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A propos de Julien Talpin, Community organizing. De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis, Editions Raisons d’Agir, Paris, 2016, 312 pages, 20 euros.

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Derrière le cauchemar états-unien, que se cache-t-il ? La campagne présidentielle qui a opposé Hilary Clinton à Donald Trump semble incarner à la fois l’exacerbation des tares du bipartisme à l’américaine et une fuite en avant de la politique spectacle et de son corollaire de dépolitisation. Pour autant, la primaire démocrate avait, à travers la candidature de Bernie Sanders, mis en lumière des dynamiques de repolitisation à gauche, en particulier parmi les classes moyennes blanches. Auparavant c’est à travers Occupy et la rhétorique des 99% qu’une telle dynamique avait pu prendre corps.

Ces deux formes de politique – Occupy et la campagne de Sanders – ont été largement commentées dans la gauche française ; peut-être parce qu’elles ont comme un air de familiarité avec la politique ici : mouvements sociaux portés par des classes moyennes avec un fort capital scolaire, occupations de places, inscription dans des traditions politiques, notamment anarchistes, questionnements et tâtonnements sur la reconstruction d’une vraie gauche face aux partis dominants, etc. Si ces dynamiques signalent l’intérêt d’une partie de la population états-unienne pour une alternative au capitalisme le plus débridé, elles ne sauraient résumer à elles seules les processus de politisation dans l’Amérique contemporaine.

A travers une étude du Community Organizing (CO) à Los Angeles des années 1990 à aujourd’hui, Julien Talpin, chercheur en science politique et spécialiste des questions de participation politique, met à jour d’autres formes d’engagement, moins médiatisées que celles des militants d’Occupy, et qui touchent plus particulièrement les classes populaires de la « cité des anges ».

Le community organizing est une forme d’organisation collective de base, initiée dès les années 1930 par Saul Alinsky (1909-1972), activiste de Chicago qui participe à la création de différentes organisations populaires. Traduit depuis peu en France[1], les écrits d’Alinsky décrivent d’abord une méthode s’organisation fondée sur des principes politiques qu’on peut résumer ainsi : une communauté mobilisée ne doit pas avoir peur du pouvoir mais au contraire s’approprier l’idée du pouvoir sur soi et son devenir afin de le « manier à ses propres fins ».

Une telle mobilisation nécessite d’identifier ses propres intérêts collectifs et de s’organiser pour les défendre ; ainsi, pas plus qu’on ne se bat pour les intérêts d’autrui, pas plus on attend que quelqu’un vienne défendre les nôtres. A partir de l’identification de ces intérêts, il s’agit d’assumer le conflit, de se construire collectivement à travers lui en identifiant les groupes et individus qui font obstacle à la résolution des problèmes qui se posent à la communauté[2].

Peu empreint de principes idéologiques arrêtés et assez critique vis-à-vis de la gauche radicale, la méthode d’Alinsky, inspirée par le pragmatisme de John Dewey, est donc d’abord basée sur la nécessité d’identifier les problèmes qui se posent aux gens et de créer les conditions d’organisation, d’alliances et de conflit afin de les résoudre.

Fort de principes aussi généraux, le CO a pris différentes formes au fil du temps. L’étude de Julien Talpin traite de ses modalités à Los Angeles à partir des années 1990. La mégapole californienne est riche d’une tradition de mobilisations sociales, en particulier de mouvements se réclamant du black power, réprimés au point de disparaitre dans les années 1970, d’une mosaïque pluriethnique qui mêle questions noire et latina, et est marquée par le poids des gangs et une violence endémique.

Cette situation conduisit aux émeutes de 1992, suite au tabassage de Rodney King par des policiers. Les émeutes et les pillages qui s’ensuivirent provoquèrent des discours et des réactions de la part du gouvernement fédéral, en particulier un programme « Reconstruire L.A » afin de créer une vaste zone franche chargée de revitaliser le tissu économique, notamment par l’ouverture de supermarchés et de créer de nombreux emplois. L’autre réponse fut répressive puisque 10 000 personnes furent alors arrêtées et furent introduites des peines planchers pour la petite délinquance.

Face à ces politiques capitalo-répressives, des organisations populaires issues des différentes communautés émergèrent, se réclamant des méthodes du CO. Avec la montée en puissance des populations immigrées (passée de 8 à 27% de la population de L.A entre 1960 et 1990), les Hispaniques et les Asiatiques sont devenus désormais des acteurs de premier plan aux côtés des Noirs, favorisant un renouveau du syndicalisme, qui a obtenu des victoires en particulier dans le secteur hôtelier.

Le CO repose sur deux éléments qui le différencient d’autres traditions, françaises notamment, de mobilisation des classes populaires. D’une part, les organisations qui s’en réclament bénéficient de financements privés issus de fondations philanthropiques, ainsi que parfois de financements publics, sans nécessairement que cela n’altère leur pratique conflictuelle vis-à-vis des institutions, conflictualité qui cependant n’évacue pas la négociation ni la coopération avec ces mêmes institutions.

D’autre part, le CO s’appuie sur des communautés, terme dont le sens a peu à voir avec le discrédit qui l’entoure en France et qui pourrait se définir comme « à la fois un endroit, des gens vivant en cet endroit, l’interaction entre ces gens, les sentiments qui naissent de cette interaction, la vie commune qu’ils partagent et les institutions qui règlent cette vie[3] ». La communauté ne se réduit donc pas à des  dimensions ethniques (la communauté noire, hispanique…) ou sexuelle (la communauté gay…), elle prend un sens plus imprécis, qui renvoie à un sentiment d’appartenance et potentiellement d’intérêts communs.

Bien sûr, un tel sentiment n’a rien d’inné ni d’évident, il nait de conditions et d’espaces partagés et a besoin d’acteurs pour l’activer. Le CO s’appuie donc sur des relais qui constituent le ferment du sentiment communautaire, notamment les églises qui historiquement ont constitué des lieux de réunion, de discussion et d’organisation des minorités opprimées états-uniennes.

Cependant, l’importance de tels relais, la place des églises ou d’autres structures préexistant aux organisations de CO, la centration sur les individus ou sur des groupes déjà constitués, tout comme la question raciale varient selon les optiques et les orientations de ces organisations. Julien Talpin distingue trois formes principales de community organizing qui néanmoins sont liés par des objectifs communs.

L’organizing collectif s’appuie sur des institutions ou des collectifs déjà constitués pour mener des campagnes sur des questions spécifiques, qu’il s’agisse d’églises, de mosquées, d’associations juives ou d’associations de parents d’élèves, de quartiers, voire parfois des branches locales de certains syndicats. Ce type de CO est désigné comme collectif parce qu’il vise à organiser les populations à partir de formes collectives déjà existantes.

Une deuxième option est celle de l’organizing individuel qui cherche à organiser les inorganisés, sans s’appuyer donc sur d’autres structures.

Enfin, une troisième voie est celle choisie par des collectifs plus proches des mouvements sociaux, marqué par une idéologie plus affirmée et nourrissant un discours anticapitaliste  s’inscrivant dans une certaine continuité du mouvement ouvrier. Les collectifs se réclamant de ce dernier type d’organizing sont en général plus modestes et moins influents que les deux autres modèles.

Malgré cette diversité, toutes les organisations se réfèrent à un projet commun que Julien Talpin définit comme la volonté de défendre « un projet d’émancipation des classes populaires qui requiert la constitution de contre-pouvoirs à l’influence de l’Etat et des forces du marché. Il repose sur une participation en nombre de la population, ce qui suppose l’intervention de professionnels déployant des méthodes de mobilisation fortement rationalisées ».

C’est en particulier dans ce rapport entre l’activité des professionnels – les organizers – et l’objectif de mobilisation massive des classes populaires que naissent, sinon des tensions, du moins des questionnements sur les méthodes et les formes de représentation des classes populaires ainsi que sur les risques de dépossession d’une parole populaire, la façon dont émergent les revendications, les mobilisations, etc.

Contrairement à des mouvements politiques plus traditionnels, qui consacrent assez peu de temps à tenter de construire des organisations populaires de masse, le CO développe des pratiques rationnalisées afin de recruter massivement et d’identifier quelles personnes sont susceptibles de jouer un rôle de leaders dans leurs communautés. La pratique du one-on-one – entretiens personnalisés visant à cerner l’existence de son interlocuteur – permet de transformer un problème individuel en une cause collective, nécessitant donc la participation à une mobilisation et l’adhésion à une organisation.

Différentes méthodes sont déployées pour multiplier les adhésions et fournir une base à l’organisation qui, à côté des organizers et des leaders (membres non-salariés ayant émergé au sein des communautés comme possibles militant-e-s très investi-e-s), est mobilisable ponctuellement. Si dans le cas de l’organizing collectif, ce recrutement se fait à partir de l’existant, les églises notamment, l’organizing individuel adopte une démarche très planifiée en vue de son recrutement : porte-à-porte, rencontres d’appartement, réunions publiques, actions collectives, évaluation. La première phase de recrutement doit permettre de trouver de nouveaux leaders qui vont à leur tour devenir recruteurs.

Cette rationalisation de l’activité de recrutement et de publicisation des activités de l’organisation produit une forte injonction à l’activité à laquelle les membres ont du mal à échapper, mais qui demeure assez éloignée des principes d’auto-organisation promues par certains collectifs. Ces pratiques et le poids des salariés au sein des organisations interrogent les dynamiques et les limités de CO : auto-activité, empowerment des classes populaires, ou délégation de l’agir à des professionnels et à quelques leaders triés sur le volet ?

Sans doute est-ce dans la tension entre ces trois possibilités que se développe le CO. Contrairement aux associations spécialisées dans l’advocacy, dans lesquelles les membres sont passivement défendus par des militants professionnels, le CO est en principe basé sur l’auto-activité des populations visées. Cependant, avec l’accroissement de la professionnalisation, il arrive que la définition des priorités et la hiérarchisation des causes soient laissées entre les mains des professionnels.

Julien Talpin décrit ainsi une People Power Assembly, sorte d’assemblée générale mensuelle des adhérents d’une des associations qu’il étudie, la Community Coalition (CoCo). L’ordre du jour et les thèmes à discuter sont présentés d’emblée par les organizers, le cadre fixé est si précis qu’il ne peut être amendé qu’à la marge, et finalement l’assemblée sert surtout à célébrer les succès de l’association et à remobiliser ses membres pour les prochaines échéances. Travailler à la mobilisation des classes populaires ne se traduit donc pas nécessairement par un regain démocratique mais peut prendre des formes de relative passivité quant aux orientations, et la professionnalisation accrue tend à réduire les espaces de sociabilité horizontale.

Un autre phénomène met en lumière les tensions liées au partage des fonctions au sein des organisations. Selon les principes alinskiens, les organizers doivent rester en coulisse pour permettre la prise de parole des sans-voix et favoriser leur auto-représentation. Evoquant à propos de L.A Voice, une association d’organizing collectif soutenue par des églises, Julien Talpin décrit des processus où est mise en scène une telle prise de parole de façon relativement artificielle, où les militants ne font que répéter ce qui a été préparé par les salariés de l’association ; les adhérents de l’association demeurent alors une masse à mobiliser en fonction d’objectifs qu’ils ne contribuent pas à définir.

Il ne faut pas voir là nécessairement le résultat d’une volonté de contrôle et de pouvoir des organizers salariés sur l’association mais d’abord le résultat de rapports de domination liés à la possession ou la non-possession de savoir-faire militants, de codes culturels, de temps disponible. Par ailleurs, cela n’est pas sans susciter résistances et ajustements, et selon les organisations, les procédures de délibération, d’apprentissage et de sociabilité cherchent à contrecarrer les logiques de délégation et de dépossession des orientations.

S’il est lié à une histoire particulière des mouvements sociaux aux Etats-Unis, à un certain rapport de la société civile vis-à-vis de l’Etat, à l’idée de communauté, à la question raciale, à la professionnalisation militante, aux spécificités de la question urbaine, le community organizing états-unien n’en pose pas moins des questions pertinentes dans d’autres pays, notamment en France. En effet, la volonté de mobiliser les classes populaires, les interrogations qui hantent la gauche radicale sur les mobilisations des quartiers populaires, les tentatives en ce sens qu’on peut faire remonter au début des années 1980, voire auparavant, mais aussi les mouvements de chômeurs, de sans logement, d’éducation populaire, voir plus anciennement les formes d’encadrement des classes populaires par les organisations proches du Parti Communiste sont à mettre en regard des expériences de CO.

Si un certain air du temps popularise l’idée d’un empowerment à la française, notamment à travers le rapport Mechmache/Bacqué[4] puis la création de la coalition des « Pas Sans nous » qui se présente comme ayant un rôle de syndicat des quartiers populaires[5], quelques associations nées récemment s’inscrivent explicitement dans la tradition du community organizing.

Face aux versions aseptisées et consensuelles de la démocratie locale participative, nul doute que de telles associations qui visent à constituer des contre-pouvoirs mais aussi des lieux de politisation et de reprise d’un pouvoir collectif sur sa propre existence sont plus que nécessaires. L’entretien avec une organisatrice d’une de ces associations retrace la récente apparition du CO en France et les tâtonnements de ces associations d’un nouveau genre.

 

Notes

[1] Saul Alinsky, Etre radical : Manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Aden, 2012. Dans les années 1970 parait une première traduction en français sous le titre  Manuel de l’animateur social : une action directe non violente, Le Seuil, 1978.

[2] Michael C. Behrent, « Saul Alinsky, la campagne présidentielle et l’histoire de la gauche américaine », La vie des idées, 10 juin 2008, http://www.laviedesidees.fr/Saul-Alinsky-la-campagne.html.

[3] Jean-François Médard, « Communauté locale et organisation communautaire aux États-Unis », Cahier de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, Armand Colin, 1969.

[4] Marie-Hélène Bacqué, Mohamed Mechmache, Pour une politique radicale de la ville, 2013.

[5] https://www.passansnous.org/

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