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J’aimerais vous présenter quelques réflexions autour de la pandémie désignée sous le nom de nom de code COVID-19 telle qu’elle a ébranlé le monde depuis le début de l’année 2020 – et ce n’est pas fini. J’aimerais insister notamment sur des éléments de comparaison entre les effets de cette pandémie en Europe ou, plus généralement en Occident d’une part, et, de l’autre, en Asie, notamment en Asie orientale. Je parlerai en particulier de ce que je connais le mieux, la France et Taïwan.

Dans pratiquement tous les pays du monde, l’épidémie puis la pandémie ont présenté ce trait commun de suspendre le cours normal des choses, dans toutes les dimensions de la vie et des activités humaines et d’introduire des formes variables d’état d’exception. Même dans un pays comme Taïwan où les autorités étaient préparées à un tel risque et y ont fait face avec compétence, où, en conséquence, les dégâts causés par le virus ont été limités, le cours normal des choses a été profondément affecté : depuis des mois, le pays vit à l’heure de l’épidémie, subit les contraintes imposées par la lutte menée pour l’endiguer, des contraintes qui transforment les conduites, affectent les relations entre les individus, leur mode de vie, la vie quotidienne.

Même dans un pays comme Taïwan où les choses n’ont jamais cessé d’être sous le contrôle de l’autorité sanitaire et politique, l’épidémie a constitué un événement majeur– ce qui suspend le cours du temps ordinaire et ce qui nous contraint, collectivement et individuellement, à nous poser la question : qu’est-il en train de nous arriver ? Et aussi : comment nous tenir à la hauteur de cet événement ? Comment faire en sorte qu’il ne se transforme pas, pour tous et chacun en un désastre comparable à ce que l’on a pu connaître à l’occasion d’épisodes épidémiques antérieurs ou bien de catastrophes comme Tchernobyl ou Fukushima, de cataclysmes comme le grand tsunami de 2004 ?

Ce caractère d’événement global de l’épidémie est trop évident pour qu’il soit nécessaire de s’y attarder – il suffit de constater la façon dont l’économie mondiale a été plongée dans une crise dramatique par elle ou, aussi bien, la façon dont l’épidémie a contribué à attiser les tensions à l’échelle internationale, en intensifiant notamment la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine.

Mais d’un autre côté, la globalisation foudroyante de la crise sanitaire ne peut pas masquer les contrastes flagrants entre les effets de l’épidémie dans différents pays, différents continents ou régions : moins de dix morts à Taïwan et près de 30 000 en France, un pays de 65 millions d’habitants, donc même pas trois fois le triple de la population de l’île. A Taïwan, en Corée du Sud et pour l’essentiel en Chine aussi, l’épidémie a été une épreuve collective, un défi relevé par les autorités et la population. En France et dans les pays d’Europe occidentale, notamment l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne, elle a été un naufrage sanitaire et une catastrophe humaine. De même aux Etats-Unis, au Brésil et dans d’autres pays d’Amérique latine. Il convient donc de s’interroger sur les raisons de ce contraste. Car celui-ci a, à l’évidence, un rapport direct avec le gouvernement des populations et la relation entre gouvernants et gouvernés.

L’analyse ici demande un effort d’imagination, car la séquence qu’il s’agit d’analyser résiste aux catégories les plus courantes de la science politique ou de la philosophie politique : les pays d’Europe occidentale ont ceci en commun avec Taïwan ou la Corée du sud d’être ce qu’il est convenu d’appeler des démocraties libérales ou bien, dans des termes un peu moins avantageux, des démocraties de marché. Or, ce trait commun ne les empêche pas de présenter les plus vifs contrastesà l’épreuve del’épidémie. C’est cela qu’il nous faut tenter d’expliquer.

Dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne, probablement l’Espagne et l’Italie aussi (pas l’Allemagne manifestement), le système sanitaire et notamment hospitalier a fait l’objet depuis plusieurs décennies de ce que certains ont appelé un vandalisme structurel, un vandalisme organisé par les gouvernants successifs, en partenariat avec certains acteurs économiques. L’idée qui prévaut, inspirée par les doctrines ultra-libérales qui ont colonisé les cerveaux des gouvernants de ces pays, depuis le début de ce siècle au moins, c’est que la seule « santé » qui compte durablement, c’est celle des marchés, de la finance, de la Bourse, par opposition à celle des populations.

C’est un tournant majeur qui s’est opéré subrepticement et qui affecte globalement ce que Foucault appelle le gouvernement des vivants et dont les résultats se manifestent brutalement, dramatiquement, à l’épreuve de la pandémie. Les systèmes de santé patiemment édifiés, dans des pays comme la France et la Grande-Bretagne dans la période de l’après-guerre étaient l’un des joyaux de l’Etat social. C’est cela que, selon les supposées rationalités nouvelles inspirées par les doctrines ultra-libérales, doit être démantelé. L’hôpital public doit être géré comme une entreprise, il doit cesser d’être un gros consommateur de crédits, il faut en conséquence faire des coupes sombres toujours plus importantes dans les budgets, ce qui se traduit en suppressions massives d’emplois et d’équipements. Ce qui a aussi pour conséquence l’abandon des programmes inspirés par le principe de précaution face à des risques sanitaires majeurs (dont l’épidémie de SARS et la grippe porcine – H1N1) avaient pourtant montré qu’il sont bien réels.

C’est ainsi qu’en France, on a détruit les stocks de masques au cours des années qui ont précédé l’épidémie actuelle et que, face à la pénurie criante qui s’est manifestée lorsque l’épidémie a commencé à flamber dans le pays, les gouvernants, avec la complicité de la presse et de quelques acteurs du monde sanitaire, ont organisé une campagne de désinformation destinée à accréditer la thèse selon laquelle l’utilité des masques était douteuse, face à l’épidémie – une sorte de manie asiatique incompatible avec le mode de vie occidental.

Selon Foucault, le fondement de la biopolitique, comme régime de la politique moderne, c’est la réorientation radicale de la prise que les gouvernants exercent sur les gouvernés. Sous le régime traditionnel que Foucault désigne comme régime de souveraineté, les gouvernants (le roi…) manifestent leur emprise sur leurs sujets en exerçant sur eux un droit de vie et de mort. En ce sens, le pouvoir de souveraineté dispose de la vie et de la mort de ses sujets et c’est la raison pour laquelle il manifeste tout son éclat lorsqu’il met à mort le sujet qui a tenté de s’opposer à lui – la cérémonie des supplices, Damiens.

Par contraste, sous le régime moderne (biopolitique) de la politique, les gouvernants se voient assigner la tâche de faire vivre les populations, ils sont les gardiens du vivant humain ou, dit Foucault, recourant à une image empruntée à la tradition juive, les bergers du troupeau (humain) vivant. Le développement de l’Etat social, en Europe occidentale, après la Seconde guerre mondiale, s’inscrit dans cet horizon.

C’est donc une torsion essentielle dans la forme même du gouvernement des vivants qui se produit lorsque des dirigeants inspirés par les doctrines néo-libérales font le choix d’accorder un privilège absolu à la santé des marchés au détriment de celle des populations. On ne peut pas comprendre la faillite des gouvernements des pays latins d’Europe occidentale et de la Grande-Bretagne face à la pandémie actuelle si on ne la replace pas dans ce contexte général.

L’idée première des gouvernants de ces pays, lorsqu’ils ont vu l’ampleur qu’avait prise l’épidémie à Wuhan et perçu les premiers signes de son extension en Europe, en Italie du Nord, n’a pas du tout été qu’il fallait prendre de toute urgence des mesures exceptionnelles destinées à protéger les populations. Elle a été bien au contraire d’éviter de sonner l’alarme afin de ne pas perturber les flux économiques, la production industrielle, la circulation des marchandises, le tourisme, les activités culturelles, les calendriers électoraux, etc. Par conséquent,il importait en premier lieu de sous-évaluer systématiquement, aux yeux du public, la gravité du danger de façon à ce que « la vie continue », comme avant, ceci en dépit des signes les plus alarmants qui s’amoncelaient. C’est ainsi qu’en France, les autorités ont maintenu le premier tour des élections municipales le 9 mars, laissé s’effectuer dans tous le pays les rassemblements habituels à l’occasion de la Journée internationale des femmes le 8 mars, se poursuivre les calendiers sportifs – ceci dans le temps même où la contagion était dans sa phase ascendante.

Je pense qu’il n’est pas du tout exagéré de parler ici non seulement de vision à courte vue des enjeux de l’épidémie, mais d’un calcul criminel face à elle. Au fond le problème est que, en raison de préjugés culturels frisant le racisme, les dirigeants, la majorité des élites et une grande partie de la population de ces pays ne croyaient pas à l’épidémie, ils n’y croyaient pas pour eux, pour nous Européens, Occidentaux, Blancs pour la plupart. Ils étaient comme le capitaine irlandais du NanShan, ce bateau battant pavillon siamois et transportant quelques centaines de coolies chinois entassés comme du bétail dans ses cales et qui, voyant baisser brusquement la pression sur son baromètre, se dit: « Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire »…

Pas une seconde, il ne lui vient à l’esprit que ce « quelque part », ce peut-être précisément son propre navire qui, sous peu, va se trouver pris dans le plus dévastateur des typhons. Ils sont donc comme ce capitaine aux idées courtes qui, dans le fameux roman de Joseph Conrad, Typhon, se montre incapable d’associer la notion du « mauvais temps » que lui indique son baromètre à la catastrophe imminente qui le menace, lui, son navire, son équipage et leur chargement de travailleurs chinois regagnant leur région d’origine avec leurs maigres économies après avoir travaillé comme des quasi esclaves pendant des années en Asie du Sud-Est. Cette opération mentale, il est incapable de la faire parce qu’il lui manque, dit Conrad, la « faculté imaginaire » qui la rendrait possible.

Si nos dirigeants, en Europe occidentale, se sont retrouvés dans la même position exactement, face à l’épidémie de Covid-19, s’ils ont assisté aux débuts de sa flambée en somnambules et ont laissé la vague submerger les populations dont ils avaient la charge, c’est bien sûr qu’ils étaient convaincus en leur for intérieur que ce genre de fléau, ça n’affecte que « les autres », de Kinshasa à Wuhan, de fièvre Ebola en coronavirus, c’est qu’ils étaient si solidement établis dans leur narcissisme immunitaire qu’ils ne pouvaient imaginer une seconde qu’à l’heure de la globalisation économique, de l’allongement des circuits et de l’intensification des flux, les virus circulent d’une partie du monde à une autre à la vitesse de l’éclair, qu’ils prennent l’ avion, de Wenzhou à Milan ou Turin et retour, et qu’en moins de temps qu’il ne faut pour désigner ce virus comme « chinois », celui-ci est déjà devenu italien, européen…

Ce préjugé culturaliste qui a désarmé les gouvernants européens face à la présente épidémie trouve en partie son origine dans une interprétation désastreuse du précédent de 2009: puisque l’épidémie de grippe porcine (H1N1) n’a pas du tout affecté l’Europe dans les mêmes proportions qu’elle a touché l’Asie orientale, c’est donc que rien de semblable ne peut nous arriver – inutile donc de gâcher des crédits de recherche au coronavirus, de stocker des masques, de préparer les tests, de s’équiper d’appareils respiratoires, etc. Belle présomption teintée de racisme, disais-je, et dont l’un des bénéfices, si l’on peut dire, de la présente épidémie est qu’elle l’a une fois pour toutes fait voler en éclat: la « maladie des autres », ça n’existe pas, ceci en dép de tous les efforts de Trump et sa bande pour faire porter aux Chinois le signe distinctif et infamant de cette épidémie, comme les nazis imposèrent le port de l’étoile jaune aux Juifs.

Je ne m’aventurerai pas à présenter des explications définitives des raisons pour lesquelles les choses se sont passées différemment en Asie orientale, à Taïwan, en Corée du sud et en Chine. Je me contenterai de faire quelques observations que tout le monde peut vérifier. Premièrement, il existe, dans cette partie du monde, du côté des gouvernants et des gouvernés, une sensibilité à la vulnérabilité des sociétés, à l’exposition toujours possible à des risques majeurs de toutes sortes, une sensibilité nourrie par toutes sortes d’expériences et qui contraste fortement avec le somnambulisme immunitaire qui prévaut en Europe occidentale et sans doute en Amérique du Nord.

Je ne veux pas dire que cette sensibilité à la fragilité des sociétés face aux risques majeurs est sans failles, l’impréparation des autorités japonaises à une catastrophe de la dimension de celle de Fukushima, la façon dont l’épidémie de SRAS a pris de court les autorités en Chine et à Taïwan en 2003 le montrent. Mais globalement, cette sensibilité aux risques s’est développée, aussi bien du côté des gouvernants que des gouvernés, au cours des dernières décennies, ce qui explique la réactivité des autorités et la bonne disposition des populations lorsqu’il est apparu que la covid-19, c’était du sérieux; ceci alors même que ce qui montait en Europe occidentale, c’était, face à de tels risques, cette sorte d’insouciance qu’on peut appeler épidémioscepticisme (au sens où il existe un climatoscepticisme porté à nier les effets du réchauffement climatique) dont la traduction a été, dans les pays latins d’Europe, ces apéros communautaires placés sous le signe du « même pas peur! » alors que l’épidémie avait commencé à flamber, ou bien, en France, ces attroupements insouciants dans les parcs publics à l’occasion du premier week-end ensoleillé du printemps et à la veille même de la mise en place en catastrophe du confinement général.

Deuxièmement, et sans oublier le temps de retard imputable aux pesanteurs bureaucratiques que les autorités chinoises ont accusé dans la mise en place du dispositif de lutte contre l’épidémie, à Wuhan notamment, ce que les pays mentionnés d’Asie orientale ont en commun, en dépit de leurs différences marquées en termes de régimes politiques et donc de relations entre gouvernants et gouvernés, c’est le fait qu’elles n’ont jamais perdu le contrôle sur le développement de la contagion. Pour des raisons imputables à la fois au faux départ dans le lancement de la campagne contre l’épidémie et aussi à l’échelle à laquelle les risques devaient être affrontés, les autorités chinoises ont mis en place une sorte de dispositif de guerre, fondé notamment sur le plus rigoureux des confinements dans les régions les plus touchées, elles ont eu recours à des moyens d’exception jamais appliqués jusqu’alors dans un contexte de crise sanitaire – mais c’est ce qui leur a permis d’éviter précisément que la vague de l’épidémie les emporte, et avec elles la population des régions concernées; c’est ce qui leur a permis de juguler la contagion en quelques semaines et d’éviter une croissance exponentielle des pertes humaines. Taiwan et la Corée du sud n’ont pas eu à recourir à des dispositifs aussi lourds, mais dans ces deux pays la mise en place de dispositifs d’exception impliquant la restriction des libertés publiques a été également la condition de l’efficacité de la lutte contre l’épidémie – traçage des personnes contaminées ou susceptibles de l’être et quanrantaines notamment.

La vraie ligne de partage n’est donc pas celle qui sépare les pays où la lutte contre l’épidémie aurait été conduite sur un mode démocratique de ceux où elle l’aurait été sur un mode autoritaire. Elle est bien plutôt géo-politique et bio-politique et elle oppose les pays dans lesquels l’épidémie a été hors contrôle, du fait de l’incurie des gouvernants et de l’insouciance des populations, à ceux où les gouvernants et les populations, à l’unisson, dans l’ensemble, ont fait en sorte que la vague épidémique ne leur passe pas par dessus la tête. Cette ligne de partage s’évalue aisément en termes de bilan humain de l’épreuve: on se souviendra de cette épreuve, en Asie orientale, en pensant au nombre de vies sauvées et, en Europe occidentale, aux Etats-Unis ou au Brésil en termes de vie perdues, abandonnées, saccagées.

Du point de vue d’une analytique de la politique et de la gouvernementalité contemporaines, le première des leçons qui se dégage de l’épreuve de la présente pandémie est claire : une situation comme celle-ci, présentant des risques vitauxpour une société, conduit les régimes qui se disent démocratiques à adopter des dispositions, des stratégies dont le propre est de suspendre l’état de droit, de porter des atteintes massives aux libertés publiques, d’introduire massivement le ferment de l’exception dans le fonctionnement régulier de l’institution démocratique. Cette suspension a été opérée, dans les pays d’Europe occidentale, au nom de l’urgence sanitaire, mais sans en assumer le principe – toujours à la sauvette, en improvisant, en agissant au jour le jour. C’est que le propre des démocraties d’aujourd’hui, en tant que démocraties du public, est de ne pas pouvoir assumer ce saut dans l’inconnu qu’est le passage à l’état d’exception. Il leur faut à tout prix, dans une époque où la normativité démocratique apparaît comme la seule qui soit conforme aux exigences de la vie civilisée,  garder les apparences de la forme démocratique, ceci dans la situation même où il suffit d’un discours du Président de la République à la télé pour assigner à résidence toute la population du pays pour une durée indéterminée (comme cela a été le cas en France).

Cette incapacité du régime démocratique de sauter par dessus son ombre pour faire face au risque majeur et au danger vital (la pandémie dans ce cas) a pour effet de rendre indistincte la ligne de partage entre la forme démocratique et ce qui est supposé en être l’opposé – le régime autoritaire, la dictature: rien ne ressemble plus à un lockdown impératif et massif « à la chinoise » qu’un confinement tout aussi impérieux « à la française ». Mais sans aller jusqu’à ces formes extrêmes, le traçage via les smartphones qui permet d’aller récupérer au fond du karaoké où il prend du bon temps l’imbécile rentré de Chine avec des symptômes et en rupture de quarantaine, ce dispositif même, avec toute sa louable efficacité, est en contravention manifeste avec l’étiquette élémentaire des droits humains. Même les checkpoints sanitaires dont l’omniprésence a été, à Taïwan, une condition première d’une rigoureuse conduite de la lutte contre la contagion, ça n’est pas tout à fait conforme à une stricte interprétation de ce que sont les libertés publiques.

En d’autres termes, jamais n’aura été aussi évident le conflit entre l’orthodoxie des droits de l’homme et les rationalités biopolitiques. Si, à l’heure où flambe la pandémie, vous (les gouvernants) prenez au sérieux l’impératif de sauver des vies, de prendre en charge la protection (le « care ») des populations, sans laisser personne sur le bord du  chemin, alors il vous faut porter des atteintes massives à des libertés fondamentales habituellement placées sous le signe de l’universel comme celle de se déplacer librement, du respect de la vie privée, voire de la liberté d’expression (à Taïwan, les diffuseurs de fake news susceptibles de nuire à la bonne conduitede la campagne contre l’épidémie ont eu régulièrement à rendre des comptes).

Dans le même temps, la question des droits subissait une torsion tout à fait significative: au temps de la pandémie, autant des notions générales, à commencer par celle de « liberté » tendent à apparaître nébuleuses (à l’épreuve du confinement, en particulier), autant d’autres, à commencer par ledroit à la vieprennent de la consistance et sont soutenues par une force d’évidence massive. Ce qu’en effet les gouvernements de pays comme la France, l’Espagne, l’Italie, les Etats-Unis, le Brésil (etc.) n’ont pas respecté,c’est le droit à la vie des plus faibles et des plus exposés, des vieux dans les maisons de retraite, des sdf, des précaires et des migrants entassés dans des habitats de fortune… L’inégalité (des chances de vie) face à la menace épidémique est apparue comme un scandale majeurdans des pays dont les gouvernants se prennent pour des maîtres d’école en matière de démocratie et de droits de l’homme – la France « patrie des droits de l’homme ».

La pandémie, en ce sens, en même temps qu’elle fut et demeure un désastre humain à l’échelle de la planète, a été une éclairante épreuve de véritépour les gouvernants comme pour les gouvernés. Il y a quelques jours,Le Monde, quotidien français de référence, faisait son titre de une sur ce motif: « Fin du soft power des Etats-Unis » – la présente pandémie entendue comme  le moment de vérité où se précipite l’effondrement de l’hégémonisme « américain ».

L’une des premières questions que pose cette épidémie est évidemment celle de savoir jusqu’à quelle point elle est une expérience dont, collectivement, on aura appris quelque chose, les gouvernants aussi bien que les gens ordinaires, les populations.

Il ne fait guère de doute que les populations, dans la plupart des pays durement touchés par l’épidémie, en ont appris long à propos de leur vulnérabilité,  de leur fragilité collective face à des risques majeurs, sanitaires ou autres. Elles ont appris un peu partout – et sur ce point, Taiwan fait figure d’exception – que les gouvernants, les autorités et les élites en principe responsables et qualifiées ne sont pas à la hauteur quand il s’agit de faire face à un péril imminent et massif de cette espèce-là. Elles ont appris que, par conséquent, on voit dans ce genre de situation revenir le spectre de cette espèce d‘eugénisme négatif rampant qui consiste à considérer que certaines vies doivent être sauvées plutôt que d’autres, lorsqu’il s’avère qu’aussi bien on n’a pas les moyens de tenter de les sauver toutes – ni les lits, ni les tests, ni les équipements respiratoires – ni même les masques. Elles ont appris que les plus faibles, les supposés moins utiles sont, aux yeux des gouvernants et des élites économiques, considérés comme expendable dans ce genre de situation de crise; ce terme désigne ce dont on peut se passer, ce que l’on peut « sacrifier », sans qu’il ait ici le moindre sens religieux. Je pense que cette « leçon » laissera des traces profondes dans la mémoire collective des gens ordinaires, qu’elle va alimenter durablement leur méfiance (déjà profonde) vis-à-vis de l’Etat et des élites, avec l’idée (qui peut avoir des débouchés positifs) que mieux vaut, pour une part, compter dans ce genre de situation, sur ses propres forces et capacités d’auto-organisation.

Du côté des gouvernants et des élites, il est malheureusement bien peu probable que cette crise ait la capacité de les desceller des modèles économiques de développement et de croissance auxquelles ils adhèrent comme la moule sur le rocher; ceci alors même que les chercheurs les plus clairvoyants (Bruno Latour…) ont montré combien la présente crise épidémique était inséparable des enjeux globaux du réchauffement climatique et de l’asphyxie de la planète – tout ce qui fait, précisément de cette crise sanitairel’occasion rêvée de repenser de fond en comble ces modèles de développement et de bifurquer vers une autre économie et la reconfiguration de la relation entre l’humain et son environnement. Or, ce que l’on voit, alors même que la crise n’est pas terminée, ce sont des plans de relance massifs des secteurs industriels les plus destructeurs de l’environnement, l’automobile, l’industrie aéronautique, l’agro-industriel, l’élevage industriel, avec, à la clé, la reprise de la consommation énergétique, le retour de la pollution dans les grandes villes – bref  tous les fléaux dont la parenthèse de l’épidémie a montré à quel point ils sont intimement liés à ces modèles de développement et aux modes de vie qui s’y rattachent.

Avec ces modèles de développement, nos gouvernants se trouvent placés aux commandes d’un train lancé à grande vitesse sur des rails dont chacun sait désormais qu’ils débouchent sur l’abîme. Ce train, ils le conduisent infiniment moins qu’ils ne sont emportés par lui, ils n’ont pas la capacité de bifurquer et ils ne peuvent pas l’arrêter non plus. En ce sens, l’épreuve de l’épidémie aura été, pour eux, une expérience pour rien ou pour très peu de choses – la prochaine fois, ils auront, en Europe occidentale, quelques millions de masques en stocks, peut-être, des doses d’un vaccin dont l’efficacité demeurera à vérifier – pas beaucoup plus. Et aux Etats-Unis, encore et toujours, une population dont la partie la plus pauvre demeurera dépourvue de toute couverture sociale…

Mais surtout, et pour finir sur une note résolument pessimiste (le pessimisme de la lucidité, en l’occurrence, je le crains), voici ce qui m’apparaît comme un indice très sûr du fait que notre présent et notre futur proches ont bien peu de chances de tirer quelque profit que ce soit de l’épreuve que nous venons de subir avec la pandémie de la covid 19: le fait tout simplement que celle-ci n’a pas été l’occasion d’un renforcement des solidarités, d’un relâchement des tensions, d’une suspensions des hostilités en cours entre Etats, blocs d’Etats, puissances économiques, appareils technologiques de communication (etc.) face à la menace vitale que constituait le développement de la contagion à l’échelle planétaire. Tout au contraire, elle a été celle du franchissement d’un nouveau palier dans la guerre froide rampante qui oppose la Chine aux Etats-Unis et, plus généralement, l’occasion d’un accroissement des tensions, d’envenimement des contentieux dans un contexte de guerre économique mais aussi, plus généralement de « guerre des mondes » intensifiée.

La politisation des enjeux sanitaires de la pandémie s’est effectuée crescendo, au fil de son aggravation et de son extension à l’échelle planétaire, sur la pire des pentes – celle des incriminations perfides teintées de racisme et de xénophobie dont la campagne lancée par l’administration états-unienne et l’appareil du Parti républicain autour du motif du virus chinois, virus de Wuhan, ont donné le ton. Tout ceci dans le but transparent, d’assurer la réélection de Trump lors des éléctions de novembre 2020. L’instrumentalisation politicienne de l’épidémie à laquelle a également succombé le parti actuellement au pouvoir à Taïwan , dans le sillage de l’administration Trump (à laquelle elle semble avoir définitivement lié son destin pour le pire plutôt que pour le meilleur)  va malheureusement dans le même sens et est propre à inciter le plus impartial des observateurs à y voir la goutte de fiel jetée dans le tonneau de miel de la bonne conduite sanitaire des opérations tout au long de la crise épidémique.

Cette manière de voir dans l’épidémie l’occasion de pousser ses pions sur l’échiquier de la nouvelle guerre froide est la manifestation criante de l’immaturité et de l’irresponsabilité des politiciens qui s’y essaient. Tous les peuples, sans exception, bien qu’à des degrés fort divers, ont souffert dans cette épreuve, nous y avons, en Europe, tous perdu des connaissances, des amis, des parents ; la vie des gens en est durablement perturbée, les séquelles psychiques en seront considérables, l’existence matérielle des plus fragiles s’en est trouvée énormément aggravée, faisant basculer beaucoup de pauvres dans la misère – et la moindre des choses donc que nous aurions pu attendre de nos gouvernants, dans ces conditions, est qu’ils s’abstiennent d’ajouter à leurs bévues et approximations dans la « gestion » sanitaire de la crise des incriminations nébuleuses (« les Chinois nous cachent des choses ») destinées avant tout à détourner l’attention de leur propre faillite et de leurs consistantes forfaitures.

Mais non, telle est la pente sur laquelle descend toujours plus inexorablement la politique mondiale aujourd’hui. Si bien que, comme on le dit chez nous : nous ne savons pas au juste où tout cela nous conduit ; mais la chose sûre, c’est que nous y allons tout droit…

 

Ce texte est issu d’une conférence qu’Alain Brossat a prononcée au début du mois de juin à l’université NCKU, à Tainan, une ville du sud de Taïwan. 

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