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À propos de Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, 294 p.

 

Comme c’est fréquemment le cas avec les ouvrages de Luc Boltanski, la lecture de De la critique laisse un curieux sentiment de familiarité et d’étrangeté. Familiarité car on y retrouve non seulement bon nombre de concepts forgés par l’auteur au cours de ses travaux précédents — comme justification, épreuve, arrangement ou critique —, mais également plusieurs notions fondatrices de la sociologie politique, pour certaines tombées dans une certaine, et regrettable, désuétude — telles que domination, exploitation, institution ou classe dominante. Mais étrangeté aussi car ces différentes notions sont le plus souvent affinées ou redéfinies dans un sens nouveau, à l’appui d’un cadre d’analyse non seulement des sociétés capitalistes contemporaines, mais également des manières de se les rendre intelligibles et de les remettre en cause. Il va s’en dire que c’est dans cette capacité à produire un éclairage novateur sur le monde social actuel que réside l’intérêt, tant sociologique que politique, de l’ouvrage.

De la critique relève en effet pleinement de ce que Boltanski désigne comme une sociologie métacritique — de fait distincte d’une sociologie qui ne fournirait que des descriptions du social —, en ce que l’ouvrage livre une « construction théorique visant à dévoiler, dans leurs dimensions les plus générales, l’oppression, l’exploitation ou la domination, quelles que soient les modalités sous lesquelles elles se réalisent » (p. 22). L’auteur le fait en s’appuyant sur les apports combinés, et en partie complémentaires, des deux démarches sociologiques auxquelles il a lui-même contribué : celle, d’une part, de la sociologie critique, telle qu’elle s’est principalement exprimée dans l’école de Pierre Bourdieu, et celle de la sociologie pragmatique de la critique qu’il a impulsée en compagnie de Laurent Thévenot. La première est saluée pour sa capacité à identifier les forces qui pèsent sur les agents, mais se voit reprocher de considérer ceux-ci comme écrasés par les dominations qu’ils subissent, tandis que la seconde rend certes davantage justice aux compétences critiques des acteurs, mais sans être réellement à même de fournir de véritable levier à une remise en cause de l’ordre social existant.

Le deuxième chapitre de l’ouvrage est tout entier consacré à la discussion de ces deux démarches et de ce qui les distingue : leur posture — soit de surplomb en regard d’un monde social fait de rapports verticaux, soit immergée dans les situations et attentive au point de vue des acteurs — comme leur conception des personnes — agents « dominés sans le savoir » car sous l’emprise d’une idéologie, ou bien acteurs mobilisant leur sens du juste dans des disputes. Mais ce chapitre introduit surtout une notion centrale du cadre général esquissé dans l’ouvrage, celle d’épreuve. Ce concept, déjà présent dans De la justification (publié avec Thévenot en 1991), désigne des moments ou des dispositifs particuliers au cours desquels sont mesurés la valeur des personnes, et leur est ouvert (ou refusé en cas d’échec) l’accès à certains titres ou avantages ; les examens scolaires ou les procès en constituent dans notre société les paradigmes. Les épreuves contribuent par leurs verdicts à produire et reproduire un ordre social hiérarchisé : selon qu’il aura ou pas obtenu le bac, selon qu’il aura été reconnu innocent ou coupable, la position d’un individu sera évaluée et qualifiée différemment. Mais elles peuvent aussi se trouver vulnérables à la critique lorsque celle-ci parvient à démontrer que leur déroulement contrevient à leurs principes officiels — comme lorsque Bourdieu et Passeron montrent dans La Reproduction (Minuit, 1970) que le principe d’égalité des chances proclamé par l’Ecole républicaine masque la sélection sociale fondée sur les inégalités de capital culturel qui s’y opère.

C’est aux institutions qu’il revient selon Boltanski de parer à de tels soupçons en définissant les formats des épreuves et en garantissant la validité de leurs verdicts. Plus encore, c’est à elles qu’il revient d’attester de ce qui est, et de ce qui importe, face à un monde soumis à l’incertitude et sur lequel les individus, pris dans une pratique nécessairement située, ne peuvent livrer que des points de vue trop dispersés et trop partiels pour faire tenir une réalité. Les institutions, en d’autres termes, ont pour mission de stabiliser un ordre social et de rassurer sur sa légitimité et sa pérennité, ce que Boltanski appelle leur « fonction de confirmation ». Il en est ainsi, par exemple, de la justice, qui ne peut être confiée aux individus directement parties prenantes, dont le point de vue est trop partiel et situé pour être valable (la victime est trop directement impliquée dans son affaire pour être habilitée à « se faire justice » elle-même). Elle doit en revanche être rendue par cet « être sans corps » qu’est l’institution judiciaire, qui adopte pour rendre son verdict un point de vue général et détaché, conforme à un ensemble de références et de types (le code pénal, la jurisprudence) et qui, parce qu’elle s’inscrit dans un rapport particulier au temps (les délits du même ordre qui seront commis dans le futur seront punis de la même peine), conjure l’incertitude de l’avenir. Les institutions ont, par cette fonction de sécurisation, un caractère performatif : elles font advenir (ou construisent, pour reprendre un certain vocabulaire sociologique) une réalité, mais celle-ci est arbitraire, car nécessairement distincte et distante du chaos insaisissable du monde, entendu quant à lui, à la suite de Wittgenstein, comme « tout ce qui arrive ».

Les institutions sont en outre soumises à une vulnérabilité que Boltanski désigne comme contradiction herméneutique. Celle-ci à la fois interroge leur fondement ultime (indiscernable dès lors qu’on abandonne les conceptions théologiques), pointe leur décalage inévitable avec la pratique (la distance entre l’article du code pénal et le délit concret jugé au tribunal, par exemple) et questionne le fait que ces « êtres sans corps » doivent s’incarner dans des individus qui, comme tout représentant, s’exposent au soupçon de poursuivre leurs intérêts propres sous couvert de défendre ceux de l’institution. La contradiction herméneutique ouvre la possibilité de la critique, qui se trouve légitimée lorsque des « épreuves de réalité » attestent que l’institution produit une réalité non conforme à ses principes (comme lorsque les statistiques carcérales attestent d’une « justice de classe » plus sévère à l’égard des pauvres que des riches). Pour s’en prémunir, l’institution s’engage dans des « épreuves de vérité » destinées à réaffirmer la permanence et la cohérence de l’ordre des choses dont elle est solidaire ; la répétition du rituel (couronnement, intronisation, rentrée solennelle…), dont la formalisation stricte souligne l’immuabilité de ce qui est, en est une des expressions privilégiées.

L’identification de la contradiction herméneutique, inhérente à la logique institutionnelle, ne sert pas de prétexte à une dénonciation des institutions en tant que telles ; Boltanski insiste au contraire sur la nécessité de la sécurisation de la réalité qu’elles assurent. Il n’en reste pas moins qu’elles sont fréquemment engagées dans des processus de domination, lorsqu’elles contribuent à perpétuer ou à dissimuler des asymétries et des formes d’exploitation tout en désarmant ou en affaiblissant la critique. Elles le font, plus précisément, en construisant et en imposant un certain type de réalité, que la critique s’avère incapable de remettre en cause en pointant la distance qui la sépare de l’état du monde ; pour Boltanski, « un effet de domination pourra donc être caractérisé par sa capacité à restreindre (…) le champ de la critique ou, ce qui revient au même, à lui ôter toute prise sur la réalité » (p. 176). Et c’est précisément à la mise au jour du mode de domination actuel — désigné comme « complexe » ou « gestionnaire » — qu’est consacré le cinquième chapitre de l’ouvrage, sans doute le plus utile pour le « réarmement de la critique » que Boltanski appelle de ses vœux.

Poursuivant la réflexion déjà esquissée dans son précédent livre Rendre la réalité inacceptable (Démopolis, 2008), le sociologue montre comment l’idéologie de la « fatalité du probable » (qui impose de rechercher ce qui est présenté comme inéluctable), dominante depuis les années 1970, est parvenue à désarmer la critique par une valorisation du changement perpétuel qui invalide les épreuves préexistantes (comme lorsque la réussite scolaire ne garantit plus une mobilité sociale ascendante) et interdit leur stabilisation. Les pages que Boltanski consacre à la domination gestionnaire sont parmi les plus suggestives de l’ouvrage. Il est ainsi impossible de ne pas penser à la vague de suicides de salariés de France Télécom, causée par un management fondé sur une restructuration permanente, lorsqu’il évoque la redéfinition perpétuelle des critères des épreuves et les injonctions à la mobilité et à la concurrence, ou lorsqu’il décrit les « épreuves existentielles » qui prennent appui sur des expériences individuelles (comme celles de l’humiliation ou de l’injustice) pour exprimer une critique radicale de la réalité, mais qui souffrent de rester le plus souvent à l’état isolé et fragmenté.

La critique est dans ce contexte d’autant plus affaiblie que ses adversaires ont incorporé ses formes et ses arguments : la figure de l’expert (spécialement sous les traits de l’économiste) est devenue centrale, qui prétend dire le monde (ce qui relève du donné inéluctable, donc) alors qu’il ne fait que livrer une réalité particulière dont il occulte ce qu’elle doit à la réalisation d’une volonté. Boltanski désigne par le néologisme de mon&réal cette confusion entre la réalité et le monde que livrent les experts néolibéraux lorsqu’ils invoquent le caractère impérieux de « lois » du marché pour décourager a priori la recherche d’autres mondes possibles. Cette insistance sur la figure de l’expert lui permet d’identifier une nouvelle contradiction, celle qui oppose la souveraineté populaire — qui reste encore le principe de légitimité de nos systèmes politiques — et l’expertise — qui, on l’a vu de manière exemplaire lors des débats sur le TCE, se prévaut de son savoir pour disqualifier le choix exprimé par le peuple. Elle lui permet également de pointer la difficulté à saisir une nouvelle classe dominante extrêmement composite (puisqu’elle rassemble des « responsables » aussi divers qu’hommes d’Etat, banquiers, industriels, experts, etc.), mais que caractérise une propension commune à l’auto-héroïsation solidaire d’un rapport « relativiste » aux règles, s’autorisant au besoin la transgression des formats d’épreuve tout en imposant leur respect aux dominés.

Comment, dans ces conditions, réarmer la critique, et dans quelle mesure une sociologie pragmatique peut-elle nourrir un projet d’émancipation ? Une des premières voies, esquissées dans le dernier chapitre, consisterait à redonner la priorité au collectif, notamment via la restauration d’une grille de lecture du monde social en termes de classes. Une deuxième viserait à rendre davantage explicite la contradiction herméneutique, non pas, on l’a dit, pour dénoncer les institutions comme telles, mais pour offrir davantage d’assise à un projet alternatif de transformation de la réalité. Il s’agirait alors d’instaurer de nouveaux rapports entre institutions et critique, et de permettre à celle-ci de « redonner aux personnes, individuellement et collectivement, des prises sur l’action et la capacité à formuler des attentes fondées sur une réappropriation réflexive de leurs épreuves existentielles » (p. 271, n. 30).

L’« éternel chemin de la révolte » reste, aux yeux de Boltanski, la seule manière d’aller dans cette direction. Ce chemin, tel qu’il est tracé dans les dernières pages, emprunte des détours plutôt libertaires. L’accent est notamment porté sur les modes d’expérimentation de vies alternatives en « groupes affinitaires » (relevant en fait plus de la défection que de la lutte), ainsi que sur une remise en cause radicale de l’Etat nation, considéré comme partenaire irremplaçable du capitalisme. On pourra trouver ce chemin curieusement restrictif, appuyé sur une vision quelque peu fétichiste de l’Etat, et regretter qu’il laisse sans réponse la question de la reprise de ce contrôle politique de l’économie par lequel Durkheim définissait le socialisme. Il n’en reste pas moins que De la critique apporte une fraîcheur bienvenue dans un contexte intellectuel plombé, d’un côté, par l’hégémonie des experts néolibéraux et, de l’autre, par le prophétisme aussi grandiloquent que creux d’un Negri ou le revival du maoïsme philosophique d’un Badiou. La combinaison d’un vocabulaire nouveau et d’un lexique ancien, notamment issu de la tradition marxiste (exploitation, émancipation, classe dominante, et même communisme), est sans doute un des meilleurs indices du réarmement sociologique de la critique vers lequel ouvre Boltanski.

 

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