Témoignage : Au nom de la France… Histoire d’une forfaiture ordinaire

En 1935, Jorge-Luis Borges a publié une «Histoire universelle de l’infamie». Catarina Antunes Gomes, professeure de sociologie à Luanda en Angola témoigne ici sur les pratiques françaises en matière de visa et sur ses conséquences. Une infamie qui vient s’ajouter à l’inventaire dressé par l’écrivain argentin.

 

L’affaire se passe à Luanda, en Angola

Il y a quelques mois, un groupe d’étudiants de la faculté des sciences sociales de l’Université Agostinho Neto a adressé à l’ambassade de France une demande de visas en vue de participer à une université d’été devant se tenir à Toulouse entre les 22 et 28 août derniers, à l’initiative d’un réseau international de chercheurs intitulé « Europhilosophie ». Le thème de cette conférence était « Philosophies européennes et décolonisation de la pensée ».

L’importance de ce type d’initiative saute aux yeux si l’on prend en considération la marginalisation systématique du continent africain dans la vie universitaire « globale » et la réduction de la production académique issue d’Afrique à une condition marginale et subalterne.

Ce type de rencontre apparaît crucial. Or il s’avère que la soit-disant coopération et les politiques de développement si constamment célébrées en paroles et constamment indissociables des stratégies de la finance et du grand capital sont, sur le terrain, inadaptées, nébuleuses, voire carrément inexistantes.

Après réception de l’invitation officielle, deux étudiants de premier cycle en sociologie et un étudiant en troisième cycle ont été sélectionnés, le dernier étant déjà enseignant à la faculté des sciences sociales. Et ont organisé un groupe de travail hebdomadaire afin de préparer leurs communications. Ils ont contacté diverses institutions en vue d’assurer le financement de ce projet d’échange universitaire transcontinental.

De leur côté, les organisateurs de l’université d’été ont pris des dispositions destinées à assurer la prise en charge intégrale des dépenses du groupe angolais, pour la durée de la conférence. Restait à trouver le financement des billets d’avion. Plusieurs institutions ont été sollicitées, dont Total auquel le projet fut remis directement dans ses bureaux de Luanda, comme à l’Ambassade de France en Angola. Seul Air France s’est montré sensible au projet, délivrant quatre billets gratuits Luanda-Toulouse-Luanda.

Les trois étudiants et moi-même nous sommes alors rendus à l’ambassade de France à Luanda pour y rencontrer le Consul, Marie-Christine Peyreron. Devant celle-ci, un employé du service des visas a dressé l’inventaire des pièces que nous devions fournir. Chose étrange, cette personne a tenu à nous informer que même pourvus de visas en règle, nous pourrions éventuellement être bloqués à la frontière. Une mise en garde qui ne manqua de nous alarmer.

L’ensemble des pièces nécessaires a été scrupuleusement rassemblé. Y figuraient notamment les invitations officielles adressées à chacun des étudiants par les organisateurs de l’université d’été. Ces invitations confirmaient le fait que l’ensemble des frais engagés pendant toute la durée de leur séjour seraient couverts.

Outre l’ensemble de ces documents, l’ambassade de France a reçu une copie du programme scientifique de l’université d’été, où figurait la totalité des noms des intervenants et leurs titres. Je lui ai fourni également une copie de mon passeport, un bulletin de salaire et une lettre officielle émanant de l’administration universitaire attestant que les étudiants effectueraient ce déplacement sous ma responsabilité.

Fin juillet, le groupe a été informé, par des canaux informels, que les visas seraient prêts le 12 août.

A la date, les étudiants en premier cycle se sont rendus à l’ambassade de France. Sans prendre la peine de leur donner la moindre explication, l’ambassade leur a remis leurs passeports tamponnés et accompagnés d’un document rédigé en français, que les étudiants étaient dans l’incapacité de lire. Le 15 août, l’étudiant en troisième cycle s’est présenté à son tour à l’ambassade pour le même motif. Et c’est alors que, brusquement et sans qu’aucune explication lui ait été fournie, le groupe a appris que les visas étaient refusés. Le départ pour Toulouse était prévu pour le 18 août.

Sur le document écrit en français, la seule et vague explication mentionnée était que « les informations fournies n’étaient pas fiables ».

Les organisateurs de l’université d’été ont été immédiatement informés. Ils ont adressé en urgence un courrier électronique à l’ambassadeur à Luanda, son Excellence Jean-Claude Moyret, rappelant les garanties accordées aux étudiants et leur prise en charge. Ce courrier est resté sans réponse ni accusé de réception jusqu’à présent.

J’ai accompagné les trois étudiants à l’ambassade, dès le lendemain, 16 août, deux jours avant la date du départ prévu.

Nous sommes arrivés à l’ambassade vers 9h30. A la réception, nous avons expliqué l’urgence de notre démarche et demandé à rencontrer le Consul ou tout autre représentant officiel. Il nous a été répondu que Mme Peyreyron était débordée, que le mieux serait de rappeler dans l’après-midi ou de revenir le lendemain. Nous avons voulu attendre afin de tenter de clarifier la situation.

Après plusieurs heures, nous avons été invités à quitter les lieux, mais nous avons réfusé. Face à notre insistance, le fonctionnaire que nous avions rencontré la première fois en présence du Consul a fini par venir à la réception, accompagnée d’un autre employé appartenant au service des visas.

Pour la première fois, les étudiants ont été informés que le refus de visa émanait de l’ambassadeur lui-même, son Excellence Jean-Claude Moyret. Sans raison ni explication claire. Le fonctionnaire attaché au service des visas a demandé aux étudiants quel était leur âge, comme si ces informations ne figuraient pas en toutes lettres dans les documents fournis… Respectivement âgés de 35, 24 et 26 ans, son verdict tomba aussitôt : bien trop âgés pour être des étudiants !

Le fonctionnaire n°1 a informé alors le groupe qu’il n’y avait plus rien à faire ni à discuter; tout en ajoutant que l’ambassadeur avait décidé qu’ils soient dispensés de payer pour la demande de visa !

J’appelais aussitôt le Consul, Madame Pereyron. Pour lui expliquer une fois de plus le caractère urgent de la situation. Madame le Consul m’a alors dit qu’elle était très occupée et qu’elle allait partir en voyage dans la soirée. Elle nous a informés qu’elle allait demander à un représentant du service des visas de nous recevoir.

Après une dizaine de minutes d’attente, un garde de la sécurité nous a invités à quitter les lieux. Il n’a rien voulu entendre et nous a poussés vers la sortie. Dans la rue, j’ai donc rappelé Marie-Christine Pereyron. Elle avait entre-temps changé de ton, ne cherchant plus à dissimuler son impatience : c’était bien l’ambassadeur lui-même, insista-t-elle, qui avait décidé de refuser les visas. Lorsque je lui ai demandé les raisons de ce refus, elle me dit que le groupe ne présentait pas suffisamment de garanties. Lorsque je lui demandai si les lettres d’invitation de l’université de Toulouse ne suffisaient pas, elle m’a répondu que les étudiants « n’avaient pas d’argent sur leurs compte en banque » et présentaient un « risque de fuite ».

Cette histoire d’infamie appelle, bien sûr, un certain nombre de questions. Si nos interlocuteurs à l’ambassade avaient été de bonne foi, ils nous auraient naturellement informés à temps que des « garanties » nous manquaient, afin que que les organisateurs de l’Université d’été de Toulouse et l’université Agostinho Neto puissent apporter ces compléments d’information nécessaires. Pourquoi aucun motif concret ne nous a-t-il été notifié, officiellement, par écrit, qui soit susceptible de justifier le rejet des demandes de visas ? Pourquoi, en bref, avons-nous été traités avec un tel mépris ?

La longue tradition autoritaire et bureaucratique de l’Etat français demeure vivace et elle lui est fort utile lorsqu’il s’agit d’éviter d’avoir à justifier ses actions arbitraires et brutales. Se peut-il que ces représentants de l’Etat français ne mesurent pas les conséquences de ce qu’ils font en pareilles circonstances ? Se peut-il que les particularités du contexte actuel ait à ce point nourri leur paranoïa qu’ils en viennent à traiter le monde entier en ennemi ? N’ont-ils pas réfléchi une seconde à l’énorme effort, notamment financier, qu’a représenté pour ces étudiants la préparation de leurs demandes de visas ?

Ces gens-là ne comprennent-ils pas que c’est le bon droit des universités angolaises (parmi tant d’autres, en Afrique et ailleurs) de nouer des relations internationales à leurs propres conditions, ceci indépendamment des programmes de coopération mis en place par le Nord global et qui, bien souvent, ne correspondent en rien aux projets et aux besoins locaux ? Ne comprennent-ils pas ce qu’engendrent l’injustice et l’arrogance ? N’ont-ils donc rien appris de l’histoire coloniale de la France ?

La France a peur. Ce pays s’est découvert vulnérable, comme l’est une grande partie du monde. Cette découverte aurait pu être une leçon d’humilité et inciter ce pays à établir des relations loyales et ouvertes avec le monde. Mais non. Il semble que le monde tout entier soit devenu pour la France persona non grata.

 

Traduit par Alain Brossat.

Version écourtée. Texte publié le 2 septembre 2016 dans Mediapart.