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Louisa Yousfi est journaliste et militante décoloniale. Depuis environ 7 mois, elle présente l’émission en ligne Paroles d’honneur, qui organise actuellement une souscription pour financer sa 2e saison, à laquelle nous vous invitons à participer. 

 

Contretemps (CT) : Pourrais-tu revenir sur l’émergence de l’émission Paroles d’honneur ?

Louisa Yousfi (LY) : L’idée d’une émission telle que Paroles d’honneur a émergé dans un contexte bien particulier : la campagne des présidentielles approchait et s’annonçait, comme à son habitude, particulièrement pénible pour les populations postcoloniales et des quartiers populaires. Nous savions que les dispositifs médiatiques qui allaient fixer les contours du débat politique empêcheraient l’émergence d’une parole autonome, qui prendrait en charge les intérêts de cette catégorie de population – les Noirs, les Arabes, les musulmans, et les habitants des quartiers. Ce phénomène est à l’origine d’une situation que l’on jugerait aisément cocasse si elle n’engendrait pas des conséquences véritablement néfastes : nous sommes omniprésents dans les médias – sur toutes les bouches prétendument expertes, en tant qu’objet d’étude, de fascination et de répulsion – sans jamais être présents – en tant que producteurs de discours et de sens.

La campagne présidentielle est une période où s’exacerbent ces mécanismes médiatiques, où les grandes chaînes de télévision peinent à dissimuler la dimension propagandiste de leur ligne éditoriale. D’aucuns parleraient ici d’« appareils idéologiques d’État ». Mais c’est un fait : nous sommes les grands absents de la fête et les absents ont toujours tort. À l’origine de Paroles d’honneur, ce sont donc des militants issus du mouvement dit « antiraciste politique » ou décolonial, des journalistes et des intellectuels qui ont choisi de relever un défi ambitieux : donner à voir cette réalité militante, politique et sociale qui foisonne, lutte, réfléchit, avance stratégiquement ses pions dans l’espace politique français et qui n’a pour reflet médiatique qu’un miroir déformant qui se contente soit de la réduire au silence, soit de la diaboliser pour l’invalider complètement.

Pourtant, nous sommes convaincus que nous avons souvent mieux à dire que les professionnels de la parole publique, non pas seulement sur les thèmes que nous privilégions à juste titre – le racisme, l’impérialisme, les violences policières… – mais aussi sur l’ensemble des sujets relatifs à notre société. C’est pourquoi notre slogan « Par nous, pour tous », se veut à la fois clairement situé – fidèle à une certaine histoire des luttes de l’immigration – et destiné à l’ensemble de la société qui souhaite se joindre – ou se confronter – à une nouvelle façon d’aborder la vie politique en France. Une nouvelle forme de radicalité, en somme. L’occasion d’inventer un nouvel espace politique.

Un espace qui a trouvé sa matérialisation parfaite dans ce café La Colonie, où nous tournons toutes nos émissions et qui a été créé par un artiste franco-algérien, Kader Attia, lui-même très sensible aux questions décoloniales. Ce lieu hautement symbolique, dont l’ouverture a été inaugurée le 17 octobre 2016, en mémoire des victimes algériennes du 17 octobre 1961, s’est ainsi transformé, sous l’impulsion de nos émissions du premier et du second tour des élections, en un véritable « QG décolonial ». Autrement dit, un endroit où tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’offre politique actuelle peuvent venir entendre des analyses originales, élaborées hors des sentiers battus, et réagir sur des questions peu ou jamais abordées. Près de 300 personnes étaient présentes lors de ces deux soirées électorales, près de 50 000 vues sur les vidéos diffusées en direct, ce qui prouve qu’on a visé juste. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute : Paroles d’honneur répond à un réel besoin de réflexion et de confrontation d’idées dans un cadre à la fois franc et respectueux.

Enfin, je dois avouer tenir particulièrement au format que l’on appelle « Les Grands débats » dans lequel j’invite des philosophes (Étienne Balibar, Tristan Garcia, Norman Ajari…) à dialoguer sur des problématiques qui se situent à la croisée de la politique, de la philosophie et d’autres sciences humaines (nous avons notamment organisé des débats sur « la dignité en politique » ou encore sur « l’universalisme »). Ce sont de beaux débats, de très haute volée, qui ont le mérite d’apporter un autre niveau d’abstraction et d’intelligibilité des luttes. Cela est sans doute moins accessible, moins « grand public », mais non moins important. C’est ici que peut se développer, s’enrichir et s’expérimenter la production intellectuelle des sujets postcoloniaux, au contact d’autres pensées issues d’une culture politique différente. Le savoir est aussi un enjeu de pouvoir. Il nous faut l’investir sans rougir, occuper tous les terrains qui produisent du sens et des régimes de vérité. En d’autres termes, à Paroles d’honneur, nous sommes partout chez nous !

 

CT : Pourquoi avoir créé une émission spécifique plutôt que de tenter d’imposer les problématiques décoloniales dans des médias plus « traditionnels » ?

LY : Parce que c’est un terrain miné d’avance. Les dispositifs médiatiques traditionnels sont tellement verrouillés que les rares apparitions à la télévision de ceux qui émanent de nos milieux tournent systématiquement au procès. Soit leurs propos sont d’emblée taxés d’irrecevabilité parce que ne s’intégrant pas dans le paradigme national-républicain, soit ils sont sommés de se justifier de toutes sortes d’accusations qu’on leur a opportunément accolées pour l’occasion. Ils ne sont presque jamais invités pour qu’ils contribuent au débat, mais pour être livrés à la vindicte populaire.

Je pense, par exemple, au passage de Marwan Muhammad, ex-président du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), sur le plateau de l’émission Salut Les Terriens, officiellement invité pour présenter son livre et qui s’est vu gratuitement injurié par Lydia Guirous et Sonia Mabrouk. On admirera, au passage, le spectacle savamment orchestré qui consiste à placer des femmes arabes qui seraient « parfaitement intégrées », face à un homme arabe traité à tout-va d’islamiste, de communautariste, de manipulateur, etc. A-t-on finalement parlé du contenu de son livre ? Bien sûr que non.

Même refrain pour Houria Bouteldja et Maboula Soumahoro, invitées sur le plateau de Ce soir ou Jamais. Thomas Guénolé n’a pas engagé un débat, il en a tout simplement condamné toute possibilité en assénant des accusations malhonnêtes et grotesques qui font mouche auprès d’un public peu familier des thèses décoloniales. Comment imposer sa voix dans ces conditions ? Voilà pourquoi il est important qu’il existe des espaces comme le nôtre qui entend redonner un sens au débat d’idées. Cela étant dit, je respecte celles et ceux qui ont encore le courage d’aller porter une voix différente, sans concession, à l’intérieur des émissions traditionnelles. C’est une stratégie ambitieuse – qui d’ailleurs témoigne souvent d’une évolution des rapports de force en notre faveur – mais qui me semble insuffisante si elle n’est pas accompagnée par l’apparition de nouveaux médias indépendants comme Paroles d’honneur.

 

CT : Quel bilan tires-tu de cette première saison ?

YS : Un bilan très positif ! Sur tous les plans. D’abord, je crois sincèrement qu’il y a peu d’émissions en France qui peuvent s’enorgueillir d’une telle qualité en termes de contenu politique et de réflexion de fond. Les invités qui ont accepté de venir sur le plateau de Paroles d’honneur ont toutes et tous apporté un point de vue original, audacieux et renseigné. Parmi eux, on trouve pêle-mêle des intellectuels, des militants ou des artistes : Françoise Vergès, Farida Alamazani, Olivier Le Cour Grandmaison, Norman Ajari, Nacira Guénif, Na Boakye, Marwan Muhammad, Amal Bentounsi, Danièle Obono, Ulysse Rabaté, Omar Slaouti, Étienne Balibar, Tristan Garcia, Laurent Lévy, Maboula Soumahoro, Michèle Sibony, Michelle Guerci, Stella Magliani-Belkacem, Patrick Simon, etc.

Par ailleurs, grâce au format de l’émission « QG », qui favorise des prises de paroles libres, sans réelle contrainte de temps (certaines émissions ont duré jusqu’à 3 heures !), les invités ont le temps d’aller au bout de leur propos, de le développer sans qu’aucun animateur, chronomètre en main, les menace de leur couper le micro, ce qui a presque toujours pour effet de mutiler toute la complexité du discours, c’est-à-dire de sa richesse et de sa pertinence.

Pour ma part, j’ai toujours trouvé très agaçante cette manie des animateurs de télévision de couper systématiquement la parole à leurs invités quand ils commencent à peine à déployer leur propos. Le temps presse, certes, mais à la fin on est en droit de se demander à quoi tout cela rime vraiment. Pourquoi prétendre faire une émission de débat si aucun des débatteurs n’a vraiment le temps d’expliciter la thèse qu’il défend ? J’ai tenté ainsi d’instaurer un style moins balisé, moins conventionnel, avec une dimension interactive, où les personnes présentes dans le public peuvent intervenir à tout moment et interpeller les invités. Un peu comme dans l’émission Droit de Réponse de Michel Polac qui a apporté un véritable vent de fraîcheur dans le paysage médiatique français. Le résultat est perfectible à bien des égards mais je suis assez fière de ce que nous sommes arrivés à faire avec si peu de moyens.

Avec le recul, je dirais que les deux premiers QG étaient importants parce qu’ils ont offert une visibilité au champ politique décolonial au moment où nous vivions une véritable catastrophe électorale, mais l’émission qui a suivi, intitulée « Mélenchon est-il notre pote ? », a opéré un saut qualitatif. C’est à partir de là que nous sommes parvenus à sortir de l’entre-soi décolonial. Loin du consensus, cette émission a permis que s’expriment de vrais désaccords politiques et stratégiques, grâce notamment à la présence de représentants de la France Insoumise comme Danièle Obono et Ulysse Rabaté qui ont eu le courage de venir défendre leur point de vue sur un terrain qui n’allait pas leur faire de cadeau. C’est vers ce type de débats que nous souhaitons poursuivre, en invitant des personnes qui ne partagent pas forcément la ligne politique décoloniale mais qui ont le courage de l’interroger et de s’y confronter directement, « à la loyale » comme j’aime à dire.

 

CT : Pourrais-tu nous parler de cette deuxième saison ?

LY : Nous avons déjà plusieurs sujets d’émissions : « Le foot français lave-t-il plus blanc ? », « Le rap est-il universel ? », « Peut-on politiser la trahison ? ». Et un tas d’autres idées que nous dévoilerons prochainement et qui ont pour point commun d’être à la fois sensibles, très riches et tous traversées d’une manière ou d’une autre par des problématiques décoloniales. Sans oublier les sujets qui nous seront dictés par l’actualité politique de l’année qui vient.

 

CT : Paroles d’honneur se revendique comme étant un média 100% autonome : comment l’émission est-elle financée ?

LY : Paroles d’honneur est un pur miracle militant. Il ne dépend d’aucune subvention publique ni d’un quelconque financement occulte. Il repose essentiellement sur le travail bénévole de personnes engagées qui consacrent une grande partie de leur énergie et de leur temps à tenter de faire avancer les choses dans le sens de leurs convictions et de leurs idéaux politiques. C’est là un aspect important car il indique que Paroles d’honneur n’émerge pas de nulle part, mais du terrain des luttes d’où il tire sa légitimité et son intégrité morale et intellectuelle.

Néanmoins, la qualité technique de nos émissions, à laquelle nous tenons, engendre des frais. Il nous faut payer le matériel, les techniciens, le régisseur, l’ingénieur son, les cadreurs… Tout cela aboutit à une somme importante que vous avons très précisément déterminée dans notre campagne de financement lancée il y a quelques jours sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank. Nous y avons fixé un premier palier de sécurité (environ 13 000 euros) mais ce palier ne permettrait de financer que trois émissions. En vérité, nous espérons collecter le double de cette somme afin de garantir une pleine saison d’émissions. C’est pourquoi nous faisons appel à tous ceux se reconnaissent dans la politique décoloniale, ceux qui la soutiennent, ceux qui l’aiment, ceux qui s’en méfient mais qui pensent légitime qu’elle existe médiatiquement, ceux qui veulent la connaître, la cerner, pour la rejoindre, ou l’affronter clairement, sans dérobade, ni malentendus consciemment entretenus. Enfin, ceux qui ont un sens du débat, de la politique réelle et de l’honneur.

 

Entretien réalisé par Selim Nadi. 

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