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Dans ce texte, Selim Nadi analyse l’expérience d’une organisation du mouvement ouvrier étatsunien – la Sojourner Truth Organization (STO) – afin de poser plus largement la question des implications stratégiques que peut avoir la prise en compte de la question raciale pour la gauche et le mouvement ouvrier.

 

La STO trouve ses racines dans les mouvements qui ont suivi les années 1960. En novembre 1969, suite à l’éclatement de la Students for a Democratic Society (SDS), organisation phare de la New Left aux États-Unis, une dizaine de personnes commencèrent à se réunir régulièrement à Chicago afin de discuter de l’expérience politique acquise dans les années 1960 et du prochain cap à franchir. Nombre de ces militants avait fait partie de la faction RYM (Revolutionary Youth Movement) de la SDS, qui s’était opposée au Progressive Labor Party (PLP), l’aile ouvriériste de la SDS. Le RYM s’opposait surtout aux attaques du PLP contre les Vi?t C?ng et le Black Panther Party. La faiblesse principale du PLP semblait être son incapacité à saisir l’importance qu’avait la lutte contre le racisme tout comme la lutte anti-impérialiste, pour le mouvement ouvrier. De ces réunions naquit l’idée qu’il fallait se structurer soi-même en organisation politique : c’est ainsi que se créa la Sojourner Truth Organization (STO), du surnom (Sojourner Truth) donné à l’abolitionniste Isabella Baumfree (1797-1883).

L’expérience de la STO, qui ne fut pas une organisation très étendue, ne dura pas longtemps (1969-1986). Ce qui nous intéressera ici ne sera pas tant l’organisation en tant que telle mais plutôt le laboratoire théorique et politique qu’elle représentait. En effet, le legs politique et intellectuel de la STO fut incomparable à celui d’autres organisations de la gauche radicale étatsunienne. Cet article entend se pencher sur deux aspects de cette organisation : la réflexion quant au type d’organisation dont a besoin la gauche radicale étatsunienne (menée notamment par Don Hamerquist, ancien membre du Parti Communiste des États-Unis) et la théorisation du privilège blanc dans la lutte prolétarienne (théorisée notamment par Noël Ignatiev et Ted Allen – même si ce dernier ne fit jamais partie de la STO). Il ne s’agit pas simplement de décrire ce que fut la STO, mais plutôt comment sa théorie politique se heurta à d’importantes limites dans la pratique. Plus exactement : comment la réflexion organisationnelle de la STO a-t-elle barré le chemin à la mise en œuvre de la lutte anti-raciste de celle-ci.

La STO n’était donc pas à l’origine un parti de masse, et ne le fut jamais. Son but premier était de mener une réflexion en vue de proposer des réponses aux impasses théoriques et stratégiques dans lesquelles se trouvait la gauche radicale étatsunienne1. Comme nous l’avons écrit plus haut, la STO trouve ses origines dans un meeting militant à Atlanta, en Novembre 1969. C’est à la fin de celui-ci que la STO fut formellement créée. Les deux priorités stratégiques de la STO furent d’organiser les ouvriers sur leurs lieux de travail et de faire du community organizing.

L’expérience de la STO n’a duré que vingt ans, mais elle connut de nombreux changements internes. Certaines constantes sur lesquelles nous nous arrêterons plus longuement sont cependant à noter. Outre le background théorique de la STO, nous nous appuierons également sur l’ouvrage de Michael Staudenmaier Truth and Revolution ainsi que sur les archives des publications de la STO.

 

Le prolétariat industriel comme principal sujet révolutionnaire

La STO plongeant ses racines dans la période post-1968, elle fut profondément influencée par les luttes ouvrières se déroulant sur les lieux de travail. Dans son ouvrage sur la STO, Staudenmaier considère que cette organisation a été principalement influencée par trois événements : la grève générale de mai-juin 1968 en France, l’« automne chaud » en Italie et les premiers succès des RUMs (Revolutionary Union Movements) et de la ligue des travailleurs noirs de Détroit.

Si bien évidemment, la grève ouvrière de 1968 en France eut une influence considérable sur la STO, c’est surtout celle de l’automne chaud italien (1969), et ses nombreuses grèves ouvrières dans le Nord de l’Italie qui fut décisive. A la fin des années 1960, l’Italie voit une recomposition majeure de la gauche radicale et notamment une prise de distance vis-à-vis de la gauche historique. Dans son ouvrage sur l’opéraïsme italien, À l’assaut du ciel, Steve Wright écrit que c’est seulement dans la seconde moitié de l’année 1968 que « les ouvriers qualifiés italiens montrèrent de quoi ils étaient capables comme force ouvrière en Italie »2. L’année 1969 vit la naissance des ouvriers qualifiés et semi-qualifiés comme sujets politiques en lien avec le mouvement étudiant italien. Staudenmaier écrit ainsi que l’automne chaud italien a surtout souligné l’importance de l’organisation des ouvriers hors des syndicats classiques, à travers notamment Potere Operaio et Lotta Continua. Ce qui inspira la STO fut cette prise de distance vis-à-vis de la vision classique du parti d’avant-garde ou des syndicats traditionnels sans pour autant délaisser l’organisation de la classe ouvrière. C’est en puisant dans l’expérience italienne que la STO allait proposer une nouvelle approche à l’organisation des ouvriers dans les usines.

Enfin, le troisième point majeur dans la fondation de la STO fut le développement des Revolutionary Union Movements (RUMs) et de la Ligue des travailleurs révolutionnaires noirs de Détroit3. L’expérience de la Ligue de Détroit trouve ses racines dans le Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM), une organisation d’ouvriers militants noirs, née à la suite des révoltes de Détroit en 1967. À la suite du DRUM, d’autres organisations d’ouvriers noirs virent le jour, partant du principe – comme en Italie – que les syndicats classiques n’étaient plus à la hauteur des enjeux actuels. Comme l’écrit Kieran Taylor, c’est surtout l’United Auto Workers (UAW) qui était visée, puisque celle-ci ne fit rien contre le racisme qui structurait les usines, reléguant la force de travail non-blanche aux tâches les plus dures, les plus dégradantes et les plus dangereuses4. C’est en 1969 que ces divers groupes se réunirent pour former la Ligue des travailleurs révolutionnaires noirs de Détroit qui entendait combattre le racisme dans les usines.

La question de l’organisation de la STO ne pouvait donc aller sans une compréhension du militantisme ouvrier d’alors. C’est surtout Don Hamerquist qui théorisa la stratégie révolutionnaire de la STO. En effet, la STO ne pouvait se contenter de prôner l’autonomie ouvrière en calquant le modèle italien sur le contexte étatsunien. Hamerquist mobilisa surtout le concept de conscience contradictoire que Gramsci développe dans le Cahier 11. En effet, dans son Anti-Boukharine, Gramsci explique qu’il existe deux consciences théoriques chez « l’homme de masse » : « l’une qui est contenue implicitement dans son action et qui l’unit réellement à tous ses collaborateurs dans la transformation pratique de la réalité, l’autre superficiellement explicite ou verbale, qu’il a héritée du passé et accueillie sans critique »5.

Dans un article sur l’organisation politique de la classe ouvrière, publié en 1970, Don Hamerquist écrit que, sous le capitalisme, la classe ouvrière réellement existante « a deux conceptions du monde. La première étant essentiellement capitaliste. Celle-ci acceptant la propriété privée comme nécessaire »6 permettant le maintien de la domination de la classe capitaliste et entraînant les ouvriers à se comporter comme si le capitalisme était éternel. Cependant, selon Hamerquist, bien que le manque d’autonomie et d’indépendance du prolétariat apparaissent comme « la norme », il souligne le fait qu’il existe des moments où celui-ci agit en tant « qu’unité organique, comme appartenant à une potentielle classe dirigeante, et démontre dans ce processus la  »propre conception du monde de sa classe, bien qu’embryonnaire » »7. La question était donc de savoir comment faire passer les ouvriers à une unité organique. Hamerquist différencie bien la participation des ouvriers à des activités collectives hors de l’usine – « en tant que noirs ou originaires d’Amérique latine, que femmes, consommateurs, contribuables, étudiants, voire en tant que  »citoyens » »8 – de la construction d’une unité de classe. Selon lui, les activités collectives hors de l’usine, bien qu’étant composées d’ouvriers, au sens sociologique du terme, ne permettent pas le développement d’une conscience de classe, pouvant servir de sous-bassement à un véritable sujet révolutionnaire. Selon Hamerquist, l’unité de classe entre ouvriers ne peut se faire que sur le lieu le plus proche de leur rôle social de producteurs, donc à l’usine.

Michael Staudenmaier a raison de noter que dans le contexte étatsunien de l’époque une telle conception de la conscience de classe était assez originale en cela que la plupart des organisations de la gauche d’alors pensaient que la conscience de classe qui s’acquérait dans les luttes sur le lieu de travail ne pouvait être qu’une conscience de syndicalistes, donc de réformistes. Cependant, la STO ne s’opposait absolument pas à l’organisation des ouvriers sous la forme d’un parti politique. Ainsi, durant l’été 1978, suite à la défaite du P.C.F. lors des élections législatives françaises, la revue théorique de la STO Urgent Tasks publia la traduction de quatre textes qu’Althusser avait écrit en avril de la même année dans Le Monde, et dans lesquels il critique vigoureusement le PCF qu’il avait rejoint en 1948. Dans l’introduction de ce numéro, la STO assume sa lecture à rebours de celui qui fut trop souvent réduit au rôle de « philosophe officiel du PCF »9. Dans ce texte, Althusser développe une analyse des errements du PCF et surtout de son isolement vis-à-vis de sa base sociale. Il écrit ainsi :

Dans la théorie et la tradition marxistes, ni l’unité du parti ni le parti lui-même ne sont une fin en soi. Le parti est l’organisation provisoire de la lutte de classe ouvrière

(…) qu’est-ce qui rend un parti vivant ? Son rapport vivant aux masses, à leurs combats, à leurs découvertes, à leurs problèmes, dans les grandes tendances qui traversent la lutte des classes10.

Plutôt que de rejeter en bloc la « forme parti », la STO entendait redonner à celui-ci son utilité en en faisant l’élément organisationnel clé sur le lieu de travail des ouvriers. Quelques années auparavant, en 1971, la STO avait précisé son objectif à travers une brochure intitulée « Towards a Revolutionary Party ». Ce document commence par une affirmation claire qui différencie d’ailleurs la STO de nombre de groupuscules gauchistes de l’époque : « Bien qu’il soit sujet à des crises périodiques ainsi qu’à une dégénération progressive, le capitalisme ne s’effondrera pas. Il doit être renversé »11, le pouvoir devant ainsi être conquis par la classe ouvrière, ce qui n’est pas possible tant que celle-ci ne se retrouve pas autour d’un programme révolutionnaire capable de l’unifier. En effet, la STO ne défendait aucunement une spontanéité ouvrière qui aurait abouti mécaniquement au renversement du capitalisme à force d’insurrections. Afin de ne pas sombrer dans le syndicalisme ouvrier, la STO développa l’idée qu’organiser les ouvriers dans les usines n’avait de sens qu’en tant que la lutte de ceux-ci pouvait trouver une matérialisation dans une organisation politique ne se contentant pas uniquement de réclamer des améliorations des conditions de travail. La STO alla même jusqu’à citer Que faire ? de Lénine :

(…) le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise, Il s’effectue justement selon le programme du Credo, car mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei; or le trade-unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie12.

Toujours autour de cette réflexion stratégique quant à l’unité des ouvriers, la STO publia, un an plus tard (1972) un autre pamphlet (« Mass Organization At The Workplace ») dans lequel l’organisation allait développer un aspect essentiel de sa réflexion stratégique : la lutte contre le racisme.

 

La lutte anti-raciste comme point nodal de la stratégie ouvrière

Dans cette brochure, la STO critiqua fortement le syndicalisme d’alors (contract unionism), en cela qu’il consistait à accepter le contrat que passent le travailleur et sa direction, devenant ainsi le plus souvent partie intégrante de l’appareil disciplinaire du patron. Mais, la critique principale envers ce type de syndicalisme est qu’il maintenait la division entre ouvriers blancs et noirs, ainsi qu’entre ouvriers et ouvrières. En réservant les emplois les plus qualifiés aux ouvriers blancs – utilisant souvent les arguments de « l’ancienneté », des « compétences », etc. – les syndicats garantissaient un monopole de fait pour les ouvriers blancs quant aux meilleures conditions.

La thèse selon laquelle, pour garantir une unité effective – et pas uniquement rhétorique – des ouvriers, il faille lutter efficacement contre les privilèges statutaires des blancs, y compris ceux des prolétaires blancs, fut primordiale pour la STO dès sa création. C’est notamment le texte « Le point aveugle des blancs », publié deux ans avant la création de la STO par Ted Allen et Noël Ignatiev qui servira de sous-bassement théorique à cette thèse. Ce texte se compose d’une lettre d’Ignatiev – qui deviendra l’une des figures majeures de la STO – au Progressive Labour Party, suivi d’une réponse d’Allen. Ce texte est sans doute l’une des réalisations majeures d’un cadre de la STO en cela qu’il provoqua nombre de débats et de discussions dans divers cercles du mouvement ouvrier. Cette lettre part de la thèse que Marx développe dans le livre 1 du Capital selon laquelle « Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri »13 afin de développer l’importance de la lutte contre le « privilège blanc », ce que le marxiste noir étatsunien du début du XXème siècle WEB Du Bois nommait « le salaire de la blanchité ». Dans Black Reconstruction, Du Bois écrit que :

Il faut nous rappeler que les ouvriers blancs, bien que recevant de bas salaires recevaient une compensation en partie par une sorte de salaire public et psychologique14.

Cette thèse sera reprise par Ignatiev et Allen, dans leur texte, à la différence que, pour ces-derniers, le « salaire de la blanchité » n’est pas qu’un salaire psychologique mais également un « vrai » salaire puisque la place qu’occupent les ouvriers blancs dans les rapports de production est directement déterminée par leur blanchité :

La classe dominante américaine a conclu un accord avec les dirigeants-traîtres de la classe ouvrière, et à travers eux avec la masse des travailleurs blancs. Les termes de cet accord, élaboré au cours des trois siècles de développement capitaliste dans notre pays, sont les suivants : vous, travailleurs blancs, nous aidez à conquérir le monde et à asservir la majorité non-blanche de la main d’œuvre mondiale, et en retour, nous allons vous réserver le monopole des emplois qualifiés, vous protéger contre les effets les plus sévères des crises économiques, vous donner un accès à la santé et à l’éducation plus important qu’aux populations non-blanches, vous garantir la liberté de dépenser votre argent et votre temps libre comme bon vous semble, sans restrictions sociales, permettre à quelques-uns d’entre vous de s’élever hors des rangs de la classe ouvrière et, de manière générale, vous accorder les privilèges matériels et spirituels dignes de votre peau blanche.

Il y a bien sûr des failles dans ce dispositif. Les contradictions entre des forces antagoniques ne peuvent se résoudre en dehors d’un processus révolutionnaire. La masse des travailleurs blancs produit de grandes quantités de valeur et il existe de ce fait une lutte incessante pour la répartition de cette valeur – dans les limites imposées par l’accord15.

Ainsi, l’unité des prolétaires ne se fera pas sans une lutte effective contre les privilèges raciaux que le système capitaliste américain confère aux blancs :

Les communistes (…) doivent aller vers les travailleurs blancs et leur dire franchement : vous devez renoncer aux privilèges que vous détenez actuellement, rejoindre les Noirs, les Portoricains et les autres travailleurs de couleur et combattre la suprématie blanche, cela doit être pour vous la tâche première, immédiate et la plus urgente de la classe ouvrière tout entière, en échange de quoi vous, avec le reste des travailleurs, recevrez tous les bénéfices qui viendront nécessairement récompenser une classe ouvrière (de différentes couleurs) qui combat main dans la main16.

Bien que ce type d’argument puisse paraître quelque peu « mécaniste », ce texte fut essentiel pour la STO en cela qu’il fit de la lutte anti-raciste une priorité stratégique (et non plus un élément périphérique) de la lutte des classes. Au début des années 1980, suite au meurtre de Willie Turks, un homme noir assassiné par un groupe de blancs à Brooklyn, Mitchell Cohen, membre du Red Ballon Collective, groupuscule proche de la STO, fondé à la fin des années 1960, se revendiquant de l’anarcho-marxisme, écrivit dans la Tendency Newsletter de la STO qu’il ne suffisait plus d’aider les noirs à s’organiser en self-defense, de dénoncer la suprématie blanche ayant causé la mort de Turks. Selon Cohen, comme selon la plupart des membres ou des sympathisants de la STO, il fallait poser la question de la place spécifique qu’occupent les noirs dans les rapports de production. Il était bien évidemment essentiel de mettre en avant le rôle du système juridique dans le racisme étatsunien, mais il fallait également s’attaquer à l’exploitation spécifique dont les noirs font l’objet sur leurs lieux de travail. La réflexion autour de la mobilisation des ouvriers noirs passé notamment par la notion de « conscience dédoublée » (double consciousness) des noirs. Ce concept fut mobilisé pour la première fois dans un article que Du Bois publia en 1897, intitulé « Strivings of the Negro People », afin de décrire le fait que les noirs américains prennent nécessairement conscience d’eux-mêmes en tant que noirs et en tant qu’Américains, deux identités en tension. Il reprendra ce concept dans son essai Les âmes du peuple noir (1903) :

Après l’Égyptien et l’Indien, le Grec et le Romain, le Teuton et le Mongol, le Noir est une sorte de septième fils, né avec un voile et doué de double vue dans ce monde américain – un monde qui ne lui concède aucune vraie conscience de soi, mais qui, au contraire, ne le laisse s’appréhender qu’à travers la révélation de l’autre monde. C’est une sensation bizarre, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante. Chacun sent constamment sa nature double – un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que seule sa force inébranlable prévient de la déchirure17.

Don Hamerquist repris à son compte le concept développé par Du Bois, en l’adaptant à la situation des années 1970, à travers la notion de « double conscience » (dual consciousness). En effet, la conscience contradictoire des ouvriers étatsuniens, qui fait cohabiter une Weltanschauung [vision du monde] capitaliste avec une Weltanschauung prolétarienne, ne peut s’appliquer comme telle sur les ouvriers noirs en cela que chez eux vient s’ajouter à la conscience ouvrière une conscience d’être noirs.

La STO jugeait primordial de soutenir l’organisation autonome des noirs. L’autonomie politique des noirs était un défi considérable aux ouvriers et révolutionnaires blancs ainsi qu’à leurs privilèges raciaux. Lorsque des noirs décidèrent donc de s’organiser de manière autonome, la STO ne vit absolument pas ceci comme du sectarisme ou un obstacle à l’unité du prolétariat mais au contraire comme un pas en avant vers une réelle unité de la classe ouvrière. De plus, la culture populaire noire était considérée par la STO, et notamment par Noël Ignatiev, comme représentant un véritable potentiel de résistance. En cela l’organisation était très clairement influencée par le marxiste trinidadien C.L.R. James qui écrivait en 1948 à propos des noirs américains (Negro people) :

N’importe qui les connaissant, connaissant leur histoire, capable de leur parler intimement, de les regarder dans leurs propres productions théâtrales, de les regarder danser, de les voir dans leurs églises, de lire leur presse avec discernement, doit reconnaître que, bien que leur force sociale ne soit pas comparable avec celle d’un nombre équivalent d’ouvriers organisés, la haine de la société bourgeoise et la promptitude à détruire celle-ci lorsque l’opportunité se présentera, reste largement supérieure à celle de n’importe quel autre secteur de la population des États-Unis18.

L’influence de James pour la STO mériterait un article à part, mais il est intéressant de noter que son influence ne se fit pas que sur la question noire, mais également sur celle du stalinisme. Noël Ignatiev, le théoricien majeur de la question du privilège blanc pour la STO (qui deviendra par la suite, un représentant, avec David Roediger, des whiteness studies), largement inspiré par l’œuvre de Du Bois et notamment par Black Reconstruction, commença à se détourner du stalinisme suite à une conférence de C.L.R James à Chicago. Comme le raconte Michael Staudenmaier :

James avait fait de l’opposition au stalinisme l’un des deux piliers de sa perspective politique, aux côtés de l’opposition à la suprématie blanche. Ignatiev était en accord avec cette dernière, et à la fin de la décennie il approuva de plus en plus le premier de ces deux piliers. Dès la fin de l’année 1969, il critiqua la Weathermann faction du SDS qui se référait positivement au rôle directeur de « Marx, Engels, Lénine, Staline et Mao »19.

Pour résumer, nous pourrions donc reprendre la caractérisation que fit David Roediger de la STO, dans son article « Accounting for the Wages of Whiteness », récemment traduit en français :

La STO combinait de manière distinctive le léninisme, l’organisation ouvrière non-syndicale, une attraction envers les idées de race, classe et nation du révolutionnaire trinidadien C.L.R. James, des efforts de solidarité critique envers des révolutionnaires noirs et portoricains, et une étude approfondie de l’histoire des États-Unis et du matérialisme historique en général20.

Cependant, si les analyses théoriques de la STO marquèrent durablement la gauche étatsunienne, ses limites se firent sentir sur des aspects organisationnels.

 

Les limites politiques et l’héritage théorique

La STO ne réussit jamais vraiment à acquérir une audience nationale et se cantonna le plus souvent à la politique locale (majoritairement dans l’Illinois). Cependant, son importance ne doit pas s’évaluer à l’aune de sa seule action : il est bien plus important, en effet, de noter que la STO faisait partie d’une constellation d’organisations politiques qui, bien que certaines furent d’un sectarisme assez caricatural, formait une sorte de bloc contre-hégémonique qu’il ne faut pas sous-estimer, surtout dans le contexte de crise du mouvement ouvrier des années 1980.

La crise au sein de la STO débuta ainsi par un enjeu local : la participation de Harold Washington (1922-1987), un avocat noir, aux primaires démocrates pour les élections à la mairie de Chicago (1983). Bien que le parti démocrate fut loin d’être un parti pouvant rassembler la gauche radicale, il importe de remarquer, comme le fait Michael Staudenmaier, qu’à l’époque la politique locale de Chicago était gangrénée par la corruption, et que Harold Washington apparaissait alors comme une alternative sérieuse au paysage politique en place. Il était, par ailleurs, soutenu, par une très large partie de la communauté noire et par une partie de la gauche radicale blanche. Le Movement for National Liberation (MNL), organisation porto-ricaine basée à Chicago et proche de l’organisation para-militaire Fuerzas Armadas de Liberación Nacional Puertorriqueña, traditionnellement abstentionniste, refusa de mobiliser la communauté portoricaine de Chicago en vue de soutenir l’un des trois candidats à ces primaires. Ainsi, lorsqu’un débat fut organisé, le 31 Janvier, à l’Humboldt Park, quartier largement portoricain, le MNL qui souhaitait transformer ce débat en manifestation, proposa à la STO de s’associer à leur action, ce qui fut accepté à la seule condition de pouvoir distribuer un tract de la STO.

C’est ce petit texte qui allait faire imploser la STO. L’argument principal en était que le programme de Washington n’était pas si différent de celui de ses concurrents et que voter pour lui empêcherait la mise sur pied d’un réel mouvement populaire anti-raciste à Chicago. Washington n’était donc pas vu comme un candidat noir, en cela qu’il laissait largement de côté la question du racisme dans sa campagne, ainsi que les intérêts de la communauté noire de Chicago. La STO appelait donc à ne pas répéter les expériences de Newark, Cleveland, Detroit, Los Angeles et Atlanta en « élisant un maire représentant la ligne traditionnelle de la politique officielle tout en étant, à titre personnel, membre d’un groupe racialement opprimé »21. Que ces arguments soient justifiés ou non, ce tract provoqua des réponses négatives dans et en dehors de la STO. Le reproche principal, venant de certains membres de la STO, était que ce tract ne prenait absolument pas en compte la dynamique engendrée par le soutien à Washington et le fait qu’une large partie des classes populaires noires soutenaient ce candidat. Ce tract présentait l’élection en termes de prise de pouvoir uniquement, et non à travers l’évolution du rapport de force politique qu’un investissement dans la campagne de Washington pouvait avoir, même si celui-ci n’avait pas des positions aussi radicales que la STO ou d’autres organisations.

L’autre point de critique était que la distribution d’un tel tract par une organisation majoritairement blanche, dans un quartier portoricain, afin d’appeler à ne pas voter pour un candidat noir, était une erreur stratégique. Dans son enquête sur la STO, Michael Staudenmaier écrit qu’un militant portoricain dénonça la STO qui, à travers ce tract, avait ruiné le travail que lui et d’autres faisaient pour provoquer une discussion sur le racisme entre les communautés noire et latino. C’est donc principalement le sectarisme progressif de la STO – qui campait sur des principes abstraitement radicaux – qui provoqua sa chute. Ces critiques provoquèrent de longs débats au sein de l’organisation afin de renouveler ses actions et ses positions. Exceptée Marilyn Katz, qui était la directrice de la communication durant la campagne de Washington, la STO n’y comptait pas réellement de soutiens actifs, les questions qui se posaient étaient plutôt d’ordre stratégique. Alors qu’une large partie de la gauche radicale voyait dans l’élection de Washington un véritable espoir pour le renouveau des luttes populaires autonomes, la STO rejetait viscéralement le premier maire noir de Chicago car celui-ci n’était pas anticapitaliste, ne se basait pas sur des luttes de masse et n’était pas autonome.

C’est ce dernier concept, l’autonomie, qui devint de plus en plus important dans les années 1980, au sein de la STO, s’inspirant notamment du contexte politique d’autres pays (et notamment des mouvements autonomes italien et allemand). Il est clair que le concept d’autonomie était déjà présent à la fondation de l’organisation, le parti ne devant que traduire en termes politiques les sentiments des ouvriers ; or, au début des années 1980, ce concept prit un sens sectaire et contribua à l’isolement de la STO. Alors que la force de la STO résidait, durant ses premières années, dans une certaine rigueur théorique, les années 1980 et la « sectarisation » de l’organisation virent une prise de distance vis-à-vis de cette rigueur. Lors d’un entretien mené avec Michael Staudenmaier, en Juillet 2005, Bill Lamme, militant de la première heure de la STO déclara :

Je peux comprendre que certaines personnes puissent dire que ce n’était plus vraiment la STO (…), ce qui m’avait attiré dans la STO était sa rigueur intellectuelle, et c’est ce qui manquait durant cette période (…). Je pense donc que les militants quittaient le groupe à mesure que celui-ci changeait22.

La théorie de la STO, dans les années 1980, ne représentait alors plus qu’un certain schématisme ouvriériste, puisé notamment chez Antonio Negri (alors prisonnier à Rome) et notamment dans son article de 1977 « Domination capitaliste et sabotage ouvrier », dans lequel le théoricien italien écrivait :

La classe ouvrière, avec son sabotage, est le pouvoir le plus fort – par-dessus tout, la seule source de rationalité et de valeur. À partir de maintenant, il devient impossible, même en théorie, d’oublier ce paradoxe produit par les luttes : plus la forme de domination se perfectionne, plus elle devient vide; plus le refus de la classe ouvrière s’accroît, plus il est plein de rationalité et de valeur (…) Nous sommes là ; on ne peut pas nous écraser et nous sommes dans la majorité23.

Selon Negri, les ouvriers existent dans « une matérialité qui a ses propres lois »24, lois qui se découvriront dans la lutte. Celui-ci s’en prend, dans ce texte, violemment au mouvement socialiste (ainsi qu’à l’Eurocommunisme) et défend l’idée que la classe ouvrière ne pourra s’organiser pour se lancer à l’assaut du ciel que par le sabotage, qui est présenté comme la « clé fondamentale de la rationalité »25, mais également la clé permettant au prolétariat d’acquérir son indépendance, de tendre vers sa propre auto-valorisation.

La STO se tourna donc de plus en plus vers la stratégie de l’illégalité, délaissant l’approche du parti politique des premières années. Cependant, les appels à l’action illégale par la STO ne se firent pas seulement dans le cadre du processus de production industrielle, mais se dirigèrent également contre les centres de commandement de l’armée américaine. Cet appel à l’action directe et à la désobéissance découragea nombre de militants, qui quittèrent l’organisation, déjà fragilisée par les débats autour de la campagne d’Harold Washington. Début 1983, la branche de Kansas City n’existait déjà plus. Avec la perte de vitesse des organisations révolutionnaires étatsuniennes dans les années 1980, la STO se désagrégea progressivement jusqu’à disparaître complètement en 1986.

Cependant, comme nous l’avons vu au début du présent article, l’expérience de la STO ne doit pas être évaluée à partir d’elle-même, mais à partir de la dynamique théorique et politique à laquelle elle participa. Si la gauche étatsunienne n’a pas réellement connu de victoires politiques depuis 1945, celle-ci a tout de même largement participé au renouveau des théories sur le racisme outre-Atlantique. L’originalité des approches marxistes du racisme aux États-Unis est la centralité du racisme des ouvriers blancs ainsi que l’obstacle que cela représente à une réelle unité de classe. Si les études sur la blanchité sont aujourd’hui assez admises dans le cadre militant et universitaire aux États-Unis, il est important de rappeler le rôle que jouèrent les organisations du mouvement ouvrier, s’inspirant des théoriciens du Black Marxism. Celui de la STO fut important dans ces débats, notamment à travers Noël Ignatiev. Le rôle d’Ignatiev fut primordial dans les théories marxistes de la blanchité (whiteness). La lutte contre le privilège blanc au sein de l’usine lui permit de développer une théorie du racisme ouvrier sans réduire ce dernier à une sorte de « fausse conscience » :

Tous les ouvriers sont mis en concurrence ; c’est une loi du capitalisme. Mais, dans la concurrence entre les ouvriers noirs et les ouvriers blancs, ces derniers ont un avantage certain. Celui-ci résulte du développement spécifique de l’Amérique et n’est pas inhérent aux lois sociales objectives du système capitaliste26.

L’accent mis sur le racisme comme obstacle objectif à l’unité de la classe ouvrière aux États-Unis demeura une constante de la STO, mais celle-ci éclata sur des questions stratégiques et organisationnelles.

Sans l’ouvrage de Michael Staudenmaier, Truth and Revolution, il est probable que cette courte expérience serait tombée dans l’oubli. Cependant, mettre l’accent sur les apports théoriques d’une organisation marxiste, qui plus est assez ouvriériste, sur la question raciale représente un apport certain pour le contexte européen, dans lequel la gauche radicale ne se rend pas toujours compte de la centralité des rapports raciaux dans la lutte des classes et de l’importance de prendre ceux-ci à bras-le-corps pour renouveler une stratégie révolutionnaire en perte de vitesse.

 

 

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références

références
1 Pour rappel : la fin des années 1970, aux États-Unis, a vu le Black Panther Party ainsi que d’autres groupes de radicaux noirs être infiltrés par le FBI, la SDS exploser, etc.
2 Steve WRIGHT, À l’assaut du ciel. Composition de classe et lutte de classe dans le marxisme autonome italien, Sénovero, Marseille, 2007, pp. 99-100.
3 Sur ce point, voir la récente parution de : Dan GEORGAKAS et Marvin SURKIN, Détroit : pas d’accord pour crever. Une révolution urbaine, Agone, Marseille, 2015.
4 Kieran TAYLOR, « American Petrograd: Detroit and the League of Revolutionary Black Workers » In:Aaron BRENNER, Robert BRENNER et Cat WINSLOW, Rebel Rank and File. Labor Militancy and Revolt from Below during the long 1970s, Verso, Londres/ New-York, 2010, pp. 311-333.
5 Antonio GRAMSCI, « La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique L’anti-Boukharine (cahier 11) », archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1933/antiboukh1.htm
6 Don HAMERQUIST, « Reflections on Organizing », Workplace Papers, 1970, http://sojournertruth.net/reflections.html
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Bien que, comme l’a noté Daniel Bensaïd, cette prise de distance d’avec le PCF se fit quelque peu tard – « Ce qui ne pouvait plus durer, n’avait déjà que trop duré » – puisque deux ans auparavant, Althusser célébrait le 22e congrès du Parti comme un « tournant majeur dans son histoire ».
10 Louis ALTHUSSER, Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste, éditions Maspero, Paris, 1978, p. 89.
11 Sojourner Truth Organization, « Towards a Revolutionary Party. Ideas on Strategy & Organization », 1971, http://sojournertruth.net/tarp.html
12 LÉNINE, Que faire ?, archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1902/02/19020200.htm
13 Karl MARX, Le Capital, Livre 1, archives internet marxistes, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-10-7.htm
14 W.E. Burghardt DU BOIS, Black Reconstruction in America. An Essay Toward A History of the Part Which Black Folk Played in the Attempt to Reconstruct Democracy in America. 1860-1880, Harcourt, Brace and Company, New-York, 1935, p. 700.
15 Noël IGNATIEV et Theodor ALLEN, « Le point aveugle des blancs », Période, http://revueperiode.net/le-point-aveugle-des-blancs/
16 Ibid.
17 W.E. Burghardt DU BOIS, Les âmes du peuple noir, La Découverte, Paris, 2007, p. 11.
18 C.L.R. JAMES, « The Revolutionary Answer to the Negro Problem in the USA », In : Scott McLEMEE (dir.), James on the « Negro Question », The University Press of Mississippi, Jackson MS, 1996, p. 146.
19 Michael STAUDENMAIER, Truth and Revolution. A History of the Sojourner Truth Organization : 1969 – 1986, AK Press, Oakland-Edinburgh, Baltimore, p. 28.
20 David ROEDIGER, « Marxisme et théorie de la race : états des lieux », Période, http://revueperiode.net/marxisme-et-theorie-de-la-race-etat-des-lieux/
21 Sojourner Truth Organization, « To Activists Who Think that Working for Harold Washington is a Way to Build a Movement for Social Change », Black Power in Chicago. A documentary survey of the 1983 mayoral democratic primary, Harold Washington : Black Research Site on First Black mayor of Chicago, http://eblackchicago.org .
22 Cité dans : Michael STAUDENMAIER, op. cit.
23 Antonio NEGRI, « Domination and Sabotage: On the Marxist Method of Social Transformation », In : Antonio NEGRI, Books for Burning. Between Civil War and Democracy in 1970s Italy, Verso, London-New-York, 2005, p. 285.
24 Ibid, p. 263.
25 Ibid, p. 285.
26 Noël IGNATIEV, « Black Worker/White Worker », Understanding and Fighting White Supremacy. Workplace Papers, 1972, p. 2.