Des histoires réelles qui ressemblent à des histoires fictives

 

À propos du livre de Leonardo Padura L’Homme qui aimait les chiens

 

« Des histoires fictives qui peuvent ressembler beaucoup à des histoires réelles »

Leonardo Padura, L’Automne à Cuba

 

Si n’était l’ampleur du volume (près de 700 pages), qui ne répond guère aux normes, ce pourrait être un polar. On sait Padura maître en ce domaine. Un meurtre bien horrifiant, donc une victime et un assassin, et bien sûr un enquêteur (mi-flic, mi-narrateur) en charge d’éclaircir le mobile… Tout semble conforme aux règles du genre. Y compris les images intrigantes, tels ces lévriers courant sur la plage et au long des pages, rappel que l’amour des chiens est le trait commun des personnages centraux du livre. Ces chiens qui éprouvent un attachement à toute épreuve pour leur maître, quel qu’il soit, génie ou raté, héros grandiose ou sordide salaud… Padura, usant du pouvoir discrétionnaire de l’écrivain, a donc décidé que Ramón Mercader, l’assassin de Trotsky, aimerait les chiens, plus spécialement les barzoïs, cette race de lévriers russes. Trotsky aurait possédé une de ces chiennes, Maya, à laquelle le liait une grande affection.

Trotsky, le dirigeant des révolutions de 1905 et 1917, le stratège qui a dirigé l’Armée rouge, une figure géante de l’Histoire du XXe siècle… Comment prétendre le faire entrer dans un roman, non pas silhouette lointaine entraperçue, ainsi que dans le film de Losey (L’Assassinat de Trotski), mais bien en tant que personnage principal de la fiction ? Sans le rapetisser, puisque ce serait mentir devant l’histoire, et du même coup nier qu’il méritât un ouvrage de cette ambition. L’art de Padura, affiné à travers nombre de romans policiers talentueux, est de jouer de diverses focales, et de tamiser la trop violente lumière solaire de la grande histoire afin que les ombres envahissent le tableau, comme en une éclipse…

Et voici Trotski, non le héros et l’homme de génie, mais un proscrit, chassé de cette URSS qu’il vient de sauver, un Trotski traqué, calomnié… « Proscrit le leader qui avait secoué les consciences en 1905, l’homme qui avait fait triompher le soulèvement d’Octobre 1917, lui qui avait créé une armée au milieu du chaos et qui avait sauvé la Révolution à l’époque des invasions impérialistes et de la guerre civile ? »

Oui, un Trotski proscrit. Donc profondément humain, avec ses élans d’affection, ses douleurs, et aussi ses hésitations et ses doutes… Et qui, dans sa maison de Mexico, va tomber d’un coup de piolet porté à la tête, qui marque la fin de l’opération Outka (« Outka. Canard. Toutes les méthodes sont bonnes pour le chasser »). Et au final un cri, terrible ! « Un cri dans les ténèbres »…

Celui de Trotski assassiné par celui que Padura élit personnage principal du roman, l’homme qui aimait le chiens, Jacson, Jacques Mornard, Jaime Lopez, alias Ramón Mercader. Et voici le défi inverse pour le romancier : comment s’intéresser, jusqu’à le vivre de l’intérieur, à un tel personnage ? Donc en ressentant pour lui de la compassion, compassion pour ce gamin, jeune communiste catalan à l’enthousiasme de chien fou, ballotté entre les passions dévorantes d’une mère effrayante et les tempêtes d’une histoire compliquée dont il ne peut rien comprendre, progressivement déshumanisé pour être transformé par son mentor soviétique en un tueur totalement conditionné (« Les ennemis avec lesquels il s’entraînait, spécialistes dans les différents types d’agression, étaient toujours qualifiés de chiens trotskistes, de renégats trotskistes, de traîtres trotskistes, et au final la seule mention du mot déclenchait en lui une montée d’adrénaline ») : « Une machine obéissante et impitoyable ».

À cet être reconfiguré selon les principes du terrorisme stalinien (« Tu sais, dès que je suis entré dans la Tcheka, on m’a appris quelque chose de très important : l’homme est interchangeable, remplaçable. L’individu n’est pas un élément unique, c’est un concept qui s’agglutine pour former la masse, qui, elle, est réelle. Mais l’homme en tant qu’individu n’est pas sacré, et donc pas indispensable»), seule la magie romanesque va restituer, dans la fiction, une part d’humanité. Celle-ci expliquant le tortueux itinéraire qui devait le conduire à Cocoyacán pour, dans l’histoire, tuer cet homme unique, irremplaçable, indispensable qu’est Trotski, victime d’un obscur agent de la haine de Staline.

Car Mercader n’est que la lamentable marionnette dont les fils, par divers intermédiaires, remontent jusqu’à Staline. Le grand autre de Trotski, son étoile jumelle pour le devenir du mouvement communiste et les grands équilibres du siècle, puisque si Staline a raison (et n’a-t-il pas toujours raison?), Trotski est un renégat, un traître, plus grand traître encore que Boukharine, que tous les dirigeants bolcheviks jugés et exécutés, davantage qu’Andreu Nin le dirigeant du POUM, et de la cohorte infernale de tous ceux dont les ignobles complots expliquent les défaites essuyées par le mouvement communiste et les tragédies subies par le peuple soviétique… Et si Staline n’avait pas raison ?

Alors la vérité serait dans la parole de Trotski. Et dans cette tête, où défile l’immense fresque des fureurs du siècle : les procès de Moscou, le Goulag, la défaite de la révolution espagnole (sans oublier les camps de concentration où la République française va accueillir les vaincus de la République espagnole), la faillite du Parti communiste allemand dissuadé d’organiser le front unique ouvrier avec la social-démocratie, le pacte germano-soviétique… Le grand requiem d’une révolution trahie !

On reprochera à Padura de prêter à Trotski des faiblesses et des doutes qui ne furent pas le siens, de balancer dangereusement entre les diverses thèses expliquant la tragédie de Kronsdadt, de l’accuser d’une part de responsabilité décisive dans la dérive autoritaire du bolchevisme, donc d’atténuer la rupture que fut le stalinisme…

C’est qu’il vient se heurter à un problème d’une immense complexité qui ne saurait s’immiscer dans un récit romanesque : la contre-révolution stalinienne. Notre auteur s’en approche sans fin, jusqu’à voir dans la défaite de la révolution du XXe siècle la figure centrale de la trahison. En fait, toutes les pièces du puzzle sont là, avec de vastes morceaux reconstitués, et un vide qui reste présent tel un indicible. Il y a dans ces 700 pages comme des silences dans la voix du narrateur, des instants suspendus de la main qui frappe les touches de la machine à écrire. D’où un ultime dédoublement, entre l’interlocuteur de Mercader, rédacteur du manuscrit caché, et l’auteur.

Car une autre question hante le récit, évoquée vers sa fin, mais en réalité qui en est la mise en mouvement, brutalement concentrée en quelques mots : « Mais que foutait Ramón Mercader à Cuba ? ». Un fil que Padura a tiré, dévidant l’inquiétante pelote. L’improbable rencontre sur la plage eut lieu en 1977, un moment où à Cuba « se mêler de trotskisme revenait à se passer la corde au cou ».

Le narrateur devinant, derrière Jaime Lopez, Ramón Mercader, évoque « la fissure par laquelle s’envolait la logique ». « Cet être fantasmagorique pouvait-il encore exister, coincé dans un recoin tumultueux et perdu de l’histoire, protagoniste sans visage d’un passé débordant d’horreurs. »

Comme dans les romans policiers de Padura (on est tenté de dire dans les autres romans policiers), l’enquête, qui porte sur la première partie du XXe siècle, nous conduit à ouvrir les portes de la société cubaine de la seconde moitié de ce même siècle. Et d’évoquer l’homophobie institutionnelle, les drames inavoués dont elle est responsable ; dans une « île scientifiquement athée », l’écriture littéraire brutalement bridée, ainsi que le profond désenchantement de toute une génération en proie au mensonge déconcertant d’un autre socialisme réellement existant, maintenue dans la complète méconnaissance de toute cette histoire qui est l’objet de l’enquête. « Nous avons traversé la vie dans l’ignorance la plus absolue des trahisons qui, comme celles dont furent victimes l’Espagne républicaine ou la Pologne envahie, avaient été commises au nom de ce même socialisme ». Et l’on pressent quelle est cette « rage enkystée » que le narrateur nous dit vouloir « vomir ». Un narrateur qui dit n’avoir, à la différence de tant d’autres, jamais voulu quitter Cuba, et donc y a vécu la chute de l’URSS : « À l’époque, nous parvenions difficilement à comprendre comment et pourquoi toute cette perfection s’était écroulée en faisant bouger seulement deux des briques de la forteresse : un accès minime à l’information et une légère mais décisive perte de la peur (toujours cette fameuse peur, toujours, toujours, toujours) qui avait cimenté les éléments de la structure. Deux briques et elle s’écoula : le géant avait des pieds d’argile, il n’était resté debout qu’en s’appuyant sur la terreur et le mensonge… »

Rien de didactique donc. Les échos en vagues d’une méditation mélancolique peuplée de fantômes sur la défaite de la révolution au XXe siècle. Et le puissant refus de vivre dans le mensonge et la peur. Donc en acceptant de se coltiner à l’histoire, sans fin.

« Dans cet état d’esprit incorruptible, je me demandais, tout en observant l’univers infini : qui diable s’intéresserait à ce que je pourrais dire dans un livre ? D’où m’est venue l’idée que moi, Ivan Cardenas Maturell, je voulais écrire et même peut-être publier ce livre ? D’où avais-je sorti que dans une autre vie lointaine, j’avais prétendu et cru être écrivain ? L’unique réponse à ma portée était que cette histoire m’avait poursuivi parce qu’elle avait besoin que quelqu’un l’écrive. Et cette sacrée garce m’avait choisi moi, justement moi ! »

 

Nous publions ce texte en lien avec l’entretien avec Leonardo Padura publié ici.

 

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