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Le mouvement Occupy the London Stock Exchange (OccupyLSX – Occuper la Bourse de Londres) s’est installé sur le parvis de la cathédrale Saint-Paul, le 15 octobre. Quelques deux cents tentes, plus de 2 000 personnes remplissent Paternoster Square. L’espace a été vite saturé et un autre site a été ouvert à Finsbury Square. Reconstruite après le Grand feu de 1666, la nouvelle cathédrale de Saint-Paul n’est pas une église du peuple : c’est le symbole de la Grande-Bretagne impériale et de la famille royale. (le prince Charles et Lady Diana s’y marièrent).

 

S’organiser pour durer

Les mouvements d’occupation de lieux publics sont confrontés aux mêmes problèmes et aléas : comment s’organiser pour durer ? Il faut passer l’hiver, tenir jusqu’au printemps, me dit-on. Selon les procédures éprouvées sur la Puerta del Sol ou dans le parc Zuccotti, OccupyLSX a créé un espace communal, un lieu de vie pour ses habitants et de rencontre avec les visiteurs. Pendant les vacances scolaires d’automne, OccupyLSX a invité les enfants et leurs parents à venir partager leur expérience pendant un après-midi (Occupy Half Term).[1] Au-delà des tentes individuelles, on y trouve un espace média, une université populaire, une cantine, un poste de secours et une bibliothèque.

À l’ère d’internet et des tweets, cet attachement aux textes imprimés peut paraître singulier. La bibliothèque est d’ailleurs peu fournie, pâle imitation des 1 200 ouvrages recensés à New York. On n’y trouve aucun écrit révolutionnaire : je recense, en vrac, Michael Moore, Stéphane Hessel, Isabel Allende, mais aucune littérature anarchiste ou anticapitaliste.

 Une assemblée générale a lieu tous les jours à 13h et à 19h. Les propositions et textes sont débattus et agréés par consensus, avec une exception pour les motions « urgentes » : celles-ci sont acquises si elles reçoivent 75 % d’approbation. Les occupants insistent sur ce point : ce sont des votes réellement démocratiques et qui ont un sens ; à l’inverse de la parodie de votation au Parlement ou lors d’élections. Certains confient que le mouvement est davantage mû par des considérations d’ordre démocratique (comment créer les conditions d’une réelle participation des citoyens aux processus décisionnels), qu’économique (critique de la relation entre les banques et le gouvernement). Michael Hardt résume la question en ces termes : « L’indignation contre la cupidité des banques et les inégalités économiques est réelle et profonde. Mais la protestation contre l’absence, ou l’inadéquate représentation politique est aussi importante. »[2]

Comme à Madrid ou New York, aucun leader ne fend les rangs. Plusieurs personnes prennent la parole devant les marches de la cathédrale : un vieil anarchiste, une artiste, un jeune altermondialiste, un danseur irlandais. Je croise un musulman en conversation animée avec un militant du Socialist Workers Party (trotskyste) ; une chorale de chrétiens, des jeunes Espagnols, un vendeur de journaux de la Communist League, des jeunes salariés, des retraités, quelques universitaires. J’y retrouve des étudiants qui ont participé à l’occupation de mon université l’hiver dernier pour protester contre la hausse des frais d’inscription.[3]

 

TINA dans les esprits

Comment briser le mur du silence des médias dominants ? Pendant les premiers jours de l’occupation, l’événement n’a guère été mentionné. La BBC consacre de nombreux reportages au « sauvetage » de la Grèce par l’Union européenne, mais ne montre quasiment aucune image de la rébellion qui couve au cœur de la City.

Les acteurs new-yorkais ont reçu le soutien d’intellectuels et de journalistes : Slavoj Žižek et Frances Fox Piven sont venus à Zuccotti Park. Joseph Stiglitz a également fait une apparition remarquée. David Graeber, un anthropologue étatsunien qui enseigne à Londres, a été l’inspirateur du mouvement. Ses travaux sur les habitants de Madagascar ont servi de référence à Occupy Wall Street. À Betafo, il a découvert une population qui pratiquait la démocratie directe, sans intervention de l’État.[4] Universitaire et anarchiste, Graeber a aidé à mettre sur pied le mouvement. Dès que l’occupation a démarré, il s’en est allé pour ne pas tomber dans le rôle d’« intellectuel d’avant-garde », un modèle qu’il rejette.[5] Des syndicats new-yorkais ont également exprimé leur solidarité.

À Londres, une telle mobilisation est encore à assurer. Pas un député travailliste, pas un représentant des syndicats du TUC n’a à ce jour fait le déplacement à Paternoster Square. Seuls Julian Assange, Peter Thatchell et Polly Toynbee (journaliste pour The Guardian) ont été aperçus sur les lieux.

On peut en conclure que TINA – There Is No Alternative (au capitalisme), un jour énoncé par Margaret Thatcher – pèse encore sur les esprits de ceux soumis quotidiennement aux assauts du capitalisme : vie chère, chômage, études hors de prix, services publics défaillants, politiques d’austérité. Les Britanniques souffrent, mais peu encore osent se rebeller. Plus de trois décennies de thatchérisme et de blairisme expliquent dans une large mesure l’apathie ambiante.

Les participants à OccupyLSX sont ces citoyens moyens (salariés, chômeurs ou retraités) qui ont décroché de la politique traditionnelle. Ils forment des bataillons qui ont durablement tourné le dos à la social-démocratie dans toutes ses déclinaisons nationales : Labour, PS, SPD, PSOE, PASOK, etc. Ces partis sont vigoureusement rejetés par les Indignés. Ils ne sont selon eux que l’autre face du consensus néolibéral ; les exécutants de politiques d’austérité dictées par les marchés (Sócrates au Portugal, Zapatero en Espagne, Papandreou en Grèce et demain peut-être Hollande en France).

 

Quel programme ?

S’enquérir du « programme » ou des « revendications » auprès des participants à OccupyLSX, c’est susciter la surprise, voire l’incompréhension. Les occupants sont indépendants de toute structure partisane ou syndicale. Ce sont des militants – nouveaux ou aguerris – qui partagent les codes de communication et de socialisation liés aux nouvelles technologies. Que ce soit à Madrid ou à New York, leurs objectifs vont au-delà du combat en faveur d’une cause ou d’un thème précis (single-issue campaign). Les Indignés veulent limiter le pouvoir de la finance sur nos vies (à défaut peut-être de l’abolir) ; construire une société plus juste et démocratique, qui rejette les organisations pyramidales et les relations hiérarchiques des partis de gauche traditionnels. Pour commencer, le mouvement pose les questions les plus importantes du moment : qui paye la crise provoquée par le monde de la finance ? Quel rôle le pouvoir politique joue-t-il dans la résolution de la crise ? Pourquoi rien n’a changé depuis 2008 ?

Contrairement à New York[6], OccupyLSX n’a pas rédigé de manifeste. Seules quelques mesures de portée générale sont préconisées : refus de payer la crise provoquée par les banques, ou de considérer que les politiques d’austérité sont inévitables. La tonalité d’ensemble de ces mesures n’est pas proprement anticapitaliste, loin s’en faut. Les occupants londoniens expriment le souhait, par exemple, que les régulateurs des marchés soient « véritablement indépendants » des banques et des gouvernements. Une large majorité de personnes associées au système capitaliste pourrait souscrire à un tel vœu.

Je demande à des participants si leurs objectifs sont de nature « anticapitaliste ». Les réponses sont très variables, mais avant tout incertaines. Une grande bannière est pourtant installée au cœur de la place. Sur fond vert et en lettres roses, elle ne laisse aucun doute sur l’origine du mal : « Capitalism is crisis ». Le mot « revendication » (demand) est banni du vocabulaire usuel. On parle plutôt d’« objectifs » (goals). Ces derniers peuvent être atteints de manière plurielle et autonome, tandis que les revendications impliquent une relation d’attente et de dépendance vis-à-vis des pouvoirs constitués.

Le mouvement des Indignés est l’expression publique d’une colère sourde qui croît : chez les 99 % qui pâtissent du système contre les 1 % qui en tirent le plus grand profit. Le récit d’une mondialisation néolibérale triomphante – le lumineux TINA – est aujourd’hui discrédité. Les marchés livrés à eux-mêmes ne sont que des forces aveugles qui détruisent les économies nationales, avant de s’autodétruire ; les banques ne sont pas la solution, mais la clé du problème puisqu’elles privatisent les profits et socialisent les pertes ; les sommes d’argent soi-disant introuvables pour revaloriser les salaires ou sauver des services publics, ont pu être trouvées rapidement pour remettre à flot les banques. Les Indignés nous interpellent : pourquoi accepter de tels mensonges et laisser notre monde courir à sa perte ?

 

Une politisation de gauche

Les Indignés poursuivent l’action du mouvement altermondialiste des années 90 et du début des années 2000. Le Forum social mondial n’a-t-il pas contribué à discréditer les politiques infligées par le FMI ou la Banque mondiale en Asie ou en Amérique latine ? Les Indignés continuent aujourd’hui le travail de désenchantement du néolibéralisme au cœur du vieux monde industrialisé.

La politisation en cours est clairement de gauche, mais cette manière de faire et de voir les choses ne peut être rattachée à une idéologie particulière. Aucun parti de gauche traditionnel ne pourrait se trouver spontanément à l’aise dans un tel mouvement. Toute tentative de « récupération » apparaît par conséquent vouée à l’échec. On peut trouver cela réducteur et insuffisant. Dans une logique politique court-termiste et électoraliste, ce mouvement ne peut en effet que décevoir. Mais les effets sur le long terme sont indiscutablement positifs. Pour la première fois depuis trente ans, des citoyens aux parcours différents se rassemblent pour exiger plus d’égalité économique, plus de justice sociale, plus de solidarité. Il faut le reconnaître : ces actions sont plus efficaces pour démystifier le néolibéralisme que les centaines d’ouvrages militants et savants parus sur le sujet.

Sur la Paternoster Square, je croise les « Anonymous ». Ces personnes portent le masque de Guy Fawkes. Cette référence renvoie à « V » (V comme Vendetta), héros d’une bande dessinée à la fin des années 80. « V » est un anarchiste qui évolue dans une Angleterre épargnée par une guerre atomique qui a détruit le monde. Le pays est sous la coupe d’un régime fasciste qui a procédé à une épuration ethnique, politique et sociale. « V », qui porte le masque du plus célèbre membre de la Conspiration des poudres, est un justicier qui entreprend de résister à ce régime totalitaire.

Certains ricaneront de ces manifestations carnavalesques. D’autres ne verront dans ces occupations que des mises en scène théâtrales de gens nantis et désœuvrés.[7] On leur accordera que les Indignés de Londres ne sont pas ceux de la place Tahrir ou de la place Syntagma. Les enjeux et les situations nationales sont en effet très différents. Il y a incontestablement un fond dadaïste dans ce mouvement ; une dimension intellectuelle qui s’adresse avant tout aux « esprits » et non aux « ventres ».[8] Soit. Mais avec les Indignés, la question des inégalités économiques – si longtemps négligée par la « gauche gouvernementale » – est revenue sur le devant de la scène. La gauche ne peut plus être réduite à la promotion des questions post-matérielles, aussi importantes soient-elles.

 

La démocratie horizontale et ses limites

Des observateurs l’ont déjà souligné : la démocratie en jeu à OccupyLSX et ailleurs est de type horizontal, par opposition à une démocratie de type vertical. La démocratie horizontale encourage l’action directe et la participation de tous les membres. Les participants doivent être respectueux des opinions diverses, et cette pluralité est perçue comme un enrichissement pour le groupe, et non comme une menace ou une déviance. La démocratie verticale renvoie à la forme partisane et syndicale classique, c’est-à-dire une structuration pyramidale : au sommet, une oligarchie qui décide et à la base des militants chargés de répandre la parole autorisée.

Les désavantages de la démocratie directe sont connus : lourdeur décisionnelle et, in fine, inertie sur le plan de l’action. Le débat et le dilemme ne sont pas nouveaux. Lénine avait critiqué le travail « artisanal » de révolutionnaires qui s’écartaient du militantisme politique de longue durée et misaient sur le soulèvement spontané des masses. Le père de la Révolution d’Octobre qualifiait cette stratégie d’« opportuniste », car ces révolutionnaires renonçaient à développer au sein du peuple une conscience de classe.[9]

Dans quelle mesure les peuples occidentaux ont-ils conscience que le système capitaliste dessert leurs intérêts particuliers ? Deux sondages réalisés aux États-Unis par Rasmussen nous apportent un début de réponse. En décembre 2008, 15 % des sondés déclaraient que les États-Unis seraient un meilleur pays s’ils adoptaient un système « socialiste ». En 2011, la même question a enregistré 20% de réponses favorables au socialisme. Plus intéressants encore sont les résultats par classe d’âge : chez les 15-25 ans, une courte majorité déclarent préférer le capitalisme au socialisme (37% vs. 33%). Comme 30% des jeunes ne se prononcent pas, on peut en déduire qu’une majorité par défaut serait prête à envisager un système autre que le capitalisme. Ce résultat est d’autant plus étonnant dans un pays où le terme « socialisme » n’est employé dans la bouche des politiciens et des journalistes dominants que de manière péjorative ou condescendante.[10]

Cette tendance, qui devra se consolider, est encourageante et permet d’entretenir un certain optimisme. Loin d’aller à contre-courant de ce que pensent les peuples, les opinions des Indignés sont maintenant majoritaires dans la population. Il ne faut pas en déduire que le capitalisme est à l’agonie. Mais c’est assurément un coup dur porté au cœur du système.

 

Philippe Marlière est professeur de science politique à University College London.



[4] David Graeber, Lost people. Magic and the legacy of slavery in Madagascar, Indiana Unversity Press, 2007.

[9] Lénine, Que faire ?, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1975.

 

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