poste ont un contrat à temps partiel et à durée indéterminée et quasi 100% sont affiliées à un syndicat[5].

 

Pourquoi considérer ce terrain comme paradigmatique pour l’étude des questions qui nous intéressent ici ? Pour trois raisons principales : la pertinence de l’étude du secteur des services à l’heure du modèle de l’économie de services (Gadrey, 2003) ainsi que la pertinence de l’étude du secteur clef que constitue la grande distribution pour l’économie de services (Moati, 2001) ; enfin, le cas critique que constitue le travail au poste caisses. En effet, le poste caisses, en contact direct et permanent avec la clientèle, fonctionne comme une épure du travail – peu qualifié – dans les services (Le Corre 1998 ; Gadrey, Jany-Catrice, Ribault 1999 ; Baret, Gadrey, Gallouj, 1999). De la sorte, il constitue un « cas critique », défavorable à la thèse d’un rapport expressif au travail. En effet, le travail de caissière se situant au bas des indicateurs de la richesse d’un poste de travail (intrinsèquement peu riche, monotone, apportant peu de reconnaissance sociale, sans perspective de progression professionnelle, c’est-à-dire ne constituant pas le premier échelon d’une échelle de carrière donnant accès à des postes plus intéressants, plus qualifiés et mieux rémunérés). Si malgré ces conditions largement propices au développement d’un rapport instrumental au travail, le contraire peut être constaté, on disposera d’un indice solide pour penser que, de manière générale, quelque soit le poste de travail, le rapport au travail n’est jamais de l’ordre de l’instrumental uniquement. Et une fois cette thèse confirmée sur un cas si défavorable, l’analyse de ce qui constitue, positivement, le travail contemporain méritera alors d’être poursuivie.

 

II – Le rapport expressif au travail

 

Le type de rapport au travail le plus répandu parmi les caissières (partagé par plus de 90 % des personnes interrogées) est un rapport expressif autonome. Celui-ci n’est pas tant bâti sur le contenu du travail que sur le type d’expérience que constitue le travail dans la vie des salariés. Le sens que prend le travail dépend d’une série de facteurs liés à l’expérience du travail. En tout, on a pu repérer cinq dimensions constituant le rapport au travail, quatre de type expressives et une, instrumentale. Le rapport expressif autonome est constitué de trois dimensions expressives majeures – expressions du sens du travail, qui se combinent en complément de la dimension instrumentale toujours présente (travailler, c’est gagner de quoi vivre en dehors du travail) : travailler, c’est « être autonome » dans sa capacité à mener sa vie ; travailler, c’est « être inclus » dans un tissu social ; travailler, c’est « être utile » à la société. Ici, la cinquième et dernière dimension, quatrième dimension expressive – travailler, c’est « faire un travail intéressant » – est absente.

 

D’aucuns se seraient certainement arrêtés à constater une dimension instrumentale dans le rapport au travail des caissières car, en effet, elles disent qu’il faut bien travailler pour avoir un revenu pour vivre. Une caissière : « Le salaire est important. Je crois que les gens vont pas travailler pour rien » (Z1/M). Mais l’analyse attentive force à constater que, au-delà du registre de la nécessité, un rapport de sens au travail s’élabore. Ce sens se trouve dans le sentiment d’autonomie que procure le fait d’avoir un emploi. Le sentiment de subvenir à ses besoins sans dépendre de personne ou la fierté de donner le bon exemple à ses enfants – l’image d’une femme indépendante, qui a une vie en dehors du foyer et participe à la production des revenus familiaux, ou l’image d’une mère seule avec enfant qui assume les besoins de tous – sont la manifestation de la dimension expressive du travail comme autonomie dans sa capacité à mener sa vie. Le sens du travail peut également venir de la participation à un réseau de liens affectifs de camaraderie ou, tout simplement, de l’inclusion dans le tissu social que permet le travail. Enfin, le sens peut être trouvé dans le fait de se sentir utile à l’entreprise ou à la société en général ; contribuer à la société permet de se sentir utile. Nous parlerons dans ce cas d’une combinatoire du rapport expressif autonome au travail, parce que la logique expressive est autonome par rapport aux caractéristiques du travail presté. Le sens n’est pas lié strictement au contenu des tâches mais à l’expérience même du fait de travailler.

 

Le cas de l’un des rares caissiers-hommes du supermarché B est exemplaire. Il serait bien difficile de l’entendre dire qu’il aime son travail. En effet, il vit durement le fait de se sentir bloqué aux caisses, dans une équipe de femmes, sous les ordres d’autres femmes, à servir des clients. Son contrat à temps partiel lui rapporte un salaire (« entre 700 et 704 euros » net par mois) qui n’est pas si différent de l’allocation à laquelle il aurait droit au chômage (selon lui, « pas en dessous de 600, 650 euros »). Il est resté partiellement handicapé suite à un grave accident de moto qui a eu lieu une dizaine d’années auparavant et ne peut donc plus rester debout toute la journée ni porter de lourdes charges. Il complète son salaire de petits boulots au noir ici ou là, mais il pourrait se « mettre au chômage » ou simplement toucher le revenu minimum d’insertion et travailler « au noir »[6]. Vu ses multiples compétences (plomberie, menuiserie, etc.), il y gagnerait largement plus que son salaire actuel de caissier. Pourtant, son témoignage est emblématique : malgré des conditions particulièrement propices à développer un rapport non expressif au travail vu son aversion pour une série d’aspects du travail liés au « poste caisse », l’expérience du travail lui procure pourtant le sentiment d’être utile à quelque chose, de ne pas dépendre de la société (il veut absolument éviter d’être au chômage ou de dépendre d’allocations) ; bref, elle lui rend la fierté d’être autonome. Elle constitue le véhicule de son insertion dans la société. En résumé, comme il le dit lui-même : « ça me structure », « ça me [remet] sur les rails ». Á travers ce cas, se donne à voir combien la dimension instrumentale – l’expérience du travail réduite à la source de revenu qu’elle constitue – est de loin une des moins cruciales : travailler au noir serait sans doute plus lucratif (et peut-être même plus agréable), pourtant cela ne lui procurerait pas le bénéfice des trois grandes dimensions expressives du rapport expressif autonome au travail.

 

Le second type de rapport au travail – rapport expressif endogène – est marqué par le fait que le travailleur trouve, en plus, sens dans le contenu même de son travail. Cette quatrième et dernière dimension expressive, absente dans le cas du rapport expressif autonome, devient ici centrale : travailler, c’est « faire un travail intéressant ». De manière significative, ce type de rapport au travail ne concerne que les caissières membres de l’équipe de direction des caisses. Le contenu des tâches d’une « chef caissière » ou de son assistante (organiser les horaires, gérer le travail de leurs collègues-inférieurs hiérarchiques, répartir le travail, gérer l’argent qui rentre et sort des caisses, etc.) présente un intérêt supérieur à celui du simple poste caisses, monotone et soumis au rythme dicté par les clients, la machine et la chef caissière. La chef caissière, au contraire, insiste sur l’importance de son travail, de son rôle au sein du magasin et face au client et le voit comme une source de satisfaction du travail. Elle répond un oui, enthousiaste souvent, à la question « êtes-vous fière de travailler dans la grande distribution ? ».

 

Ici les caractéristiques de la prestation de travail constituent le support même de la définition du rapport au travail :

 

I : Par rapport à cette histoire d’aimer son travail, pour vous, ce qui est le plus important dans votre travail, c’est…

R1/M : L’intérêt du travail. […] Moi j’ai un travail varié, c’est ça qui me plaît bien. Parce que faire la même chose tous les jours tous les jours, pfff… Moi j’aime bien le travail varié.

 

N’ayant pas cherché à établir un échantillon représentatif de caissières dans cette étude, nous ne pouvons établir la proportion respective de celles développant un rapport expressif autonome et de celles développant un rapport expressif endogène au travail. Mais l’enjeu n’était pas là. Le point essentiel de l’analyse est que, pour l’ensemble des salariés enquêtés le rapport au travail revêt une forte composante expressive.

 

Cette enquête confirme la thèse du rapport expressif au travail sur une population particulièrement encline à développer un rapport au travail marqué par la dimension instrumentale. Or, il faut le constater le registre instrumental, bien que présent, n’est pas prédominant et est toujours repris dans un rapport de sens au travail. Au départ de cette conclusion, basée sur l’étude du cas des caissières qui constitue, méthodologiquement, un « cas critique », on peut étendre cette hypothèse à la majorité des salariés. En effet, il est raisonnable de penser que les catégories professionnelles qui trouvent ne fut-ce qu’un peu plus de satisfaction dans les tâches que comportent leur travail développeront logiquement un rapport d’autant plus marqué par les dimensions expressives.

 

III – Le caractère public du travail

 

Le contexte du travail a changé. Le travail dans le secteur tertiaire témoigne d’une évolution cruciale dans la définition du contexte du travail : l’intrusion d’une figure étrangère au travail industriel, le client. Approfondissons l’étude de la nature du travail contemporain en analysant le contexte dans lequel celui-ci prend ainsi place.

 

I. : Tu les connais de vue [tes clients], en fait ?

C.P./B: De vue, oui. Madame Maréchal, elle m’appelle Odette, d’autres qui m’appellent madame Tocqueville.

I. : C’est parce que vous avez un petit badge [agrafé sur la poitrine, il affiche le nom de la caissière, dans son cas ‘Mme Tocqueville’] ?

C.P. : Oui, mais moi, il est retourné ! Parce que je déteste des gens que je ne connais pas [qui commencent à] me tutoyer, ça j’ai horreur. Des gens que je connais, ce n’est pas un problème. Mais des gens que je vois une fois et qui me disent : « Tu, tu… tu dois… fais ton boulot » là, ça ne passe pas chez moi !

 

Alors que les objets des secteurs primaire (la production agricole et l’industrie extractive) et secondaire (l’industrie de transformation et de production de biens et la construction) sont clairement délimités et identifiables, le flou règne quant à la définition de l’objet du secteur tertiaire. On peut dire, suivant Gadrey, qu’il y a production économique de services dans le cas le plus répandu où « une organisation A, qui possède ou contrôle une capacité technique et humaine (…), vend (ou propose à titre gratuit, s’il s’agit de services non marchands) à un agent économique B le droit d’usage de cette capacité et de ces compétences pour une certaine période, pour produire des effets utiles sur l’agent B lui-même, ou sur des biens C qu’il possède ou dont il a la responsabilité. » (Gadrey, 2003 : 20)

 

Cependant, d’un point de vue sociologique, y a-t-il une spécificité des services ? Oui. Je propose de comprendre que le travail dans les services tire son originalité du fait qu’un nouvel acteur fait son apparition dans le contexte même du travail : le client. En effet, le travail dans les services met le travailleur non plus uniquement en présence de ses collègues de travail (collègue, supérieur ou inférieur hiérarchique) comme dans le cas des secteurs primaire et secondaire, mais il le met en présence d’une tierce figure – le client – et ce, directement (co-présence dans un lieu de vente) ou par voie indirecte (via les moyens de communication ou des médiations intermédiaires). Cette caractéristique est sociologiquement centrale dans la redéfinition de l’expérience contemporaine du travail. Et le terrain d’étude constitué par les caissières offre une des figures de l’emploi dans les services parmi les plus exposées à la clientèle, tout en restant toujours en co-présence de ses collègues et supérieurs hiérarchiques.

 

Un fait emblématique attire l’attention de l’observateur : lorsque les caissières sont en pause à la cantine ou en salle de repos ou lorsqu’elles se parlent en dehors du magasin, elles s’adressent l’une à l’autre par leur prénom. Au contraire, devant les clients, elles utilisent généralement leur nom de famille. « Madame Jefferson, tu peux venir caisse 4 s’il te plaît » ; « Madame Madison, il me manque des sacs ! » ; « Tu peux appeler l’épicerie, Madame Hamilton, si tu veux bien ? » L’usage du nom de famille sur le lieu de travail indique la perception par les caissières de ce qu’elles sont dans un lieu à la nature bien spécifique, qui n’est pas la sphère privée. Ainsi, je propose d’analyser la présence du client sur le lieu du travail comme un support du basculement du monde du travail vers un espace qui est autre qu’un espace familier émargeant à la sphère privée ; entre copines, ou en pause, les caissières s’appellant par leur prénom. La meilleure manière de le caractériser est de parler d’espace public.

 

En vue de donner consistance sociologique aux concepts de sphère[7] publique et de privée, il est besoin d’un outil à la fois conceptuel et empirique qui permette de rendre compte de l’arrière-plan conventionnel sur lequel se dégage l’interaction et duquel elle tire son sens. J’emprunte pour ce faire le concept de « régime politique d’interaction »[8] à Martuccelli que je vais mobiliser dans le cadre de l’étude des relations de travail dans l’entreprise. En Occident, le régime d’interaction s’est développé « sur la toile de fond des exigences démocratiques » écrit Martuccelli (2002 : 242). « La démocratie, dont Tocqueville aura donné les bases les plus solides, est un phénomène social lié à l’expansion d’un régime d’interaction particulier, à vocation égalitaire, qui finit par s’inscrire au plus profond de nos échanges quotidiens. » (Martuccelli, 2002 : 243) L’exigence égalitaire du projet démocratique marque le régime d’interaction par l’obligation d’être traité, et de traiter autrui, en égal. C’est la jalousie qui marque la figure du respect démocratique. Nous allons superposer à cet outil conceptuel la géographie du social héritée du libéralisme, qui opère la distinction entre sphère privée et sphère publique. On pourra dès lors parler (a) d’un régime d’interaction domestique qui prend place au sein de la sphère privée et (b) d’un régime d’interaction civique, démocratique, qui anime la sphère publique.

 

De manière générale, le vécu subjectif des caissières quant à leur expérience du travail à la caisse renvoie au régime d’interaction civique propre à la sphère publique, fait de respect (parfois forcé) d’autrui, d’un postulat d’égale dignité et d’égale considération, de réserve par rapport aux événements de la vie privée qui ne peuvent déteindre sur l’impartialité avec laquelle on exécute son travail et traite le client. Pour autant, le rapport qui s’instaure entre la caissière et le client se trouve pris dans une grave tension car la politique des firmes mobilise un autre type de régime d’interaction.

 

B1/M : « Même quand il a tort, le client a toujours raison. »

 

H1/B : « On est leur chien, on est à leur service […] Leur bonne à tout faire […] et je pourrais être plus méchant… »

 

En effet, la politique des firmes vise au contraire la mise en place d’une relation de service modelée sur le régime de la servilité domestique. Ainsi, les directions des magasins s’assurent via les outils à leur disposition (règlement de travail, code de service à la clientèle, messages de la direction, culture interne, etc.) du fait que la caissière se plie aux coordonnées d’un rapport de type domestique avec le client, c’est-à-dire un rapport caractérisé par la soumission, tourné vers la seule satisfaction des désirs du client, la non-résistance à ses injonctions (« ne jamais répondre » quand le client vous injurie, quand il n’est pas aimable, ne pas argumenter contre lui, etc.).

 

Il importe donc de constater que deux régimes d’interaction se disputent les milieux de travail contemporains, et de facto le gouvernement du travail :

 

(a) Le régime d’interaction domestique, qui renvoie historiquement au régime d’interaction pré-démocratique. C’est un régime où « les égards dus à une personne sont clairement subordonnés à une position statutaire. » (Martuccelli, 2002 : 246) Le respect dû aux tenants d’un statut supérieur s’impose sans discussion possible. J’utilise à dessein le qualificatif « domestique » afin d’accentuer la dynamique de soumission et de discrimination statutaire qui s’y joue, avec la part d’arbitraire qui l’accompagne, à l’image du statut des domestiques des classes dominantes des derniers siècles qui étaient à disposition de leurs maîtres, résidant souvent à demeure. Le terme domestique (qui appartient au domus) permet également de signifier que, dans le contexte contemporain des démocraties avancées, c’est aux coordonnées de la sphère privée que ce régime d’interaction renvoie.

 

(b) La sphère publique contemporaine des démocraties avancées peut se définir via le régime d’interaction civique, qui inclut une inflexion démocratique dans le cas où des enjeux communs existent. Ainsi, le concept de régime d’interaction civique me permet de décrire les attentes des caissières quant au régime d’interaction qui devrait régler leurs relations avec la clientèle. Moins exigeantes que dans leurs attentes vis-à-vis de la hiérarchie et de leurs collègues avec lesquelles, au contraire, elles partagent des enjeux communs, les caissières attendent des clients a minima le respect d’une convention d’égale dignité. Ici, le référant est la sphère publique large, comme espace d’échanges où l’égale considération est de mise, impliquant neutralité, politesse et respect mutuel. C’est le fait de partager des enjeux communs (ou biens communs) qui fait entrer les échanges dans le domaine le plus exigeant de la sphère publique – démocratique. Le partage d’enjeux communs (les horaires, l’intérêt du travail, …) implique l’intuition que les décisions à leur propos doivent être prises de telle sorte que chacune des parties prenantes ait pu être représentée, d’une manière ou d’une autre, dans le processus de délibération et de décision.

 

Les politiques commerciales et stratégies marketing des entreprises ont un impact différencié sur le type de régime d’interaction promu entre le client et le travailleur du magasin. On peut les distinguer selon deux axes : le type d’offre commercial, prix hauts ou bas, et le type de service, développé ou minimal. Leur croisement produit un spectre qui va du supermarché « haut de gamme », aux gammes de produits larges et profondes avec service à la clientèle, à son opposé, l’hypermarché discounter. Ces formules de distribution différentes impliquent également un personnel plus ou moins nombreux et qualifié, dès lors, par exemple, un risque d’attente aux caisses plus ou moins important. Ces caractéristiques jouent un rôle crucial dans le type de relation qui s’instaure entre la clientèle et les travailleurs aux caisses et ouvrent, ou non, une possibilité pour les caissières de développer une relation de type civique avec les clients. Le contact avec le client est, en conséquence, source d’intérêt et de satisfaction ou source de démotivation et de stress. Dans les supermarchés cherchant à se distinguer par la qualité du service (avec un prix plus élevé du panier de consommation moyen), l’employé est plus volontiers présenté comme un conseiller-facilitateur d’achats. Ici, le régime d’interaction peut engager un statut relationnel moins domestique et permettre à la caissière de se placer dans un rapport un peu plus égalitaire avec le client, abandonnant l’image de simple exécutante, mais facilitant, rendant plus agréable « l’expérience » d’achat du client.

 

En revanche, plus que dans les autres formes de distribution, l’achat au plus bas prix va de pair avec une attente conventionnelle des clients vis-à-vis des salariés du magasin : qu’ils se comportent sur le mode du serviteur typique du régime domestique. De manière beaucoup plus insistante que dans les supermarchés traditionnels, les caissières de l’hypermarché témoignent de ce que les clients les prennent pour des « connes ». Une caissière qui travaille à présent dans les rayons explique :

 

B2/M : Ça, c’est quelque chose avec laquelle j’avais très dur aux caisses, c’était de me retenir de répondre aux gens, franchement. Et en fait aux caisses, c’est surtout cette image que beaucoup de gens ont des caissières : « elles sont connes ! ». Ça, c’est une chose que… Et prendre vraiment les caissières pour des connes, ça… Je supportais plus. Je supportais plus.

 

L’étude du cas des caissières révèle qu’être au service d’autrui dans le cadre d’une transaction économique marchande réglée par un contrat de travail n’implique pas, forcément, d’endosser le statut de domestique. Cela peut être parfaitement compatible avec le fait de ne pas abandonner le statut de citoyen, participant à la sphère publique – là est l’attente conventionnelle partagée par les travailleurs. Cependant, un rapport de type domestique – de la caissière vis-à-vis du client – est promu par les modèles dominants d’organisation du travail et de « relation clientèle ». À l’image du statut du « facteur travail » dans l’équation de production de l’entreprise capitaliste, il matérialise l’utopie qui anime le projet capitaliste de mise à disposition intégrale du travailleur au service de l’entreprise[9].

 

IV – La logique politique du travail

 

Suite à l’irruption de la figure du client dans le travail et au renouvellement de la compréhension de l’espace – public – du travail qu’elle permet, poursuivons l’analyse de ce qui fait l’expérience du travail contemporain du point de vue du salarié. Reste à présent à considérer l’organisation du travail en tant que telle, et les politiques de flexibilité qui la définissent aujourd’hui, en cherchant à comprendre comment le rapport au travail se construit dans de telles conditions.

 

Pour le dire d’abord rapidement, il faut tout d’abord constater que quelque soit la situation de travail, on retrouve à la base du jugement que le salarié porte sur cette situation la mobilisation de ses conceptions sur le juste ; et ce, quelque soit la nature de l’événement, qu’il pointe à une norme d’organisation de la mise au travail elle-même ou à ses modalités d’application. De fait, il faut constater que la grammaire de la justice (le juste et l’injuste) constitue le registre normatif fondamental du travail. Par ailleurs, l’étude des formes de la flexibilité – horaire et fonctionnelle – qui marquent le travail de la caissière révèle que celles-ci constituent autant d’expériences d’insertion et de positionnement dans des collectifs. Aussi, plutôt que de constituer une simple expérience d’individualisation, la flexibilité, par l’individualisation qu’elle opère des horaires, des responsabilités, des tâches, etc., signifie, au plan de l’expérience très concrète du travail, autant d’occasions de se positionner face aux collectifs de travail. Au final, il est frappant de constater que la personne au travail raisonne ses expériences au travers des registres du juste et ce, dans le cadre d’une inscription dans les collectifs. Voilà pourquoi je propose de parler de logique politique du travail : le travail est vécu comme une expérience qui mobilise les conceptions du juste dans le cadre d’un rapport au collectif. C’est bien la composante fondamentale du politique, selon son acception en philosophie politique. Regardons de plus près ces deux dimensions chacune à leur tout.

 

IV. 1 – Le registre du juste …

 

L’expérience du travail implique une continuelle confrontation à autrui. Du point de vue du travailleur, cela suppose de faire face à des sources de normativité multiples, en provenance des clients, des collègues ou de la hiérarchie de l’entreprise. À l’étude des jugements que portent les salariés sur le travail et les situations aussi diverses et variées qu’il implique, un dénominateur commun peut être dégagé : c’est au travers de la grammaire de la justice que les situations de travail sont comprises, analysées et jugées. Quelque soit l’enjeu, des plus quotidiens (du partage des horaires et des prises de pause à l’accès aux formations) aux plus exceptionnels (de l’annonce d’un licenciement collectif à une menace de fermeture de site), les interactions qui constituent le travail se révèlent être autant d’occasions de confronter, discuter ou réviser – implicitement ou explicitement – les conceptions sur le juste tenues par chaque salarié. Le jugement des caissières témoigne de la constitution d’une grammaire de la justice au travail : des principes de justice concurrents mais potentiellement combinables (pure égalitarisme en s’en tenant aux chiffres et statistiques des prestations passées, situation familiale via le nombre d’enfants par exemple, mérite, ancienneté, etc.).

 

Ce sont soit les normes censées gouverner le travail qui sont considérées comme injustes, soit, dans le cas où les normes sont acceptées, c’est leur application qui pose problème, les chefs caissières disposant par exemple d’une grande marge de manœuvre dans l’application des normes en vigueur. Les caissières parlent alors de favoritisme, leur discours est ponctué du terme « chouchoutes ». Prenons le cas de cette caissière du supermarché W qui, bien que « malade comme un chien », n’a pas été autorisée par sa chef à rentrer se reposer à la maison. Elle a finalement dû solliciter l’arbitrage du directeur du magasin, démarche rare car susceptible d’entraîner une revanche de la part de la chef caissière ridiculisée de la sorte de part la mise en cause de son autorité. Cette caissière estimait inacceptable l’arbitraire avec laquelle la chef caissière a géré son problème, d’autant plus qu’un peu plus tard ce même jour, la chef a proposé à trois caissières de rentrer chez elles faute de clients[10]

 

H1/W : J’ai été voir le directeur, j’ai dit : « Écoutez, Mme T. ne veut pas me laisser rentrer, je dis. Mais moi je n’arrête pas de dégueuler, je dis, moi je suis vraiment malade et elle veut pas me laisser rentrer ! » « Quoi ? qu’il dit, ben vous rentrez ! ». Il dit : « Moi je vous dis de rentrer ! » […] Et par après j’ai su que les quatre qui avaient mis les cigarettes [c’est-à-dire ranger les paquets de cigarette dans leurs étagères pour ne pas rester sans rien faire aux caisses], elles ont mis ça toute l’après-midi, et elle en a fait retourner trois après-midi parce qu’ils étaient de trop. Et moi, elle voulait me garder ! Alors que j’étais malade comme un chien. Tu vois, et ça, je l’ai pas accepté, quoi !

 

IV.2 -… concernant soi dans le collectif

 

Le travail de caissière est défini tant par des stratégies de flexibilité qualitative que quantitative[11] (Guélaud, 1991). Attachons-nous ici aux deux formes les plus déterminantes de flexibilité pour le vécu quotidien du travail aux caisses : au plan de la flexibilité quantitative, il s’agit du recours aux contrats à temps partiel et à la variabilité des horaires ; au plan de la flexibilité qualitative, il s’agit de la polyvalence des tâches. Alors qu’il est traditionnellement supposé que la flexibilité « individualise » les employés, je propose de constater que, du point de vue de la description sociologique, la flexibilité se traduit au contraire par une expérience d’inscription dans les collectifs.

 

Flexibilité horaire

 

En ce qui concerne le « facteur travail », le recours au contrat à temps partiel est le premier outil des entreprises du secteur de la grande distribution en matière de flexibilité quantitative externe. Il permet à l’entreprise de disposer d’un personnel prestant des plages horaires plus courtes (de 3 à 6 heures) adaptables au flux de fréquentation de la clientèle. Le recours au temps partiel s’accompagne de son pendant interne en matière de flexibilité quantitative : la flexibilité horaire. Chaque chaîne, voire chaque magasin parfois, a une politique différente de gestion des horaires. Les trois cas étudiés offrent trois situations contrastées. Un supermarché connaît une flexibilité totale des horaires imposés par la chef d’exploitation (supérieure hiérarchique de l’ensemble des caissières) sur base d’un logiciel informatique ; variant chaque jour, l’horaire est communiqué trois semaines à l’avance aux caissières conformément aux dispositions légales pour le secteur. Le second supermarché fonctionne encore avec des horaires fixes sur des plages respectées par l’entreprise et inscrites dans le contrat de travail de chaque caissière – c’est devenu une exception dans le secteur. Enfin, l’hypermarché a mis en œuvre avec succès depuis 1995,  une gestion innovante et participative des horaires au travers d’un dispositif appelé « îlots caisses ». Ici, les caissières participent directement à définir leur propre horaire – variable – de travail.

 

L’enjeu de l’horaire de travail a un impact déterminant sur la gestion de la vie privée. Ainsi, celles qui ont des enfants ou étudient rencontrent d’importantes difficultés à s’ajuster aux horaires variables. Dans ce contexte, avec une marge de manoeuvre plus ou moins forte, la chef caissière se trouve en position d’accorder des faveurs à certaines de ses caissières (appelées donc « chouchoutes » par leurs collègues) et de les refuser à d’autres. On a ici affaire à une des formes que prend le régime d’interaction domestique : les décisions sont prises sur base de critères établis de manière unilatérale et appliqués de manière arbitraire. Alors qu’une caissière peu appréciée par sa chef témoignera d’un vécu diamétralement opposé, une « chouchoute » dira au contraire :

 

VB/W : En général, on s’arrange comme ça à l’amiable (…). On va demander la permission, enfin une fois que la collègue est d’accord, on va ensemble chez la chef caissière en demandant si [on peut procéder à un changement d’horaire] … [et en général, elle l’accorde], m’enfin, elle rouspète parfois.

 

À l’étude du cas de gestion participative des horaires de l’hypermarché, le dispositif « îlots caisses », on réalise qu’il n’est pourtant pas irréaliste de penser le régime civique démocratique s’intégrer dans l’entreprise et, de plus, participer à soutenir l’impératif de recherche d’efficience de celle-ci. C’est d’ailleurs la raison originelle qui a présidé à la mise en place du dispositif. En effet, la lutte contre les graves problèmes d’absentéisme que connaissait le secteur caisses de l’hypermarché a poussé la direction du magasin à chercher une formule originale de gestion des horaires, susceptible de mobiliser les salariés. De fait, il permet aux caissières de faire valoir leurs propres critères quant à ce que représente pour elles un horaire juste et de les voir, partiellement, respectés. Cette nouvelle situation a permis d’engendre une chute sérieuse dans le taux d’absentéisme aux caisses.

 

Flexibilité fonctionnelle

 

La flexibilité fonctionnelle caractérise également le travail aux caisses. De manière parallèle au cas de la gestion de la flexibilité horaire, c’est la question du partage des tâches (donc de l’accès à celles-ci) sur base de critères (in)justes et appliqués de manière (im)partiale qui interpelle ici les caissières. À nouveau, c’est le régime domestique, prévalant dans la gouvernance interne des magasins, qui est ressenti durement et contesté, implicitement au moins, par les caissières.

 

Deux types de polyvalence existent : interne (au sein du secteur caisses) et externe (entre les caisses et les rayons). La polyvalence interne, donnant accès à des tâches valorisantes et reposantes physiquement, est très recherchée par les caissières mais elle n’est accordée, comme des récompenses, qu’aux favorites, les chouchoutes, par les chefs caissières. Par contre, la polyvalence externe est vécue comme une punition, la caissière étant appelée à fermer sa caisse momentanément pour aller prêter « main forte » en rayon. La gestion de la polyvalence externe exacerbe les aspects domestiques en ne sollicitant, ponctuellement, les caissières que pour leur pure force de travail – la « paire de bras » qu’elles représentent, disent-elles. Le régime domestique joue ici à plein : le sentiment d’être intégralement « à disposition » des supérieurs et des collègues d’autres rayons, à prendre et à jeter. Une caissière envoyée en rayon témoigne de sa confrontation à une collègue du rayon :

 

N.D./M : Tu sais, [j’ai été envoyée] au rayon… à l’épicerie, « tu restes là ! », elle me dit, « tu restes là ! » – je ne la connaissais pas. Elle avait des gros paquets à mettre dans les rayons, j’ai dit : « non madame, c’est trop lourd pour moi. » Parce qu’on me parle pas comme ça ! Moi je viens aider et on me parle mal. Je suis partie aux Vins et quand il y avait quelque chose de lourd, je demandais aux garçons de déballer … et ils le faisaient gentiment. … Je dis, il faut pas se laisser faire, il y a des choses qu’il faut pas laisser passer.

 

L’analyse de l’expérience des caissières ne pourrait montrer plus clairement que le travail est apprentissage du fait de se positionner par rapport à autrui et au collectif : apprentissage du respect (parfois forcé) de la place de l’autre, de la hiérarchie et de la soumission à l’autorité, des conditions de sa légitimité ; apprentissage encore de ce que ses propres prétentions ne sont pas reconnues ou nécessairement justifiées, apprentissage du compromis, du repositionnement par rapport à ses propres conceptions, fonction des frustrations par rapport à ses attentes et à ses propres conceptions sur le juste – que l’autre peut voir satisfaire mais pas moi qui ne suis pas considérée comme aussi « égale » par ma chef, n’étant pas une « chouchoute ». Pour ces deux raisons – mobilisation de la grammaire de la justice, pour interpréter des expériences d’inscription dans les collectifs, cette analyse invite à comprendre que la logique même de l’expérience du travail est politique.

 

V – L’aspiration à la justice démocratique face au régime domestique

 

L’étude du travail de la caissière aujourd’hui, par la confrontation à autrui (client, collègue et hiérarchie) dans le cadre d’un espace de travail vécu comme intégré à la sphère publique, via les différentes sources de normativité que ce multiple autrui représente, démontre de manière remarquable comment le travail salarié occupe un territoire contesté entre : d’une part, l’entreprise, qui impose un régime d’interaction domestique à ses salariés, dont l’exercice du pouvoir est typiquement arbitraire (se fondant sur des critères jugés injustes par les employés : soit étant donné le strict contenu de la norme, soit du fait de son élaboration unilatérale et/ou de son application arbitraire) et, d’autre part, les aspirations des employés qui, portés par les caractéristiques mêmes du travail politique (c’est-à-dire : la mobilisation des registres du juste pour le jugement des situations de travail, marquées par les formes de la flexibilité qui sont autant d’expériences d’insertion dans les collectifs), mettent en avant l’attente d’un régime d’interaction civique (vis-à-vis de la clientèle) et civique démocratique (vis-à-vis des collègues et de la hiérarchie, avec lesquels il y a partage d’enjeux collectifs) pour gouverner le travail.

 

L’analyse permet d’apporter un dernier éclairage : au-delà des différentes conceptions du juste mobilisées par les uns et les autres, éléments de cette grammaire de la justice au travail, se dégage une conception, procédurale et tendanciellement transversale à ces conceptions. Au-delà des conceptions qu’ils privilégient (performance, mérite, situation familiale, ancienneté, etc.)[12], les caissières partagent l’intuition que c’est au terme d’une délibération où la voix de chacune des personnes concernées sera représentée que la manière d’organiser la vie au travail, quelque soit l’enjeu (la répartition des horaires, l’accès à la polyvalence interne et externe, l’accès aux formations, le licenciement, etc.), pourra être considérée comme juste et légitime.

 

Ainsi, les caissières évoquent, comme une évidence, la nécessité que chacun puisse prendre part au débat qui le concerne au terme duquel un principe, une règle sera choisie. Cette norme, procédurale, qui devrait présider à l’organisation du collectif et des choix substantiels entre les critères de justice qui le structurent, est celle de la justice démocratique[13]. Celle-ci émerge comme la norme de justice qui doit ordonner tout débat et prise de décision ; je propose ainsi de parler d’une méta-norme de justice. Elle est le signe de la reconnaissance, partagée par toutes les caissières, qu’une délibération, où chacun est représenté, sur les principes de justice privilégiés par chacun, devrait précéder l’organisation de la vie au travail :

 

V1/W : Y’a en fait pas possibilité de dialoguer [avec la chef caissière], c’est ça le truc. Y’a pas d’échanges en profondeur, de pouvoir dire : voilà ce que moi je pense et ça serait bien si on changeait ces attitudes-là. Autant moi que toi […].

 

En l’absence de cette reconnaissance de l’aspiration des salariés à être considérés comme partenaires responsables de l’entreprise, « citoyens au travail » au sens fort du terme, s’est dessiné progressivement ce conflit fondamental, transversal aux diverses situations du travail, parfois non explicite mais clairement ressenti par les caissières. Elles le laissent entrevoir au quotidien au travers d’autant de propos rageurs ou résignés, de frustrations, d’indignations ordinaires et de gestes de découragement ou d’exaspération. Ceux-ci constituent autant de symptômes du conflit fondamental qui est né entre les attentes révélées par les travailleurs en terme de régime d’interaction – civique et démocratique – et le régime d’interaction effectivement mis en place dans l’entreprise capitaliste – domestique.

 

VI – Retour sur l’histoire et perspectives

 

VI. 1 – Portée de l’analyse

 

L’analyse du travail proposée ici éclaire d’un regard neuf la question du lien politique qu’entretiennent les personnes entre elles dans les démocraties capitalistes contemporaines à économie de services. En démocratie, le politique est mieux compris comme étant à la fois disposition normative et capacité pragmatique. Contrairement aux conceptions uniquement institutionnelles ou de type formalistes du politique, émerge ici une conception du politique pensé comme rapport social. Celui-ci est pensé comme le tissu nécessaire à la construction d’une société véritablement démocratique. Cette position s’inscrit dans une tradition qui prend racines dans les travaux aussi divers que ceux de Tocqueville, Durkheim, Mead et Dewey et qui voit dans l’intersubjectivité la base de la vie sociale et politique et de la constitution du public – au sens fort (Dewey, 1927) – nécessaire à la démocratie.

 

On s’en souvient, le découpage classique du social dans la théorie sociale libérale définissait deux « chasses gardées » : d’une part, le vaste domaine des activités économiques enserrées dans la sphère privée, dès lors libres de mettre en œuvre une logique de gestion de la main d’œuvre de type domestique pour autant que celle-ci soit conçue comme la manifestation la plus aboutie de la rationalité instrumentale, et d’autre part, les activités officiellement identifiées comme politiques relevant de la sphère publique. A contrario, au départ de l’analyse du cas des caissières, l’étude du travail contemporain permet de faire valoir que le travail, pour ceux qui le vivent, relève en réalité du domaine de l’action et non pas du labor, pour reprendre la taxinomie d’Arendt. Ainsi, sa logique se révèle profondément politique, signalant l’égarement du découpage libéral.

 

Dès lors, le travail n’est pas un facteur qui s’achète impunément sur un marché. Il est un rapport social expressif animé d’une rationalité politique qui est portée par une aspiration à la justice démocratique. Ainsi, il est logique de constater que le « facteur travail » s’indigne d’être « géré » conformément à un régime d’interaction domestique, comme c’est le cas dans l’entreprise capitaliste et ce, quelque soit son degré de prise en considération de l’avis des travailleurs (via des dispositifs de communication et de participation internes divers) et ses institutions de dialogue social et de représentation des travailleurs[14].

 

Cette analyse n’est-elle valable que pour le travail dans les services ? Au contraire, la logique fondamentalement politique du travail marque vraisemblablement tout autant l’expérience du travail dans les secteurs primaires et secondaires, qui sont eux aussi les lieux incessants de confrontation aux conceptions du juste (et de l’injuste) dans le cadre d’équipes de travail. La sociologie du travail et des relations industrielles documente ce fait depuis longtemps. Ce qu’il est crucial de constater aujourd’hui, c’est que le caractère de confrontation à autrui, en public, dans les services, rend ce trait incontournable et évident. En effet, les confrontations aux clients ne peuvent pas, elles, être renvoyées au domaine privé des rapports familiers ou domestiques auxquels les désaccords entre collègues ou avec les supérieurs hiérarchiques, dans un contexte non public (sans présence de la clientèle, dans l’atelier d’usine par exemple) pouvaient être plus facilement renvoyés.

 

C’est ainsi que, aujourd’hui, la grammaire de la justice et le conflit entre régimes se donnent à voir de manière épurée et ce, alors que la culture démocratique continue à s’approfondir continuellement. En effet, par rapport aux individus qui ont porté le mouvement ouvrier jusque dans les années 1960, les plus jeunes (dont les femmes) aujourd’hui ont été socialisés dans un contexte culturel d’égalité démocratique fort, fait qui ne peut que renforcer la mobilisation de ce cadre normatif dans les interactions du quotidien du travail. Par quel enchantement en effet, les individus laisseraient-ils leur équipement de citoyen à la porte de l’espace public que constitue l’entreprise ? Arriverait ainsi, à sa pleine maturité, la contradiction capital/démocratie qui se niche au cœur du capitalisme contemporain, et des démocraties capitalistes singulièrement. En matière de critique sociale, voilà qui, en évitant le piège de l’option à prendre entre l’enjeu de la redistribution et celui de la reconnaissance (Fraser et Honneth, 2003), constitue un socle à partir duquel avancer. Les deux ne sont que la face d’une même pièce et cette nouvelle critique du travail permet de comprendre pourquoi.

 

VI.2 – L’émancipation du travail de la sphère privée

 

La conception apolitique du monde social qui avait dominé l’Occident de la première révolution industrielle – au travers, conjointement, de l’avènement de la société de marché (au niveau des pratiques sociales) et du paradigme libéral (au niveau de la pensée sur le social) – fit acte de foi dans l’institution du marché pour générer l’« harmonie sociale ». Le marché, grand ordonnateur des échanges entre producteurs et consommateurs, employeurs et travailleurs, était un outil, pratique et intellectuel, censé être suffisant pour à la fois permettre et penser la construction de la société. C’est l’enjeu de la thèse économique d’Adam Smith (Rosanvallon, 1989) que de penser une société immédiate à elle-même, non hiérarchique et « invisiblement » efficace, tout en étant non soumise à l’autorité politique.

 

Avec la révolution industrielle au XIXième siècle, le fait que le travail s’échange désormais sur des marchés du travail naissants et prenne place dans des usines et ateliers, et non plus dans les foyers domestiques, allait entamer ce que l’on peut considérer comme une longue et lente sortie du travail de la sphère privée[15], s’accompagnant progressivement de la création d’un droit (collectif) du travail émancipé du droit privé, des institutions de l’État social et des mobilisations collectives autour du travail. Cependant, la nouvelle institution du social que cette amorce de sortie crée restera principalement pensée sur le mode de l’opposition entre sphère publique et sphère privée, les pratiques économiques (dont le travail) restant partie intégrante d’un espace privé, certes géographiquement et socialement renouvelé, mais toujours considéré comme distinct de celui de l’espace public.

 

Aujourd’hui, au départ de l’étude de l’expérience du travail des caissières, constatant que l’expérience du travail contemporain est proprement publique et politique, c’est à l’émancipation définitive du travail de la sphère privée et à la demande de reconnaissance de sa participation à la sphère publique que l’on est en train d’assister. En effet, une société qui se pense et se veut démocratique ne voit-elle pas l’urgence de reconnaître cette aspiration de ses citoyens, et transformer ses institutions en conséquence ?

 

VI.3 – L’urgence des chantiers scientifiques et pratiques ouverts

 

L’analyse présentée ici force à penser que nous devrions être capables de travailler collectivement à développer un concept sociologique renouvelé de « travail » qui permettrait d’offrir une balise conceptuelle et heuristique alternative à la conception instrumentale du travail (« facteur travail ») véhiculée par l’analyse économique orthodoxe. Plus largement, une théorie critique de la société contemporaine devra poursuivre l’analyse sociologique afin de mieux comprendre pourquoi, si l’expérience du travail est bien aussi politique au plan de l’expérience individuelle, elle n’aboutit pas de la sorte au plan collectif – l’action collective est faible et les organisations syndicales peu mobilisatrices. Trois niveaux d’études sont à poursuivre d’urgence : 1) à l’heure du discours sur la « responsabilité sociale des entreprises », l’étude des stratégies des classes dirigeantes du point de vue de leur contribution à la gestion des tensions et conflits entre les régimes d’interaction domestique et civique-démocratique dans l’entreprise ; 2) l’étude des différents facteurs qui contraignent l’action syndicale et empêchent trop souvent qu’elle soit le véhicule de la construction du point de vue politique collectif[16] ; et enfin 3) le renouvellement de l’étude des droits collectifs du travail, en particulier en cherchant à identifier les capacités individuelles et collectives dont les employés devraient être équipés au regard du défi que pose l’articulation au plan collectif du vécu individuel politique de l’expérience du travail[17].

 

À terme, la perpétuelle frustration soulevée par le fait que, au travail, l’autorité s’exerce selon un régime domestique et contredise l’intuition fondamentale des employés – l’aspiration au régime civique-démocratique – ne peut rester sans conséquence. Comment s’étonner que le mot démocratie soit raillé voire délégitimé dans le discours populaire quand le citoyen se voit refuser de participer à l’exercice du pouvoir qui s’imposera à lui dans le domaine de la vie quotidienne qu’il vit comme le plus politique ? Comment ne pas éviter la perte de sens du projet démocratique si, dans le domaine qui constitue leur quotidien, là où les enjeux sont les plus vifs et les mieux compris par eux, les citoyens sont traités comme des domestiques, malgré les plus subtiles politiques de gestion de ressources humaines et autres cultures d’entreprise ? Et cela, avec la complicité du droit et des institutions politiques de nos démocraties libérales. Aujourd’hui, cette recherche attire l’attention sur le fait que la logique politique du travail réclame de nouvelles institutions[18] pour les pratiques économiques au sein de la société démocratique. De fait, les institutions de l’ère fordiste sont encore moins à la hauteur de la tâche qu’à leur pleine époque, car la logique du travail pour laquelle elles avaient été pensées a changé. Elles doivent à présent être largement repensées, renouvelées et transformées en accord avec la triple logique – expressive, publique et politique – des faits qu’elles ont à traiter, à l’heure de la société des services.

 

Sur le plan de l’action politique, du côté des mouvements sociaux altermondialistes comme des organisations syndicales et anticapitalistes émergentes, c’est aussi un enjeu de taille qui se dessine. Seront-ils se saisir, à son niveau le plus quotidien et dans les articulations ente l’individuel et le collectif, de la contradiction capital/démocratie telle qu’elle traverse les expériences pratiques du travail contemporain afin de nourrir une nouvelle politique d’émancipation démocratique, individuelle et collective, pour le XXIième siècle ?

 

Avril 2009

 

L'auteure tient à remercier chaleureusement Philippe Corcuff pour ses commentaires utiles à la finalisation de ce texte.

 

* Isabelle Ferreras est chercheuse qualifiée du FNRS (Fonds National de la Recherche Scientifique belge), membre du CID-LaGIS (Laboratoire « Globalisation, Institution, Subjectivité » de l’Université catholique de Louvain) et senior research associate du Labor and Worklife Program de l’université d’Harvard. Elle enseigne la sociologie à l’Université catholique de Louvain et est l’auteure de Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services (Paris, Presses de Sciences Po, 2007).

 

 

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[1] Au contraire, la littérature managériale et les traités de ressources humaines s’enthousiasment de manière caricaturale pour le potentiel d’épanouissement et de croissance personnelle que les nouvelles formes de mise au travail offrirait.

[2] L’analyse qui suit est développée de manière complète dans (Ferreras, 2007).

[3] Pour une critique compréhensive du capitalisme convergente avec la présente démarche, voir (Corcuff, 2006).

[4] L’analyse économique orthodoxe pense le travail au travers de l’équation simpliste : peine (au travail) contre plaisir (hors travail). L’utilité gagnée par le salaire (qui donne ainsi accès aux loisirs) est pensée comme la compensation directe de la désutilité du travail.

[5] Étant donné que deux syndicats se partagent l’essentiel du secteur primaire (le syndicat des employés chrétien CNE et son homologue socialiste SETCa), ces trois magasins (deux supermarchés et un hypermarché) représentent trois cas de figure possibles : les employés de l’ensemble du magasin sont 100% affiliés Setca, 100% CNE et cas d’une situation disputée (60% Setca, 40% CNE). Ceci était important pour pouvoir contrôler le rôle joué par les différentes cultures syndicales et leurs politiques dans les organes de représentation au niveau de l’entreprise et au-delà. Une clause de confidentialité a été garantie à mes interlocuteurs afin d’assurer l’anonymat aux entreprises et magasins étudiés ainsi qu’aux personnes interrogées, seul moyen pour rencontrer ensemble deux objectifs autrement incompatibles : obtenir un accès le plus large possible aux ressources, aux lieux et aux personnes et conserver jusqu’au terme de la recherche une indépendance complète par rapport aux directions des magasins et des chaînes qui se livrent une féroce concurrence. Les extraits d’entretien reproduits ici sont d’employés aux caisses. L’initiale « I. » indique les interventions de l’auteure-interviewer.

[6] En Belgique, l’allocation de chômage n’est de fait pas limitée dans le temps pour une personne ayant son degré de handicap, son niveau de formation et vivant dans sa région (niveau de chômage moyen dans le bassin d’emplois en question).

[7] On utilisera indistinctement les termes sphère et espace (privé/publique).

[8] Pour éviter la confusion avec l’usage du terme ‘politique’ qui sera introduit par la suite, je parlerai simplement de « régime d’interaction » pour viser ce même concept.

[9] Voilà, toujours d’actualité, le rêve du fétichisme de la marchandise dénoncé par Marx, ou celui du travail-marchandise identifié par Polanyi.

[10] Ces caissières récupérant alors des heures supplémentaires travaillées auparavant.

[11] La flexibilité qualitative – ou ‘du travail’ – vise à maximiser l’investissement des travailleurs dans les tâches ainsi qu’à éviter les temps morts (elle se traduit par : élargissement du périmètre des fonctions, polyvalence, travail en équipe, formations,…), la flexibilité quantitative – ou ‘de l’emploi’ – vise à ajuster le plus finement possible le « facteur travail », c’est-à-dire la taille de la force de travail (le nombre d’heures de travail prestées), aux besoins du processus de production (elle se traduit par l’avènement de nouvelles formes de travail, qualifiées auparavant d’atypiques, que sont : contrats à temps partiel, à durée déterminée, sous-traitance, recours aux agences d’interim,…) (Barbier et Nadel, 2000).

[12] La présente analyse diverge de la contribution de Dubet (2006) qui se limite au constat d’une polyarchie des principes de justice présents dans les milieux de travail.

[13] Par « justice démocratique », on entend de manière classique la norme de justice suivante : chaque personne affectée (au sens de : considérée comme membre de la communauté) doit participer à la discussion sur la norme à élaborer et ses modalités d’application (participation directe), ou a minima peser autant qu’une autre dans le règlement de la procédure par laquelle la norme sera établie (système de représentation).

[14] Leur objet reste en effet toujours limité, même dans les économies encadrées par des droits collectifs du travail dits des plus généreux et une représentation syndicale massive, comme c’est le cas en Belgique. Cependant, ces institutions, et les droits qui les instituent, peuvent être lues comme des étapes, à force de luttes sociales et mobilisations citoyennes, sur le chemin de la lente sortie du travail de la sphère privée et de son traitement comme enjeu relevant de la sphère publique démocratique. Voir note 15.

[15] Pour le développement de cette thèse, voir Chapitre 1 in (Ferreras, 2007).

[16] Pour une première formulation des obstacles, voir Chapitre 5, section « Syndicats englués » in (Ferreras, 2007)

[17] Voir (Ferreras, 2008).

[18] Pour une proposition, voir (Ferreras, 2004), (Ferreras, à paraître).

 

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