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S’intéresser aujourd’hui à la parution d’un ensemble d’articles signés par Siegfried Kracauer (1889-1966) durant la période de la république de Weimar, c’est s’inviter à la lecture d’un journalisme disparu. La plume est incisive, le style stupéfiant parce que dense, mêlant la clarté des apparences et l’obscurité du sens, bref donnant les choses à voir et de l’espace pour penser. Tout l’inverse du bavardage actuel, de ce que ce rédacteur au Frankfurter Zeitung disait des films documentaires à son époque : « on pourrait penser qu’ils auraient l’orgueil de nous présenter le monde tel qu’il est. C’est juste le contraire. Ils nous coupent de la vie, la seule chose qui nous concerne, ils submergent le public d’une telle profusion d’observations indifférentes que cela le rend insensible à celles qui sont importantes. Un jour il deviendra complètement aveugle. Les baptêmes de navires, les incendies (…) sont peut-être bien des actualités, mais sûrement pas des événements ».

Ce recueil composé selon son souhait en 1963 contient des papiers rédigés de 1920 à 1931, de la fin de la Grande Guerre à la montée du nazisme. Il ne montre qu’une partie de son immense activité de feuilletoniste et de son regard tous azimuts sur la société allemande. A première vue on pourrait s’y perdre tant les objets d’intérêt sont variés. Il faut peut-être les disposer autrement que leur auteur, de manière chronologique, pour en voir non un kaléidoscope chatoyant mais une unité de pensée. Dans cet exercice, il faudra s’aider de ce bijou d’analyses qu’est la biographie intellectuelle d’Enzo Traverso publiée en 1994 chez le même éditeur (Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade) mais aussi la compléter en se concentrant sur de nouveaux angles d’approche.

Comme en témoigne l’article le plus ancien (1920) et le plus long du recueil sur le sociologue Georg Simmel dont il avait suivi les séminaires à Berlin en 1914. Kracauer se sert de sa formation d’architecte pour méthodiquement pénétrer la pensée de son professeur, en pratiquant des coupes transversales, puis longitudinales avec l’idée qu’une œuvre est un corps de bâtiments tous reliés ensemble. Il fait de Simmel un entrepreneur de travaux publics disposant d’un matériau brut (des situations et des formations sociales / l’individu intérieur / puis le domaine des valeurs et des relations intersubjectives) qui façonne celui-ci à sa guise. Il montre que Simmel est le premier à avoir insisté sur l’interactionnisme général de tous êtres et toutes choses entre elles, soulignant qu’il n’y a pas de fragments détachés de la totalité de la vie. Une fois découvertes les connexions entre d’innombrables faits sociaux, on libère ainsi les phénomènes en mettant à nu le sens qui leur est commun. Pas de banale intelligence du quotidien, ni non plus d’efficacité du concept qui subsumerait sous un seul terme la réalité. On s’éloignerait donc à la fois d’une phénoménologie facile de la banalité mais aussi de la philosophie comme machine inventive de concepts. L’outil simmelien sera donc l’analogie, la possibilité d’articuler des ressemblances, des parallélismes, des contrastes et des correspondances tout en restant prudent sur leur usage.

Kracauer incarne lui aussi ce type d’intellectuel rétif à la rigidification des frontières disciplinaires avec ses risques d’imperméabilité à l’imagination scientifique. Si l’analogie est un élément essentiel dans leur boîte à outils commune, il en va aussi du symbole : si la première est basée sur la comparaison objective ; ce dernier déploie une aura autour d’un phénomène qui nous permet de l’appréhender plus concrètement, plus intérieurement. « Dans le symbole c’est justement ce qui est incomparable dans un objet, sa constitution intime qui doit prendre forme » ou encore « ce qu’il y a de plus secret a besoin du voile d’un symbole pour devenir tout à fait manifeste. L’analogie est juste ou fausse, le symbole est beau ou laid ». On voit ici tout ce que Kracauer doit à Simmel dans son appréhension du monde, à la fois objective et subjective, de reconnaissance comme d’imagination des choses. L’écrivain ne peut s’oublier lorsqu’il décrit le monde dans son enchevêtrement.

Kracauer insiste aussi sur la métaphysique propre à la pensée du dernier Simmel : il relierait toutes les choses liées entre elles à un univers un, sous le couvert du processus vital. La vie, comme chez Gilles Deleuze ou Michel Henry serait un principe explicatif final. Là, et c’est essentiel aujourd’hui où cette métaphysique de la vie est très présente dans la pensée contemporaine, Kracauer exprime son désaccord. Il le dit dans un autre texte : la vie est sans fond, sans racines, elle est « l’écoulement du flot continu indifférent à toute valeur » (p.109). Il préfère alors le Simmel qui s’empare de concepts universels (l’argent, le pauvre, le secret, le conflit…), les décortique, les incarne, leur pose question sur question et qui dans toutes ces études de connexions aboutit à un patchwork scintillant et par conséquent non systématique. Ni seulement empirique, ni uniquement totalisant, Simmel se rapprocherait de l’art de Rembrandt où chaque chose se réfracte dans une autre pour aboutir à un univers signifiant. Kracauer en prendra la leçon (tout comme Scott Fitzgerald à la même époque) en insistant sur ces réfractions qui donnent à apprécier l’ambiance des lieux, l’humeur qu’on y accole. Ces miroitements obligent à donner toute son attention aux détails, à sauver le petit, le discret, le partout dévalorisé, l’oublié de l’histoire. C’est dans cet esprit qu’il souligne la beauté « des écrits de Benjamin » (1928), le démontage qu’il opère du monde apparent en vue d’éviter un rapport abstrait aux choses ou aux idées. Les choses vivantes sont confuses comme des rêves, il faut remonter à l’origine, pour y éprouver la dialectique de tensions qui se jouent encore en elles, tout brûle encore à qui sait remuer les cendres enfouies.

Si Simmel est l’interlocuteur invisible, l’autre objet d’un dialogue continu est la question religieuse mais pour mieux en sortir. Kracauer commente ses contemporains, d’abord Max Scheler (« catholicisme et relativisme ») dont il constate l’incapacité à fonder une théologie naturelle sur des piliers universels, et surtout Buber et Rosenzweig qui viennent de traduire la Bible en langue allemande et à qui ils reprochent d’avoir voulu hébraïser cette dernière, d’entamer une régression vers le passé au lieu d’avoir, comme Luther, fait du Texte une arme révolutionnaire, contestataire des ordres en place et appropriable par un peuple visant son émancipation langagière et politique par la médiation religieuse. Il voit dans le travail de ces traducteurs un geste romantique de retour au jadis, mysticisant et esthétisant, renforçant même un rapport individualiste à Dieu. Dans ce même article, « La Bible en allemand » (1931), il soutient, dans un paragraphe intense, que l’adversaire n’est plus la religion, « le profane s’est depuis longtemps émancipé des catégories théologiques », la société est dorénavant l’enjeu et les « rapports de forces économiques et sociaux » sont les nouveaux obstacles effectifs à un véritable vivre ensemble. Il affirme même en des mots d’une actualité surprenante, au moment où l’on ne cesse de gloser sur le désenchantement du monde : « la plupart des écrits qui paraissent aujourd’hui, se tenant naïvement dans des sphères purement spirituelles auxquelles est renvoyé l’individu privé qui n’a plus d’existence, sont des tentatives, intentionnelles ou involontaires, de stabilisations des conditions sociales dominantes ».

Sont comme rayées d’un coup de crayon les diverses réflexions de ses amis ayant trait au messianisme (Benjamin, Scholem ou Bloch). Pourtant Kracauer accorde une place centrale à la catégorie de l’attente. Dans un autre texte de cette même année 1931, « Ceux qui attendent », il prend acte de l’évidement du monde spirituel, de la fin des relations traditionnelles, de l’atomisation de l’individu contemporain et du relativisme des valeurs. Mais il refuse les voies offertes par l’anthroposophie (Rudolf Steiner), par un messianisme romantique de coloration communiste, par un retour à une communauté religieuse, raciale ou poétique. Il accuse tous ces modèles alternatifs d’enserrer une autre réalité « qui n’est pas celle où se déroulent les événements physiques et les processus économiques dans une diversité chaotique » (p.112). Kracauer refuse également la figure du sceptique wébérien pour qui « la possibilité de ne pas croire devient une volonté de ne pas croire », ce qui hypothèque leur savoir où suppure un renoncement bravache. Mais il ne prise pas non plus ceux qu’il nomme « des hommes court-circuit » qui bricolent à force de volonté leur petit refuge religieux mais ne demeurent pas vraiment dans la foi. Ces derniers succombent au happy end des romans ou films sirupeux et ne font que se tromper eux-mêmes.

Il va définir une position ambiguë, celle de l’attente, « celui qui prend ce parti ne se barre pas la voie de la foi », il est un « demeurer-ouvert hésitant ». Il y a là dans cette posture comme une acceptation de l’allégorie kafkaïenne (dont il est un des lecteurs les plus attentifs) de la porte de la Loi fermée. Il existe un savoir de l’attente comprise comme un état psychique qui permet la survenue de l’événement, de l’absolu, qui n’est pas empreint de passivité mais « bien plutôt activité tendue et active auto-préparation » (p.117).

Mais à quoi se préparer ? Non pas à la révolution, même si Kracauer voit dans le capitalisme un processus qui élime tout sur son passage devant l’exigence de calculabilité et de gestion de la masse. Le capitalisme est à lui-même son propre but et il annexe tous les secteurs de la société, n’incluant surtout pas l’humain. Dans « les petites vendeuses vont au cinéma », Kracauer montre que les cinéastes sont tous des entrepreneurs capitalistes, par conséquent ils ne sont pas en mesure d’exercer une critique radicale des fondements de la société. Même les films censés s’adresser aux plus humbles ne peuvent qu’indiquer des perspectives dangereuses sans les ouvrir. Ils se nourrissent des détresses et des espoirs qu’ils colorent de rose et finissent par les aplatir : la fille de service épouse le propriétaire, happy end, seconde chance, réconciliation, sauvetage de l’individuel alors que le collectif végète. Pire le film populaire travestit les lieux de la misère dans un habillage romantique pour les pérenniser et se débarrasser sur eux de sa pitié gratuite. Le film est un miroir embellissant, il montre comment la société désire se voir elle-même.

Kracauer fait pourtant partie de ces auteurs qui montrent comment l’art comporte des moments d’utopie libératoire ou traduit des rêves éveillés (« les regrets larmoyants au sujet de ce tournant vers le goût des masses sont dépassés » p.288). Mais il reste critique et son acuité peut aujourd’hui nous servir au moment où beaucoup se complaisent dans l’éloge de la nuance, des clartés obscures, des ambiguïtés dites salutaires. Il fustige des aspects cinématographiques encore actuels : le film historique et la lâcheté des cinéastes qui « osent aider au triomphe de révolutions en costumes historiques pour faire oublier les révolutions modernes » (p.257), l’attrait du voyage, « une des grandes possibilités pour la société de se maintenir dans un état permanent d’absence d’esprit, la gardant de devoir s’expliquer avec elle-même » (p.263), la sentimentalité croissante qu’il avait déjà vue à l’œuvre dans la classe moyenne et chez Les Employés ((1929), Paris, éditions Avinus, 2000). Au fond, la critique de Kracauer porte sur l’aspect superficiel de ces manifestations, il a un code pour cela : l’ornement. La société capitaliste se plaît dans l’ornement et voudrait être aimée pour elle-même, pour son essence joyeuse, à la manière de ces héros milliardaires qui se présentent incognito et vagabonds pour conquérir un cœur pur. « Pourquoi ne se débarrassent-ils pas de leur argent s’ils veulent être aimés en tant que personnes ? ». Pourquoi n’accomplissent-ils pas une bonne action avec cet argent ? La contradiction est à l’œuvre chez ces êtres qui ne savent pas que l’amour véritable est intéressé à la valeur humaine et pas à l’ornement. Kracauer est un humaniste qui préfère à l’enjolivement, l’endurcissement, le récit d’expériences réelles, la faim, la misère, la joie, toutes ces choses qui ne s’apprennent pas à l’école mais qui se vivent.

« Celui qui veut transformer doit connaître ce qui transforme » (p.81). Or on perçoit bien que pour Kracauer tout l’ornement chatoyant de la société capitaliste, la publicité, la photographie, les films, les journaux, toutes ces illustrations offrent une continuité aveuglante, une mécanisation rythmée sur le fordisme (voir son analyse des ballets de Tiller Girls, revue américaine à gros succès). Pas de réelles transformations mais un changement effréné qui ramène à l’identique à la manière de la mode (« celle-ci annule la valeur propre des objets sur lesquels elle étend sa domination », p.53) Il lui oppose le travail de la mémoire (liée au contenu de vérités vécues subjectivement), l’Histoire discontinue, l’œuvre d’art (ici il sera repris par Adorno) qui donne forme au réel, qui le relie à un sens et surtout le roman policier (voir l’article « le hall d’hôtel »). Sa position est tragique car l’homme est bien un habitant de l’ici et maintenant mais il doit sans cesse s’en extraire, se tourner vers un autre royaume. Il faut donc scruter la surface (et non faire confiance au jugement que la société porte sur elle-même). Le moins profond indique les finalités du tout social et de la masse mais également du corps organique qui ne s’y trouve plus en dessous. « Nous sommes pareils à des conquistadors qui n’ont pas encore trouvé le temps de s’interroger sur le sens de leur conquête » (p.59). Cette conquête est aussi celle de la raison, non pas de la ratio troublée, destructrice de la Nature comme du lien social, propre à la modernité capitaliste mais une raison humaniste. Cette raison, s’il est difficile de la saisir dans la prose de Kracauer, sans doute est-ce parce qu’elle surgit un peu partout, dans ce grand désordre des extériorités, dans la mise à nu du déclin. Et dans les rues de Berlin, il « n’est pas rare que l’on soit assailli quelques instants par la pensée qu’un jour, sans crier gare, tout va éclater » (« Culte de la distraction », p.290).

Tanguy Wuillème

 CREM Université Nancy 2

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