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En 1948, Leo Löwenthal et Norbert Guterman analysaient les mécanismes rhétoriques, psychologiques et sociaux au coeur du discours fasciste, dans leur livre Les prophètes du mensonge : étude sur l’agitation fasciste aux Etats-Unis [1948], republié en 2019 par les éditions La Découverte. Dans l’extrait que nous publions ci-dessous, ils montrent comment les fascistes construisent la figure de l’Ennemi. 

Présentation

Durant la Seconde Guerre mondiale, apparurent aux Etats-Unis de nombreux agitateurs fascistes. Férocement anticommunistes et antisémistes, parfois parsemés de critiques de la finance et de l’administration étatique, leurs discours partage un air de famille avec ceux diffusés par la Alt-right contemporaine.  Ce sont les mécanismes rhétoriques, psychanalytiques et sociaux de ces discours que Leo Löwenthal (sociologue et critique littéraire) et Norbert Guterman (traducteur et collaborateur d’Henri Lefebvre) analysent dans cette étude, publiée pour la première fois en 1948. Ils le font en s’inscrivant dans la continuité des travaux de l’Ecole de Francfort (dont Löwenthal en particulier est un membre important), notamment ceux portant sur la « personnalité autoritaire ».

Nous publions ici le chapitre 4 (L’impitoyable ennemi) de l’ouvrage.

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Chapitre 4 : L’impitoyable ennemi

Comme tout avocat du changement social, l’agitateur tient l’ennemi pour responsable des souffrances qu’endurent ses sympathisants. Toutefois, alors que dans les autres mouvements politiques vaincre l’ennemi n’est qu’un moyen pour parvenir à une fin – qui serait une nouvelle société ou une société réformée d’une manière ou d’une autre –, dans l’agitation, c’est une fin en soi. L’ennemi n’est pas conçu comme un groupe qui se met en travers d’un certain objectif, mais comme un super-oppresseur, un prince démoniaque, presque biologiquement déterminé, absolument mauvais et destructeur. C’est un corps étranger, incompatible avec la société dans laquelle il n’occupe aucune fonction utile ou productive. Impossible de lui faire entendre raison, pas même en théorie. L’ennemi ne peut franchir le pont qui le conduirait à la repentance. Il est de l’autre côté, pour toujours, faisant le mal pour le mal. L’agitateur puise la matière première d’un tel portrait dans les stéréotypes préexistants. Ses cibles sont innombrables. Il les désigne comme les « communistes », « les nazis, les fascistes et les Japs », « les (soi-disant) amis de la démocratie », les « internationalistes », les « bureaucrates du New Deal », « Walter Winchell[1] », les « journaux communistes et procommunistes », avant de préciser que « cette liste n’est pas exhaustive. Nous pourrions nommer encore cent autres espèces d’ennemis mais celles qui sont citées ici indiquent à quels adversaires nous faisons face. NOUS SOMMES FIERS DE NOS ENNEMIS. C’EST UN HONNEUR D’ÊTRE HAÏS PAR DE TELLES PERSONNES ET DE TELLES ORGANISATIONS »[2]. Cependant, l’agitateur s’efforce de réunir et d’intégrer les animosités diffuses de son public dans une image bien définie de l’ennemi. C’est cette image que nous tenterons maintenant d’analyser.

Pour ce faire, nous avons divisé en trois parties le portrait que l’agitateur dresse de son ennemi : son émanation politique, son substrat psychologique et le Juif, renvoyant à une réalité fantasmée. Les chapitres 4, 5 et 6 traitent respectivement de chacune de ces facettes.

 

Thème 6 : les Rouges

L’agitateur fait feu de tous les clichés antirévolutionnaires. Il évoque « la bête bolchevique, le profanateur du divin, le tueur de chrétiens[3] » ; il prévient son public :

Telle une peste bubonique, le bolchevisme parcourt la surface de la Terre, brûlant les églises, massacrant les serviteurs de Dieu, ridiculisant ce que nous tenons pour sacré, désignant la religion comme l’opium du peuple, attisant le mécontentement[4].

Pourtant, l’agitateur, qui veut passer pour l’ennemi le plus acharné de la révolution, occupe une position pour le moins ambiguë. En effet, les extrémistes ne sont pas simplement ses ennemis ; ce sont ses concurrents. Comme eux, il cherche à rallier les masses à sa cause ; comme eux, il promet non pas les remèdes palliatifs, incomplets, du réformateur mais bien une solution définitive aux maux de son public. L’agitateur doit donc faire valoir que ses rivaux lui sont inférieurs, qu’ils sont moins fiables ; mais il doit aussi rassurer les puissants de ce monde : les passions allumées par ses invectives ne se retourneront pas contre eux. C’est pourquoi il dénonce le communisme avec une telle virulence. Il lui faut montrer qu’il hait les ennemis de la propriété privée plus encore que ses représentants et ses bénéficiaires les plus fortunés.

Dès qu’il le peut, l’agitateur emprunte le vocabulaire et les idées de ce qui est communément tenu pour respectable. Ce faisant, il apparaît comme un citoyen honnête et digne de confiance. Le meilleur exemple en est la manière dont il détourne à ses propres fins la peur si fréquente du communisme. Beaucoup de ses déclarations sur les « Rouges » pourraient se trouver dans la bouche d’un véritable conservateur, voire d’un progressiste. Mais, à examiner de plus près l’ensemble de ses propos, on constate que l’agitateur les utilise selon une démarche qui lui est propre. Trois traits caractérisent cette approche :

1. Pour l’agitateur, la révolution peut advenir demain : il ne discute jamais – pas plus qu’il ne l’analyse – du stade de développement dans lequel se trouve le mouvement révolutionnaire à un moment donné. Il ne se donne pas la peine de distinguer les différents genres de mouvements radicaux, révolutionnaires ou réformistes, extrémistes ou modérés. Il ne fait pas le tri entre les différentes tactiques utilisées par ces mouvements. Tous sont regroupés sous une même menace révolutionnaire indifférenciée. Cette menace ne peut pas être circonscrite à un mouvement, à un événement ou à une possible évolution de la situation. Elle se réduit simplement à une violence révolutionnaire imminente. L’agitateur tire ses images du communisme de scènes de guerres civiles, où des minorités armées prennent le pouvoir en une orgie de sang et de violence. En fait, la révolution peut avoir lieu d’une minute à l’autre :

Le seul espoir est que le Congrès se réveille à temps. Les grèves actuelles, inspirées, dirigées et financées par les judéo-rouges font partie des techniques révolutionnaires des bolcheviks pour saboter notre économie et préparer le règne de la terreur qui doit coïncider avec le début de la Troisième Guerre mondiale[5].

La conception que l’agitateur se fait du communisme est extensible à l’infini. Prenant l’air de celui qui est « au parfum », l’agitateur raconte à son auditoire que les groupes aujourd’hui aux commandes économiques ou politiques sont liés au communisme. En même temps, cette menace satisfait délibérément le goût insatiable de son public pour les histoires horribles et fantastiques. L’agitateur introduit ici un principe permettant de systématiser un état d’esprit proche de la paranoïa : « De la bouche des chroniqueurs, des ambassadeurs, des évêques, des tribunaux, des politiciens sort un torrent d’embrouillamini, et pourtant tout est lié par le même FIL ROUGE[6]. »

On prend la mesure du danger quand on comprend qu’« avec les communistes invités à prendre le thé à la Maison-Blanche et 2 850 d’entre eux qui émargent aux frais des États-Unis […] il est temps que l’Amérique se réveille et agisse[7] ». Dans de telles circonstances, suggère l’agitateur, il est presque exclu d’espérer une action du gouvernement et il ne reste pas d’autre solution que la révolte spontanée du peuple.

2. Il brouille la nature spécifique de la menace communiste en lidentifiant à des signes avant-coureurs plus larges d’une catastrophe imminente : derrière le communisme se cachent des « groupes internationaux » ; qu’ils programment une révolution ou un gouvernement mondial, la même force est à l’œuvre : « Certains groupes internationaux tentent de nous déposséder de notre souveraineté nationale, de nous faire basculer dans un super-gouvernement, de nous faire participer à une révolution communiste mondiale, ou de nous faire retourner dans l’Empire britannique[8]. » L’agitateur brouille la distinction entre le communisme et d’autres idéologies qui lui déplaisent en niant l’existence même du communisme. « Il n’y a pas de “communisme” sur Terre, personne n’en veut, ni aujourd’hui ni demain. C’est une vaste supercherie[9]. » Tout se passe comme si les organisations « de façade » étaient les dupes du communisme et comme si le communisme lui-même était la « façade » d’autre chose. Stigmatiser le communisme comme une sorte de tromperie lui enlève toute portée idéologique et dilue sa signification jusqu’à le rendre extrêmement vague. Cette dilution est très utile : elle permet d’insinuer que le communisme n’est qu’une étiquette dissimulant des agissements sordides et que, par conséquent, toute personne que l’agitateur juge sordide peut être appelée communiste.

3. L’agitateur associe les communistes aux Juifs : « Ceux qui soutiennent […] le communisme n’échapperont pas à notre hostilité même s’ils cherchent refuge sous la bannière de leur prétendue race ou religion en se lamentant d’être injustement attaqués[10]. »

Si l’identification du communiste au Juif est un procédé bien connu, l’utilisation qu’en fait l’agitateur l’est moins. Lorsqu’il décrit les communistes comme des Juifs, il les fait passer d’un groupe de personnes qui pourraient éventuellement rallier sa cause à un groupe définitivement irrécupérable. Il introduit également une connotation de faiblesse chez l’ennemi. Combattre Staline est peut-être une lourde tâche, mais une fois que ses conseillers sont identifiés comme ces Juifs qui « cherchent refuge sous la bannière de leur prétendues race ou religion », ils deviennent des proies faciles. Le fait qu’ils se plaignent d’être « injustement attaqués » suffit à le démontrer. Le fantôme du communisme n’est ainsi largement exagéré que pour être plus facilement dégonflé ; les peurs qu’on a attisées en parlant de sa puissance sont finalement démasquées et se révèlent ridicules. Les dirigeants communistes sont exclusivement juifs : « Qui sont les chefs de file du communisme ? Des JUIFS ! Est-ce que vous pouvez nommer ne serait-ce qu’un Irlandais, un Hollandais, un Italien, un Grec ou un Allemand qui soit un grand leader communiste[11] ? »

Et c’est justement pour cela que le communisme est faible :

Le point faible du Parti communiste réside dans le fait que 100 % ou presque de ses dirigeants sont juifs. Il y a quelques « Gentils de façade » – Foster, Browder, etc. –, mais du représentant du Komintern jusqu’au dirigeant local, les Juifs ont la mainmise sur quasiment tous les pouvoirs et responsabilités[12].

Le communiste avait été décrit comme un loup. Il se révèle être un agneau juif déguisé qui doit être impitoyablement puni par les autres agneaux pour qu’ils puissent exorciser leurs peurs.

 

Thème 7 : les ploutocrates

L’agitateur condamne à la fois les extrémistes et ceux que les extrémistes condamnent. On pourrait supposer que l’objectif premier de ses attaques contre les riches est d’assurer ses sympathisants de sa radicalité. Mais un examen plus poussé des textes de l’agitation montre que cet objectif ne représente qu’une part fortuite d’une stratégie plus large.

Au premier abord, de telles attaques rappellent à l’auditoire les polémiques menées par les progressistes ou les mouvements populaires contre le monopole des grandes entreprises. Dans la sphère intime, les financiers s’adonnent à une immonde débauche ; dans la sphère publique, ils complotent pour satisfaire leur soif de pouvoir. Ils provoquent la guerre : « Celui qui n’y connaît rien à l’argent et aux banques n’a pas la moindre idée de ce qui se joue dans cette guerre en Europe[13]. » Ils « ont fait leur beurre avec l’argent d’actionnaires pigeons[14] ». Ce pays est divisé entre « les banquiers milliardaires et leurs gens, d’un côté, et le gros du peuple américain de l’autre[15] ».

On peut, dès lors, avoir l’impression que l’agitateur adopte les idées et le langage des communistes. Il semble faire écho à leurs déclarations selon lesquelles la dernière guerre aurait été provoquée par l’impérialisme :

La bataille de Singapour est une bataille pour Kuhn, pour Loeb and Company et pour J. P. Morgan […]. Des centaines de milliers de jeunes Américains et Anglais vont sans doute sacrifier leurs vies pour sauver la Malaisie – et accessoirement préserver des investissements dont les profits sont arrachés aux Malaisiens pour garnir les portefeuilles des banquiers internationaux[16].

Cependant, cette révélation ne fait que préparer à un biais subtil, presque imperceptible : l’attention du public se concentre non pas sur le capitalisme mais sur les banquiers.

En effet, parmi toutes les causes instinctives de colère qu’il parvient à formuler, l’agitateur évite avec une remarquable constance de s’en prendre spécifiquement aux grands trusts de production de biens, de transports ou de services publics. En revanche, il attaque bel et bien le fleuron des industries de communication. Il semble comprendre d’instinct qu’il s’agit là de ses concurrents les plus proches. « Vous allez au cinéma pour une double séance et tout ce que vous voyez, c’est de la propagande. La seule fois ou presque où vous en avez vraiment pour votre argent, c’est quand vous écoutez Gerald Smith[17]. » S’il lui arrive de mentionner des entreprises industrielles, telles que les exploitations minières, il s’empresse d’ajouter qu’elles sont aux mains de « quelques financiers internationaux » qui s’évertuent à « imposer leurs propres règles de production »[18]. Quand il énumère ses cibles, il place côte à côte « groupes de pression, seigneurs féodaux, esclavagistes, impérialistes » et « banquiers internationaux » ; cependant, il parvient toujours à suggérer que son principal ennemi est le « système financier » :

Ils veulent une organisation impérialiste qui exploitera le monde entier, ses ressources naturelles et sa population, qui transformera tous les gens en esclaves de l’impérialisme, taillables et corvéables à merci, ou tués au combat, selon leur bon vouloir, pour défendre leur système financier et leur avidité impérialiste[19].

Ainsi, dans ses prêches contre l’idole Mammon, l’agitateur semble reprendre une image traditionnelle : le Christ chassant les marchands du Temple. Mais ses motivations réelles sont modernes, très modernes même, et il semble en avoir bien conscience quand il dit :

Soyons réalistes et reconnaissons que notre destinée se borne à notre Amérique. Elle n’est pas liée au devenir des empires étrangers. En combattant pour eux, nous ne combattons ni pour la paix, ni pour la démocratie, mais bien pour perpétuer un système financier obsolète, animé et contrôlé par les Sassoon, les Montefiore, les Rothschild, les Samuel[20].

Le mot clé ici est « obsolète ». Quand il utilise la vieille image populiste du banquier jonglant avec l’or, l’agitateur semble omettre qu’au cours des dernières décennies les banques et les capitaux industriels ont fusionné en de gigantesques conglomérats. En fait, il incite les dirigeants à éradiquer de leurs rangs les inutiles rescapés de l’ancien temps : il faut dégrossir et affûter la domination pour la renforcer. Le banquier, identifié au Juif, comme toujours ou presque dans l’agitation politique, symbolise des méthodes désuètes de domination indirecte. Il représente une cible de choix pour l’auditoire, qui a tendance à chercher des personnes susceptibles d’incarner les causes anonymes des pertes financières.

L’agitateur reprend ici l’idée reçue qui identifie puissance économique et puissance financière. Maintenant que les traditionnels objets de haine que sont le banquier et le financier ont perdu une grande partie du pouvoir qu’ils avaient au xixe siècle, cette haine peut s’exprimer plus librement.

Aux yeux du public, le banquier est particulièrement haïssable car, contrairement à l’industriel, il vit dans le luxe sans détenir de véritable pouvoir de commandement. Le banquier tout-puissant semble ainsi s’identifier au mandataire – dont il est le symbole hypertrophié –, cet intermédiaire que le public tient souvent pour responsable de processus économiques qui relèvent en fait de la sphère de production. L’intermédiaire, comme le banquier, est surtout conçu comme prédateur, tandis que l’industriel est l’apôtre de l’initiative, de l’inventivité et l’efficacité.

Un peu comme s’il s’inquiétait que son public ne se méprenne et étende ses attaques contre les banquiers à des groupes qu’il souhaite épargner, l’agitateur s’empresse d’ajouter que « si le temps est venu pour nous de voter une clause de non-responsabilité contre les banques internationales, nous n’accepterons pas à la place un communisme international[21] ». En effet, il ne s’oppose au capitalisme que parce qu’il veut détruire le communisme « qui ne peut être éradiqué tant que le capitalisme et son système monétaire d’usuriers ne seront pas extirpés en tout et pour tout de nos vies sociales ». Ici encore, une expression comme le « système monétaire d’usuriers[22] » montre à quel point sa description du capitalisme est délibérément obsolète.

Ainsi l’agitateur semble-t‑il contraint de mener son combat sur deux fronts en même temps : contre le communisme et contre le capitalisme « usuraire ». Il esquive pourtant ce handicap stratégique par une audacieuse vue de l’esprit : l’assimilation du communisme au capitalisme. Les tenants de la révolution sont mis sur un pied d’égalité avec les ploutocrates exploiteurs. En même temps, l’agitateur montre à quel point il hait les capitalistes quand il les traite de communistes. Les évidentes objections logiques à l’hypothèse d’un groupe capitaliste qui comploterait contre le système dont il tire profit ne dérangent pas l’agitateur. Il dispose en effet de plusieurs théories pour expliquer ce phénomène.

L’une d’elles présente le communisme comme l’instrument d’intérêts financiers visant à établir le fascisme :

Le communisme – ce leurre, que l’on agite devant de larges franges de la population spoliées par des banquiers internationaux – est justement encouragé par les banquiers internationaux afin de créer un contexte révolutionnaire pour établir l’État servile, c’est-à-dire le fascisme ou le nazisme[23].

Une variante de cette théorie veut que le communisme et le capitalisme soient deux armes aux mains d’un troisième ennemi : « Le capitalisme impénitent et le communisme sournois – la main droite et la main gauche de l’impérialisme international – ont souillé notre beau pays de leurs activités antiaméricaines[24]. »

Mais la méthode favorite de l’agitateur pour associer capitalisme et communisme consiste à suggérer que le « communisme athée » est l’« enfant du capitalisme juif et de l’intellectualisme juif »[25]. La formulation la plus frappante de cette théorie fait remonter tous les – ismes modernes à un ancêtre juif commun :

Il faut supprimer les causes pour se débarrasser des effets récurrents […] nous cherchons à liquider celles qui engendrent le concept d’hitlérisme dans l’esprit des hommes. Ces causes remontent de Staline à Lénine, de Lénine à Marx, de Marx aux Rothschild, des Rothschild à la Banque d’Angleterre, et de la Banque d’Angleterre à cette bande d’usuriers qui, au xvie siècle, ont accompli la transsubstantiation d’un vice en vertu[26].

Nous voyons ici à quoi vise principalement l’amalgame entre communisme et capitalisme : mis dans le même panier, ils annulent réciproquement leurs caractéristiques aussi bien idéologiques que fonctionnelles et peuvent ainsi apparaître comme des armes aux mains d’un ennemi racial – le Juif. Par ailleurs, la condamnation conjointe du communisme et d’un capitalisme « impénitent » suggère la possibilité d’une troisième voie pour les remplacer :

Une analyse objective montre que les Allemands ne pouvaient espérer libérer leurs foyers, leurs églises, les écoles et leurs institutions sans briser les liens du capitalisme juif qu’on avait tissés autour d’eux. Nécessité est mère d’invention. Ils ont ainsi établi un système économique qui leur était propre, coupé de la fraternité bancaire juive. Un frisson a parcouru les rangs des internationalistes[27].

Ce qui séduit le public dans la figure du « banquier communiste », c’est peut-être justement l’incongruité, si forte qu’elle en devient presque étrange, d’une explication simple à des situations réelles et confuses. L’hostilité de l’agitateur à l’égard du banquier menant la belle vie semble nourrir la rancœur du public envers celui qui goûte au « fruit défendu ». Et, parce que la manière dont l’agitateur exprime le malaise est fortement parcourue d’appels latents à la violence, l’annihilation du « banquier communiste » apparaît aux yeux du public comme une partie de plaisir – du moins, au préalable.

L’étrangeté de cette association entre banquier et communiste invite à une interprétation psychanalytique. Le banquier qui goûte au fruit défendu mais prêche l’abstinence, qui roule sur l’or mais exige que les autres soient économes, le banquier donc est une figure du père, objet de sentiments œdipiens ambivalents. Le mariage « contre-nature » du banquier et du communiste semble « naturel » pour l’inconscient, qui, en un sens, considère que tout mariage est défendu puisque la mère accorde au père les faveurs sexuelles qui sont refusées à l’enfant. Dans le cas présent, le mariage est particulièrement scandaleux. La théorie du communisme « enfanté » par le capitalisme ou du Juif qui engendre les deux suggère même un mariage incestueux. Le banquier et le communiste qui jouissent l’un de l’autre et qui briment le pauvre enfant au nom du tabou de l’inceste sont des hypocrites de la pire espèce.

Dans le processus de l’agitation, le sentiment d’attachement que l’enfant éprouve à l’égard du père est détourné sur la personne de l’agitateur lui-même. Il fait office de père de substitution, rappelant à ses auditeurs que ce mariage est incestueux et leur confirmant le scandale de cette union. En parallèle, il attise la rancœur envers les deux parents qui refusent au sympathisant l’assouvissement sexuel et le forcent à se satisfaire ailleurs, dans une communauté de « frères ». Les connotations psychanalytiques de l’image du banquier communiste s’accordent avec sa fonction politique qui est de suggérer le caractère inéluctable de la solution fasciste : d’un point de vue psychanalytique, le fascisme a été lu comme la révolte des « frères » contre l’autorité parentale.

Récapitulons maintenant le propos de l’agitateur sur le thème des ploutocrates :

— Quand l’agitateur s’en prend au capitalisme, il ne s’attaque pas à l’institution sociale, mais à un groupe d’individus malfaisants.

— Il désigne ces individus comme des financiers manipulateurs et, ce faisant, il en appelle à des émotions politiques venues d’un autre temps, généralement de la période populiste du xixe siècle où le banquier était vu comme le grand ennemi.

— En assimilant le banquier à l’ennemi et en cantonnant sa dénonciation à la finance, l’agitateur ne porte aucune attaque au cœur de la production capitaliste moderne.

— L’agitateur concilie ses dénonciations du communisme et du capitalisme en créant le « banquier communiste », le Juif, qui instrumentalise à la fois le communisme et le capitalisme « usuraire » pour parvenir à ses propres fins.

 

Thème 8 : le gouvernement corrompu 

Dans sa critique du gouvernement, l’agitateur se conduit comme n’importe quel porte-parole de parti politique. Toutefois, il se distingue du réformateur par la violence de ses attaques verbales et, contrairement au révolutionnaire, il limite ses accusations au personnel gouvernemental : il ne s’attaque pas à ses fondements structurels.

Le New Deal s’est révélé être une cible très pratique pour l’agitateur. En pointant du doigt les agences gouvernementales, ce dernier pouvait se poser en ennemi de l’embrigadement :

Ces hommes qui sont envoyés à Washington pour préserver le bien-être de leurs amis et de leurs voisins, pour exécuter les ordres de la foule, des gens ordinaires qu’ils ont accepté de servir, puis qui échouent, qui ne travaillent pas au bien-être de leurs amis et de leurs voisins, qui n’exécutent pas les ordres donnés, ces hommes devraient tous être traités comme des traîtres et des félons méritant punition[28].

L’agitateur laisse entendre qu’il ne peut dénoncer aussi vigoureusement qu’il le souhaiterait le « vaste bloc d’usurpateurs sans foi ni loi » qui « ont accédé aux responsabilités »[29]. « Vous savez, aujourd’hui, en Amérique, vous ne pouvez plus user de la liberté d’expression […]. Là, un homme se dresse pour parler d’américanisme et il se retrouve sous tous les feux […]. Pour sûr, un Américain n’a plus le droit de parler de nos jours[30]. » Mais si l’agitateur peut dire aussi crûment qu’il n’abdiquera pas son « américanisme devant Samuel Dickstein ou qui que ce soit d’autre[31] », c’est précisément parce qu’il sait qu’un gouvernement libéral continuera de lui garantir la possibilité d’exprimer ses opinions.

Lorsque les nazis accusaient la République de Weimar d’être incapable de régler les problèmes économiques ou de briser le diktat de Versailles, ils profitaient d’une crise profonde où la faillite du système démocratique était flagrante aux yeux des masses. C’était à peu près la même chose en Italie quand les fascistes s’emparèrent du pouvoir. En outre, les deux pays avaient connu des mouvements socialistes forts qui, durant des décennies, avaient persuadé les masses, et notamment les ouvriers, que les gouvernements n’étaient pas « leurs » gouvernements, mais de simples instruments aux mains des exploiteurs. Aussi bien les nazis que les fascistes ont tiré parti de cette méfiance générale vis-à-vis des gouvernements en place. Ils ont détourné les réactions d’une « conscience de classe » de la ligne socialiste.

La situation aux États-Unis est quelque peu différente. Nulle longue tradition antigouvernementale ou anticapitaliste à récupérer pour l’agitateur. L’influence des différents groupes radicaux a été et reste négligeable. Même la révolte populiste du xixe siècle, dont l’agitateur tente à maints égards d’exploiter la tradition, est principalement intervenue contre des abus particuliers de différents groupes financiers plutôt que contre le gouvernement en tant que tel. Au sein des masses américaines, le sentiment que ce gouvernement n’est pas le leur ne prévaut pas. Quels que puissent être leurs griefs, ils se rapportent à une situation à laquelle on peut remédier (les « bureaucrates », les « trusts », les « députés et sénateurs antisyndicaux », les « socialistes partisans du New Deal »). Ces griefs ne traduisent cependant pas un rejet de l’ordre social ou du système politique en vigueur. Pour l’agitateur, c’est une entrave considérable qui l’oblige à certaines précautions dans sa manière de critiquer le gouvernement. Il souligne ainsi que Washington est le terrain d’une lutte perpétuelle entre les forces de la désagrégation et celles de l’unité nationales : « Washington est remplie d’escrocs contre lesquels certains de nos représentants, parmi les plus patriotiques, ont du mal à lutter[32]. »

En dépeignant une administration sous l’emprise des agents de la finance, l’agitateur suggère que le gouvernement ment quand il prétend représenter le peuple entier : « Sur ce, le président diligente une commission pour enquêter sur la question du caoutchouc, conduite par Bernard Baruch, connu depuis des années comme étant le “médiateur de Wall Street”. Quelqu’un l’a très bien dit : Pourquoi devrions-nous charger le Diable d’enquêter sur l’Enfer[33] ? »

Mais, aussi sévères que puissent être ses attaques individuelles contre les membres du gouvernement, l’agitateur fait l’éloge des « dirigeants compétents », « des patrons et des managers les plus en vue », les enjoignant à « résister aux attaques des bureaucrates politiques »[34]. Il sous-entend que les forces sociales qui détiennent le véritable pouvoir économique dans ce pays n’exercent pas l’influence qui leur est due tandis que celle des « tyrans bureaucrates » sur le gouvernement est « démesurée par rapport à l’influence qu’ils ont au sein de la population »[35].

L’agitateur a cependant tout intérêt à suggérer que, dans ce pays, le gouvernement représentatif, du moins tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, est un leurre, et que les véritables dirigeants sont en réalité des groupes occultes. Il exploite un sentiment largement répandu de nos jours, selon lequel les décisions de première importance ne viennent pas des représentants élus, mais de lobbies au service d’intérêts particuliers. Le public peut ainsi croire que l’agitateur dévoile la vérité quand il désigne les groupes qu’il abhorre comme ceux qui manipulent le gouvernement. « On a une bande de bureaucrates au pouvoir à Washington, travaillant pour certains monopoles étrangers et les intérêts de certaines banques, alors qu’ils devraient travailler pour le peuple des États-Unis[36]. » Il confirme le soupçon selon lequel « les grands financiers sont mis au parfum de certains contrats avant qu’ils ne soient publiés par le gouvernement, ce qui leur permet d’acheter des actions[37] ».

On accuse l’administration d’avoir pour objectif la confiscation de toute propriété privée et l’agitateur est « stupéfait du peu de courage dont font preuve, en Amérique, les hommes d’affaires les plus en vue pour contrer les attaques des bureaucrates politiques et des révolutionnaires à Washington[38] ».

De telles remarques, anodines en apparence, servent en fait à glorifier la gouvernance directe par des groupes détenant un pouvoir économique au détriment du gouvernement représentatif.

L’agitateur peut jouer sur la crainte diffuse de l’auditoire que des puissances mal définies, impersonnelles et irrésistibles président à la destinée de la nation. Il attise la méfiance traditionnelle des Américains à l’encontre de la bureaucratie et de la centralisation, et il interprète les tentatives de régulation des grandes entreprises par le New Deal comme une première étape dans l’instauration d’une dictature :

Le capitalisme d’État de Roosevelt ne va pas advenir sous une forme constitutionnelle. La richesse ne sera pas gérée par des dirigeants compétents, représentant les individus qui ont créé cette richesse et faisant en sorte que les hautes comme les basses classes en profitent. Ces Américains, victimes de la Réaction au sein du gouvernement, vont tout simplement abandonner la masse de leurs gains à une oligarchie politique perpétuelle, dont les décrets sont inaltérables et l’omnipotence sacro-sainte[39].

De telles attaques contre des individus qui ont soi-disant manœuvré pour accéder à de hauts postes sont susceptibles de trouver un large écho populaire : l’auditeur peut apposer ce stigmate de l’abus de pouvoir à tout officiel qui, pour une raison ou pour une autre, est l’objet de son ressentiment. L’agitateur s’appuie en outre sur une attitude ambivalente, préexistante, à l’égard de l’autorité institutionnelle. Les officiels sont mis au pilori et, en même temps, le respect de l’autorité est réaffirmé à travers l’éloge funèbre des institutions en vigueur.

 

Thème 9 : l’étranger

Dans le portrait que l’agitateur dresse de l’ennemi, son caractère étranger reste un trait saillant. Le ploutocrate ou le banquier est « international » ; l’administration est sous l’emprise de « monopoles internationaux ». Parce que la menace d’un encerclement étranger serait peu plausible aux États-Unis, l’agitateur met plutôt en garde contre un enchevêtrement étranger. Il trouve ici un équivalent pour l’immigration de ce qu’était le motif de l’espace vital chez les nazis. Il dénonce des plans qui viseraient, selon lui, à laisser entrer de nouveaux immigrés dans le pays :

Une fois débarqués sur nos côtes, ils vont virer manu militari les Américains de leurs boulots et de leurs commerces. Ces « pionniers » ne vont pas bâtir de nouvelles fermes, de nouvelles mines, de nouvelles entreprises comme l’ont fait nos aïeux. Ils n’ont ni les tripes ni l’endurance pour innover ; avec leurs méthodes d’usuriers et de presseurs d’or, ils vont plutôt prendre ce que des Américains ont construit[40].

Dans le portrait ci-dessus, l’étranger semble être un dangereux concurrent, un prédateur lié aux « banquiers internationaux ». Mais, en parallèle, il est associé au communisme :

Des quatre coins du monde des étrangers arrivent dans notre pays pour s’accaparer nos ressources. Ce sont des loups déguisés en agneaux, rompus au crime et à la propagande […] les pays d’outre-mer ont envoyé d’habiles propagandistes, qui dévastent tout par une agitation séditieuse[41].

Contre ce banquier communiste étranger, l’agitateur évoque le « bon vieux temps » où les allogènes « ne s’affairaient pas chez les Américains avec leurs -ismes venus d’ailleurs[42] ». L’allogène est associé aux aspects inquiétants de la vie contemporaine, tandis que l’image nostalgique du « bon vieux temps » évoque une ère de tranquillité, pure et immaculée.

Pour en éclipser les conséquences politiques directes, l’agitateur met l’accent sur les différences intrinsèques qui séparent l’étranger de l’Américain du cru. Parce qu’ils sont dotés de caractéristiques immuables, les étrangers demeurent inassimilables. Ils ne sont pas seulement responsables « de l’athéisme, de la décadence mentale et morale, de la vulgarité, du communisme, de l’impérialisme […], de l’intolérance, du snobisme, de la traîtrise, de la malhonnêteté[43] », ils charrient aussi avec eux des caractères asociaux qu’aucun appel à nettoyer l’Amérique ne saurait purger :

Quand il [l’étranger] vient ou grandit en Amérique, il porte en son cœur cette sale mentalité empreinte de tricherie et d’hypocrisie qu’ont certains Asiatiques et Européens, et il alimente cette sale mentalité en la répercutant sur ses relations sociales, politiques, familiales et professionnelles[44].

Alors qu’il souligne à quel point les étrangers sont dangereux parce qu’ils divisent « habilement […] le peuple américain en factions[45] », l’agitateur les assimile aux Juifs, un stratagème qui rassure ceux qui, parmi ses auditeurs, font partie des millions de personnes nées à l’étranger ou nées de parents étrangers, en leur disant qu’il n’a pas l’intention de leur nuire. Le concept d’étranger se limite à ceux qui sont « inévitablement marqués d’une caractéristique raciale[46] ». L’agitateur déclare : « On s’en fiche que vous veniez d’Italie ou de Tchécoslovaquie […] d’Irlande ou du Wyoming […]. Êtes-vous chrétiens et êtes-vous aryens[47] ? »

Nous notons là une évolution intéressante du stéréotype de l’étranger dans le discours de l’agitateur : ce qui était une menace politique, bien déterminée, venue de l’extérieur et visant l’économie du pays, se mue en étranger éternel, marqué d’un irréductible caractère allogène. Quand l’agitateur attise la peur du communisme, la rancœur contre le gouvernement, la jalousie envers les financiers, il en appelle largement au vécu conscient de son auditoire. Mais, quand il attise la peur de l’étranger, il semble toucher à une couche plus profonde de sa psyché. Dans l’image que l’agitation donne de l’ennemi, l’étranger tend à se transformer, passant d’une puissance dangereuse mais tangible à un être inhumain ou subhumain, mystérieux et inconciliable. Le rôle de l’étranger dans l’image globale de l’ennemi apparaît distinctement quand l’agitateur parle du réfugié.

 

Le réfugié

Aux yeux de l’agitateur, le réfugié représente l’étranger dans sa version la plus redoutable. La précarité et la détresse mêmes des réfugiés fournissent des arguments contre eux, car « ilsont fui la colère du peuple quils ont perfidement offensé dansces nations, tout comme ils devront fuir un jour la colère du peuple américain quand il se sera enfin réveillé[48] ». Le réfugié est alors assimilé au parasite qui cherche des dupes pour faire le sale boulot :

Un « réfugié » est un représentant du sexe masculin qui arrive en pleurnichant aux États-Unis parce qu’il est trop « lâche » pour combattre comme le font les « vrais hommes » en Europe. Il va se trouver une bonne place dans les affaires ou dans une profession tandis que les « vrais hommes » se battent pour sa liberté[49].

Non seulement le réfugié se refuse à faire le sale boulot, mais il menace la sécurité économique des autochtones :

Du propre aveu du ministère des Affaires étrangères, 580 000 réfugiés ont été admis aux États-Unis jusqu’en janvier 1944, la plupart avec un permis de résidence temporaire. Ces réfugiés se sont faufilés à des places auparavant occupées par des travailleurs américains, des hommes qui aujourd’hui sont absents à cause de la guerre. Ils constitueront, à la fin du conflit, une sérieuse menace de chômage pour les Américains de souche […]. S’ils sont affamés à l’étranger, l’esprit du Christ peut nous encourager à exporter nos excédents alimentaires plutôt qu’à les détruire. Il n’est ni nécessaire, ni souhaitable de faire venir les étrangers jusqu’en Amérique pour les nourrir[50].

L’assimilation du réfugié à l’image de l’ennemi est finalement consommée lorsqu’il est décrit par l’agitateur à la fois comme un banquier ploutocrate et comme un parasite qui terminera sur la liste des bénéficiaires d’aides sociales :

De source sûre, en proportion, peu de réfugiés juifs sont agriculteurs. La grande majorité d’entre eux sont des citadins et des petits commerçants – allant du colporteur au boutiquier et au banquier. Ces nouveaux venus n’iront pas en colons dans les zones rurales mais espèrent se regrouper dans nos villes déjà bondées ; et comme beaucoup d’entre eux sont déjà sans le sou, ils vont se jeter sur les aides sociales dès leur arrivée ou presque[51].

L’agitateur affuble les réfugiés de caractéristiques qui leur donnent l’apparence de répugnantes créatures, des intouchables que l’on évite comme si c’était une obligation sociale de leur tourner le dos. Son image du réfugié devient ainsi une réplique miniature de la notion de sous-race nazie et les preuves qu’il avance de ce portrait peu flatteur vont de la prétendue corruption morale du réfugié aux tics de comportement les plus superficiels.

En fin de compte, le réfugié est associé à la figure ancestrale du paria, un homme maudit des dieux, un proscrit qui ne mérite pas mieux. En tant que tel, il soulève des sentiments ambigus chez ceux qui sont réceptifs à l’agitateur. Il apparaît comme le parfait modèle du réprouvé : sans patrie, il est rejeté de toutes parts, d’où qu’il vienne et où qu’il aille. Le réfugié et le paria deviennent les symboles de pulsions inconscientes, confuses, des contenus psychiques réprimés que l’humanité a appris au cours de son histoire à censurer et à condamner pour le bien de sa survie culturelle et sociale. Le « paria » sert à exorciser aussi bien les peurs que les tentations de l’homme pétri de bonne conscience. La haine du réfugié apparaît ainsi comme le refoulement, par un individu, des possibilités de sa propre liberté intérieure.

Nous pouvons développer cette hypothèse en examinant ce qu’implique le qualificatif de « mendiant[52] » attribué au réfugié. On réagit de manière ambivalente face à un mendiant : son humiliation a quelque chose de gratifiant à un niveau subconscient, mais il engendre aussi un sentiment conscient de culpabilité. Une fois que l’agitateur a levé cette ambivalence, qu’il assure que mépriser le mendiant est une réaction non seulement respectable mais aussi nécessaire, celui-ci peut devenir un objet légitime de haine et de malveillance. Ses souffrances deviennent la juste punition du fait qu’il a déjà souffert tout court.

Que le réfugié soit sans foyer correspond aux instincts réprimés du public sur un plan psychologique. Cette équation est un prélude nécessaire avant de décharger des pulsions proscrites sur des personnes proscrites. Un pont psychologique est jeté, le besoin de rancœur que l’on nourrit envers le refoulement va correspondre à une rancœur envers des gens sans patrie. Celui qui n’a pas de foyer ne mérite pas d’en avoir.

 

Notes

[1] Walter Winchell (1897‑1972), journaliste et acteur juif américain, fervent partisan de Roosevelt et du New Deal, étrillait fréquemment Hitler, les groupes fascistes américains ou un agitateur comme Gerald L.K. Smith [NdT].

[2]The Cross and The Flag, juin 1942, p. 2.

[3] George A. Phelps, déclaration radio, Los Angeles, 13 août 1941.

[4] Gerald L. K. Smith, « Americans ! “Stop, Look, Listen” », allocution radio, 1939, p. 1.

[5]America in Danger, 25 septembre 1945, p. 2.

[6]Ibid., 5 mai 1945, p. 4.

[7] Gerald L. K. Smith, Labor on the Cross, discours radiophonique, 1939, p. 1.

[8]Idem, rassemblement à Detroit, 22 mars 1943.

[9] E. N. Sanctuary, The New Deal is Marxian Sabotage, p. 1.

[10]Social Justice, 13 avril 1942

[11]X-Ray, 27 février 1948, p. 4.

[12]The Cross and the Flag, mars 1947, p. 913. NdT : William Z. Foster (1881‑1961) et Earl R. Brower (1891 -1973) occupèrent tous deux le poste de secrétaire général du Parti communiste des États-Unis dans les années 1930‑1940.

[13] Carl H. Mote, Testimony Before the Committee on Military Affairs, 30 juin 1941, p. 8.

[14] George A. Phelps, An American’s History of Hollywood, p. 5.

[15]Roll Call (William Dudley Pelley), 6 octobre 1941, p. 3.

[16]Social Justice, 19 janvier 1942, p. 5.

[17] Gerald K. Smith, rassemblement à Detroit, 22 mars 1943.

[18]Social Justice, 18 septembre 1941, p. 11.

[19] Gerald K. Smith, The Hoop of Steel, 1942, p. 22.

[20] Charles E. Coughlin, discours du 5 février 1939, réimprimé dans Why Leave Our Own, p. 73.

[21]Idem, discours du 19 février 1939, réimprimé dans ibid., p. 93.

[22]Social Justice, 10 juin 1940, p. 6.

[23]America Preferred, août 1944, p. 1. NdT : L’expression « État servile » renvoie au livre d’Hilaire Belloc, The Servile State, 1912.

[24]Social Justice, 20 février 1939, p. 20.

[25]The Defender, mai 1940, p. 5.

[26]Social Justice, 22 décembre 1941, p. 4.

[27]The Defender, janvier 1989, p. 6.

[28] George A. Phelps, déclaration radio, Los Angeles, 30 mars 1941.

[29]Liberation, 7 avril 1938, p. 8.

[30] Charles White, discours à un coin de rue, New York, 18 juillet 1940.

[31]The Cross and The Flag, décembre 1944, p. 486.

[32] George A. Phelps, déclaration radio, Los Angeles, 20 juillet 1941.

[33]The Cross and The Flag, août 1942, p. 9.

[34] Carl H. Mote, Testimony Before the Committee on Military Affairs, p. 3.

[35]Ibid., juin 1942, p. 9.

[36]Ibid., août 1942, p. 15.

[37] George A. Phelps, déclaration radio, Los Angeles, 20 octobre 1940.

[38] Carl H. Mote, Testimony Before the Committee on Military Affairs, p. 2‑3.

[39] 39. Roll Call, 10 mars 1941, p. 6.

[40]Liberation, 28 novembre 1940, p. 12.

[41] George A. Phelps, déclaration radio, Los Angeles, 27 juillet 1940.

[42]Idem, déclaration radio, Los Angeles, 30 juillet 1940.

[43]Idem, déclaration radio, Los Angeles, 28 juillet 1940.

[44]Idem, déclaration radio, Los Angeles, 4 août 1941.

[45]Idem, déclaration radio, Los Angeles, 14 août 1940.

[46]Social Justice, 24 novembre 1941, p. 14.

[47] Joseph E. McWilliams, discours à un coin de rue, New York, 18 juillet 1940.

[48]Liberation, 28 septembre 1939, p. 10.

[49]X-Ray, 28 avril 1945, p. 2.

[50]The Cross and The Flag, octobre 1944, p. 455‑456.

[51]Social Justice, 28 novembre 1938, p. 8.

[52] George A. Phelps, déclaration radio, Los Angeles, 28 juillet 1940.

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