Féminisme et anti-racisme : savoir d’où l’on part, pour savoir où aller

C’est la lecture de l’article « Comprendre l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes pour résister » qui a motivé la rédaction de ce texte. Sans vouloir nous opposer aux analyses et aux orientations que cet article déploie, il nous a semblé important d’apporter une contribution critique à ce texte ; non pas sur l’analyse – que nous partageons – des mutations des discours de la droite réactionnaire mais sur la réalité des pratiques et des discours féministes et antiracistes de l’extrême gauche.

En effet, il nous paraît aujourd’hui primordial de ne pas occulter les politiques hésitantes voire problématiques des organisations anticapitalistes et révolutionnaires, mais de les analyser concrètement et de les critiquer fermement dans une perspective de reconstruction d’une politique féministe et antiraciste radicale.

Alors que l’État français et – de manière plus générale – les États impérialistes mènent une offensive raciste et sexiste sur l’ensemble des populations, il est important d’analyser non seulement les méthodes employées par les gouvernements pour légitimer cette offensive, mais aussi les réponses de notre propre camp politique et social et plus particulièrement celles des organisations françaises d’extrême gauche. Cela nécessite de revenir sur les positions qui ont été celles de ces organisations en 2003, qui ont ceci de commun qu’elles exprimaient un refus de prendre résolument position contre la prohibition et l’exclusion des jeunes filles voilées de l’école publique. En effet, plusieurs déclinaisons du prohibitionnisme se sont exprimées. Si une organisation comme Lutte Ouvrière a rapidement tranché en faveur de la loi d’interdiction, les débats au sein du PCF et surtout de la LCR ont été vifs. Alors qu’une minorité de militant·es ainsi que les JCR prenaient part aux luttes anti-prohibitionnistes, la majorité de l’organisation tranchait en faveur d’une orientation « Ni loi, ni voile », avec pour mot d’ordre « Pas besoin de loi pour combattre le voile », adhérant en pratique au principe de l’exclusion de ces jeunes filles.

La répression raciste et sexiste de 2003 ne s’est pas arrêtée là. Alors que Nicolas Sarkozy présente la France comme une terre d’asile pour les femmes victimes de violences, est adoptée la loi d’interdiction du port du voile intégral exposant les contrevenantes à des amendes, puis signée une circulaire ayant pour effet d’empêcher les mamans portant le foulard d’accompagner les sorties scolaires de leurs enfants[1]. Pendant ce temps, le NPA persistait dans l’indécision qui avait été celle de la LCR et reproduisait en son sein, à propos de la candidature d’Ilham Moussaïd, un débat symétrique à celui de 2003. La difficulté à admettre la capacité d’une femme portant le foulard, militante, à représenter le parti témoigne de la persistance d’une défiance à l’encontre de ces femmes.

En cette fin d’année 2011 débutent les campagnes présidentielles des partis politiques français. Cette dernière décennie a été marquée par de nombreuses mesures antisociales, racistes et sexistes : traque des sans-papiers, des Rroms, fermeture de centres IVG. Concrètement les résistances n’ont pas été assez puissantes pour, d’une part, empêcher réellement l’instauration de ces mesures et, d’autre part, lutter contre la légitimation idéologique de ces pratiques.

C’est à l’aune de ces constats que doivent être analysées et critiquées les politiques menées par l’extrême gauche française afin de repenser l’intervention de celle-ci dans les futurs défis. Ce texte portera spécifiquement sur la LCR (et le NPA depuis sa création) en raison de la vivacité des débats qui ont animé (et animent toujours) cette organisation sur cette question et des conséquences de ces hésitations sur son implication dans les luttes.

C’est en étudiant l’un des moments-clés qui révèle selon nous les failles et les lacunes de l’extrême gauche sur l’articulation féminisme-antiracisme, c’est-à-dire les luttes de 2003 et 2004 contre l’exclusion de jeunes filles voilées des écoles publiques (I), que peut se construire une critique féconde à partir de laquelle un féminisme et un antiracisme radical, matérialiste doivent se ré-élaborer (II).

 

I. Laïcité, islamophobie et responsabilité de l’extrême gauche

La position « Ni loi, ni voile » adoptée par la LCR en 2003 camoufle mal une adhésion de fait à la possibilité pratique pour le corps enseignant d’exclure de l’école publique des jeunes filles portant le foulard. En prétendant sortir du débat entre prohibitionnisme et anti-prohibitionnisme, la majorité de la LCR n’en a en réalité changé que les termes, en en conservant le fond et a en conséquence fait le choix de ne pas participer aux initiatives menées contre la loi ou en défense de ses victimes.

Dans un contexte d’islamophobie mondiale et de « guerre des civilisations », la position de la LCR était révélatrice de sa perméabilité à ce discours : le changement de position sur cette question entre 1989 et 2003 n’est pas anodin et doit être analysé à la lumière de l’évolution de la situation et du discours national et international.

La position majoritaire de la LCR témoigne d’une adhésion à une laïcité « nouvelle version », qui viserait non plus à garantir la liberté d’exercice des religions (de toutes les religions) et la neutralité de l’État vis-à-vis de celles-ci, mais au contraire à restreindre cette liberté d’exercice, au nom de l’athéisme. Que cette position ait été justifiée par le recours à des arguments féministes, marque l’imprégnation des organisations d’extrême gauche par un contexte international de stigmatisation d’un sexisme « pire que les autres » qui serait essentiellement arabo-musulman et dont il conviendrait d’en libérer les victimes, y compris par la répression.

 

A. La laïcité : de la protection à la répression…

Il est important pour analyser la gravité du racisme qui imprègne la société française – ses organisations de la gauche révolutionnaire comprises – d’une part de revenir aux textes de lois et à la définition du principe de laïcité en France et d’autre part d’opérer un retour sur les événements importants qui jalonnent le lent processus de transformation de la laïcité à des fins islamophobes. Processus qui s’inscrit, à l’échelle internationale, dans une politique plus large de défense de l’Occident capitaliste, mâle et blanche.

 

1. 1989-1905

C’est en 1989 que s’enclenche le double processus de transformation du concept de laïcité et de ré-élaboration d’un nouveau discours raciste et sexiste. Distinguer l’un de l’autre nous conduirait à des errements qui permettraient de nier la responsabilité de l’extrême gauche dans ces processus.

En septembre 1989, trois jeunes filles sont exclues provisoirement du collège de Creil (Oise) au motif que le port du foulard peut être considéré comme une atteinte à la laïcité. C’est à ce moment-là qu’est exposée médiatiquement la question du « danger » qui menacerait le principe de laïcité[2].

Le ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, demanda au Conseil d’État de rappeler le texte de loi : les élèves disposant de la « liberté de conscience » ont le « droit de porter des signes religieux ». Le prosélytisme peut être un motif d’exclusion.

Ce n’est qu’en 1994 que se rouvre l’affaire lorsque le ministre de l’Éducation nationale d’alors, François Bayrou, signe une circulaire à l’attention des directeurs d’établissements scolaires dans laquelle « le foulard est défini comme un « signe ostentatoire en soi », qui manifesterait donc une attitude prosélyte (contrairement à la croix ou la kippa)[3] ».

Alors que 18 lycéennes de Strasbourg sont exclues de l’école publique, le Conseil d’État « conclut, le 10 juillet 1995, qu’il ne peut y avoir interdiction générale ni exclusion automatique des jeunes filles portant le foulard islamique. Il énonce à nouveau qu’aucun signe ne saurait être considéré « ostentatoire » par nature et, se référant à la loi sur la séparation des Églises et de l’État de 1905 (populairement appelé loi sur la laïcité), qu’un signe religieux ne peut être en lui-même contraire à la laïcité »[4].

La loi de la séparation des Églises et de l’État repose sur le principe de laïcité qui garantit ainsi la liberté de conscience et de culte à chaque citoyen. Comme l’écrit Catherine Samary : « La laïcité [est] un ordre institutionnel, pas une philosophie anti-religieuse »[5]. L’on s’abstiendra ici d’étudier la transformation des valeurs et des principes chrétiens et ses résurgences théoriques et pratiques dans les processus historiques de sécularisation. Toutefois, on ne peut faire l’impasse sur le fait que la société française, quand bien même elle s’affirme laïque, est déterminée par la culture chrétienne. Cette dernière irrigue, de manières divergentes certes, toutes les composantes de cette société : des plus au moins militantes, des plus conservatrices au plus révolutionnaires[6]. Cela s’effectue de manière transversale par les lois, les institutions, les coutumes, l’organisation sociale, les productions artistiques, les discours, les pratiques quotidiennes ; que l’on y adhère ou qu’on les combatte, consciemment ou non.

 

2. Un contexte occidental d’islamophobie

2001 est l’année des manifestations massives anti-G8 à Gênes ainsi que des attentats du World Trade Center. Le gouvernement états-unien de Bush, après avoir annoncé que les attentats étaient revendiqués par Oussama Ben Laden, déclare la « guerre contre le terrorisme » et l’instauration d’un « état d’exception permanent ». La « guerre préventive » ainsi théorisée permettra à l’OTAN d’organiser des opérations belliqueuses en Afghanistan, puis aux États-Unis et au Royaume-Uni d’intervenir (sans mandat de l’ONU cette fois-ci) en Irak en 2003.

Larguer des bombes sur des populations civiles devient l’outil occidental de lutte contre le « terrorisme » ainsi que « pour la libération des femmes » des jougs de l’islamisme.

Ces événements permettent de réactualiser les thèses de Samuel Huntington publiées dans Le Choc des civilisations en 1996 : après l’effondrement des régimes soviétiques, les antagonismes ne se situeraient plus sur le plan des orientations politiques de classes mais sur celui des cultures. S’ouvre alors, avec les attentats du WTC, la théorie-socle du nouvel impérialisme : le « conflit de civilisations ».

Celui-ci repose sur une stratégie de décalage des problématiques politiques internes à chaque nation. L’existence du « mode de vie occidental » (présenté comme libéral et égalitaire) est menacé par le fantasme d’une « théocratie islamique expansionniste » qui impose son orientation par le terrorisme : les luttes de classes sont déniées.

L’exposition de femmes afghanes portant la burqa devient le prétexte « féministe » pour les États occidentaux d’intervenir en Afghanistan : a contrario le sexisme occidental est nié, l’Occident présenté comme l’eldorado de l’égalité entre les sexes.

La présentation médiatique de traductions (souvent contredites) de textes anti-impérialistes produits par différentes organisations arabes, religieuses ou non, devient la justification d’une guerre menée à des fins « antiracistes » : l’anti-impérialisme des peuples arabes est qualifié par l’Occident comme une forme de racisme, masquant ainsi les politiques véritablement racistes menées par les États occidentaux que ce soit à l’échelle internationale comme à l’échelle nationale.[7]

 

3. Le climat français d’islamophobie (2003-2004)

Le « choc des civilisations » est repris en France par nombre d’intellectuel·les et de politicien-ne-s. La théorie d’Huntington selon laquelle certaines civilisations (toutes de cultures musulmanes !) ne pourraient se « moderniser » permet au cirque médiatique – dont Éric Zemmour, Alain Finkielkraut ou Élisabeth Lévy en sont les principaux représentants – de théoriser l’échec de l’« intégration » (voire de l’« assimilation ») pour les individus « de culture musulmane ».

Cela leur a permis de poser dans le débat un double enjeu : d’une part, il faudrait lutter contre l’immigration (musulmane) parce que la culture musulmane ne permettrait pas de s’inscrire dans la société française ; d’autre part, pour lutter contre le terrorisme, il faudrait s’attaquer aux ennemie·s de l’intérieur (les Arabes et les noir·es), tou·tes potentiellement suspect·es de par les liens qu’ils et elles manifesteraient à toute religion ou culture musulmane (qu’ils soient d’ordre vestimentaire, langagier, culinaire…). Au racisme biologique s’est substitué un racisme culturel[8].

La suspicion à l’égard des Arabes et des noir·es s’est exacerbée en 2003. C’est dès la rentrée scolaire que deux jeunes filles portant le voile, Alma et Lila Lévy, sont exclues du lycée Henri Wallon d’Aubervilliers. Un coup d’un professeur d’extrême droite ? D’un lecteur attentif des chroniques d’Éric Zemmour ? Non. Le mérite revient à Pierre-François Grond, Mathiew Berrebi tous deux militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire ainsi qu’à Georges Vartaniantz, Loris Castellani, Lise Tchao, militant·es à Lutte Ouvrière[9].

On ne peut a priori imputer la responsabilité de ces exclusions aux organisations politiques auxquelles ces militant·es appartiennent, et quand bien même ils auraient été membres de leur Bureau Politique (comme P.-F. Grond par exemple). C’est bien plutôt l’intervention de ces organisations au cours de ces exclusions et du débat sur la loi relative au port de signes religieux à l’école qu’ils ont réactivé qui est préoccupante.

Si LO s’est rangée comme un seul homme (blanc) du côté des prohibitionnistes – et donc du côté de l’État capitaliste, sexiste et raciste – on ne peut nier que de nombreux débats ont traversé et divisé la LCR. Une minorité de militant·es de cette organisation, ainsi que la majorité de son organisation de jeunesse, les JCR, se sont opposées à l’exclusion des filles voilées des écoles, s’opposant ainsi à la position adoptée par la majorité de l’organisation.

Le (seul) tract national de la LCR était titré : « Pas besoin de loi pour combattre le voile ! » C’est un coup dur pour tous les matérialistes dialectiques ! Pas besoin de loi pour combattre un symbole : nos militant·es expulsent ce symbole et les femmes qui le portent des écoles publiques. Ce n’est pas comme si la religion était « tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle »[10].

La politique du « ni-ni » a permis à la LCR de ne pas trancher sur une position : s’opposer à une mesure d’un gouvernement réactionnaire ne mange pas de pain et en même temps on continue d’affirmer que l’on soutient les exclusions des écoles après le « dialogue, [la] médiation, le temps à y consacrer, le moment de la décision »[11]. On rappelle : l’exclusion d’Alma et Lila Lévy a eu lieu le mercredi 24 septembre, 3 semaines après la rentrée !

Le principe de laïcité est devenu un outil, non plus de protection des individu·es d’une menace théocratique, de protection de la liberté de culte et de conscience mais, d’une part, de répression des femmes qui afficheraient ostensiblement leur appartenance religieuse à l’islam et le symbole de leur oppression, d’autre part, de renforcement de l’hégémonie culturelle de l’Occident. La laïcité en France est l’un des outils aujourd’hui qui permet de contribuer à « la défense de l’Occident »[12].

 

B. L’adhésion à un féminisme paternaliste

La position adoptée par la majorité de la LCR s’est avérée être dans la pratique une position d’approbation de l’exclusion de l’école publique des jeunes filles portant le foulard. Que cette position ait été justifiée par la nécessité de lutter pour l’égalité entre les hommes et les femmes est pour le moins paradoxale quand on sait les effets que sont susceptibles d’avoir en termes de stigmatisation et de déscolarisation de telles exclusions. Cette position ne peut être défendue et mise en œuvre qu’au prix de l’adhésion à un féminisme paternaliste et autoritaire qui revient à libérer, sans elles et parfois malgré elles, les premières concernées et ce y compris à l’aide de moyens répressifs.

 

1. Le refus d’entendre la parole des jeunes filles portant le foulard

L’adhésion à « une version extralégale du prohibitionnisme »[13] ne peut se faire qu’à condition de priver de droit à la parole les premières concernées. En effet, le refus quasi-général d’entendre et de prendre en compte la parole des jeunes femmes portant le foulard est l’un des éléments marquant des débats qui ont eu lieu en 2003. Si un tel refus se comprenait aisément de la part de la commission Stasi, il était et demeure plus étonnant de la part d’organisations politiques telles que la LCR ou LO. Et pourtant, ce refus s’est manifesté à plusieurs reprises et témoigne d’une « appréciation unilatérale de la signification du foulard »[14] en contradiction avec la parole même des premières concernées.

Ainsi, dans le tract daté du 15 décembre 2003, la LCR affirmait, en guise de préambule que « le port du foulard islamique exprime l’oppression et l’infériorité de la femme ». Cette appréciation définitive et univoque du port du foulard est révélatrice de l’absence de prise en compte des « motivations individuelles des jeunes filles porteuses de voiles […] y compris lorsqu’elles traduisent des formes personnelles d’émancipation »[15] telle par exemple l’affirmation d’une appartenance à un groupe religieux et culturel stigmatisé et discriminé.

Davantage, une telle position exprime la volonté de lutter contre le voile et l’oppression dont il est le signe, sans les jeunes filles voilées, en se passant purement et simplement de leurs expériences et de leurs avis. Dès lors, c’est avec mépris et indifférence qu’a été considérée leur parole. Un militant de la LCR exprimait d’ailleurs cette indifférence violente en s’indignant de ce qu’un tract des JCR qui s’opposait à l’exclusion des jeunes filles portant un foulard mettait « en valeur les propos d’une femme voilée »[16].

 

2. « L’émancipation des opprimés sera le fait de ceux qui ne le sont pas »[17]

Opprimées muettes ou plutôt privées de parole, les jeunes filles voilées ont pu dès lors être décrites comme des victimes, « aliénées a priori »[18], que l’on forçait à se parer d’un foulard. Ainsi c’est au nom du féminisme qu’il fallait les libérer, les émanciper. Le foulard est alors devenu LE signe « incomparablement pire que tout autre »[19] de LA violence sexiste, signe qu’il fallait à tout prix combattre même s’il fallait pour cela s’attaquer à celles qui le portaient. En effet, malgré le refus affiché d’approuver une loi interdisant le port de signes religieux dans l’école publique, la majorité de la LCR a en pratique approuvé, voire participé à la démarche d’exclusion et donc de déscolarisation des filles portant le foulard.

Par le recours à des « arguments pseudo-féministes »[20] on a construit une image mystifiée de LA jeune fille voilée, même s’il fallait pour cela « favoriser le symbole au détriment de la réalité »[21]. Leur foulard, rien que leur foulard : voilà ce à quoi ont été réduites ces jeunes filles et ces femmes. Peu importe ce qu’elles disaient ou faisaient, leur entière personnalité était réduite à ce foulard. Voulaient-elles aller au lycée, participer à une manifestation ou militer dans une organisation politique – activités dont nul·le ne doutera qu’elles participent de l’émancipation ? – elles en étaient privées en raison même de leur oppression trop visible, ostentatoire.

Le refus de prendre en compte la parole des premières concernées a conduit à les mettre en position d’objets à libérer au lieu de les voir comme des sujets, actrices de leur propre émancipation : c’est « pour leur bien qu’on ne doit pas prendre en compte leur avis »[22]. La lutte contre le foulard, objectif affiché de la LCR s’est ainsi faite aux dépens de celles que l’on prétendait libérer : c’est par leur stigmatisation et leur réification que pouvait se justifier le refus de lutter pour leur droit à l’éducation et donc contre la loi. Ce n’est plus contre le foulard qu’on lutte, c’est contre celles qui le portent.

De l’émancipation forcée à l’émancipation sanction, il n’y a qu’un pas, qui fut vite franchi. L’exclusion de l’école publique a été considérée comme une « sanction » envisageable, « si un dialogue n’est pas possible »[23].

Le fait d’exclure les jeunes femmes voilées de l’école publique revient à sanctionner celles dont il a pourtant été répété jusqu’à plus soif qu’elles étaient les victimes. La contradiction n’étant pas des moindres, il fallait justifier que l’on réprime celles-là mêmes qui avaient été décrites comme des incapables, tellement aliénées qu’il fallait pour cela les libérer, y compris par la force.

 

3. De bien menaçantes victimes

Pour justifier le fait d’adopter, au nom du féminisme, une position qui légitime le droit d’une équipe enseignante d’exclure une jeune fille qui porte le foulard, on ne pouvait se contenter de les décrire comme des victimes. Un tel processus « d’exclusion de l’école des jeunes filles voilées, est d’une grande violence – d’une violence disproportionnée à ces objectifs avoués »[24].

De telles mesures ne pouvant se justifier par l’intérêt même de ces jeunes filles, tant il est évident que leur intérêt premier consiste dans la défense de leur droit à l’éducation, il était nécessaire de justifier autrement leur exclusion. Il fallait en conséquence les présenter comme une menace. Contre la réalité des faits[25], le port du foulard fut présenté comme un phénomène en augmentation exponentielle, menaçant par son existence même les droits chèrement acquis de l’ensemble des femmes vivant en France et plus largement l’ensemble des femmes luttant dans le monde pour ne pas porter le foulard. Le recours à une émancipation pour autrui répressive se justifiait donc par la défense des droits des autres femmes.

Par un habile retournement de situation, celles-là même que l’on avait décrites comme des victimes, à libérer par tous les moyens, devenaient des prosélytes, complices de musulmans intégristes et susceptibles à ce titre de menacer, par leur présence même au sein de l’école publique, l’ensemble des droits des femmes.

Une telle position revient à faire croire que l’on peut défendre les droits des femmes en réprimant certaines d’entre elles, comme si une loi ou une pratique sexiste, qui a pour effet de stigmatiser et sanctionner une partie des femmes pouvaient être bonnes pour les femmes et aptes à défendre leurs droits.

 

II. « Pas de luttes présentes sans mémoire des luttes passées »[26]

Après 2004, ces divergences ont resurgi en 2005 lors de l’Appel des Indigènes de la République[27] contre le néo-colonialisme dont la loi sur l’interdiction du port de signe religieux à l’école publique était l’une des manifestations.

Nous ne reviendrons pas ici sur les divisions internes à l’extrême gauche sur ce texte. L’on se concentrera davantage sur la pratique concrète du NPA lors de la candidature d’Ilham Moussaïd (A) avant de revenir sur la nécessité de s’emparer des acquis du féminisme radical dans une perspective de ré-élaboration d’un antiracisme et d’un féminisme radical (B).

 

A. La persistance de la divergence sur le voile : le cas du NPA

La LCR annonçait après la présidentielle de 2007, la volonté de construire un « Nouveau Parti Anticapitaliste » et de s’y dissoudre. Plutôt que de poursuivre de vaines discussions avec LO sur la possibilité, maintes fois repoussée, de rassembler les révolutionnaires, ou avec le PCF, les Alternatifs, etc. sur la possibilité de constituer un pôle antilibéral, la majorité de la LCR préféra amorcer un processus de construction « par le bas » et non plus « par le haut ».

Rapidement l’ouverture du NPA à toutes les luttes et à toutes les expériences d’oppressions et de résistances se referma sur les questions économiques et électorales sapant ainsi les débats stratégiques sur l’articulation des luttes et la nécessité de mener plusieurs combats de front sans en délaisser « tactiquement » d’autres.

 

1. Une militante « pas comme les autres ». NPA, élections régionales et représentation

Le porte-parole Olivier Besancenot rappela à plusieurs reprises que l’un des éléments moteurs de cette construction était la nécessité d’élaborer un rassemblement de tous ceux et toutes celles qui ne se sentent plus représenté·es par les partis politiques traditionnels.

La promesse du rassemblement et de l’ouverture à de nouvelles cultures (militantes ou non) s’accompagna d’un afflux important (bien que souvent éphémère) de « nouveaux et nouvelles venu·es à la politique ». L’objectif de construction d’un parti qui ne soit pas qu’anticapitaliste mais également « féministe, antiraciste, écologiste et internationaliste » rassembla des individu·es pour lesquel·les l’oppression et l’exploitation capitaliste n’était pas forcément celle qui primait.

Lors des élections régionales de 2010, les militant·es du Vaucluse présentaient sur leur liste une camarade, Ilham Moussaïd, portant un hijab. De nombreux·ses militant·es se sont empressé·es de dénoncer publiquement cet acte qualifié de « recul sur le plan du féminisme », leurs déclarations étaient très largement reprises dans les médias et elles allaient de concert avec toutes celles qui émanaient du PCF, du PS (qui ont des élues portant le foulard), de l’UMP, du FN…

La question de la laïcité revenait sur le devant de la scène à l’intérieur du parti comme à l’extérieur. Cette fois-ci, on se demandait si un parti « laïc et féministe » pouvait présenter sur sa liste une candidate voilée à des élections régionales dans un État « laïc ». Ou encore : est-ce qu’un parti « des opprimé·es » permet à une de ses militantes d’afficher publiquement et de manière aussi ostensible « un symbole de l’oppression » ? Autrement dit, la question qui traversa le parti fut : une opprimée peut-elle publiquement apparaître opprimée ? Si oui, peut-elle réellement représenter le « parti des opprimé·es et des exploité·es » ?

La réponse par la négative formulée par les politicien·nes et une partie du NPA fut apparemment plus convaincante que la réponse maladroite – sinon totalement antagonique à la perspective d’une émancipation féministe – de la direction du parti qui renvoyait la question du port du voile à un banal choix relevant de la « sphère privée », refusant ainsi d’assumer publiquement et politiquement la présentation d’une candidate portant le hijab.

 

2. Une question stratégique de hiérarchisation des luttes

Publiquement, le débat a été présenté de cette manière : « prohibitionniste » d’un côté et « pro-voile » de l’autre, fausse opposition. Les « prohibitionnistes » du NPA (souvent les mêmes qui avaient soutenu ou participé à l’exclusion des filles voilées des écoles publiques à la LCR) ne voyaient chez leurs opposant·es que des défenseurs suspects du voile, autrement dits des militant·es qui ne faisaient qu’organiser un « coup électoraliste ». Au contraire, les militant·es ayant défendu la candidature d’Ilham Moussaïd se sont opposés au prohibitionnisme dominant, émanant d’une société déterminée à dominante chrétienne. Bien plus, ils et elles ont lutté contre la vision paternaliste et néo-colonialiste qui réduisait Ilham Moussaïd à rien d’autre qu’un voile, rien d’autre qu’un symbole. C’est sa capacité à lutter, à s’émanciper qui a été totalement niée : « Ne te libère pas, je m’en charge et après tu pourras représenter le parti de ceux qui luttent pour leur émancipation. »

Cette conclusion ne découle pas seulement d’une islamophobie doublée d’un sexisme qui traverse l’ensemble des organisations politiques. Elle est aussi l’expression d’un point aveugle des théories révolutionnaires d’inspiration marxiste. S’il peut être admis du bout des lèvres au sein du NPA que le racisme et le sexisme ne sont pas totalement dépendants de l’existence du capitalisme, il n’en demeure pas moins que la pratique repose encore et toujours sur l’idée que le capitalisme est la contradiction principale de la société, les autres ne sont que secondaires. Cela fait longtemps que l’on sait que ce ne sont pas les partis qui désignent quelle contradiction doit être principale dans la situation. En revanche ce sont encore les partis qui organisent leur intervention et ce sont eux qui hiérarchisent les luttes dans lesquelles ils souhaitent intervenir en priorité.

Symboliquement le nom NPA signifie que le parti est d’abord et avant tout « anticapitaliste », que l’antiracisme et le féminisme sont subordonnés à l’anticapitalisme. Si le système économique dans lequel nous vivons tire profit des inégalités liées à la race ou au sexe, c’est une erreur stratégique de considérer que ces inégalités ne s’inscrivent pas dans d’autres systèmes d’oppression et d’exploitation qui traversent, certes, le capitalisme mais qui n’en sont pas totalement dépendants.

Qu’une lutte anticapitaliste permette d’amorcer une lutte antisexiste ne signifie pas que cela s’opère mécaniquement, ni qu’une lutte antisexiste ne serait pas réprimée, dès lors qu’elle entrerait en conflit avec les intérêts des travailleurs « mâles » et il y aura toujours des militant·es pour rappeler qu’il faut prioriser la lutte anticapitaliste et que les autres oppressions ne sont que des reliquats idéologiques qui s’effondreront d’eux-mêmes après la chute du capitalisme. Cela est faux est relève d’une analyse matérialiste mécaniste, « vulgaire » comme dirait Marx. Tout sauf dialectique.

 

3. Actualité du débat

À l’heure de la campagne présidentielle et de la naissance d’un courant « unitaire anticapitaliste » – cette fois-ci, nous dit-on, réellement « féministe » – le débat se repose au sein du NPA. Lors du dernier congrès, l’essentiel des débats s’est cristallisé autour des questions de la tactique de l’organisation lors des prochaines échéances électorales. Le débat sur « Religion et émancipation » fut animé et les délégués se rendirent compte que les votes du congrès sur la question « Religion et émancipation » (qui ne gravitait qu’autour de l’islam et du voile pour être honnête) ne correspondaient pas à ceux des différents comités[28] ! Pourquoi ? Tout simplement parce que les délégué·es n’étaient mandatés qu’en fonction de leur position sur la question électorale et non pas sur leur position relative au voile, dont la ligne de démarcation traversait toutes les tendances ! Pour celles et ceux qui adorent positionner les débats politiques sur la question du symbole[29], voilà un autre signe de secondarisation d’un antagonisme politique qui est central pour nombre de personnes qui subissent le racisme et le sexisme.

De nombreux·ses militant·es déclarèrent dans un communiqué au moment des régionales en 2010 que « la candidature d’Ilham nous a empêché de mettre les questions sociales au cœur de la campagne »[30]. Comme l’explique Denis Godard : « Dans la période actuelle les capitalistes ne cherchent pas seulement à diviser les travailleurs pour affaiblir leurs capacités de résistance. Ils cherchent aussi à souder autour de leur classe et de l’État une fraction des couches populaires et des catégories intermédiaires »[31] afin de mener des politiques racistes et sexistes.

Cette question revient sur le devant de la scène pour le NPA. Des fondateur·rice-s du nouveau courant « unitaire anticapitaliste » ont publié « Quelques éléments pour un bilan du NPA »[32]. Ils·elles y expliquent que la présentation d’une candidate voilée était un « coup de force » d’un seul comité et que cela a eu des répercussions immédiates sur la politique du NPA.

Pendant une campagne déjà fort courte, le NPA est devenu absolument inaudible sur ses propositions politiques, uniquement ramené au parti qui présente une femme voilée.

De toute évidence, cette question a joué un rôle important dans la marginalisation électorale et donc politique du NPA. Pire encore, elle a suscité incompréhension, et souvent rupture, de militant·es du mouvement social avec lesquel·les nous avions l’habitude de travailler de longue date. Cerise sur le gâteau, cette opération s’est traduite par des départs significatifs, notamment de militantes qui y ont vu la négation d’années de combats féministes.[33]

Les auteur·es expliquent donc que, d’une part, le fait de « présenter une opprimée qui porte les symboles de son oppression » a froissé des militant·es ainsi que des partenaires potentiels pour d’éventuels futurs accords électoraux ; d’autre part que cela a rendu le NPA inaudible sur son programme politique.

Dans un climat d’islamophobie croissant où les actes politiques du pouvoir (intérieur comme extérieur) sont accompagnés par les discours racistes de l’extrême droite et de la droite, où une grande partie de la gauche radicale ou de l’extrême gauche valide (au mieux se tait) les mesures répressives mises en place au nom de la laïcité, une partie du NPA propose de trancher plus fermement en faveur d’une dissimulation de ces militantes voilées en refusant de considérer leur exclusion de la sphère publique comme une question politique !

Comment s’étonner de la « décomplexion » de la droite sur les mesures antisociales, racistes et sexistes qu’elle met en œuvre quand des organisations de la gauche radicale ont accompagné la loi raciste de 2004, et qu’elles proposent ensuite de balayer ces questions de la table pour ne pas rompre avec d’autres fractions du mouvement ouvrier ?

 

B. La nécessité de prendre acte des apports du féminisme radical

Durant les mois qu’a duré l’« hystérie politique »[34] qui a caractérisé les débats relatifs au foulard islamique et pendant lesquels s’est manifesté le coupable refus de choisir exprimé par une partie de la « gauche » et certaines féministes, d’autres féministes on lutté aux côtés des jeunes filles voilées pour défendre leur droit à l’éducation. Tenantes d’un féministe radical, qui prend en compte, sans les hiérarchiser, les multiples oppressions que subissent ces jeunes filles, ces militantes œuvraient à la construction d’un féminisme inclusif qui part des expériences et de la parole de chacune.

 

1. Le refus de singulariser le port du voile

Ce qui a caractérisé la position des féministes qui manifestaient aux côtés des jeunes filles que l’on prétendait émanciper malgré elles, y compris s’il fallait pour ce faire les exclure de l’école, c’est une analyse particulière du port du foulard. Contrairement aux caricatures qui ont été faites de ces positions, il ne s’agissait pas pour ces féministes de nier le fait que le foulard soit un signe de l’oppression des femmes ou d’affirmer que le foulard serait « un signe d’émancipation en soi »[35]. Il s’agissait au contraire, en s’opposant clairement à toute démarche prohibitionniste, de réfuter l’interprétation univoque qui en était faite par ceux·celles qui refusaient précisément de s’opposer à toute exclusion des jeunes filles voilées de l’école publique.

Le voile a été en conséquence analysé comme une pratique, certes singularisante, mais non singulière. En effet, si le voile peut sans nul doute être qualifié de singularisant en ce sens qu’il signifie les femmes en tant que femmes, c’est une erreur de considérer cette pratique comme singulière, c’est-à-dire fondamentalement et essentiellement différente des autres pratiques – tout à fait occidentales – visant à singulariser et humilier les femmes. En effet, « tout ce que portent les femmes, et qui signifie « femmes », ne signifie-t-il pas du même coup leur infériorité »[36] ? Penser le voile comme une pratique de différenciation singulière a pour conséquence de masquer les pratiques occidentales de différenciation des femmes, qui consistent le plus souvent à pousser celles-ci, particulièrement les plus jeunes, à des pratiques d’hypersexualisation (talons aiguilles, mini-jupe ou maquillage…). Or, « tous les signes de distinction entre les femmes et les hommes étant des signes de distinction hiérarchique profitent à la partie supérieure de cette division hiérarchique. Tout ce qui indique le genre indique l’infériorité des groupes. »[37] Le port du foulard ni plus ni moins que le port de talons aiguilles : « détourner le regard des hommes ou l’attirer, c’est la même chose. Cela se fait toujours par rapport aux hommes. »[38]

Produire un discours qui légitimerait l’exclusion des jeunes filles voilées de l’école publique en faisant du port du foulard une pratique de différenciation spécifique a conduit, d’une part, à marginaliser les jeunes filles qui le portent en les désignant comme plus aliénées que les autres et, d’autre part, à masquer les signes de l’oppression qui sont produits et imposés aux femmes par notre société et la culture occidentale. Contre ce discours, la position des féministes anti-prohibitionnisme révèle la nécessité de prendre en compte l’expérience et la parole des opprimées elles-mêmes pour lutter à partir de leur réalité et non du signe de l’oppression.

 

2. « Non, la race n’existe pas. Si la race existe. »[39]

Partir de la réalité de l’oppression implique de saisir que les jeunes filles voilées subissent certes le sexisme mais également le racisme.

De la même manière que la répression qui s’exerce contre un groupe de femmes ne saurait être bénéfique pour aucune femme, la répression qui s’exerce à l’encontre d’une partie d’un groupe racisé ne saurait être bonne pour les femmes de ce groupe. Les femmes qui portent le foulard ne subissent pas que le sexisme, mais aussi, au même titre que les hommes racisés, le racisme. Les considérer et les traiter comme des victimes particulières, plus aliénées que les autres, soumises à un sexisme qui serait de nature différente de celui qui s’exerce dans société globale revient à stigmatiser davantage un groupe déjà discriminé tout en camouflant le sexisme qui s’exprime dans la société occidentale. Or, ce n’est qu’à partir de cette double oppression, de genre et de race que ces femmes peuvent lutter pour leur émancipation.

Cette prise en compte de la double oppression que subissent ces femmes permet de ne pas analyser le port du foulard de manière désincarnée et intemporelle. Quoi qu’aient pu en dire certain·es : « le foulard rebaptisé voile, ne signifie pas la même chose ici en France, porté par quelques centaines de jeunes filles, souvent contre la volonté de leurs parents, qu’en Afghanistan, où il est imposé sous menace de viol et de mort par des hommes armés. »[40] Entretenir cette confusion c’est d’abord refuser de voir les discriminations racistes que subissent ces jeunes filles, pour lesquelles le port du foulard peut devenir un moyen d’affirmation d’une appartenance culturelle dévalorisée. Mais c’est aussi désigner ces jeunes filles comme des ennemies qui mettraient en péril non seulement les libertés acquises par les femmes en Occident, mais aussi les luttes des femmes qui, dans le monde, refusent de porter le voile. Une telle analyse fait le jeu à la fois du racisme et du patriarcat. Le jeu du racisme, par l’essentialisation d’un groupe culturel et religieux dont les mœurs seraient réputées être plus sexistes. Le jeu du patriarcat, puisqu’il s’agit d’une stratégie patriarcale bien connue que celle qui consiste à montrer la paille du voisin pour mieux cacher la poutre que l’on a dans le sien. Cela revient dans les faits à refuser de prendre en compte à la fois la violence du patriarcat et celle du racisme. Or, si la race n’a pas d’existence biologique, elle existe bien socialement, « elle est la plus tangible, réelle et brutale des réalités. »[41]

 

3. Pour un féminisme anti-raciste

L’apport théorique de nombreuses féministes telles que Christine Delphy ou Colette Guillaumin consiste précisément à rechercher la manière d’articuler les oppressions multiples que subissent les femmes des groupes racisés. Pour cela il importe de prendre en compte les rapports de dominations entre les hommes et les femmes mais également entre les blanc·hes et les non-blanc·hes.

Il est par conséquent nécessaire de lutter contre la tentation d’un « universalisme ethno-centré »[42] qui conduirait à désigner implicitement comme plus sexistes les cultures non occidentales ou comme plus aliénées les femmes qui portent sur elles le stigmate d’une oppression qui ne dérange que parce qu’elle est trop visible. Car quelle serait la légitimité d’un féminisme qui, au nom de la lutte contre le signe, accepterait la répression de et imposerait le silence à celle qui le porte ? Quelle serait la légitimité d’un féminisme qui admet l’exclusion et la sanction des seules femmes d’un groupe ? D’un féminisme qui s’en prendrait aux femmes ?

« Le féminisme doit être mondial ou ne pas être. Il doit prendre en compte les luttes de toutes les femmes du monde et de tous les groupes de femmes. Ces femmes ne peuvent lutter qu’à partir de leur propre vie et de leur propre expérience. Un féminisme qui exclut la vie et l’expérience de certaines femmes ne peut pas être valable. »[43] Le féminisme pour être « mondial », se doit certes de prêter une grande attention à la situation de violence et d’exploitation que subissent les femmes à travers le monde. Mais il doit d’abord partir de l’oppression que les femmes, dans leur diversité, subissent ici et maintenant. S’il est bel et beau de soutenir les femmes d’Iran qui souhaitent se débarrasser du foulard, il est tout aussi important de soutenir, face au racisme et au sexisme qu’elles subissent, le droit à l’éducation des jeunes filles voilées en France. Plus largement il importe de lutter sans relâche contre le patriarcat qui est « un système de domination dont il faut se libérer, toutes les femmes le subissent, pas davantage les musulmanes que les athées, mais pas moins non plus. »[44]

Il ne s’agit pas pour nous de renoncer à dénoncer les projets de sociétés qui sont ceux des religieux et des patriarches quels qu’ils soient et aussi proches qu’ils soient de nous. Mais dénoncer du haut de sa tour d’ivoire ne suffit pas. Dénoncer en refusant de donner la parole aux premières concernées en prétextant qu’elles sont trop aliénées pour avoir quelque chose à dire est aisé mais inefficace. Car c’est précisément de la parole et de l’expérience de ces femmes que peut naître un féminisme fondamentalement anti-raciste. L’enjeu est d’inventer un militantisme qui articule, sans les hiérarchiser, les oppressions de race, de sexe et de classe et qui parte du vécu et de l’expérience de chacune.

 

Ce n’est qu’à partir d’un bilan réellement critique des interventions (passées et présentes) des organisations politiques d’extrême gauche que peut se ré-élaborer une véritable politique antiraciste et féministe qui ne soit pas totalement assujetti au seul capitalisme. L’attitude du néocolonialiste consiste à penser que nous avons des choses à apprendre aux opprimé·es tandis que l’attitude des révolutionnaires devrait consister à penser que nous avons des choses à apprendre des luttes et des résistances, d’ici et d’ailleurs.

 


[1] Cf. http://mamans-toutes-egales.tumblr.com.

[2] Cf. Natalie Benelli, Ellen Hertz, Christine Delphy, Christelle Hamel, Patricia Roux, et Jules Falquet, « De l’affaire du voile à l’imbrication du sexisme et du racisme », Nouvelles Questions Féministes, n° 1, 2006, p. 4-11.

[3] ibid., p. 5.

[4] ibid.

[5] Catherine Samary, « La laïcité n’est pas anti-religieuse », Que faire ?, n° 3, mars/avril 2010, p. 29. Disponible ici : http://quefaire.lautre.net/que-faire/que-faire-no03-mars-avril-2010/article/la-laicite-n-est-pas-anti.

[6] Personne ne s’égosille devant le fait que des philosophes s’autoproclamant communistes défendent « l’héritage chrétien » (Slavoj Zizek), fasse de Saint Paul la figure de l’universalisme militant (Alain Badiou), de Saint François d’Assises la figure du nouveau prolétaire (Toni Negri) ou que Daniel Bensaïd puisse comparer les pratiques trotskistes au « marranisme », écrire un livre sur Jeanne d’Arc (Jeanne de Guerre lasse), des articles sur l’écrivain socialiste et catholique Charles Péguy ou sur la « sentinelle messianique » Walter Benjamin dont la rencontre féconde du marxisme et du judaïsme n’est pas l’objet d’une exclusion de la bibliothèque des militant·es. Que penser alors de la « théologie de la libération » dans laquelle le prêtre Gustavo Gutiérrez Merino s’inspire des critiques marxistes du capitalisme et de l’État pour s’engager dans une lutte politique contre la pauvreté tout en renouant avec une volonté de reconstruction d’une forme de communisme chrétien ?

[7] De la même manière, toute critique de la politique de l’État d’Israël est, du moins en France, considérée par de nombreux intellectuels comme relevant de l’antisémitisme. L’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme s’inscrit dans une stratégie plus large, non pas de défense d’Israël et d’un État juif, mais de « défense de l’Occident ». Cf. Ivan Segré, La Réaction philosémite ou La Trahison des clercs, Lignes, 2009.

[8] « Idéologiquement, le racisme actuel, centré chez nous sur le complexe de l’immigration, s’inscrit dans le cadre d’un « racisme sans races » déjà largement développé hors de France, notamment dans les pays anglo-saxons : un racisme dont le thème dominant n’est pas l’hérédité biologique, mais l’irréductibilité des différences culturelles ; un racisme qui, à première vue, ne postule pas la supériorité de certains groupes ou peuples par rapport à d’autres, mais « seulement » la nocivité de l’effacement des frontières, l’incompatibilité des genres de vie et des traditions : ce qu’on a pu appeler à juste titre un racisme différentialiste (P.-A. Taguieff). » Étienne Balibar, « Y a-t-il un « néo-racisme » ? », in Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte, 1988, p. 33.

[9] Lire Laurent Lévy, « La gauche », les Noirs et les Arabes, La Fabrique, 2010.

[10] Karl. Marx, Pour une critique de la philosophie du droit, in Philosophie, « Folio essais », Gallimard, p. 90.

[11] Tract de la LCR du 15 décembre 2003.

[12] Cf. Ivan Segré, op. cit.

[13] Laurent Lévy, op. cit., p. 105.

[14] ibid., p. 103.

[15] Étienne Balibar, « Dissonances dans la laïcité », in Charlotte Nordmann (dir.), Le foulard islamique en questions, Éditions Amsterdam, 2004, p. 15.

[16] Caroline Monnot et Xavier Ternisien « L’exclusion de deux lycéennes voilées divise l’extrême gauche », Le Monde, 8 octobre 2003.

[17] Laurent Lévy, op. cit., p. 28.

[18] Christine Delphy, Un universalisme si particulier, Syllepse, 2010, p. 244.

[19] Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les Autres ?, La Fabrique, 2008, p. 181.

[20] Christine Delphy, in Un racisme à peine voilé.

[21] ibid.

[22] Saïd Bouamama, « Ethnicisation et construction idéologique d’un bouc émissaire », in Charlotte Nordmann (dir.), op. cit., p. 41.

[23] Caroline Monnot et Xavier Ternisien, art. cit.

[24] Christine Delphy, Un universalisme si particulier, op. cit., p. 238.

[25] Ainsi, en 2002-2003, seuls 150 « cas » de port de foulard ont été recensés par l’Éducation nationale. Voir à ce sujet Françoise Gaspard, « Femmes, foulards et République », in Charlotte Nordmann (dir.), op. cit., p. 74.

[26] Christine Delphy, Un universalisme si particulier, op. cit.

[27] Si de nombreux membres de la LCR ont signé l’appel des Indigènes de la République, la LCR en tant qu’organisation n’a pas été signataire de cet appel.

[28] Le flou résidant dans les textes issus des compromis du congrès permet, comme indiquer dans une motion, des pratiques divergentes quant à l’application des motions. Une motion a été adopté par le congrès expliquant que celui-ci prenait acte de cette divergence et mandatait le Comité Politique National pour organiser une Conférence Nationale sur le thème « Religion émancipation, féminisme ».

[29] Après le vote en faveur de la présence d’Ilham Moussaïd sur les listes du NPA, des militantes décidèrent de quitter l’organisation. L’une d’elles déclara : « C’était intenable, explique l’une d’elle, pour moi, il y avait une incompatibilité à être dans un parti laïc et féministe avec un signe religieux ostensible, symbole d’une forme d’oppression de la femme. » : http://www.liberation.fr/politiques/0101617578-le-npa-mal-fichu-sur-le-foulard.

[30] « Il s’agit là d’une réduction économiste qui influence toute la politique de notre parti. Car le racisme n’est pas une simple diversion. » Denis Godard, « S’il ne s’agissait pas de la religion ? », Que faire ?, op. cit., p. 3.

[31] ibid.

[32] Frédéric Borras, Pierre-François Grond, Ingrid Hayes, Anne Leclerc, Guillaume Liégard, Myriam Martin, Coralie Wawrzyniak, « Quelques éléments pour un bilan du NPA » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article23334.

[33] ibid.

[34] Emmanuel Terray, « L’hystérie politique », in Charlotte Nordmann (dir.), op. cit., p. 103.

[35] Josette Trat, « De nouveaux défis pour les féministes » : https://www.contretemps.eu/lectures/nouveaux-défis-féministes.

[36] Christine Delphy, Un universalisme si particulier, op. cit., p. 234.

[37] ibid., p. 243.

[38] ibid., p. 242.

[39] Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Côté-femmes, 1992, p. 217.

[40] ibid., p. 235.

[41] ibid.

[42] Chandra Tapadle Mohanty, « Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses », in Chandra Tapadle Mohanty, Feminism without borders, Duke University Press, 2004, p. 21.

[43] ibid.

[44] Monique Crinon : http://mamans-toutes-egales.tumblr.com/post/8992396718/reunion-publique-du-collectif-mamans-toutes-egales.

 

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