Lire hors-ligne :

Ce texte de Michel Husson[1] propose une critique du protectionnisme présenté comme alternative au libre-échangisme. Il part du principe que le débat sur les alternatives à la mondialisation capitaliste est mal posé chaque fois qu’on cherche à l’enfermer dans le dilemme « libre-échange ou protectionnisme ». Il est tout à fait possible en effet de critiquer certaines propositions protectionnistes sans pour autant se faire l’avocat du libre-échange. C’est même un préalable à la recherche de voies alternatives.

Une analyse tronquée de la mondialisation capitaliste

Les programmes protectionnistes reposent toujours sur plusieurs idées fausses plus ou moins explicites. La première est que le libre-échange serait la source à peu près unique de la régression sociale. Dans son dernier livre[2], Emmanuel Todd en énumère ainsi les effets négatifs : « baisse des revenus du plus grand nombre, enrichissement exagéré de 1 % de ploutocrates, contraction de l’Etat social, incertitude, peur ». La source principale en serait des « salaires comprimés par le coût mondial du travail ».

 

Le libre-échangisme n’est pas la cause essentielle de la compression salariale

 Une telle présentation n’est pas satisfaisante parce qu’elle mélange deux processus qui sont certes étroitement imbriqués mais qu’il est nécessaire de distinguer. Il y a d’un côté le grand tournant néo-libéral intervenu dans la plupart des pays au début des années 1980, et, de l’autre, la mondialisation elle-même. Bien sûr, cette dernière instaure une concurrence généralisée entre les salariés du monde entier qui renforce la tendance à la compression salariale. Mais celle-ci  a été rendue possible par les changements intervenus dans les rapports de force entre capital et travail et dans les politiques publiques qui s’expliquent par des facteurs relativement indépendants du libre-échange.

 Pour le montrer, on peut utiliser l’argument chronologique. Si l’on considère par exemple l’Union européenne, le recul salarial est enclenché dès la première moitié des années 1980, donc avant que la mondialisation néo-libérale ne se développe pleinement. Cette inflexion fondamentale correspond à la montée du taux de chômage qui a permis de modifier profondément et durablement le mode de répartition de la valeur ajoutée entre salaires et profits  (voir annexe).

 

Le libre-échangisme n’est pas la cause essentielle du chômage et de la désindustrialisation

La deuxième idée fausse est que la montée du chômage serait elle-même causée par la mondialisation et en particulier par les délocalisations. Outre l’argument chronologique (le chômage de masse s’est installé avant l’essor de la mondialisation), on peut raisonner sur les créations d’emplois record (1,6 millions) en France entre 1998 et 2001 (encadré 1).

Encadré 1

1999-2001, années record des créations d’emploi

Le graphique ci-dessous montre les créations d’emplois par groupe de trois années consécutives. On constate que le triplet 1999-2000-2001 correspond à la plus forte progression d’emploi enregistrée sur trois années consécutives depuis la fin du XIXème siècle.

 

Graphique 1

Créations d’emplois par groupes de trois années consécutives1891-2007

 En % – Sources : Pierre Villa, http://gesd.free.fr/villadoc.pdf ; Insee.

 

Ces créations d’emploi ne peuvent s’expliquer, ni par une baisse de coût du travail, ni par une flexibilisation accrue du marché du travail, comme le prétendent les libéraux. Mais elle ne peut non plus s’expliquer par un recul du libre-échangisme ou par la « rapatriation » d’emplois préalablement délocalisés. La conjoncture favorable ne suffit pas à rendre compte de l’intégralité de ce surcroît d’emplois qui renvoie à la réduction du temps de travail. L’évolution de l’emploi dépend donc principalement de facteurs internes, comme le montre aussi la crise actuelle.

L’effet des délocalisations[3] ou de la concurrence des pays à bas salaires  est relativement secondaire : « les estimations des pertes d’emplois industriels imputables au commerce avec les pays émergents dans les années 1990 varient entre 150000 et 300 000 »[4]. De manière générale, le recul de l’emploi industriel s’explique principalement par une progression de la productivité dans l’industrie plus rapide que dans le reste de l’économie  ainsi que par une stagnation de la part des biens manufacturés dans la demande finale (encadré 2).

 Une remarquable étude vient de confirmer cette intuition[5]. Elle cherche à analyser les facteurs du recul de l’emploi industriel en France. Sur la période2000-2007, l’imputation des pertes d’emploi est la suivante :

– externalisation vers les services marchands   5%
–  gains de productivité  65%
 – concurrence internationale    28 % (approche comptable)
 45 % (approche économétrique)

Autrement dit, les gains de productivité expliquent les deux tiers des pertes d’emplois. Quant à l’effet de la concurrence internationale, il est évalué à 28 % à partir d’une approche comptable consistant à calculer le contenu en emplois des échanges commerciaux. Avec l’autre approche – économétrique, on monte à 40 %, mais cette estimation est fragile : les tests statistiques montrent qu’il y a 95 % de chances qu’elle se situe entre 9 et 80 %. Ce genre d’exercice est difficile et l’article est exemplaire quant à sa prudence méthodologique. Mais une chose est sûre : il n’est pas possible de faire du commerce international, la cause principale – voire unique – des pertes d’emplois industriels.

Encadré 2

Productivité et baisse de l’emploi industriel

 Le graphique ci-dessous montre d’abord que la part de l’industrie (hors énergie) dans la demande intérieure est à peu près constante depuis le début des années 1970. La part de l’emploi industriel dans l’emploi total diminue régulièrement depuis le milieu des années 1970.

 Cette baisse est mise en regard de l’évolution relative de la productivité de l’ensemble de l’économie par rapport à l’industrie. La proximité de ces deux courbes ramenées à une base 100 en 1980 afin de les rendre comparables montre que c’est principalement la croissance plus rapide de la productivité dans l’industrie qui explique la baisse relative de l’emploi industriel. Le rôle propre du commerce extérieur est donc du second ordre par rapport à cet effet de productivité relative.

  

Graphique 2

Les déterminants de la part de l’emploi industriel1950-2010

Source : Insee

Le libre-échangisme n’est pas la cause essentielle du déficit européen

La structure du commerce international montre que la supposée dépendance de l’Europe à l’égard des pays du Sud ne peut suffire à expliquer le processus de régression sociale. On distinguera ici trois grandes zones : l’Europe, les autres pays développés (Etats-Unis, Japon, Australie) et le reste du monde, baptisé Sud. Le premier constat est l’importance du commerce entre les pays développés : le Sud ne représente que 16 % des exportations de l’Europe et 22 % de ses importations (tableau 1).

 Tableau 1

Structure du commerce de marchandises en 2006

Exportations

Importations

milliards $

%

milliards $

%

Intra-Europe

3645

73

3645

70

Autres pays développés

524

11

409

8

Sud

794

16

1171

22

Total

4963

100

5225

100

  Source : OMC, http://tinyurl.com/omc2007

Le second constat est l’importance du commerce intra-européen, qui représente 73 % des exportations et 70 % des importations de l’Europe prise comme un tout. En consolidant les échanges à l’intérieur de l’Europe, on peut  mesurer le faible degré d’ouverture de l’Europe. Ses importations représentent alors 9,9 % de son Pib (16 000 milliards de dollars en 2006) et ses exportations 8,3 %, soit un déficit équivalant à 1,6 % du Pib. Ce déficit se décompose en un excédent vis-à-vis des autres pays développés et un déficit avec les pays du Sud. Celui-ci représente 2,4 % du Pib.
   Tableau 2

Structure du commerce européen de marchandises en 2006

Exportations

Importations

Solde

milliards $

%

milliards $

%

milliards $

Autres pays développés

524

40

409

26

115

Sud

794

60

1171

74

-378

Total

1318

100

1580

100

-262

  Source : OMC, http://tinyurl.com/omc2007

Faut-il voir dans ce déficit la marque d’une pénétration accrue des produits industriels liée à la mondialisation et aux délocalisations ? Le tableau 3 ci-dessous montre que non. Le commerce européen est légèrement excédentaire sur l’ensemble des biens manufacturés et agricoles. Le déficit provient donc essentiellement des échanges portant sur l’énergie et les matières premières.

 Tableau 3

Structure par produits du solde de l’Europe avec le Sud en 2006

Biens agricoles

-31

Energie et matières premières

-440

Produits manufacturés

94

Total

-378

Source : OMC, http://tinyurl.com/omc2007

 

Le rôle des multinationales est systématiquement sous-estimé

Une bonne partie du commerce mondial est le fait d’échanges internes aux multinationales. Mais une bonne partie aussi des exportations des pays émergents correspond aux investissements réalisés par les multinationales du Nord dans ces pays. Hakim El Karoui a de ce point de vue raison de souligner que « la puissance chinoise, c’est donc d’abord la puissance des délocalisations des entreprises européennes, japonaises et américaines »[6]. C’est parfaitement exact et les gains de parts de marché de la Chine sont pour l’essentiel le fait des entreprises à capitaux étrangers et des joint ventures (graphique 3).

  Graphique 3 : Les exportations chinoises en % des exportations mondiales

 Source : Patrick Artus, « Que penser du programme d’Obama ? ». Flash Natixis n°24, 19 janvier 2009, http://gesd.free.fr/flas9024.pdf

 Il ne faudrait donc pas surestimer la possibilité de croissance autonome de l’économie chinoise : « la plupart des exportations chinoises sont réalisées par des sous-traitants  qui comptent sur la concurrence par les prix. Ils n’ont pas accès aux utilisateurs finals, et n’ont pas la maîtrise des technologies. Ces entreprises dépendent de  multinationales et auraient des difficultés à mener une activité indépendante. Leur pouvoir de négociation par rapport aux acheteurs internationaux est minime »[7].

 Pourtant aucune conséquence n’est tirée de ce constat et il y a là un défaut essentiel de l’analyse qui tend à séparer les échanges commerciaux des mouvements de capitaux, en oubliant ainsi le rôle moteur des multinationales. Cela revient à raisonner sur un schéma obsolète de l’économie mondiale qui mettrait face à face des pays, alors que les agents essentiels de la mondialisation sont les firmes transnationales. Dès lors, c’est de leur mode de fonctionnement qu’il faudrait se protéger. Or, le protectionnisme n’est conçu qu’à l’égard de pays, sous la forme d’un protectionnisme douanier, et rares sont les mesures avancées par rapport à la politique d’investissement des multinationales, qu’il s’agisse de contrôle, d’interdiction ou de moratoire sur les délocalisations.

 

Des propositions asymétriques et tronquées

On discutera ici de quelques contributions récentes, en commençant par celles de Bernard Cassen[8]. S’inspirant de propositions antérieures de Maurice Lauré et de Pierre-Noël Giraud, Cassen avance l’idée de « prélèvements aux importations » fondées sur un certain nombre d’indicateurs. Les sommes ainsi dégagées seraient reversées « à des fins sociales, environnementales et éducatives ».

Cette proposition soulève la question des critères de « notation » et celle du montant des « prélèvements ». Pour Cassen, un tel dispositif « supprimerait les primes à l’exploitation de la main-d’oeuvre que constituent les énormes différentiels de conditions de travail et de rémunération entre pays ». On voit que se mêlent des critères qualitatifs (conditions de travail et respect des normes établies par l’OIT) et quantitatifs (différences de rémunérations). Commençons par ces dernières : faut-il faire complètement disparaître les écarts, autrement dit fixer une taxe égale à la différence de coût du travail ? Dans ce cas, l’avantage concurrentiel des pays à bas salaires serait complètement annulé et il n’y aura à terme pas grand-chose à leur reverser, de telle sorte que le caractère altruiste de cette mesure disparaît. Sinon, comment apprécier l’acceptabilité relative de ces différences de salaires ? Elles renvoient à une différence dans les niveaux de développement, et fondamentalement à une productivité inférieure qui d’ailleurs réduit d’autant l’avantage concurrentiel des bas salaires (graphique 4).

On peut donc être d’accord avec Jacques Sapir, pour qui « on ne peut exiger d’économies où la productivité du travail est très faible qu’elles financent des mesures identiques aux nôtres (…) Ne sont donc visées ici que les économies où les conditions de production se rapprochent de celles que nous connaissons »[9]. Les pays émergents ne sont donc pas concernés.

Graphique 4 : Salaire et productivité à travers le monde

Source : World Bank, http://tinyurl.com/wbquick  

Les tenants du protectionnisme ont donc des points de vue discordants sur des aspects essentiels, puisque Cassen et Sapir donnent une réponse complètement différente aux cibles du protectionnisme. Il en va de même avec son extension géographique. Jean-Luc Gréau suggère qu’il ne devrait pas concerner les pays « dont les écarts de coûts salariaux ne dépasseraient pas la proportion de un à trois, pays qui constituent en fait l’ancienne Europe des quinze. Les autres pays de l’Union pourraient exporter vers la zone de “hauts salaires” en acquittant des droits modulés selon l’avantage dont ils disposent »[10]. Cela revient à introduire un protectionnisme intra-européen plutôt que de préconiser des dispositifs visant à l’harmonisation comme les montants compensatoires que propose par ailleurs Sapir.

 Admettons même que les différences de coûts proviennent pour l’essentiel du non-respect des droits sociaux dans les pays émergents. Deux nouvelles questions se posent alors. La première, c’est de quantifier – puisqu’il s’agit de taxes – ce déficit démocratique. On admettra que c’est difficile sans tomber dans un arbitraire parfait et dans une forme de marchandisation des droits sociaux. La seconde, c’est de savoir, si tel est le motif réel du dispositif, pourquoi on continuerait à vendre à des pays jugés insuffisamment démocratiques, et si l’on continuera à y délocaliser. Cette asymétrie de la proposition montre qu’elle ne se distingue pas clairement d’une pure et simple mesure discriminatoire.

Le manque de cohérence des propositions avancées et leur discordance ne s’arrêtent pas là. On glisse très vite vers un protectionnisme national. Ce passage  du livre de Hakim El Karoui[11] est particulièrement révélateur : « Dans un cadre strictement identifié et notamment national, une entreprise ne fait pas de la diminution de sa masse salariale une priorité (« compromis fordiste » : j’augmente mes ouvriers pour qu’ils puissent m’acheter des voitures) ». On retrouve cette même illusion fondée sur une erreur d’analyse : de même que le « compromis fordiste » n’a pas été brisé à cause du seul « libre-échangisme », il n’a aucune raison d’être spontanément rétabli grâce à un protectionnisme « notamment national ».

Le glissement vers la dimension nationale d’une proposition qui porte en principe sur une souveraineté européenne est d’ailleurs inclus dans la dénonciation de la politique allemande qui aurait « contourné » l’euro en délocalisant massivement, mais à l’intérieur de l’Europe. On ne voit donc pas comment un protectionnisme européen y changerait grand-chose. En outre El Karoui condamne le « choix allemand du monde contre l’Europe » mais compte malgré tout sur l’attrait maintenu des exportations allemandes, notamment les Mercedes « qui font rêver toutes les personnes fortunées » et les machines allemandes que « les pays émergents n’auront pas d’autre choix que de continuer à acheter ».

 Les projets protectionnistes, tout altruistes qu’ils soient, sont donc profondément asymétriques. On veut réduire les importations, car tel est le but du protectionnisme, mais il n’est jamais question de toucher aux exportations. L’Europe continuerait donc d’exporter ses armes, ses parfums, ses grosses voitures, ses centrales nucléaires, ses Airbus, qui contribuent à un mode de développement fort peu soutenable. Un grand absent des propositions protectionnistes est par ailleurs l’affirmation du droit au protectionnisme des pays du Sud à l’égard des multinationales, notamment en matière alimentaire. Le principe d’auto-suffisance alimentaire est pourtant un acquis du mouvement altermondialiste.

On ne peut donc se prévaloir d’un côté de normes sociales, démocratiques et environnementales et continuer à compter sur la permanence de ces débouchés qui passe par des arrangements avec des Etats fort peu démocratiques. Le protectionnisme ne supprimera pas en tant que tel les besoins d’importation d’énergie ou de matières premières. Imagine-t-on par exemple une taxe sur les achats de pétrole à l’Arabie saoudite qui serait reversée aux ONG locales ?

Cette asymétrie peut être illustrée par l’absence d’analyse de la politique de grande puissance de l’Europe qui a, par exemple, lourdement pesé dans les négociations de l’OMC en faveur de l’ouverture à la concurrence des services publics des pays du Sud. Ce déséquilibre dans l’analyse empêche d’envisager sérieusement des alternatives coopératives et n’offre aucune protection à l’égard de positions cyniques prenant prétexte de normes sociales ou environnementales pour exercer un protectionnisme de facture impérialiste. Hakim El Karoui a au moins le mérite de la franchise : à propos de la Chine, il suggère de « mettre en place des mesures protectionnistes déguisées qui prendraient prétexte de la nécessité environnementale. En clair, une taxe « environnementale » sur les produits non propres serait créée. On pourrait faire pareil avec une « taxe sociale » ».

 

Pour poser le problème correctement

Ce survol des analyses protectionnistes montre qu’elles manquent de cohérence et que les auteurs cités (Cassen, El Karoui, Gréau, Sapir, Todd) diffèrent assez largement sur le contenu de leurs propositions. L’opposition entre libre-échange et protectionnisme est donc une manière biaisée d’ouvrir la discussion sur un projet alternatif, surtout quand il taxe de libre-échangiste toute argumentation discutant la place centrale que devraient occuper les mesures protectionnistes dans un tel projet. Il ne s’agit pas de les récuser par principe mais de se demander ce que l’on protège et contre qui.

La crise dans laquelle est plongé le monde surdétermine cette discussion. En réduisant les exportations des pays émergents par rétrécissement des débouchés, elle pose notamment la question d’un recentrage des pays du Sud vers la satisfaction des besoins domestiques, et la réponse à cette question se trouve en dernière instance dans ces pays et non dans des mesures unilatérales prises à leur encontre. De ce point de vue, le discours protectionniste est un obstacle à la mise en avant de propositions coopératives.

Dans les pays développés, la focalisation sur le protectionnisme est doublement dangereuse. Elle revient à minimiser les causes sociales de la crise – autrement dit le rapport entre capital et travail – en expliquant cette crise presque exclusivement par la concurrence indue des pays émergents. Elle risque, même si ce n’est évidemment pas l’intention des promoteurs du protectionnisme, d’alimenter des réflexes cherchant à faire retomber sur des boucs émissaires étrangers la responsabilité de la crise qui incombe au capitalisme. Les obstacles à la définition d’une alternative globale à la mondialisation capitaliste sont réels, mais ils ne peuvent être contournés par un discours protectionniste unilatéral.

 

Protectionnisme : pour un débat rigoureux[12]

Le débat avec les « néo-protectionnistes » porte essentiellement sur une thèse que Jacques Sapir formule ainsi : « l’ouverture progressive et la mise en place d’un cadre généralisé de libre-échange a été l’instrument principal de [la] déflation salariale ». Dans sa longue réponse à ses détracteurs (http://gesd.free.fr/sapirbak.pdf), Sapir ne nie pas l’existence du tournant libéral du début des années 1980 mais précise sa thèse en parlant d’une « une nouvelle inflexion très significative à partir de la crise de 1998 (…) largement due à l’accélération de l’impact du libre échange ». Cependant, les éléments de démonstration avancés contribuent au contraire à mettre en évidence la fragilité de cette position de repli.

 Sapir commence par le cas des Etats-Unis où le fait lui semble « pouvoir être totalement et définitivement établi ». Il est incontestable que la position internationale des Etats-Unis s’est dégradée « de manière spectaculaire à partir de 1998 ». Sapir rapproche cette première tendance de l’évolution relative du salaire et de la productivité ; selon lui : « la divergence entre le rythme de progression de la productivité du travail et celui des rémunérations (…) correspond parfaitement à l’évolution des chiffres du commerce international ».

Cette assertion est erronée. Sapir commet d’emblée une grave erreur de méthode qui consiste à vouloir établir la présence d’une « inflexion très significative » en 1998 en raisonnant sur la période 1998-2008, sans donc examiner ce qui s’est passé avant. Il lui était pourtant facile d’élargir l’angle de vision, en mobilisant les données de l’Economic Policy Institute (http://www.epi.org/), bien connues des spécialistes du domaine. Elles couvrent une période plus longue (1973-2004) et conduisent aux résultats illustrés par le graphique 3.

Graphique 5 : Salaire et productivité aux Etats-Unis.1973-2004

 

 Source : Economic Policy Institute, http://tinyurl.com/epiprod

On peut constater que le salaire a décroché de la productivité bien avant 1998. Le ratio salaire/productivité se retourne à la baisse dès 1982 et l’inflexion repérée par Sapir en 1998 ne marque pas un changement de tendance mais correspond à une fluctuation cyclique.

Un raisonnement direct sur la part des salaires conduit au même diagnostic. Le graphique 6 montre là encore que la véritable rupture de tendance date du début des années 1980 aussi bien aux Etats-Unis que dans l’Union européenne. Il faut une loupe très grossissante pour déceler une inflexion d’ampleur comparable à partir de 1998 :

Graphique 6 : La part salariale aux Etats-Unis et en Europe. 1960-2005

 Sources : Dew-Becker & Gordon, Where did the Productivity Growth Go?, 2005, http://gesd.free.fr/gdb2005.pdf ; Ameco Database, Commission européenne, http://tinyurl.com/ameco8

Selon Sapir, la divergence entre salaire et productivité « correspond parfaitement à l’évolution des chiffres du commerce international ». Le graphique 7 montre à quel point ce rapprochement est approximatif. Comme on l’a déjà signalé, la dégradation du salaire par rapport à la productivité est une tendance très régulière depuis 1982. Mais elle n’est en aucun cas freinée lors du rétablissement du solde commercial entre 1987 et 1997 et elle n’est pas non plus accélérée à partir de 1998 par le creusement du déficit, comme ce devrait être le cas si, comme le soutient Sapir, la compression salariale était « largement due à l’accélération de l’impact du libre échange ».

Graphique 7 : Solde commercial et déflation salariale aux Etats-Unis. 1973-2004

  

Source : Economic Policy Institute, Bureau of Economic Analysis

Les démonstrations qui suivent manquent tout autant de rigueur. Dans le cas de l’Europe, Sapir illustre le phénomène d’« euro-divergence » par l’évolution très contrastée des balances des paiements. C’est tout à fait juste, mais sans rapport avec sa thèse générale. Il faudrait établir un lien entre degré de compression salariale et déficit commercial mais Sapir nous livre au contraire un contre-exemple majeur, celui de l’Allemagne. C’est en effet le pays qui a le plus comprimé ses salaires en Europe, mais il a dégagé un excédent record. On ne peut donc soutenir à la fois que c’est le déficit qui mesure l’impact du libre échange sur les salaires aux Etats-Unis alors que ce serait l’excédent en Allemagne.

Dans le cas de la France, Sapir évoque une « nouvelle dégradation de la part des salaires dans la valeur ajoutée à partir de 2002 » ; malheureusement le graphique qu’il exhibe montre au contraire que la part des salaires reste à peu près plate. On serait donc bien en peine d’y trouver le signe d’une « aggravation très substantielle ».

Force est de constater, très honnêtement, que les arguments mobilisés par Jacques Sapir à l’appui de sa thèse ne tiennent pas la route et n’infirment en rien les critiques auparavant formulées à l’encontre des thèses « néo-protectionnistes ».

La réponse de Sapir ne dissipe pas non plus le manque de cohérence de ses propositions. En lecteur attentif des travaux de Sapir, j’avais cité ce passage de son livre La fin de l’euro-libéralisme, où il expliquait à juste titre qu’on « ne peut exiger d’économies où la productivité du travail est très faible qu’elles financent des mesures identiques aux nôtres (…) Ne sont donc visées ici que les économies où les conditions de production se rapprochent de celles que nous connaissons ». Soulignons au passage que ce n’est pas la position de Gréau, de Todd ou de El Karoui que Sapir évoque pourtant dans sa réponse sans s’en démarquer.

En réponse aux arguments « malhonnêtes » (sic) de Pierre Khalfa, Sapir (http://gesd.free.fr/pktabou.pdf) est amené à préciser sa position en ce qui concerne les Peco (pays d’Europe centrale et orientale) récemment entrés dans l’Union européenne : « il faudrait [leur] mettre une taxe à 50% ce qui, à l’échelle des taux historiquement pratiqués, n’est pas si excessif que cela ». Sapir s’empresse de préciser que ces « montants compensatoires » plutôt dissuasifs seraient « négociés » avec les pays concernés. On a le droit de penser qu’une telle mesure est assez éloignée de la politique d’harmonisation européenne qui serait nécessaire.

Mais ce n’est pas le plus important. On découvre en effet que le protectionnisme tel que l’entend Sapir – quand on le pousse à préciser sa pensée – ne consiste pas à préconiser un tarif extérieur commun : son protectionnisme est avant tout intra-européen et concerne essentiellement les nouveaux Etats membres. A l’extérieur en effet, les pays émergents comme la Chinene sont pas concernés dans la mesure où ils ne disposent pas de « conditions de production [qui] se rapprochent de celles que nous connaissons » et la plupart des pays développés n’ont pas non plus de raison d’être visés. L’incohérence de ces propositions est alors flagrante puisqu’elles n’auraient de sens que si les Peco étaient les principaux vecteurs de la compression salariale européenne : ce sont en tout cas les seuls pays effectivement visés par la mesure-phare avancée par Sapir.

Et puis il y a cette petite musique qui conduit de l’éloge du protectionnisme à la remise en cause de l’euro : « la question de la monnaie, du maintien dans la zone Euro ou d’une sortie de cette dernière, doit aussi être abordée ». Ce glissement progressif confirme que l’euro-protectionnisme a tendance à se dissoudre assez rapidement dans un protectionnisme national assez peu altruiste.

 

A lire aussi, en complément de ce texte cet entretien entre Michel Husson et Jacques Sapir, accordé à la revue en ligne Les Cahiers de Louise en juin 2006, entretien que nous avions reproduit ici.

 

Annexe : Part des salaires et taux de chômage

Dans la modélisation retenue, l’évolution de la part salariale dépend :

  • du taux de chômage qui fonctionne ici comme un indicateur des grandes inflexions dans le rapport de forces entre capital et travail ;
  • du cycle de productivité pour les fluctuations conjoncturelles.

Le graphique ci-dessous montre que cette formulation simple suffit à capter l’évolution à long terme de la part des salaires.

Graphique 8 : Part des salaires dans l’Union Européenne : 1961-2008

L’équation économétrique s’écrit :

?LPSAL = 0,037 – 0,094 * U * LPROD – 0,682 * ?LPROD                  1961-2008- R2 = 0,639

(8,1)          (8,8)                                     (7,3)

PSAL          part salariale ajustée (adjusted wage share)

PROD         productivité du travail (GDP at constant market prices per person employed)

U                 taux de chômage (rate of unemployment)

L                  logarithme

?L               taux de croissance

Cette équation compacte explique le taux de croissance de la part salariale ajustée (?LPSAL) en fonction d’une hypothèse centrale selon laquelle la répartition des gains de productivité (LPROD) est d’autant moins favorable aux salariés que le taux de chômage (U) augmente. La part salariale dépend aussi du cycle conjoncturel capté par la variation du taux de croissance de la productivité (?LPROD) : quand la croissance accélère, la productivité augmente plus rapidement et fait baisser la part salariale.

Les séries proviennent de la base de données Ameco de la Commissioneuropéenne http://tinyurl.com/ameco8 et les données correspondantes sont disponibles dans le fichier  http://hussonet.free.fr/psaltodd.xls

 

 


[1] Ce texte reprend, en l’actualisant à la marge, celui rédigé sous le même titre en février 2009. Il incorpore un autre texte « Protectionnisme : pour un débat rigoureux », rédigé en mars 2009.

[2] Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, Gallimard, 2008.

[3] Michel Husson,  Le défi des délocalisations en Europe, 2007, http://hussonet.free.fr/bilbao7f.pdf

[4] Guillaume Daudin et Sandrine Levasseur, « Délocalisations et concurrence des pays émergents : mesurer l’effet sur l’emploi en France », Revue de l’OFCE n°94, juillet 2005, http://tinyurl.com/ofce94 ; Hervé Boulhol, « Quel impact du commerce international sur la désindustrialisation ? », Flash CDC n°206, 1er  juillet 2004, http://tinyurl.com/boulhol.

[5] Lilas Demmou, « Le recul de l’emploi industriel en France entre 1980 et 2007. Ampleur et principaux déterminants : un état des lieux », Economie et statistique n°438-440, juin 2011, http://gesd.free.fr/demmou11.pdf

[6] Hakim El Karoui, L’Avenir d’une exception, Flammarion, 2006.

[7] Andy Xie, « Back to Earth », Caijing Magazine, 2 septembre 2008, http://gesd.free.fr/andyxie.pdf

[8] Bernard Cassen, « Inventer ensemble un « protectionnisme altruiste » », Le Monde diplomatique, Février 2000, http://tinyurl.com/altruiste

[9] Jacques Sapir, La fin de l’euro-libéralisme, Le Seuil, 2006.

[10] Jean-Luc Gréau, « Reconstruire l’Europe économique », Le Débat, n° 141, septembre-octobre 2006.

[11] Hakim El Karoui, ouvrage cité.

[12] Cette section reprend une contribution de mars 2009 en réaction à la réponse de Jacques Sapir (http://gesd.free.fr/pktabou.pdf) à certains de ses critiques.

Lire hors-ligne :