Marxisme et fanatisme. Entretien avec Alberto Toscano

Alberto Toscano est l’auteur de Le Fanatisme. Modes d’emploi, La Fabrique, 2011.

I. La conjoncture intellectuelle dans laquelle le livre intervient

Première partie de l’entretien à voir ici.

 

II. Un exemple de la manière dont la qualification philosophique du fanatisme circule entre le discours réactionnaire sur la Révolution française jusqu’à la guerre civile aux États-Unis

Alberto Toscano : Dans cette histoire, je crois que le moment-clef de la genèse d’une matrice discursive ou idéologique sur (c’est-à-dire contre) le fanatisme, on peut l’identifier avec la réponse de certains philosophes à la Révolution française. Dans le livre, c’est la figure d’Edmond Burke qui est retenue, et surtout son texte de 1790, Reflections on the Revolution in France, qui tient ce rôle tout à fait fondateur pour ce qui est du discours sur le fanatisme. Au point que Burke reste une référence constante, jusque dans des textes contemporains, comme ceux de John Gray, en Angleterre (sur les utopies apocalyptiques, ce type de textes qui cherchent à établir des analogies entre l’extrémisme de la révolution française, les utopies communistes, et les mouvements islamiques contemporains.) Dans la lignée du texte de Burke, on peut aussi situer des moments très importants dans le discours sur le fanatisme, avec, par exemple, la condamnation du fanatisme des abolitionnistes contre l’esclavage, par toute une série d’apologues de l’esclavage aux États-Unis, essentiellement dans les années 1830 et 1840. Dans ces cas, on prend directement inspiration des textes de Burke pour stigmatiser l’idée d’une abolition immédiate. Il s’agit de prendre la révolution haïtienne comme l’exemple de la grande menace que l’abolitionnisme pose au système américain. Le fanatisme dans ces discours est surtout lié à l’idée d’une émancipation radicale, sans gradualisme, sans médiation.

En se fondant sur les textes de Burke, les apologues de l’esclavage posent une équation, une équation entre émancipation et violence — dans laquelle cette propagande horrifiante sur la révolution haïtienne joue un rôle très important. Il y a aussi tout un discours sur le viol des femmes blanches, sur la femme blanche comme victime de l’émancipation, etc. C’est aussi intéressant parce que, bien sûr, il y a dans l’abolitionnisme radical, dans ce qu’on appelle l’abolitionnisme immédiatiste, un rôle assez important joué par certaines cultures religieuses — la culture de certaines sectes protestantes hérétiques ou hétérodoxes (les Quakers, etc.) Le champ des ennemis de l’abolitionnisme est donc assez large. On trouve là des conservateurs du Sud qui sont ouvertement racistes, ouvertement suprématistes, mais il aussi des libéraux qui parlent seulement de la nécessité d’une abolition de l’esclavage graduelle, pour prévenir des désastres.

Les thèses de Burke portent sur le fanatisme de l’émancipation — c’est-à-dire un fanatisme qui est surtout accusé d’imposer des abstractions, des principes abstraits (l’égalité) sur la complexité sociale. C’est pour cela que dans les textes de Burke, il y a cet éloge de la complexité des coutumes sociales, des mœurs, des hiérarchies, des traditions, des habitudes, etc. : tous les éléments qui, pour Burke, fonctionnent comme des obstacles à la volonté d’imposer des principes, disons, rationnels, à la politique. Il est intéressant de voir que, dans les textes des anti-abolitionnistes américains, on qualifie les abolitionnistes d’ « abstractionnistes » : des personnes qui soumettent la politique à des abstractions philosophiques, avec le résultat inévitable, quasiment logique, d’une violence sociale hors de tout contrôle.

 

III. Comment le fait de le considérer comme un « enthousiasme pour l’abstraction », comme un refus des médiations, permet de penser le fanatisme non pas seulement comme un atavisme, comme une religiosité irrationnelle, mais comme une partie intégrante de la modernité qui a pu contribuer, d’une façon ou d’une autre, aux mouvements d’émancipation ?

A.T. : Un des éléments intéressant de la critique conservatrice vis-à-vis du fanatisme, surtout la critique de Burke, c’est la thèse, plus ou moins implicite, que le fanatisme est un résultat d’une fidélité excessive, sans borne, aux principes de la rationalité moderne. Dans ses textes, Burke reproche à la Révolution française d’être dominée par l’application excessive des principes modernes — de la philosophie cartésienne, de la mathématique, de la géométrie, etc. Je pense qu’il y a là un élément très symptomatique parce qu’il y aura une transformation très importante dans le discours sur le fanatisme après la Révolution française : chez les Lumières, surtout françaises, disons classiques, il y a le contraste entre la philosophie d’une part comme pensée d’une rationalité tolérante, et d’autre part la passion religieuse comme origine de toutes les violences partisanes, identitaires. Donc c’est seulement après la Révolution française qu’on peut constater l’expansion de ces discours qui posent l’équation entre fidélité aux principes philosophiques et fanatisme, ou philosophie et violence peut-être.

Ce que je pense possible d’extraire de ces discours, c’est l’idée, que je crois tout à fait intéressante, du fanatisme compris comme fidélité sans compromis à des idées ou des idéaux plus ou moins abstraits, comme élément constitutif de la modernité. Bien sûr on peut voir ça également au sein des positions ambivalentes, mais de toute façon affirmatives, en regard de la Révolution française : soit de Kant, dans le texte sur le conflit des facultés dans lequel il parle de l’enthousiasme pour la Révolution française, soit dans les textes de Hegel, jusque dans ses critiques de la Terreur. Mais on peut aussi, pour revenir à un moment historique qui joue un rôle très important dans mon livre, c’est-à-dire la Réforme protestante, ou dans son aspect radical, en le lisant en relation avec les textes de Friedrich Engels, mais aussi de Heinz Bloch et Karl Mannheim, sur la guerre des paysans en Allemagne, on peut juger là de cette situation que je crois paradoxale, pour une pensée libérale, plus ou moins consensuelle : le paradoxe c’est que dans le millénarisme, c’est-à-dire dans des mouvements politico-religieux qui sont entachés de fanatisme, d’atavisme, qu’on peut identifier certains des éléments fondamentaux d’une politique moderne. C’est par exemple la thèse, dans son livre Idéologie et Utopie, de Karl Mannheim qui pose que c’est le lien entre un mouvement social collectif et des passions politiques, disons transcendantes, pour une transformation radicale de la société, qui donne naissance à une idée moderne de la politique. Je pense qu’il y a là une thèse assez provocatrice pour la pensée consensuelle contemporaine : dire que la modernité n’est pas à chercher de façon primaire dans la division des pouvoirs, ou dans la sécularisation du monde politique, ou dans la séparation entre société politique et société civile, mais avant tout dans ce lien entre une idée universalisable de justice, de justice comprise comme, par nécessité, transformation radicale des rapports sociaux et comme imposition d’une certaine forme d’égalité. Je pense que c’est ça que, par exemple, Engels souligne dans la figure de Müntzer quand il dit qu’il y a là quelque chose qu’on peut voir soit comme une résistance arriérée (résistance au capitalisme avant l’établissement du capitalisme lui-même) mais aussi comme quelque chose qui reste utopie ou vison de la justice, vision en avance sur son temps.

 

IV. Le caractère religieux du processus de sécularisation : critique de la religion et critique de l’économie politique

Quatrième partie de l’entretien à voir ici.

 

V. Le statut du fanatisme dans la pensée réactionnaire aujourd’hui

Cinquième partie de l’entretien à voir ici.