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Mi-juillet, les irréductibles ont déserté. Une volumineuse rampe de skate a remplacé la tribune depuis laquelle les animateurs présidaient chaque soir l’assemblée populaire. La foule des touristes a repris ses droits sur le peuple des deboutistes. Les intempéries n’auront jamais eu raison de l’occupation. Mais, après cent jours de bravoure, Nuit debout a fondu sous les assauts du soleil. La torpeur estivale. Les tentes sont pliées, la place clairsemée. On sort désormais librement du métro. On se surprend à regretter les Robocops qui inspectaient nos sacs. Quelques commissions se réunissent encore, épisodiquement. Mais, depuis le 12 juillet, la demande quotidienne d’autorisation en préfecture n’est plus déposée.

Il y a comme un goût d’amertume à tenter un bilan. Car, comme chacun sait, l’heure des bilans clôt celle des projets. Elle acte la fin des choses. Le futur se referme, on regarde le passé. C’est le temps des regrets, personnels et collectifs. J’aurais du m’investir davantage, venir plus souvent, mieux profiter de cette parenthèse enchantée. On aurait pu aller plus loin, viser plus haut, grandir plus vite. Qu’a-t-on raté ? Car, oui, la loi est passée. La bataille n’est pas terminée, elle reprendra à la rentrée. Peut-être. Mais tout de même… On y a cru fin mai, le gouvernement fléchissait, entre déclarations contradictoires et signes de revirement. Il a plié mais n’a pas rompu. Notre chance s’est dérobée. On a perdu.

Mais perdu quoi ? A quoi mesure-t-on la réussite et l’échec d’une expérience comme Nuit debout ? Au retrait du projet de loi qui mit le feu aux poudres ? A la couverture médiatique ? A sa cote de popularité auprès des Français ? A ce que l’on pouvait raisonnablement espérer atteindre dans un contexte où le rouleau compresseur néolibéral emporte tout sur son passage ? Sur un plan strictement comptable, il est indéniable que nous avons échoué : le gouvernement a atteint son objectif, contrairement à nous. Mais la force de Nuit debout n’est-elle pas justement de briser la vision « comptable » du monde, d’en finir avec ces lunettes de notables, où la réussite se mesure à cout terme, où le succès se confond avec l’écho médiatique, où l’efficacité a pour seul critère le score sondagier, où la victoire s’évalue au registre des lois ? A regarder le monde avec les yeux des vainqueurs, on ne voit plus les luttes des vaincus.

Nous avons dit et répété que Nuit debout s’élevait contre la Loi Travail et son monde. Nous levions le front après des années d’échine courbée. Nous étions fiers de ce slogan offensif. Mais l’était-il tant que ça ? Peut-être aurions-nous du admettre plus vite que cette loi ne méritait que notre indifférence et que, comme tant d’autres avant elle, elle n’était qu’un prétexte à notre insurrection contre ce monde. Un monde tissé d’injustices, d’humiliations et d’oppressions. Un monde immonde. Peut-être avons-nous pêché par excès de modestie. Nous visions un Tout plus que ses incarnations (ministres et patrons) et ses institutions (Vème République et multinationales). Peut-être que le démon de l’impuissance nous a cantonné au « Macron Démission » quand notre vraie colère ne s’adressait pas à ce pantin ni à ses donneurs d’ordre mais à une réalité plus cruelle et plus vaste : celle de la domination, de l’exploitation et de l’oppression. Car derrière le refus d’une loi que les années relégueront aux oubliettes de l’histoire, derrière la contestation d’un gouvernement qui scie la branche sur laquelle il est assis, derrière notre Non à ces piteuses gesticulations, il y a un Oui, autrement plus fort et plus déterminé. Il y a l’affirmation d’un désir, sur lequel chacun met ses noms. Émancipation. Liberté. Justice. Égalité. Sororité. Fraternité.

Notre soulèvement n’a rien à voir avec les pantomimes encravatés qui nous gouvernent. Il était la traduction visible d’une force invisible. Il était la manifestation publique d’une pulsion de vie. Il venait des tripes et du cœur. On ne soumet pas les tripes à des bilans. On n’enferme pas le cœur dans des colonnes comptables.

Et alors, Nuit debout, ça a donné quoi ? Ceux qui posent cette question – benoitement ou cyniquement – n’ont généralement pas mis le moindre orteil sur l’une des cent cinquante places qui fleurirent au printemps. La question du bilan est celle de ceux qui n’ont pas vécu l’expérience. Ceux qui demandent ce que ça a donné auraient souvent voulu que ça ne donne rien. On ne demande pas des comptes innocemment. Et ceux qui y étaient n’ont pas besoin de ce bilan. Ils savent que la grande victoire de Nuit debout c’est, comme le dit un esprit aiguisé dans des circonstances analogues, « sa propre existence ». Une action véritablement politique, dit plus tard une philosophe allemande, n’a d’autre fin qu’elle-même. L’action ne vise que sa propre perpétuation car, dès lors qu’être libre et agir ne font qu’un, pourquoi vouloir autre chose que l’action ? Nous ne luttons pas pour faire advenir un monde idéal, dans lequel nous n’aurions plus à lutter. Nous luttons parce que nous voulons vivre et que vivre c’est lutter. C’est résister quand l’adversaire a le dessus. C’est conquérir quand il recule. Dans un régime oligarchique où les gens ordinaires sont depuis longtemps exclus des lieux dans lesquels se décide leur avenir, voire des milliers de citoyens reprendre en mains leurs affaires est en soi un immense soulagement. Ce passage de la résignation à l’indignation puis de l’indignation à l’action collective devrait suffire au bonheur de ceux qui se plaignent quotidiennement que l’abstention grimpe et que le charbon de la colère alimente les chaudières du FN.

Nuit debout s’inscrit dans la longue histoire souterraine et discontinue de la liberté politique. L’occupation de places attise les braises oubliées des sans-culottes, déterre le trésor perdu des communards, rallume la flamme vacillante des soixante-huitards. Chacune de ces expériences introduit une brèche dans le roc de la domination du capital et de l’Etat. Et chaque brèche tente d’élargir les fissures laissées par ses prédécesseurs. C’est une bouteille à la mer, qui passe de mains en mains. Le premier acquis de Nuit debout est donc d’avoir offert à ses membres de précieux moments de liberté qui, de surcroit, les reliaient à leurs ancêtres en combat.

Nuit debout n’est pas né à Paris. Il y a cinq ans déjà, de l’autre côté des Pyrénées, des amis montrèrent la voie. Ils occupèrent les places moins longtemps mais plus massivement. Pourtant, celles et ceux qui campèrent nuits et jours à Puerta del Sol ou Plaça Catalunya n’oublièrent pas celles et ceux qui ne les rejoignirent pas dans la rue. Le « 15M de las plazas » conservait une pensée bienveillante pour le « 15M de las casas » ; ces millions d’Espagnols sympathisants des Indignés qui, pour des raisons diverses, se contentèrent de suivre le mouvement depuis leur poste de télévision.

Les éditocrates ont maintes fois reproché à Nuit debout de ne représenter que lui-même ; les politocrates ont dressé la « majorité silencieuse » et les « Français pris en otages » contre la « minorité » d’agités qui « privatisaient » indûment les places parce qu’ils n’avaient « rien dans le cerveau ». Et ce en dépit des sondages, qui indiquaient que la population soutenait majoritairement Nuit debout et exigeait le retrait de la loi. Mais l’essentiel n’est pas dans la bataille des chiffres. Il est que Nuit debout n’a jamais prétendu représenter qui que ce soit, parce que Nuit debout ne s’inscrivait pas dans une logique de la représentation mais dans une logique de l’action. Ceux qui « font » le font par eux-mêmes et pour eux-mêmes, en toute responsabilité. Personne ne délègue ses prérogatives ni n’abandonne sa voix. Le seul pouvoir est en acte. Point de gouvernants et de gouvernés. Rien que des subjectivités agissantes. Mais comment voir cela lorsqu’on n’a cessé d’ingurgiter, depuis le premier biberon, l’idée que l’action n’est possible qu’à travers la représentation, la délégation et les élections ? Les régimes représentatifs reposent sur un acte de prestidigitation : « la citoyenneté c’est l’élection » ; « l’action c’est l’inaction » ; « le pouvoir c’est l’impuissance ». C’est ce mensonge que Nuit debout fait voler en éclat. Ceux qui reprochent à Nuit debout son « manque de représentativité » sont démentis par les faits qui indiquent que les participants étaient sociologiquement plus hétérogènes qu’on ne l’a asséné[1] et, surtout, ils sont bloqués dans un logiciel suranné qui assimile l’action à la représentation.

La seconde victoire de Nuit debout réside d’ailleurs dans cette activation d’un imaginaire politique alternatif, tissé autour de valeurs telles que l’horizontalité, la démocratie directe, l’insurrection, la désobéissance, la délibération et l’occupation. Les consensus les plus solides de notre époque sont ébranlés. Après le mouvement contre la Loi Travail, il n’est plus possible d’accepter béatement que « démocratie = élections », « Parti socialiste = progrès social », « police = protection des citoyens », « Front national = défense des gens de peu » et « facilitation des licenciements = baisse du chômage ». Ce mouvement permet de voir le monde tel qu’il est et non tel que le vendent ceux qui ont intérêt à le préserver en l’état.

Rappelons au passage que Nuit debout n’est qu’une des composantes de ce mouvement social, qui s’est déployé sur des scènes multiples, complémentaires et parfois en tension : pétition de février, vidéo #Onvautmieuxqueça, mobilisations lycéennes et étudiantes, grèves, manifestations, actions de désobéissance civile, occupation de théâtres, blocage des raffineries, consultation citoyenne, etc. Dans cette configuration complexe, au milieu de cette diversité des formes et des acteurs, Nuit debout a joué un triple rôle : 1) celui de trait d’union entre des manifestations à saute-moutons et des grèves discontinues ; 2) celui de lieu de rencontre entre des gens qui, autrement, se seraient peut-être ignorées (jonction entre quartiers populaires et militants ordinaires, articulation entre les luttes des intermittents, des cheminots, des agriculteurs, etc.) ; 3) celui de caisse de résonance de voix qui, sans la formidable capacité d’amplification de Nuit debout, seraient peut-être restées inaudibles. Ainsi, la troisième victoire de Nuit debout est d’avoir constitué un espace d’intensification et de publicisation des énergies militantes. Ce fut aussi un moment de forte politisation dans la mesure où les premières enquêtes sociologiques montrent déjà l’afflux de nombreux novices du militantisme. Les occupations de places ont amené dans l’action de nouvelles franges de la population – notamment des jeunes, qui n’avaient jamais approché une organisation syndicale ou politique, ni participé à une manifestation –, ont ramené dans l’action des déçus du militantisme et ont favorisé le développement de liens personnels entre tous ces individus. Cette densification du tissu social et militant aura des effets durables sur le rapport de forces entre les thuriféraires de l’ordre établi et ses pourfendeurs.

La quatrième victoire de Nuit Debout est d’avoir su résister au narcissisme. Contrairement a ce qui a été dit, ce nourrisson n’est pas tombé amoureux de lui-même. Il a fait preuve d’une maturité dont bien des anciens pourraient s’inspirer. Nuit debout a été le premier acteur à mettre en évidence ses propres faiblesses (bien avant les attaques ses détracteurs). Cette lucidité est à son honneur.

La première limite du mouvement, pointée par ses propres acteurs, est qu’il n’a pas obtenu le retrait de la Loi Travail. Nuit debout s’est rapidement élargie à une contestation de toute la politique du gouvernement et à un rejet global du capitalisme mondialisé. Mais cette montée en généralité ne doit pas faire oublier que la mobilisation a été déclenchée par le refus d’une loi qui aggrave considérablement le sort des salariés et, surtout, que le gouvernement a finalement fait adopter cette loi par le recours au 49.3. Ce manque d’efficacité met en évidence une seconde limite, plus profonde : le mouvement n’est pas parvenu à se massifier. Les quartiers populaires et les ouvriers sont restés sous-représentés. Ce n’est pas faute d’essayer d’étendre la mobilisation, comme en témoignent les Banlieues debout, la prise en compte des problèmes de violence policière et de contrôle au faciès, les tentatives de jonction entre étudiants et cheminots, et le dialogue avec les syndicalistes. Mais ces efforts se sont révélés insuffisants et les solutions restent à inventer. Seule l’imagination collective aurait pu permettre (et permettra ?) à Nuit debout de se hisser à un niveau de mobilisation – et de subversion – similaire à celui que nos voisins ibériques atteignirent en 2011. La troisième et dernière limite de Nuit debout concerne sa capacité décisionnelle. Par refus de la logique délégataire, la priorité a été accordée aux assemblées, à la délibération et au principe horizontaliste selon lequel chacun décide pour son propre compte et agit comme il le souhaite. Les deux principaux symptômes de cet horizontalisme sont le refus de recourir au principe de majorité à 50% et la difficulté à prendre des décisions engageant concrètement celles et ceux qui les votent. Mais ne noircissons pas le tableau. Si Nuit debout a connu parfois des longueurs, des lenteurs, des interventions extravagantes et des débats qui s’éternisent, il ne s’est jamais enfermé dans le Verbe, dans un espace dont la seule fonction serait de libérer la parole. Le dire fut étroitement couplé au faire. Nuit debout fut en effet à l’origine de nombreuses actions (apéro chez Valls, solidarité avec des sans-papiers, occupation d’un McDonald, etc.) et fut, en lui-même, une expérimentation démocratique d’une richesse inégalée.

Qu’en plein été la place de la République soit quasiment désertée ne signe pas la fin de cette expérimentation mais sa mutation. Depuis le début, Nuit debout s’est adapté aux circonstances. Avec pragmatisme, les participants ont affronté les épreuves de la météo capricieuse, de la répression policière, des injures politiciennes, du lâchage des médias (après une présence étouffante au départ), de l’essoufflement militant, du renouvellement du noyau, des pièges tendus par Finkielkraut et les Veilleurs de la Manif pour tous, des dissensions internes, des problèmes de sexisme, de la routinisation et de la lassitude, de l’alcool, etc. Le renouvellement d’une telle expérience est la condition de sa survie. Ce qui se joue cet été, avec la fin des occupations, n’est pas le crépuscule mais la réinvention de Nuit debout. Les commissions ont déserté la place mais plusieurs continuent à se réunir ailleurs. Les effets sur les mentalités seront durables. Les relations personnelles tissées dans la lutte également. On ne s’aventurera pas au petit jeu des pronostics. Nul ne peut prédire ce que septembre nous réserve. Mais au moins savons-nous désormais que, lorsqu’ils se mettent en mouvement, les citoyens peuvent déplacer des montagnes. De leur part, on peut s’attendre à de l’inattendu. Ils sont en mesure d’accomplir ce qui est infiniment improbable. Voilà ce qu’Arendt appelle le « miracle » de l’action politique[2] (l’action des révoltés, pas celle des gouvernants, qui est tout sauf une action politique).

Nuit debout est l’ouverture d’un cycle, inscrit dans le temps long. Ce mouvement crée les conditions de sa métamorphose. Se pose alors la question fatidique : Et maintenant, que faire ? Comment investir l’instant d’après ? Les précédents grecs, ibériques et new-yorkais sont riches d’enseignements. Ils ne fournissent pas de recette miracle mais ils indiquent deux impasses : celle du tout-instituant et celle du tout-institué. Le tout-instituant revient à se réfugier dans une posture exclusivement extérieure au système. Par désir de garder les mains propres, on refuserait alors de mettre le moindre petit doigt dans les institutions actuelles (politiques, partisanes, mais aussi syndicales, associatives). Aussi séduisante soit-elle, une telle stratégie risque fort de se condamner à l’impuissance et à la marginalité. A l’inverse, le tout-institué consiste à se lancer tête baissée dans la conquête des institutions en vigueur, en premier lieu la compétition électorale. Ici, le risque est d’être pris par le pouvoir qu’on croyait prendre, de se faire absorber par des logiques qu’on pensait subvertir (professionnalisation, délégation et personnalisation des activités politiques). Dans un cas comme dans l’autre, Nuit debout s’engouffrerait dans une posture inoffensive. Mais pointer ces impasses, c’est encore disserter. L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Pas pour songer à leurs ambitions présidentielles en pleine séance de rasage mais pour agir, avec ce que cela comporte de risque, d’incertitude, de fragilité et de liberté.

 

[1] « Qui vient à Nuit debout ? Des sociologues répondent », in Reporterre, 17 mai 2016, disponible sur : https://reporterre.net/Qui-vient-a-Nuit-debout-Des-sociologues-repondent

[2] ARENDT, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 234

 

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