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L’article de Michel Husson met en cause la pertinence du protectionnisme comme solution (partielle) à la crise que la France, mais aussi d’autres pays développés, connaît. Cet article contient des choses justes, des choses discutables et des choses qui sont fausses. C’est uniquement sur ces deux dernières catégories que j’interviendrai, car il n’y a guère de sens à répéter ce sur quoi, Husson et moi, sommes d’accord. Je tiens cependant à souligner dès le commencement deux points importants.

Tout d’abord, je n’ai jamais prétendu et, à ma connaissance, il en va de même pour Bernard Cassen, Jean-Luc Gréau, Frédéric Lordon et Emmanuel Todd, que la concurrence internationale était la cause de tous nos maux. Mais, ce que nous disons tous à un degré ou à un autre, c’est que le contexte créé par la mise en concurrence brutale des salariés résidant sur notre territoire avec des salariés d’autres pays a créé un contexte général de régression sur longue période. Je soutiens ici que la financiarisation des économies développées n’aurait pas pu se développer au niveau qu’elle a atteint sans l’ouverture quasi-complète de nos marchés.

Ensuite, il convient de redonner aux mots leur sens. Protectionnisme n’est pas autarcie. Par contre, le libre-échange est bien un projet d’abolition totale des droits de douanes. Le libre-échange n’aurait pas d’inconvénient si l’on avait des coûts salariaux unitaires réels identiques entre branches des différents pays. C’est l’émergence de pays à bas coûts salariaux mais à haute productivité du travail qui fausse la donne. Notons aussi que, historiquement, les effets de cohérence globale du tissu industriel dans les pays ayant achevé leur industrialisation en premier a eu aussi un effet déstabilisateur important. C’est ce qui a imposé aux pays commençant leur industrialisation avec un retard sur les premiers cités (comme les États-Unis, l’Empire Allemand, l’Empire Russe, et le Japon) l’introduction d’un protectionnisme plus ou moins marqué dans la période de construction non pas d’une industrie mais d’un système industriel national cohérent. Alexandre Gerschenkron a écrit des choses définitives sur ce sujet.

 

I.

Le premier point de désaccord porte sur l’influence de l’ouverture sur les gains salariaux. De ce point de vue, il y a d’une part confusion entre l’accroissement du degré d’ouverture (qui est une condition suffisante pour augmenter la concurrence) et « libre-échange ». Il est alors faux de prétendre qu’au début des années 1980 nous étions dans les mêmes conditions de concurrence (en particulier salariale) qu’à la fin des années soixante. Le processus d’ouverture ne date pas de l’OMC, mais a commencé dès le début des années soixante-dix, pour aller en s’accélérant progressivement par la suite. Il s’est représenté aux yeux (et dans le discours) des acteurs politiques sous la forme de la « contrainte extérieure », qui a été un argument systématiquement avancé, que ce soit au niveau de l’État ou au niveau des entreprises pour faire pression sur les salaires.

C’est bien au nom de la « contrainte extérieure » que le tournant Mitterrand-Delors est mis en place. De là date le décrochage de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Le chômage de masse est bien le résultat de l’ouverture internationale et il est surprenant – pour ne pas dire plus – que Michel Husson fasse démarrer celle-ci de l’existence de l’OMC.

 

Techniquement, l’effet de la concurrence entre salaires se fait sentir par plusieurs canaux. La montée du déficit du commerce extérieur en est un, qui implique alors des politiques « d’austérité » qui mettent en place des baisses, soit relatives soit absolues, des rémunérations. Mais, cet effet peut prendre la forme de la fermeture d’entreprises (accentuant la pression des chômeurs sur le niveau des salaires) ou de négociations contraintes (en général sous menace de fermeture) qui visent à imposer l’abandon d’avantages tant salariaux que sociaux.

 

La concurrence entre salariés opérant sur divers territoires nationaux peut d’ailleurs passer par le biais monétaire quand, dans certains pays, on a soit des réévaluations du taux de change ou des dévaluations. Ainsi, à degré de protection constant, une politique de réévaluation du cours de la monnaie (comme dans l’épisode connu sous le nom de « Franc Fort » correspondant à Pierre Bérégovoy) a pour effet d’accroître de manière importante l’effet de concurrence.

 

II.

Michel Husson reprend dans son texte une erreur quasiment aussi vieille que la science économique selon laquelle ce sont les gains de productivité qui seraient la cause du chômage. La première variante de cette erreur date du XIXe siècle en Grande-Bretagne, mais elle a connu de nombreuses variantes depuis.

 

Il faut donc rappeler ici que les gains de productivité n’ont aucun effet sur le chômage si la croissance du revenu net se fait au même rythme que celle des gains de productivité.

 

Schéma 1

 

 

L’ouverture à la concurrence internationale joue, on le voit ici le rôle moteur dans le processus. Pour les entreprises, elle prend la forme d’un « besoin » en gains de productivité (sauf si l’entreprise peut faire baisser les salaires pour faire baisser le coût salarial réel) et d’une pression à la modération des salaires pour les mêmes motifs, auxquels vient s’ajouter la nécessité de reconstituer les marges.

Les gains de productivité vont avoir tendance à être plus élevés qu’ils ne l’auraient été (y compris au prix d’un accroissement important du stress au travail). Les revenus des travailleurs vont augmenter moins vite (et vont peut-être diminuer) car, à la pression de l’entreprise, vient s’ajouter celle de l’État qui voit monter les coûts de l’assurance maladie et cherche à « équilibrer les comptes de la sécurité sociale » (air connu…). Il en découle une désynchronisation importante entre le rythme des gains de productivité et celui des revenus réels des travailleurs. Celle-ci contribue à des pertes d’emplois (ici encore, absolues ou relatives) dans l’industrie. Ces dernières ont deux conséquences, d’une part une substitution progressive d’emplois de service à des emplois industriels et de l’autre une perte progressive de cohérence du tissu industriel. La première conséquence a pour effet de faire baisser relativement le salaire des travailleurs et d’accentuer la polarisation entre hauts et bas salaires. Or cette polarisation, même si le revenu moyen n’est pas affecté, à pour effet de diminuer relativement la demande interne car les hauts et très hauts revenus ont une proportion à épargner supérieure aux bas revenus. Ceci consolide la baisse relative ou absolue de la demande intérieure, ce qui vient s’ajouter cumulativement à la pression à la modération des gains salariaux. La seconde conséquence impose aux entreprises industrielles survivantes d’accroître leurs gains de productivité au-delà de ce qu’imposerait la seule concurrence internationale.

 

Il est ainsi fallacieux de chercher à imputer aux gains de productivité la montée du chômage. Le raisonnement est ici platement statique et partiel, ce qui est très souvent le cas, il faut l’ajouter, avec les études économétriques sectorielles. En fait, dans l’article de Lilas Demmou cité par Michel Husson, il est clair qu’une large partie des pertes d’emploi imputées à la seule productivité sont en réalité le produit du mécanisme plus complexe que l’on vient d’expliquer. La différence entre les chiffres de « l’approche comptable » et ceux de « l’approche économétrique » montre d’ailleurs que l’interprétation est bien moins claire que celle qu’en fait Michel Husson. Remarquons que dans les études faites avec d’autres collègues et que je cite dans mon dernier ouvrage[1], je place l’impact de la concurrence internationale entre 50 % et 66 % du chômage. Avec une estimation à 45 % on voit que l’approche de Lilas Demmou se rapproche de nos chiffres.

 

Autrement dit, le schéma de croissance avec plein emploi que l’on a connu jusqu’au début des années soixante-dix a été durablement déstabilisé puis détruit par la concurrence internationale se faisant par l’irruption de produits issus d’industries ou le coût salarial réel (à taux de change comparable) était considérablement plus faible. Mais il faut savoir aussi que ce processus est cumulatif et que ses effets vont en augmentant avec les années. Ce qui n’était que faiblement discernable au début des années 1980 est devenu un fait massif à la fin des années 1990.

La notion de dynamique cumulative est ainsi absente du texte de Michel Husson, ce qui lui retire une large part de sa pertinence.

 

III.

Michel Husson avance l’argument selon lequel la hausse (réelle) des créations d’emplois entre 1999 et 2001 invaliderait la thèse de l’effet destructeur de la concurrence internationale.

 

Rappelons que de tels chiffres, pour être significatifs, devraient a) être vérifiés sur une période d’au moins dix ans et b) tenir compte du besoin de création d’emploi qui découle de la structure démographique de la population résidant en France.

En fait, ce pic de création d’emploi correspond à l’effet décalé des 35h (gouvernement Jospin) ainsi que des politiques d’aides à l’emploi. Mais, ces politiques se sont avérées être insoutenables, ici encore largement du fait de la concurrence internationale (on doit se rappeler de « l’affaire Bosch » qui avait provoquée une vive émotion en 2005-2006).

 

De fait, une hirondelle ne fait pas le printemps et des mesures ayant un effet strictement temporaire ne peuvent servir à venir contester une tendance à l’œuvre depuis au moins trente ans. Autant suis-je d’accord (et je l’ai écrit dans différents textes) pour dire que les 35 h n’avaient pas été la catastrophe que l’on se plait à décrire (sauf peut-être dans certains secteurs), autant il est tout à fait évident que ces mesures ont été incapables d’inverser le processus de destruction d’emplois industriels. Et c’est bien ici un point qui gêne. Michel Husson traite des créations d’emplois « en général » et ne précise pas celles qui sont dans le secteur industriel et celles qui sont dans les services.

 

IV.

Les tableaux (1), (2) et (3) que fournit Michel Husson agrègent l’ensemble de l’Union Européenne qui est déjà une zone fortement hétérogène. Rien n’est dit sur le degré d’ouverture des différents pays (et celui de la France est sensiblement plus élevé que celui de l’Allemagne) ni sur l’orientation des échanges.

En fait, l’hétérogénéité au sein de l’Union Européenne (et de la zone euro) est très importante.

 

Tableau 1

Part du commerce fait avec la zone euro (données de 2009)

 

Exportations

Importations

Moyenne

Slovénie

86,9 %

82,8 %

84,9 %

Hongrie

83,1 %

73,1 %

78,1 %

Italie

74,9 %

70,2 %

72,6 %

République Tchèque

69,5 %

66,4 %

68,0 %

Slovaquie

73,9 %

60,1 %

67,0 %

Bulgarie

62,4 %

63,5 %

63,0 %

Pologne

63,6 %

58,8 %

61,2 %

Espagne

60,8 %

60,3 %

60,6 %

Allemagne

63,0 %

55,2 %

59,1 %

Portugal

54,6 %

60,2 %

57,4 %

Belgique

55,3 %

57,0 %

56,2 %

Lettonie

57,4 %

48,9 %

53,2 %

France

52,4 %

45,1 %

48,8 %

Luxembourg

52,7 %

41,7 %

47,2 %

Grèce

47,3 %

39,6 %

43,5 %

Estonie

8,5 %

61,7 %

35,1 %

Royaume-Uni

21,0 %

27,0 %

24,0 %

Source : Base statistique de l’OCDE

 

De même, les données de productivité et de coût prises en moyenne pour les pays émergents n’ont guère de valeur tant sont importantes les différences entre les branches. Ainsi, dans le cas de la Chine, alors que le salaire moyen de la branche est relativement stable entre les branches (il varie de 50 % au plus), la productivité, comparée à celle de l’Allemagne varie de 1 à 3.

 

On voit bien qu’à ces niveaux de dispersion, il n’y a pas de sens à raisonner « en moyenne ». Pour certaines branches, la productivité chinoise approche les 50 % de celles de l’Allemagne, alors que le salaire dans cette même branche est de l’ordre de 16 % par rapport aux salaires de la branche identique allemande. Le coût salarial réel est ainsi trois fois moindre !

Mais, il faut savoir que des écarts du même ordre se retrouvent pour des pays « nouveaux entrants » dans l’Union Européenne. Dans certaines branches, si le salaire est égal au tiers du salaire de l’Allemagne, la productivité atteint 65 % de celle de l’industrie allemande. Bien entendu, ces données sont extrapolables à la France, où la productivité du travail est supérieure d’environ 10 % à celle de l’Allemagne, mais où les coûts du travail sont supérieurs de 15 % à 20 % (avec charge).

 

On est donc surpris qu’un économiste de la valeur de Michel Husson n’ait pas désagrégé les données pour raisonner à la fois au niveau des pays de l’UE et au niveau de certaines branches. Il y a là une erreur qui n’est pas compréhensible, sauf à faire l’hypothèse que ce texte n’est pas une démonstration mais est une justification d’une position définie ex-ante.

Et c’est bien, là aussi, un point qui est plus que gênant dans le texte de Michel Husson. Les arguments avancés pour « prouver » que le problème n’est pas le libre-échange sont beaucoup trop généraux, ou au contraire « oublient » des pans entiers de raisonnement, pour convaincre, mais ils fonctionnent de manière discursive par un effet d’accumulation censé emporter la conviction d’un lecteur qui ne serait pas un spécialiste. L’abus de l’usage des moyennes et de données agrégées, l’absence de toute réflexion sur les mesures d’ouverture avant l’OMC, l’absence de réflexion historique et la montée en épingle d’arguments (comme pour la période de mise en place des 35h) hors de toute réflexion sur le contexte retirent à ce texte une large part de sa capacité démonstrative.

 

V.

Aux pages 7 et 8 de son texte (cf. ici le chapitre intitulé « Des propositions asymétriques et tronquées »), Michel Husson cherche à m’opposer à Bernard Cassen. Il n’a visiblement pas bien lu ce que j’avais écrit (ni ce qu’a écrit Bernard Cassen depuis 2000…).

Quand je parle des « économies où la productivité est très faible », je ne parle pas des pays dits « émergents » ni des pays « nouveaux entrants » dans l’UE. J’ai à l’esprit certains pays d’Afrique et d’Asie où les salaires sont très faibles, mais où la productivité l’est aussi !

 

Pour des pays comme la Chine, mais aussi l’Inde, la Slovaquie, la république Tchèque et la Slovénie, dans un certain nombre de branches industriels les gains de productivité ont été importants et rapides.

Ceci confère à ces pays un avantage indu dans la mesure ou les salaires (pris au sens du salaire global avec les mesures de protection sociale) ont été loin de connaître une hausse identique. Ce sont ces branches qui exercent aujourd’hui l’effet de concurrence salariale sur l’économie française. Au début des années 1980, c’était le cas de l’industrie japonaise et coréenne.

 

Face à ce problème, Bernard Cassen a émis l’idée d’un « protectionnisme altruiste » qu’il a par la suite développé et que j’ai reprise en la développant moi aussi. Opposer un texte de Cassen de 2000 à un texte de Sapir de 2006 n’a donc pas grand sens, surtout que nous nous sommes exprimés depuis lors à de très nombreuses reprises.

Il est possible que ceci soit le produit du recyclage de textes plus anciens. Néanmoins, Michel Husson aurait dû mettre à jour ce qui concerne les dits des uns et des autres, ou dater son texte de 2009 (et enlever certaines références dont il use sans retenue).

 

La question que l’on peut se poser est donc de savoir si Michel Husson, par l’artifice de cette soi-disant « opposition », ne cherche pas à discréditer une position plus générale.

 

VI.

Il est un point sur lequel je convergerai avec Michel Husson, tout en en tirant des conclusions diamétralement opposées : c’est celui du glissement de la notion de « protectionnisme européen » à la notion de « protectionnisme national ».

 

Que la mise en place de barrières tarifaires soit plus efficace en distinguant des pays ayant des niveaux à peu près équivalents tant de productivité que de rémunération est une évidence. Mais dire qu’une solution est meilleure d’une autre ne signifie pas que l’autre solution ne soit pas elle-même supérieure à une troisième, qui est le statu-quo actuel.

En d’autres termes, s’il est impossible de convaincre dans l’immédiat certains de nos partenaires à s’unir à nous pour mettre en place des mesures de protection, il convient de la faire unilatéralement. On peut être sûr que ceci engagera un processus de négociations.

 

Août 2011


 



[1] Sapir J., La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011.

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