Lire hors-ligne :

Nous publions en deux parties la version en français d’un texte publié une première fois en espagnol en 2016 sous le titre «La propuesta decolonial desde Abya Yala: aportes feministas y lésbicos », in De la Fuente, Juan Ramón ; Pérez Herrero, Pedro (Eds.), 2016, El reconocimiento de las diferencias. (Estados, naciones e identidades en la globalización), Madrid, Marcial Pons, pp 53-74.

 

Le projet décolonial est né d’une critique profonde de l’imposition universelle, à travers la colonisation, de la « modernité occidentale », tant sur le plan idéel que matériel. Il articule l’analyse de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être, en cherchant à ouvrir de nouvelles perspectives théoriques, politiques, éthiques et épistémologiques. On s’accorde généralement à dire que le Proyecto modernidad-colonialidad fut à son origine ; organisé en 1998 à Caracas à l’initiative d’Edgardo Lander, il réunissait entre autres Anibal Quijano, Enrique Dussel, Walter Mignolo, Ramon Grosfoguel et Nelson Maldonado, tous des hommes, universitaires, majoritairement blancs-métis[1]. Je proposerai ici un point de vue alternatif. Je mettrai en avant, d’une part, le rôle précurseur d’innombrables luttes collectives caractérisées par une participation massive des femmes de la classe populaire et/ou racisées, et d’autre part, depuis les années 90, l’influence particulière d’une composante particulière du mouvement féministe, puis du mouvement lesbien, sa branche « autonome ».

Nous savons qu’il existe différentes manières d’appréhender l’histoire et que la pensée décoloniale connaît chaque jour de nouvelles avancées. Devenue à la mode dans les milieux académiques dominants et dans différents mouvements sociaux du Nord, elle a vu le développement rapide de perspectives nombreuses et parfois contradictoires, prises dans des luttes pour l’hégémonie, en interne comme avec d’autres courants intellectuels. Face à cette complexité, ce que je présenterai ici doit être considéré comme une modeste contribution à la réflexion, qui a la spécificité de mettre l’accent sur la dimension située de la production de connaissance. Et ce, au moins à trois niveaux.

D’abord, celui de ma situation personnelle, qui oscille entre extériorité et intériorité. J’écris (et je vis maintenant) en dehors de l’Abya Yala, en tant que femme blanche, universitaire et privilégiée, issue d’un ancien pays colonisateur, et colonisateur encore aujourd’hui. Je me revendique simultanément comme activiste lesbienne-féministe tentant de lutter contre le racisme et le capitalisme. Au moment de la chute du mur de Berlin, je venais d’arriver au Chiapas pour étudier la scolarisation des femmes indiennes et je cherchais activement des camarades de lutte. Depuis lors, j’ai vécu, appris, aimé et participé, à ma  mesure, mais avec enthousiasme, au sein de groupes et de luttes féministes, lesbiennes et populaires, dans différents endroits de l’Abya Yala[2]. Ici, au-delà d’un hommage à un ensemble de personnes et d’idées qui marquent profondément ma réflexion et sont particulièrement importantes pour interpréter et transformer les réalités du continent, je proposerai quelques pistes de réflexion « trans-atlantiques », notamment quelques points de comparaison avec la manière dont la décolonialité est parfois comprise en France, et comment certains éléments pourraient converger avec l’approche lesbienne-féministe matérialiste francophone à laquelle je souscris.

Ensuite, au niveau du contexte matériel immédiat et de l’impact sur l’émergence et le développement de la pensée, de l’histoire et de l’économie politique globale ; je m’efforcerai de situer les divers apports à la décolonialité dans des pays et des périodes historiques spécifiques, pour permettre de mieux comprendre où et en opposition à quoi, ils émergent. Il sera ainsi intéressant d’observer que, parmi les principaux foyers de théorisation décoloniale, on trouve des pays avec une forte population indienne[3], en nombre absolu comme en pourcentage, symboliquement et culturellement : le Pérou, la Bolivie, le Guatemala, le Mexique et, dans une moindre mesure, l’Équateur[4]. Nous verrons comment les analyses décoloniales sont marquées par les fortes continuités que l’on peut observer entre la colonisation européenne plus ancienne, la colonisation interne aux mains des créoles et des métis à partir de l’indépendance, et la recolonisation néolibérale actuelle – notamment par les transnationales minières et agro-industrielles.

Finalement, nous savons qu’il existe des liens profonds (quoique jamais mécaniques) entre la position sociale occupée, la praxis individuelle et/ou collective, et l’analyse politique  produite. Ici, je relèverai plus spécifiquement les apports de personnes de sexe féminin, de classe populaire, appartenant à des groupes racisés (et souvent migrants), et qui prennent des positions activistes et radicales —des féministes et des lesbiennes, majoritairement autonomes, antiracistes et anticapitalistes. Ces personnes étant celles qui, individuellement et collectivement, ont été les plus confrontées à la violence de la recolonisation, il est important de comprendre comment elles ont été ainsi conduites à élaborer les analyses qui constituent aujourd’hui le cœur même de la pensée décoloniale.

A partir de ces trois niveaux de situation (la mienne comme observatrice et actrice, le contexte, marqué par le renouvellement de l’imposition coloniale en Abya Yala, et celle des personnes qui produisent des perspectives décoloniales concrètes), j’espère donner une meilleure visibilité à l’élaboration progressive et à la richesse des perspectives décoloniales, à leur grande valeur critique et novatrice, et aux espoirs de transformation qu’elles suscitent aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique.

Je proposerai d’abord un rappel historique sur les précurseur-e-s de la décolonialité. Je parlerai de ses racines profondes, plus particulièrement parmi les nombreuses femmes de classe populaire et racisées d’Abya Yala, du rôle de l’« autonomie » féministe et lesbienne dans la période qui précède son apparition, et de la manière progressive dont des groupes, des réseaux et des individus ont élaboré et se sont approprié le concept de la décolonialité. Je reviendrai ensuite sur les critiques féministes et lesbiennes envers les récits fondateurs de la colonisation —qui sont aussi les récits originels de la décolonialité. Je me centrerai sur la première critique de María Lugones à Anibal Quijano, avant de présenter de nouvelles perspectives sur les thèmes du métissage et de la construction de la Nation. En dernier lieu, j’aborderai certaines pratiques concrètes et réflexions actuelles de féministes et lesbiennes décoloniales : leurs propositions quant à l’élaboration alternative de connaissances, les luttes des femmes indiennes au Guatemala et en Bolivie, et finalement leurs analyses de l’extractivisme néolibéral comme recolonisation.

 

Une longue résistance à de multiples formes de colonisation

C’est avant tout dans des luttes collectives et concrètes, à partir des nécessités de survie et d’une transformation sociale, qu’ont été forgées les bases de la pensée décoloniale, dans ses très diverses expressions — dont le versant universitaire, le plus visible, n’est qu’une manifestation somme toute récente. En suivant le fil, depuis les années 90, du courant autonome du mouvement féministe et lesbien continental, nous verrons l’importance de la dimension collective et contextualisée du penser/agir, et de la politisation des positions non seulement de sexe, mais aussi de race et de classe, de celles qui ont progressivement contribué à forger les contenus de la décolonialité. Notons que les personnes et les réseaux que je mentionnerai n’ont pas nécessairement qualifié leurs travaux de décoloniaux, ni d’emblée, ni aujourd’hui —bien que ceux-ci participent de diverses manières à cette perspective. La revendication s’est faite progressivement, souvent avec d’autres qualificatifs qui sont utilisés alternativement. Ce qui les unit tou.te.s est indubitablement une critique de la logique coloniale, et l’affirmation qu’un autre monde est possible et souhaitable.

 

Des racines profondes

Je m’appuierai largement sur les travaux de l’anthropologue, activiste décoloniale lesbienne-féministe afro-dominicaine Ochy Curiel[5], qui après avoir vécu en République dominicaine, au Mexique, au Brésil et en Argentine, réside depuis dix ans en Colombie. Dans un article précurseur (2007 b), elle nous rappelle avant tout l’importance décisive, dans l’histoire de la pensée décoloniale, des innombrables luttes Indiennes et Noires depuis la colonisation, et le rôle pionnier de Waman Poma au Pérou. Elle souligne également le rôle significatif de deux hommes Noirs, tous deux à la fois grands intellectuels et militants : Aimé Césaire et Franz Fanon. Tous deux ont fortement critiqué le colonialisme en actes et en mots, et, à travers leur critique radicale du racisme, ont construit d’autres « raisons » que la raison européenne. Cependant, le fait qu’ils écrivent en français et à partir de territoires affectés par le colonialisme français, les situe à une place particulière dans l’Abya Yala.

Je voudrais distinguer un troisième précurseur, également de sexe masculin et  communiste qui, blanc pour sa part, n’en releva pas moins le défi de penser à partir du « Petit poucet »[6] de la déjà petite Amérique centrale —c’est-à-dire à partir de « la circonstance aggravante d’être Salvadorien »[7]. Il s’agit du grand poète et révolutionnaire Roque Dalton qui, jusqu’à son assassinat (perpétré par ses propres camarades de lutte), a questionné d’une façon totalement iconoclaste, théoriquement et poétiquement, le marxisme (et la raison) occidental-e (Herrera Zúñiga, 2010)[8].

Curiel (2007 b) précise qu’il faut ajouter à ces origines, la multiple et riche tradition de résistance à la colonisation, qui se poursuit après les indépendances. A travers diverses organisations sociales, religieuses, artistiques ou politiques, des alternatives de vie —matérielles, esthétiques et éthiques— sont créées jusqu’aujourd’hui par des personnes et des communautés de classes populaires et/ou racisées du continent, à commencer par les peuples Originaires et Afrodescendants. Le féminisme a contribué à cette réflexion critique :

« Les premières expériences décolonisatrices dans le féminisme éclosent précisément chez des féministes racisées, des lesbiennes, des femmes du « Tiers monde »[…] les afrocaribéennes, les femmes populaires, et les lesbiennes latino-américaines ont critiqué le sujet du féminisme dans les décennies soixante-dix et quatre-vingts, vu comme « Femme » de classe moyenne, métisse, hétérosexuelle…» (Curiel, 2010 : 70 et 72)

Dans un premier temps, il s’est principalement agi de faire émerger des problématiques et des identités invisibilisées, notamment liées aux logiques racistes, élitistes, hétérosexistes qui traversent simultanément la société dans son ensemble et les mouvements sociaux, incluant les mouvements féministes et lesbiens :

«… Leurs analyses étaient encore limitées —elles basaient leurs théories et leurs pratiques politiques sur « la différence » et l’identité comme fondement de leurs revendications et de leurs actions. Ce qui était nécessaire à un certain moment, mais insuffisant pour le féminisme dont nous avons besoin aujourd’hui» (Curiel, 2010 : 70 et 72)

Les propositions s’affirment et se multiplient dans les années 70. Dans le Nord d’Abya Yala, des femmes, des féministes et lesbiennes Noires des États-Unis sont les contributrices les plus célèbres à  ces recherches alternatives– c’est le Combahee River Collective qui le premier formula collectivement noir sur blanc l’idée de l’imbrication de plusieurs rapports de pouvoir : de race, de sexe, de classe et de sexualité (1979)[9]. Depuis la position particulière de la frontera [frontière], on peut noter les travaux de Gloria Anzaldúa (1987) et Cherríe Moraga (1981), activistes Chicanas appartenant à une mouvance lesbienne et queer of color et mettant en avant une forte conscience de classe. Au Sud du continent, l’anthropologue et grande militante antiraciste Afrobrésilienne Lélia Gonzales a proposé très tôt le concept d’Améfricanité (1988), pour repenser en profondeur le métissage, la race et de la culture du continent. A la même époque, l’anthropologue blanche-métisse Sonia Marie Giacomini (1988) mettait en lumière le grand nombre de femmes qui s’échappèrent du système esclavagiste, déconstruisant les préjugés sur leur « passivité » supposée. Depuis les Caraïbes, l’historienne dominicaine Celsa Albert (2003) a mis en évidence la grande créativité et la combativité des femmes réduites en esclavage, dans le « marronnage domestique ». Finalement, depuis les Andes, Silvia Rivera Cusicanqui, chercheure et activiste bolivienne aux racines indiennes revendiquées, traduit et publie à la fin des années 90, d’une manière pionnière, un ensemble de textes post-coloniaux et des Etudes subalternes[10] (Rivera Cusicanqui, Barragán, 1997).

 

Le courant autonome depuis la chute du Mur de Berlin

Les perspectives décoloniales latino-américaines et des Caraïbes se développent en partie à l’intérieur —et dans une certaine mesure à l’encontre—  de la gauche, et en particulier du marxisme. Avec la chute du mur de Berlin et le déclin progressif du bloc socialiste, un nouveau projet idéologique connaît un essor rapide : le post-modernisme. On peut le lire comme l’expression la plus en affinité avec le projet néolibéral qui se referme sur le continent dans les années 90 et favorise l’apparition de nombreuses  propositions « post » —dont les propositions « postcoloniales »[11]. Cette décennie, dont le début est marqué par un important choc idéologique, est celle d’une gestation souterraine des perspectives décoloniales : face aux assauts postmodernes, à la sortie progressive de la crise inflationniste et des guerres révolutionnaires des années 80, au nouveau consumérisme à crédit et à la recrudescence de la violence « délinquante », il s’agit de préserver l’espoir et de chercher, à tâtons, d’autres voies.

A l’instar d’autres mouvements sociaux, le féminisme continental traverse des changements profonds. Après une décennie de croissance qualitative, de professionnalisation et de spécialisation dans des réseaux thématiques, le mouvement féministe connaît une crise profonde dans les années 90, avec la double émergence d’un courant « autonome » et d’un questionnement lent et incomplet, mais croissant, du racisme. Nous analyserons ces deux tendances qui se sont d’abord développées dans les rencontres féministes, puis lesbiennes continentales, et qui ont fourni d’importantes bases à la pensée décoloniale actuelle.

Ainsi, au début des années 90, l’institutionnalisation du féminisme continental commence à produire doutes et malaises. L’organisation de la (future) Conférence de Pékin, proposée et contrôlée par l’ONU et non par le mouvement, cristallise les critiques. La tendance « autonome » commence à se dessiner pendant la VIème Rencontre féministe du continental de novembre 1993 au Salvador. De nombreux groupes dénoncent le poids croissant des institutions internationales au sein du mouvement à travers les grands financements, qui transforment les groupes rebelles et informels des décennies précédentes  en énormes ONG. L’ONU et la coopération au développement (tout spécialement l’USAID, désignée à plusieurs reprises comme un paravent de la CIA) sont accusées d’organiser la cooptation, la dépolitisation et le contrôle du féminisme, dans une tentative de néocolonisation idéologique et pratique qui passe par l’ONGisation des mouvements sociaux (Falquet, 2011).

Durant cette VIème Rencontre, le groupe Las Complices, composé de cinq féministes et/ou lesbiennes « historiques », blanches-métisses issues de différents pays[12], intitule sa contribution « Actes pour construire une culture tendancieusement différentes » (Bedregal y autres, 1993). Fortement influencées par le féminisme de la différence italien, elles sont très critiques face à la culture dominante. Tandis que Ximena Bedregal[13], journaliste et graphiste chilo-bolivienne remet en cause « cette démocratie » et invite à penser un autre monde,  l’architecte Margarita Pisano[14],  féministe chilienne reconnue, appelle à la  non participation délibérée à « cette culture » face à ce qu’elle considère comme une victoire globale du patriarcat (2001). Enfin, la philosophe et écrivaine italo-mexicaine Francesca Gargallo[15], s’appuyant clairement sur un féminisme antiraciste, plaide pour l’urgence de construire une utopie. Un courant plus anarchiste, représenté par un groupe nouvellement créé en Bolivie, Mujeres creando, va dans le même sens que las Complices. Ses jeunes militantes, lesbiennes et/ou indiennes, vivent en communauté, tiennent un café communautaire dans leur quartier de  La Paz et viennent de publier un livre qui relate la vie marquée par le racisme des jeunes travailleuses domestiques indiennes en ville (Paredes et Galindo 1992). Dans leurs luttes, elle utilisent la créativité et l’art, la poésie, les manifestations de rues et les campagnes de graffitis qui critiquent, entre autres, le racisme et le machisme, y compris de gauche. Elles revendiquent avec orgueil l’héritage du savoir et de résistance quotidienne, collective, des femmes indiennes et de classe  populaire. Elles critiquent radicalement le capitalisme et l’impérialisme, en particulier le contrôle financier et idéologique (voire même le vol des savoirs des femmes) que les institutions internationales exercent sur les mouvements et les pays du continent (MCFAL s.d).

Le courant « autonome » devient plus concret lors de la VIIème Rencontre Féministe continentale au Chili en 1996. Cependant, la première Rencontre continentale spécifiquement autonome, organisée par Mujeres creando en 1998, débouche sur un important conflit interne[16]. Les autonomes ne parviendront jamais à (re)constuire leur unité, même si les limites  de Pékin et du néolibéralisme deviennent de plus en plus évident au cours de la décennie 2000 (Druelle, 2004). Paradoxalement, alors que les faits semblent leur donner raison, les autonomes en tant que mouvement se délitent. Chacune mène ses propres luttes dans différents domaines : combat contre le microcrédit (les Creando en Bolivie, dans le mouvement des endetté-e-s de 2001), travail de presse (le CICAM, au Mexique, avec la revue Creatividad feminista, qui paraît de 1997 à 2008), publication des réflexions « dissidentes » issues de plusieurs régions du continent (Curiel et Al., 2005), autour de l’articulation sexe-classe-race dans une perspective anti-néolibérale[17]. Finalement

« De la République dominicaine à l’Argentine, des expériences comme celles de las Cómplices, las Próximas, las Chinchetas, Mujeres Creando, Mujeres rebeldes, Lesbianas feministas en Colectiva, el Movimiento de Mujeres del Afuera, avec d’évidentes différences, ont proposé un féminisme excentrique, du dehors, de la frontière, communautaire, des marges, comme espace possible de construction politique grâce à l’action collective, autogérée et autonome, qui produit sa propre théorie et pensée décolonisatrice face à l’eurocentrisme et la théorie/perspective de genre plus conservatrice, et qui interroge profondément le rapport entre savoir et pouvoir, ainsi que la dépendance aux institutions. » (Curiel, 2010 : 73)

Nombre des autonomes les plus actives de cette période sont issues des mouvements et luttes antiracistes et se revendiquent fortement et politiquement comme lesbiennes. Ainsi, ce sont essentiellement des activistes lesbiennes-féministes qui réussissent à rouvrir le débat au cours de cette première décennie du millénaire. En 2004, lors de la VIème Rencontre lesbienne féministe continentale au Mexique, elles manifestent contre l’institutionnalisation et la dépolitisation du lesbianisme. Malgré leur petit nombre, elles reçoivent un large écho. Dès la rencontre suivante (Chili, 2007), la majorité des présentes affirment que le féminisme lesbien ne doit pas se cantonner à une simple politique de la sexualité : dans la manifestation qui clôt la rencontre, elles crient

« un NON sans concession à l’hétérosexualité obligatoire, NON à la guerre, NON aux multinationales, NON aux féminicides et à tout système d’oppression, quelle que soit sa forme, qui affecte les femmes et l’humanité.» (Curiel 2007 a : 3)

Ainsi, pendant cette « longue » décennie (1993-2007), en résonance avec d’autres femmes et féministes et de nombreux mouvements sociaux dont elles sont proches —mouvement zapatiste au Mexique, MST au Brésil, Forum social mondial dans une certaine mesure—, les autonomes construisent progressivement un nouveau discours à l’intérieur du féminisme et du lesbianisme. A partir de la critique de certains rapport internes de pouvoir au sein du mouvement, révélés par la préparation de la rencontre de Pékin sous l’égide de l’ONU, elles parviennent très tôt à proposer une analyse du néolibéralisme, qu’elles identifient comme l’adversaire central, se refusant à travailler seulement dans le domaine du « genre » ou de la « sexualité », pour s’investir dans des luttes et des alliances où féminisme, combat contre le racisme et perspective de classe sont imbriqués.

 

Se qualifier de décoloniales à partir de réseaux activistes et/ou universitaires

Dans le contexte de la rencontre lesbienne féministe continentale du Chili de 2007, de l’impact de la crise économique de 2008 et du coup d’État de 2009 au Honduras (qui souligne la fragilité des conquêtes légales, qui peuvent être balayées d’un revers de la main), le féminisme décolonial comme tel émerge simultanément de différents points du continent. Nous présenterons ici deux réseaux qui se formalisent presque en même temps entre 2007 et 2008. Le premier est une initiative spécifiquement académique, alors que le second illustre l’alliance entre des universitaires aux statuts plus ou moins stables, très impliquées dans des luttes sociales, et des activistes hors de l’université.

Pour la partie universitaire, au CIESAS de Mexico, un groupe commence à travailler depuis le début des années 2000 autour de l’anthropologue mexicaine Aída Hernández Castillo[18], sur les femmes indiennes —principalement Maya—, qui suscitent un intérêt croissant depuis le soulèvement zapatiste au Chiapas. La plupart des participantes au séminaire sur le Genre et l’ethnicité du CIESAS —majoritairement blanches, métisses et universitaires—, connaissent le Guatemala, le Chiapas et/ou sont sympathisantes du zapatisme. Ce séminaire donne lieu, vers 2008, à la création Réseau Féminismes décoloniaux, tandis qu’Hernández Castillo coédite un autre livre important de traductions (Suárez Nava et Hernández Castillo, 2008)[19]. Peu à peu, des chercheuses de renom rejoignent le réseau, telles que Margará Millán (sociologue et anthropologue sociale à l’UNAM qui, dès 2001, coordonne un important projet sur la modernité non-capitaliste[20]); la journaliste catalane basée depuis plusieurs années au Chiapas et auteure d’un des premiers livres sur les femmes zapatistes, Guiomar Rovira (1996); la sociologue mexicaine de l’université de Puebla, ex-guerrillère et ex-prisonnière politique en Bolivie, Raquel Gutiérrez[21]; ou encore la psycho-sociologue mexicaine de l’UNAM, Silvia Marcos[22], qui entreprend une recherche sur les femmes zapatistes. En 2011, le Réseau commence un processus de discussion qui aboutira à un livre au titre provocateur : « Au-delà du féminisme » (Millán, 2014).

De fait, dans ces années, l’ensemble du milieu académique mexicain, en particulier à Mexico DF, manifeste un intérêt croissant pour la perspective décoloniale, sous différentes dénominations. Un exemple en est le « Seminario de Feminismo Nuestroamericano », qui voit le jour dans le Master de Défense et promotion des Droits de l’Homme de l’UACM[23], où se croisent Guiomar Rovira, Norma Mogrovejo, historienne d’origine péruvienne, activiste lesbienne historique et autonome de longue date et Francesca Gargallo, ex-Complice déjà mentionnée. Pendant cette période, Gargallo publie d’abord un ensemble de textes sur le féminisme « latino-américain » qui rencontre un grand écho (2004), puis, après une longue recherche à travers tout le continent, un travail important sur la pensée des femmes indiennes de l’Abya Yala (2012).

Du côté de l’activisme, le premier groupe qui se revendique ­—entre autres— décolonial est un groupe transnational[24], héritier direct de l’histoire de l’« autonomie ». Parmi ses fondatrices, citons deux Dominicaines très impliquées dans l’autonomie et l’antiracisme, Ochy Curiel, déjà mentionnée, et Yuderkys Espinosa Miñoso[25] qui crée en 2007 avec Curiel le GLEFAS (Grupo Latinoamericano de Estudios, Formación y Acción feminista) :

« Nous sommes préoccupées par les effets de la globalisation, de la crise du capital, ainsi que par le renforcement du patriarcat, des régimes de l’hétérosexualité et du racisme. Notre projet poursuit la nécessaire mise en visibilité du racisme et le renforcement des nouvelles propositions de transformation et de transgression mises en œuvre dans le, et à partir du, continent, [et défend] un point de vue qui se veut décolonisateur et promoteur d’une articulation entre le féminisme et d’autres propositions émancipatrices » (2008)

Le GLEFAS tente d’unir réflexion théorique et activisme, en priorisant la formation et en se donnant comme objectif la démocratisation de la connaissance comme instrument politique qui permet l’analyse et la rétro-alimentation de la théorie. Dans tout ce qu’elles entreprennent, elles s’efforcent de réunir les milieux activistes et académiques. Ainsi, leurs formations en ligne[26], qui rencontrent un succès important dans tout le continent et au-delà, font une place importante aux perspectives antiracistes et veillent à diffuser des réflexions élaborées en Abya Yala, et autant que possible, issues de l’activisme. De même, dans les évènements publics qu’elles organisent, elles convient des activistes reconnues, des artistes et des universitaires (certaines sont tout cela à la fois), en choisissant symboliquement alternativement des lieux académiques et militants de différentes parties du continent, et ce, toujours en lien avec le mouvement lesbien-féministe et d’autres luttes locales. Elles dédient également un grand effort à la publication, on line avec un site très actif, et sous forme de livres, en s’associant avec différentes maisons d’édition, parfois autonomes, parfois académiques.

Elles organisent un premier colloque international à Buenos Aires en 2009, qui se propose de « penser la pratique et la théorie féministes latino-américaines à partir de voix non hégémoniques et minoritaires du féminisme […] dans un nécessaire processus de revitalisation et de fortification d’une proposition féministe en propre ». (Miñoso Espinosa  2010 : 6-7). Elles en tirent rapidement une première publication : Aproximaciones críticas al feminismo latinoamericano y del Caribe (2010). En mars 2011, elles mettent en place un deuxième colloque international, en Colombie, réunissant plus de deux cents participantes pour réfléchir à un féminisme anti-hégémonique continental. Une bonne partie des textes sont publiés dans Feminismos y Poscolonialidad. Descolonizando el feminismo desde y en América Latina, coédité avec la sociologue argentine Karina Bidaseca (2011).

En juillet 2014, lors d’un évènement organisé au Guatemala intitulé « Feminismos y lesbofeminismos decoloniales, antiracista y prácticas de resistencia a partir de los territorios », où de nombreuses activistes Afros et surtout Indiennes très impliquées dans les luttes contre l’extractivisme néolibéral sont à la tribune, de même que Berta Cáceres, la fameuse activiste Lenca assassinée en mars 2016. L’accent a été également mis sur des propositions artistico-culturelles —notamment le travail d’une jeune hip-hopeuse, Rebeca Lane— comme un autre mode de diffusion d’idées, particulièrement parmi les jeunes. La même année, GLEFAS publie un autre livre volumineux de textes décoloniaux provenant aussi bien du milieu académique que de l’activisme, Tejiendo de otro modo, Feminismo, epistemología y apuestas descoloniales en Abya Yala (Espinosa Miñoso et Al., 2014). La grande mobilité des membres du GLEFAS, à l’intérieur du continent et vers l’Europe et les États-Unis, leurs contacts avec des theóricien.ne.s décoloniaux.les de renom des universités étatsuniennes et leurs liens avec des mouvements sociaux critiques, renforcent également leur travail.

Enracinées dans une longue histoire de résistances Indiennes, Noires, populaires, féministes, de femmes et d’autres mouvements sociaux, certaines féministes, et surtout des féministes lesbiennes autonomes et antiracistes d’Abya Yala, ont développé depuis vingt-cinq ans plusieurs thèmes de réflexion qui sont aujourd’hui au cœur de la pensée décoloniale. En critiquant d’abord le rôle impérialiste et néocolonisateur joué par les institutions internationales et l’ONGisation du mouvement, tout en mettant en lumière le racisme, elles articulent chaque fois davantage ces thèmes avec une critique du néolibéralisme et de la véritable recolonisation qu’il provoque.

 

Traduit de l’espagnol par Hanitra Andriamandroso. 

 

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Notes

[1] Au risque de « forcer » quelque peu l’énonciation, notamment parce que les personnes blanches et métisses du continent (et en général) ne se nomment généralement pas elles-mêmes métisses ou blanches, et souvent ne se reconnaissent même pas comme telles, je propose de commencer à rendre visible —aussi— la situation de race des personnes autres que Afros et autochtones. Le terme composé « blanc-he-métis-se » est très imparfait : métis-se et blanc-he sont deux position très différentes et le métissage, sur le continent, possède des significations complexes. De plus, les logiques ethniques et celles du racisme, ainsi que la composition de la population sont très différentes dans chaque pays. Cependant, c’est un « raccourci » qui commence à être utilisé dans les discussions sur le racisme, dans différents mouvements. Par ailleurs, la démarche de qualifier autrui est bien entendu très différente de celle qui consiste à se qualifier soi-même (et qui n’a pas le même sens selon que l’on soit majoritaire ou minoritaire). Il s’agit donc ici seulement d’une tentative —très imparfaite— de rappeler que tous les points de vue sont situés.

[2] J’ai d’abord vécu au Chiapas (de fin 89 à mi 90), puis au Salvador juste après la guerre (1992-1994), et finalement à Mexico DF en 2001, avec le projet de m’installer au Mexique. Pour des raisons  familiales, j’ai dû revenir en France où je me retrouve « piégée »  jusqu’à ce jour, ayant intégré l’université comme enseignante-chercheuse à temps plein en 2003. J’ai cependant pu effectuer, ces quinze dernières années, des séjours relativement longs sur le continent, en particulier au Mexique, au Brésil, en Colombie, au Guatemala et dans une moindre mesure en République dominicaine

[3] Il existe beaucoup de débats sur le terme le plus adéquat pour nommer ces populations, extrêmement variées : indiennes, indigènes, autochtones, originaires, natives, y compris  le terme péjoratif « Indias » qui, dans certains endroits, a été revendiqué avec fierté. En outre, certains groupes combattent l’homogénéisation coloniale, en utilisant préférentiellement un ethnonyme régional tel que Maya, Aymara ou Mapuche. J’utiliserai ici le terme « indien », une des désignations les plus communes, revendiquée entre autres par le mouvement zapatiste.

[4] Les quatre pays d’Abya Yala qui comptent officiellement plus de 5 millions d’habitant-e-s indien-ne-s sont : le Pérou (7 millions), la Bolivie (6,4), le Guatemala (6,2) et Mexique (5,9). En Bolivie, la population indienne est indubitablement majoritaire, c’est probablement le cas aussi au Guatemala, et dans une moindre mesure au Pérou, où les données officielles l’évalue à un tiers de la population.

[5] Auteure-compositrice et anthropologue, Ochy Curiel a été fondatrice des Chinchetas et co-organisatrice de la VIIIème Rencontre féministe continentale qui a eu lieu en République dominicaine en 1999. En Colombie, elle a co-fondé le Grupo latinoamericano de estudio, formación y acción feminista (GLEFAS).

[6] Surnom donné au Salvador, le plus petit pays de l’isthme centraméricain.

[7] Clin d’oeil à un vers de « Poema de amor » (1980 environ) : http://deiticos.blogspot.fr/2008/07/poema-de-amor-roque-dalton.html

[8] Le Proyecto Modernidad-Colonialidad  indique que certaines de ses sources et inspirations sont :  El Calibán de Fernández Retamar, Les Damnés de la terre de Fanon, Discours sur le colonialisme de Césaire, de même que les œuvres d’Amílcar Cabral, José Carlos Mariátegui et René Zavaleta Mercado. Ce qui attire fortement l’attention sur cette généalogie morale- épistémique est l’omission (ou l’occultation?) de trois penseurs des Caraïbes et d’Amérique centrale […] : Roque Dalton, Carlos Fonseca Amador et Ernesto Guevara. » (Herrera Zúñiga, 2010).

[9] Bien entendu, beaucoup de femmes Noires avaient déjà conscience de cette imbrication depuis longtemps, le CRC l’ayant simplement formulée de manière plus visible, en tant que groupe, et ayant mis en avant aussi la question lesbienne.

[10] Nous y reviendrons dans la troisième partie.

[11] Tentant de clarifier certaines différences entre postmodernisme et perspective décoloniale, Brenny Mendoza (2014) a analysé avec beaucoup de perspicacité les relations de pouvoir  historiques entre les aires linguistiques et  (ex) colonies anglophones et luso-hispanophones, ainsi que le poids respectif de leurs épistémologies. Elle fait apparaître une perspective décoloniale plus marxiste, structuraliste, inspirée de la théorie de la dépendance et située dans ce qu’elle appelle « Nuestramérica », et une tendance post-moderne, ancrée dans des épistémologies nord-européennes et étatsuniennes,  anglophone et plus proche de l’individualisme libéral.

[12] Ont participé à la rédaction : Ximena Bedregal , Amalia Fischer, Edda Gabiola, Francesca Gargallo et Margarita Pisano. A l’image de la complexité des nationalités et des mobilités intracontinentales, le groupe de las Complices réunit deux Chiliennes dont une vit aujourd’hui au Guatemala, et trois femmes qui à cette époque vivaient au Mexique : une Bolivio-chilienne (actuellement en Bolivie), une Italo-mexicaine et une Mexico-nicaraguayenne (actuellement au Brésil).

[13] Réfugiée depuis des années au Mexique, Ximena Bedregal y a co-fondé le groupe féministe Centro de Investigación y Capacitación de la Mujer (CICAM) y la revue Correa Feminista.

[14] Fondatrice de la Casa de la Mujer La Morada, de Radio Tierra y du Movimiento Feminista Autónomo, Margarita Pisano est une des dix auteures du fameux texte de 1986, Del amor a la necesidad, qui a constitué un véritable aggiornamiento du mouvement féministe.

[15] Professeure de l’Université du Mexico et activiste de longue date, l’italo-mexicaine Francesca Gargallo a coordonné des publications influentes comme Ideas Feministas Latinoamericanas (2004) et Feminismos desde Abya Yala (2014).

[16] Un débat houleux conduit plusieurs Complices à quitter les lieux avec fracas. À partir de ce moment, Bedregal et Pisano, pour des raisons différentes, se montreront très critiques envers toutes les autres autonomes : il s’agit pour elles de penser une « autre civilisation » et non de retomber dans « des identités fragmentées » (Bedregal, s.d. ; Pisano et al. 1997).

[17] L’année précédente, un collectif éditorial madrilène alternatif publie un recueil de traductions de textes importants du féminisme Afro et Chicano antiraciste: Otras inapropiables (Varias autoras, 2004).

[18] Dans un livre qu’elle publie en 2001, Hernández parle d’un Chiapas « postcolonial » (Hernández, 2001).

[19] https://feminismosdescoloniales.wordpress.com/

[20] Margara Millán est chercheuse au Centre d’Études Latino-américaines, (FCPyS, UNAM), professeure en Études Latino-américaines et coordinatrice du projet de « Modernidades alternativas y nuevo sentido común: anclajes prefigurativos de una modernidad no capitalista ».

[21] Raquel Gutíerrez a passé cinq ans en prison pour avoir été co-fondatrice de l’EGTK (Ejercito Guerillero Tupak Katari), avec son compagnon Alvaro García Linera, devenu après la victoire d’Evo Morales aux élections de 2005, vice-président de la Bolivie. En prison, ils ont écrit ensemble sur le marxisme et les questions ethniques (García Linera, Gutiérrez Aguilar et À., 1996). Les Mujeres creando de Bolivie ont résolument lutté pour la libération de Raquel Gutiérrez.

[22] Spécialiste des religions, Silvia Marcos a été co-fondatrice du séminaire permanent anthropologie et genre de l’UNAM.

[23] Université Autonome de la Ville de México.

[24] A l’origine, le groupe réunit principalement des activistes vivant en Argentine, en Colombie, au Guatemala, au Honduras et au Brésil. En 2015, il intègre des participantes qui vivent au Mexique, tandis que la participation d’Argentine et du Brésil se réduit.

[25] Docteure en philosophie, co-fondatrice de las Chinchetas et co-organisatrice de la VIIème Rencontre féministe continentale en République dominicaine, Yuderkys Espinosa Miñoso réside aujourd’hui en Colombie, après avoir vécu longtemps en Argentine. Elle a publié en 2007 « Escritos de una lesbiana oscura : reflexiones críticas sobre feminismo y política de identidad en América Latina ».

[26] Alors que c’est une des activités grâce auxquelles elles s’auto-financent, elles proposent des inscriptions à prix modique, avec possibilités de bourses et d’exemption de frais.

 

Jules Falquet est militante féministe, maîtresse de conférences à l’Université Paris 7 et chercheuse au CEDREF (Centre d’Enseignement, de Documentation et de Recherches pour les Etudes Féministes)- Page personnelle : http://julesfalquet.wordpress.com/

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