Bonnes feuilles de : Le Nouveau Vieux Monde, de Perry Anderson

 

Perry Anderson, Le Nouveau Vieux Monde. Sur le destin d’un auxiliaire de l’ordre américain, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud, « Contre-feux », Agone, Marseille, 2011.

 

Avant-propos

 

À mesure que l’Europe est devenue plus intégrée, il est aussi devenu plus difficile d’écrire à son propos. L’Union, qui s’étend désormais de Limerick à Nicosie, a donné au continent une ossature institutionnelle englobante et complexe, qui se place au-dessus des nations la composant et fait de cette partie du monde un lieu à part. Cette structure est si nouvelle et si imposante que le terme d’« Europe », tel qu’il est aujourd’hui couramment employé, renvoie souvent à l’Union européenne elle-même, comme si les deux réalités étaient interchangeables. Ce qu’elles ne sont pas, bien sûr. Moins à cause des quelques territoires dispersés qui ne font pas encore partie de l’Union qu’à cause de la diversité et de la souveraineté coriace des États-nations qui l’ont déjà rejointe. La tension entre les deux dimensions de l’Europe, le national et le supranational, place quiconque tente de reconstituer l’histoire récente de la région en face d’un curieux dilemme analytique. Pour la raison qu’on peut présenter de la façon suivante : quoique sans précédent sur le plan historique, l’Union n’en est pas moins incontestablement un régime politique, produisant des effets plus ou moins uniformes sur le territoire de sa juridiction. Et pourtant, dans les États qui la composent, la vie politique persiste à obéir à des logiques internes, et ce avec une intensité incomparablement supérieure. Concilier ces deux réalités dans une même perspective convergente est une tâche qui, jusqu’à présent, est restée hors de portée de ceux qui s’y sont essayés. De ce point de vue, l’Europe semble être un objet impossible. Il n’est donc pas surprenant que la littérature qui lui a été consacrée tende à se diviser en trois ensembles distincts : les études spécialisées portant sur le système des institutions qui constitue l’Union européenne ; les histoires ou les sociologies générales du continent depuis 1945, dans lesquelles l’Union figure au mieux de manière sporadique quand elle n’est pas totalement absente ; enfin, et ce sont les plus nombreuses, les monographies nationales de toutes sortes.

À terme, sans aucun doute, la difficulté sera surmontée. Mais pour le moment, seuls des expédients semblent à portée. La solution adoptée dans cet ouvrage est celle de la discontinuité. La première partie se penche sur le passé et le présent de l’Union, telle qu’elle a été conçue par ses fondateurs, puis modifiée par leurs successeurs ; comment elle en est venue à acquérir les formes qui sont aujourd’hui les siennes, et quels types de conscience de soi et de champs de recherche – il s’agit de deux choses très différentes – se sont développés autour d’elle. L’intégration européenne sera considérée comme un projet dont les objectifs et les pratiques économiques – l’écrasante majorité de ses activités – ont toujours constitué, et dans plusieurs directions différentes, la poursuite de la politique par d’autres moyens. Même si beaucoup le contestent, cela reste aussi vrai aujourd’hui qu’à l’époque du plan Schuman.

La seconde partie de l’ouvrage se déplace vers le niveau national. Elle s’intéresse aux trois principaux pays parmi les six signataires du traité de Rome, représentant 75 % de la population de la Communauté économique européenne (CEE) que celui-ci faisait naître : la France, l’Allemagne et l’Italie. Historiquement, ces pays peuvent être considérés comme formant le cœur du processus d’intégration. La France et l’Allemagne en ont été depuis l’origine les deux pilotes et moteurs essentiels, et elles continuent à l’être aujourd’hui. L’Italie, elle, a joué un rôle moins important que la Belgique ou les Pays-Bas dans la création et au cours des premières années du Marché commun mais, au bout du compte, elle a pesé davantage sur les directions prises par une Communauté en expansion. La France, l’Allemagne et l’Italie ne sont pas seulement les États les plus peuplés et les économies les plus puissantes de l’Europe continentale, mais elles disposent aussi, de l’avis général, de la plus riche histoire culturelle et intellectuelle. Les structures politiques y dépendent étroitement de cette histoire, et, en me penchant sur leur évolution, j’ai tenté de donner une idée du cadre culturel dans lequel les événements des vingt dernières années se sont déroulés. En l’absence de tentative de ce genre, il y a peu d’espoir de capturer dans aucun pays la texture spécifique de sa vie nationale, qui échappe inévitablement à la gangue bureaucratique de l’Union. Chacun de ces trois pays a été le théâtre d’un drame majeur au cours des récentes années, toujours déconnecté de l’évolution de l’Union. L’Allemagne a été transformée par la réunification. L’Italie a vu l’effondrement d’une république et la rapide dégénérescence d’une autre. La France a connu sa première crise de confiance depuis l’époque où de Gaulle l’avait restaurée. De tels changements ne permettent pas le même traitement, et l’approche adoptée dans les chapitres consacrés à chacun d’entre eux variera en conséquence.

Bien que Paris, Berlin et Rome occupent une place plus grande que d’autres à la table des négociations – c’étaient les seuls États de l’Europe continentale membres du G7 en son temps –, ils sont loin, bien sûr, de représenter à eux seuls toute l’Europe occidentale de l’après-guerre froide. Je ne regrette pas d’avoir laissé de côté le Royaume-Uni, dont l’histoire depuis la chute de Thatcher n’offre pas grand-chose de notable. En revanche, j’aurais aimé aborder le cas de l’Espagne, dont la modernisation – quoique relativement sereine – a été l’un des traits marquants de la période. Les plus petits pays de la région sont une autre source de regrets pour moi, qui n’ai jamais pensé que l’intérêt était proportionnel à la taille, de même que l’absence de l’Irlande où j’ai passé une grande partie de ma jeunesse. Si le volume – et, jusqu’à un certain point, le temps aussi – ont dicté ces limites, les connaissances sont évidemment la principale barrière pour qui veut parcourir l’Europe dans sa totalité à une échelle inférieure à celle de l’Union. Qui pourrait espérer écrire avec compétence et de manière homogène à propos de ses vingt-sept États ? Le problème est particulièrement incontournable dans le cas de l’Europe orientale, dont les langues sont moins largement maîtrisées et les affaires souvent moins bien documentées, et dont les États ont des tailles plus comparables, ce qui rendrait la sélection parmi eux d’autant plus arbitraire. Pour autant, d’une manière générale, ces pays n’ont pas souffert d’un manque d’attention. Leur abandon du communisme a au contraire suscité une importante littérature, de même que leur intégration – toujours en cours – au sein de l’Union, considérée à juste titre comme l’un des principaux accomplissements de l’Union.

Ce terrain est aujourd’hui si bien balisé qu’il semblait préférable de regarder plus loin vers l’est, aux limites extrêmes de l’Union d’aujourd’hui, et vers les lieux possibles de sa future extension en Asie. En conséquence, la troisième partie de ce livre s’intéresse à Chypre, qui a rejoint l’Union en 2004, et à la Turquie, acceptée comme candidate à l’entrée deux ans plus tôt. Ici, les deux extrêmes, en termes de taille, sont étroitement liés : un pays de moins d’un million d’habitants, et un autre de plus de soixante-dix millions, qui va bientôt dépasser l’Allemagne et devenir plus peuplé qu’aucun membre actuel de l’Union. Si la question des relations entre ces deux pays est l’un des points les plus immédiatement explosifs de l’agenda de l’élargissement, la candidature de la Turquie confronte l’« Europe », entendue au sens de l’Union, à ce qui est de loin son plus grand défi dans l’avenir. L’ampleur de ce défi est d’un autre ordre que celui d’absorber les anciens membres du Comecon. Mais sa nature exacte est beaucoup moins livrée à la discussion. La raison n’en est guère difficile à voir. Car l’intégration des anciens pays de la zone communiste ne venait pas remettre en cause les idées dominantes au sein de l’Europe occidentale ; au contraire, elle a même eu tendance à les conforter. Le destin de Chypre et la pression de la Turquie, par contraste, posent des questions gênantes à la bonne conscience de l’Europe, lesquelles ont été jusque-là réprimées par ses meneurs d’opinion policés, aussi bien officiels que médiatiques. Et l’on verra plus loin à quel point elles sont effectivement gênantes. La lumière que la nouvelle Question d’Orient projette sur l’image que l’Union a d’elle-même peut être ainsi comparée, sur le plan historique, à celle que projetait l’ancienne sur le concert des nations.

Partant de ce constat, j’ai adopté dans cette partie une perspective de plus longue durée que dans la partie précédente et je m’y suis plus strictement concentré sur l’histoire politique des deux sociétés concernées. Dans le cas du trio des trois grands États de l’Europe occidentale, les antécédents de la période immédiatement contemporaine sont bien connus, comme d’autres chapitres familiers de l’histoire du XXe siècle. C’est loin d’être le cas pour Chypre et la Turquie, d’où la nécessité de retracer sur une période plus longue les chemins qui ont conduit ces deux pays jusqu’aux situations qui sont les leurs aujourd’hui. Cette évidence se passe de commentaires. En revanche, le choix de combiner, à propos de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, une approche à la fois plus large et moins étendue dans le temps pose question. Par manque de documents et de distance, toutes les formes d’histoire très contemporaine sont moins que de la véritable histoire. Et toutes les tentatives pour saisir une société moderne sur une vingtaine d’années seulement, à bout portant, ne peuvent être qu’hasardeuses. Les dangers de ce qu’une tradition française condamne comme une coupe d’essence*1 sont réels, et je suis conscient de les avoir courus. Les simplifications et les erreurs que cet exercice particulier suppose, qui s’ajoutent aux erreurs plus ordinaires de jugement et à celles causées par l’ignorance, seront rectifiées, avec le temps, par d’autres que moi. Bien que rédigés sur une dizaine d’années, les essais qui forment les chapitres successifs de ce livre ont été écrits dans des contextes différents et en portent la trace. Je les ai relativement peu remaniés, préférant les donner comme autant de témoignages du moment et de réflexions sur celui-ci. En tête de chaque chapitre, on trouvera la date de sa première rédaction.

L’unité de la période couverte, qui fixe les paramètres de ce livre, est celle de la montée du néolibéralisme. Historiquement, cette montée a été scandée par deux grands changements de régime. Le premier est intervenu au tournant des années 1980, avec l’arrivée au pouvoir de Reagan et de Thatcher, la dérégulation internationale des marchés financiers et la privatisation des industries et services qui a suivi à l’Ouest. Le second, au tournant des années 1990, a vu l’effondrement du communisme dans le bloc soviétique et l’extension du libéralisme à l’Est. Prise dans ce double tourbillon, l’Union a changé de forme, et tous les pays qui la composent ont été entraînés dans de nouvelles directions. Comment ces pressions se sont-elles exercées, au niveau supranational comme au niveau national, et quelles orientations politiques – extérieures comme intérieures – ont-elles dictées ? Ce sont là des thèmes récurrents de ce livre. Aujourd’hui, le système néolibéral est en crise. Pour beaucoup, y compris parmi ceux qui s’en étaient faits les champions, il n’est plus d’actualité, au moment où le monde s’enfonce dans la récession commencée au quatrième trimestre de 2008. À quel point ce système aura été modifié quand la crise sera passée (si elle passe), ou par quoi il aura été remplacé reste à voir. À l’exception du second chapitre consacré à la France, toutes ces pages ont été écrites avant l’effondrement des marchés financiers aux États-Unis. Si j’ai mentionné le déclenchement de la crise, je n’ai pas modifié leur contenu en vue d’étudier ses effets jusque-là et à venir. Mais je tiens compte de ces effets dans les réflexions qui viennent conclure le livre et qui portent sur les idées que l’on s’est faites et que l’on se fait aujourd’hui de l’Europe.

Depuis l’origine, l’Angleterre a produit plus d’eurosceptiques que n’importe quel autre pays membre de l’Union. Bien que je sois critique envers l’Union, je ne partage pas ce point de vue. En 1972, la New Left Review, dont j’étais alors le rédacteur en chef, a publié sous la forme d’un numéro spécial un long essai de Tom Nairn, « La gauche contre l’Europe ? ». À l’époque, non seulement le Parti travailliste dans son ensemble, mais aussi l’écrasante majorité des socialistes à sa gauche s’opposaient à l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, qu’un gouvernement conservateur venait de faire voter par le Parlement. L’essai de Nairn ne faisait pas que rompre avec un consensus massif ; il demeure encore aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, l’argumentation la plus pertinente développée, à gauche, en faveur de l’intégration européenne. Rien de comparable n’est jamais sorti des rangs de ses partis officiels, social-démocrate, postcommuniste ou vert, qui se drapent aujourd’hui dans les plis de la bannière bleue aux étoiles d’or. L’Union du début du XXIe siècle n’est pas la Communauté des années 1950 et 1960, mais mon admiration pour ses premiers architectes n’a pas diminué. Leur entreprise n’avait pas de précédent historique et sa grandeur continue de hanter ce qu’elle est devenue depuis.

L’idéologie européenne qui s’est développée, autour d’une réalité différente, est une toute autre affaire. L’autosatisfaction des élites européennes et de leurs porte-parole est devenue telle que l’Union est désormais largement présentée comme un modèle au reste du monde, alors même qu’elle est de moins en moins capable de gagner la confiance de ses citoyens et qu’elle méprise de plus en plus ouvertement la volonté de la population. Cette dérive est-elle irréversible ? Personne ne peut le dire. Pour l’enrayer, il faudra se défaire de nombreuses illusions. L’une d’entre elles est la croyance – sur laquelle repose une bonne partie de l’idéologie actuelle – qu’au sein de l’écoumène atlantique, l’Europe incarne un ensemble de valeurs supérieur à celui des États-Unis, et qu’elle joue un rôle plus stimulant dans le monde. Dans la mesure où cela peut être objectivé, on peut rejeter cette doctrine en insistant, à l’avantage des États-Unis, sur ce qu’ils partagent d’admirable, ou en pointant, au détriment de l’Europe, ce qu’ils ont en commun de répréhensible. Pour les Européens, cette deuxième critique est la plus nécessaire2. Vis-à-vis de l’Amérique, ce ne sont pas seulement leurs différences que les Européens ont tendance à surestimer, mais aussi leur degré d’autonomie. La relation bilatérale est particulièrement bien illustrée par le champ même des études sur l’Union, auquel le troisième essai de la première partie est ici consacré.

Pour l’essentiel, ce champ est un univers clos produisant une littérature souvent très technique, avec bien peu de débouchés vers un public plus étendu. En Europe, il a généré une vaste industrie faite d’articles spécialisés, de rapports de recherche ou d’expertise, pour la plupart financés par Bruxelles, qui, s’ils ne sont pas les meilleurs du genre, n’en occupent pas moins la plus grande partie du terrain. La densité des échanges intereuropéens au sein de cette sphère atteint un niveau sans précédent, et ces échanges ajoutés à beaucoup d’autres – conférences, séminaires de travail, colloques, cours donnés dans des disciplines proches, de l’histoire et de l’économie jusqu’au droit et la sociologie – ont créé ce qui pourrait constituer les bases d’une communauté intellectuelle capable de débattre vigoureusement par-dessus les frontières nationales. En pratique, cela reste encore spectaculairement rare. Pour une part, cela tient aux tares habituelles du monde universitaire, quand le savoir se replie exclusivement sur sa discipline plutôt que de s’ouvrir aussi vers une culture plus large. Mais c’est avant tout le reflet d’une absence de tout clivage politique susceptible de provoquer le débat dans un champ qui est – ou qui devrait être – éminemment politique et dominé par des politologues. Il serait injuste de parler d’une pensée unique* : il s’agit plutôt de quelque chose comme une pensée ouate* largement lénifiante. Les médias offrent peu ou pas de contrepoids, les colonnes des journaux et les éditoriaux faisant preuve d’un euro-conformisme encore plus prononcé que celui des chaires d’université ou des think tanks.

L’un des effets d’un tel unanimisme est d’empêcher l’émergence d’une véritable sphère publique en Europe. Dès lors que tout le monde s’accorde à l’avance sur ce qui est souhaitable et sur ce qui ne l’est pas – voir les référendums successifs –, rien ne vient encourager la curiosité envers la vie et la pensée des autres nations. Pourquoi prendre le moindre intérêt à ce qui se dit ou s’écrit ailleurs si cela répète, pour l’essentiel, à l’identique ce qui est déjà disponible chez soi ? De ce point de vue, il est permis de penser que le concert d’échos qu’est aujourd’hui l’Union est moins authentiquement européen que la majeure partie de la vie culturelle de l’entre-deux-guerres ou même de l’avant-1914. Il n’y a pas beaucoup d’équivalents aujourd’hui de la correspondance entre Sorel et Croce, de la collaboration entre Larbaud et Joyce, du débat entre Eliot, Curtius et Mannheim, ou encore de la discussion entre Ortega y Gasset et Husserl ; sans parler des polémiques au sein de la deuxième et de la troisième internationales. Les intellectuels formaient un groupe beaucoup plus restreint et moins institutionnalisé à cette époque, bien plus enraciné dans une culture humaniste commune. La démocratisation a dispersé tout cela, tout en versant un nombre très supérieur de talents dans l’arène. Quoi qu’il en soit, et quels que soient les fruits de cette démocratisation – à l’évidence nombreux – dans d’autres domaines, elle est loin d’avoir jusqu’ici mené à ce qui serait une république des lettres à l’échelle de l’Union européenne. L’espoir de ce livre est de contribuer à prendre ce chemin.

 

Post-scriptum (juillet 2011)

Deux années ont passé depuis l’achèvement de ce livre. Nombre de ses principaux arguments ont trouvé une illustration dans les événements qui se sont produits au cours de cette période. Précipitée, comme nous l’avions prévu, par l’éclatement de la bulle immobilière américaine, la crise financière a d’abord frappé celle des économies de l’Union qui était la plus exposée à ce même type de risque, à savoir l’Irlande. À un taux d’intérêt écrasant de 5,8 %, et en contrepartie d’économies budgétaires drastiques, un prêt de quatre-vingt-cinq milliards d’euros a été imposé à Dublin par la Banque centrale européenne et le FMI pour s’assurer que le capital européen investi dans le système bancaire irlandais ne subisse pas de pertes susceptibles de déstabiliser toute la zone euro. Au printemps suivant, le Portugal se retrouvait à son tour entre les mains de ces mêmes institutions, et soumis aux mêmes contraintes. Dans ces deux pays, les gouvernements en place (Fianna Fáil et socialiste) ont été battus aux élections par des oppositions qui n’avaient pas de politiques alternatives à proposer. L’Espagne, qui a presque perdu la confiance des marchés obligataires après l’éclatement d’une bulle immobilière comparable par son ampleur à celle de l’Irlande, voit le gouvernement Zapatero subir un sort semblable. Là, les jeunes (au moins) se sont montrés moins passifs et sont descendus dans les rues et sur les places pour protester contre les coupes budgétaires par lesquelles le gouvernement a tenté d’éviter la débâcle financière. En Grèce, la résistance au train de mesures le plus draconien – un ensemble de réduction des dépenses publiques et de privatisations dictées par la Banque centrale européenne et le FMI dans l’espoir de différer un défaut de paiement qui risquerait d’entraîner un effondrement de l’euro – se poursuit. On ignore encore si la soumission totale de la social-démocratie grecque réussira à mettre la population à genoux devant l’autel des banques françaises et allemandes.

La crise que subit l’Union monétaire créée à Maastricht n’a rien de mystérieux. Elle s’explique par l’existence de taux d’intérêt bas dans toute l’Europe, prescrits par le pacte de stabilité et imposés par la Banque centrale européenne, qui ont inondé de crédit bon marché les économies périphériques du sud et de l’extrême ouest de la zone euro, conduisant à la formation de bulles immobilières et au creusement des déficits budgétaires – auxquels s’est combinée une perte de leur compétitivité à partir de l’hiver 2010, quand il leur est devenu impossible de dévaluer leur monnaie. Cette double pression est venue d’Allemagne, à la fois architecte d’une autorité monétaire irresponsable, modelée sur une Bundesbank échappant à tout contrôle populaire, et maître d’œuvre d’une décennie de compression salariale qui a miné la compétitivité des coûts du travail dans le sud de l’Union. En ce sens, une nouvelle puissance hégémonique s’est imposée en Europe. Mais une puissance boiteuse, incapable de démanteler le système monétaire à l’origine du désordre ou de le dépasser pour s’orienter vers une union politique dans laquelle il lui faudrait accepter des transferts fiscaux dont ses électeurs ne veulent pas entendre parler. Refusant d’admettre la certitude d’une faillite grecque, imposant des mesures qui ne peuvent qu’aggraver les problèmes des économies rendues non compétitives par ses propres politiques, Berlin – qui conteste aujourd’hui autant qu’il coordonne les expédients utilisés pour protéger les intérêts des grandes banques et détenteurs d’obligations à Bruxelles et Francfort – a perdu toute direction cohérente. Il est revenu à Jean-Claude Trichet, à la tête de la Banque centrale, de proposer la fuite en avant* d’un ministre des Finances européen détaché de tout semblant de mandat démocratique, capable de punir les membres les plus faibles de l’Union grâce à des pleins pouvoirs de « surveillance et de veto » en cas de défaillance.

Dans ce contexte de panique à peine voilée et de récrimination réciproque, il n’est pas étonnant que les trois principaux gouvernements de la zone euro soient en plein désarroi. En Allemagne, Merkel a perdu une série d’élections régionales, même dans le plus sûr bastion chrétiendémocrate, le Bade-Wurtemberg, tandis que ses partenaires du FDP sont menacés, une fois de plus, d’extinction électorale. En France, Sarkozy a perdu le vote Front national sans compensation au centre, s’étant aliéné une grande partie de l’opinion conservatrice par son inconvenance, et se trouve maintenant menacé même par les médiocrités du PS. En Italie, où l’économie est presque atone, Berlusconi, empêtré dans des scandales personnels, ne peut au mieux qu’attendre la fin de son mandat. De tous les régimes étudiés dans ce livre, seul celui d’Erdo?an a prospéré depuis, s’assurant un troisième mandat durant l’été 2011, même s’il a obtenu un score inférieur à ceux de Menderes ou Demirel au plus fort de leur succès, et qu’il a pu profiter d’un boom de la consommation qui a peu de chance de durer. Comme avec Menderes, chaque extension de son pouvoir s’est accompagnée d’une répression accrue : noyautage* de la police et de la justice, emprisonnement de journalistes, matraquage d’étudiants et de syndicalistes. Mais cela ne suffit pas à disqualifier la Turquie aux yeux de l’Union, qui laisse la porte entrouverte dans l’attente d’un retour des sociaux-démocrates à Paris et Berlin.

Sur la scène internationale, comme prévu également, la Nouvelle Europe, malgré ses contradictions internes, a répété pour la première fois son rôle d’empire auxiliaire dans son propre théâtre régional. Comme on pouvait s’y attendre, c’est Sarkozy qui a pris l’initiative. Avec une cote de popularité en berne à domicile et une position compromise au plan international par ses liens avec les dictatures déchues en Tunisie et en Égypte, il a choisi d’attaquer leur homologue libyen pour se refaire une virginité et restaurer sa popularité. Enrôlant le Royaume-Uni, l’Italie presque malgré elle, ainsi que quelques autres pays mineurs, dans une attaque aérienne dépendant des États-Unis, même s’ils n’en ont pas assuré la direction, l’entreprise n’a pas été sans évoquer une version moins risquée de l’expédition de Suez – le Conseil de coopération du Golfe et la Ligue arabe donnant des garanties en coulisse, un peu comme l’avait fait Israël à Sèvres. Si, d’un point de vue purement militaire, le bombardement de la Libye n’a pas été un succès immédiat, il constitue un précédent impérial pour de futures aventures plus consistantes, si besoin. Les conséquences pour la société européenne d’un retour à une ancienne implantation en Afrique du Nord n’ont pas encore apparu. Mais déjà les tensions que cela pourrait générer se sont fait sentir dans les querelles entre la France et l’Italie sur le sort des immigrants maghrébins, la remise en cause des règles de Schengen et la montée d’un vote anti-establishment à droite. Tunis reste, on l’a noté, plus près de Rome et de Paris que ne l’est Ankara. La rive sud de la Méditerranée a peu de chance d’offrir indéfiniment à l’Europe une bonne conscience à peu de frais.

références

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1 Tous les mots ou expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. [nde]
2 Pour la première, lire le feu d’artifice statistique de Peter Baldwin, The Narcissism of Minor Differences : Why America and Europe are Alike (2009), qui vise à confondre les préjugés antiaméricains de ce côté de l’Atlantique en montrant que, si on considère un classement des sociétés européennes selon différents indicateurs, la société américaine se situe à l’intérieur de la fourchette des pays européens, et fait même souvent mieux que ses prétentieux homologues. Ce genre de comparaison omet bien sûr l’énorme différence entre l’État américain et les pays européens – les États-Unis éclipsant tous les autres en termes de puissance militaire, politique et idéologique, sans parler du fait que l’Union européenne est dépourvue des attributs d’un État-nation, a fortiori d’un État-nation de la taille d’un continent.