Le socialisme québécois. Entretien avec Jean-Marc Piotte

 

Entretien paru dans Philosopher au Québec. Deuxièmes entretiens, dir. Christian Frenette, Presses de l’Université Laval, 2011, p. 79-96.

 

1) Puisque vous êtes considéré, dans certains milieux, comme le père du marxisme québécois, j’aimerais ouvrir cet entretien sur la pertinence et l’actualité de la pensée marxiste. Sartre nous disait que le marxisme était la philosophie indépassable de notre temps, plus humblement, est-ce que vous pensez toujours que le marxisme est la philosophie qui doit inspirer la théorie critique de la société ?

Si on veut comprendre la société d’un point de vue critique, on ne peut ignorer Marx.

Aujourd’hui encore, l’analyse la plus profonde du fonctionnement du système capitaliste, axé sur le profit et qui va de crise en crise, relève de Marx. Il y a dix ans, on annonçait la fin des crises économiques : il n’y a que des petites crises, les grandes crises sont terminées et Marx est dépassé. Pourtant, si les économistes « patentés » ont découvert des façons de limiter les crises, ils ont été incapables de les supprimer, car elles sont inhérentes au fonctionnement du système capitaliste, comme Marx l’avait déjà démontré il y a plus de cent ans.

Marx nous a enseigné également qu’on ne peut comprendre quelque réalité que ce soit, dont la société, si on ne se la situe pas dans une perspective historique. Cet enseignement est important, car trop souvent on étudie la société comme si c’était quelque chose de fermé. Or, elle est traversée, comme tous les individus, par des contradictions et est donc en constante transformation. Comprendre quelque chose, c’est le comprendre dans son histoire, dans ses transformations, dans les contradictions qui l’animent.

Enfin, Marx affirme que les sociétés sont structurées par les classes sociales en luttes ouvertes ou larvées. Ces classes n’existent évidemment plus sous la forme que Marx a connue au XIXe siècle. La classe ouvrière dont parlait Marx n’a plus d’équivalent aujourd’hui et n’est plus centrale au fonctionnement capitaliste des sociétés industrialisées.

La classe bourgeoise, formée au XIXe siècle d’entrepreneurs, a été remplacée comme classe dirigeante par la classe internationale des grands dirigeants financiers qui se paient des revenus faramineux, malgré les crises financières et économiques dans lesquelles ils nous jettent. Il faut donc réactualiser l’analyse marxiste des classes sociales.

Un système économique axé sur le profit et traversé par des crises ; une société nécessairement historique et animée de contradictions ; les classes sociales, leurs luttes et leurs ententes qui structurent la société : voilà trois idées phares toujours valables de nos jours.

Toutefois, le marxisme comporte des lacunes qu’il faut combler.

La conception marxiste de l’histoire est transie par la vision téléologique de Hegel : l’histoire a une fin. Hegel s’inspire du judéo-christianisme : l’histoire de l’humanité a un début (la Chute), une fin de notre monde (l’Apocalypse), suivie du règne de Dieu où les élus seront séparés des damnés. Pour Marx, le « paradis » n’est pas dans un autre monde; il est inscrit dans notre histoire : la classe ouvrière, tel un démiurge, arrachera le pouvoir à la bourgeoisie, lui imposera une dictature, puis, après cette phase transitoire, établira le communisme, une société où tous les êtres humains seront libres, égaux et solidaires. L’histoire est ainsi une autoroute qui, de contradiction en contradiction, nous conduit nécessairement à un monde harmonieux et heureux. Cette vision déterministe avait l’avantage d’apporter de l’espoir aux exploités et aux opprimés, mais aussi le désavantage d’être erronée. L’histoire n’est pas déterminée : elle relève du politique, c’est-à-dire d’actions libres de femmes et d’hommes, situés dans des conjonctures qui, elles, sont déterminées.

Marx a vécu en Allemagne, en France et en Angleterre, mais n’a pas vraiment connu ce qu’est la démocratie moderne. À son époque, même si des élections permettaient d’élire des dirigeants dans certains pays, les femmes étaient inéligibles et ne jouissaient pas du droit de vote, et, en Angleterre au milieu du XIXe siècle, seuls les hommes jouissant d’une propriété foncière pouvaient exercer ces droits démocratiques. On trouve chez Marx des éléments d’analyse politique, toutefois, sa recherche fondamentale est économique. Il y a chez Marx une certaine sous-évaluation du politique et une sous-estimation des mécanismes démocratiques.

Son ami, Friedrich Engels, reconnaît pleinement la domination séculaire des hommes chez les femmes, mais Marx n’en tient pas compte dans ses analyses. Or, cette domination remonte bien avant l’arrivée du capitalisme, si loin dans l’histoire qu’on en perd les origines. On le sait maintenant, l’histoire ne se réduit pas à la domination d’une classe sur les autres : les sociétés sont également structurées par la domination des hommes sur les femmes. Le XXe siècle a été traversé, particulièrement dans les pays industrialisés, par les luttes féministes pour que les femmes puissent jouir des mêmes libertés que les hommes.

La pollution est devenue un problème central. Marx ne l’a pas analysée, bien qu’il condamnait les usines tellement polluées qu’elles tuaient des milliers d’ouvriers chaque année. Mais Marx n’a pas vu et ne pouvait voir que la recherche effrénée du profit conduit, au-delà de la détérioration de la santé des ouvriers dans les manufactures, à la pollution planétaire de la terre, demeure de notre commune humanité.

Marx est un européocentriste. Comme pour tous les intellectuels européens, le centre du monde intellectuel se trouvait en Europe, tandis que le reste des continents, dont l’Afrique et l’Asie, étaient constitués de pays arriérés auxquels ils devaient apporter leurs lumières. Cette approche colonisatrice s’est révélée discriminatoire. On sait aujourd’hui, qu’au-delà de la domination de classe et de celle des hommes, s’exerce aussi une discrimination contre les minorités de couleur, de culture ou de religion, contre les gaies et les handicapés, en fait contre tous ceux qui ne font pas partie du « main stream ».

Il faut donc lire Marx de façon critique, en retenir les positions éclairantes, les compléter par ce qu’on a appris depuis sa mort, tout en y rejetant ce qui est obscur ou erroné.

 

Ce que vous retenez, c’est l’importance de la justice. La discrimination basée sur le sexe, la couleur de la peau ou la culture n’est pas vraiment en lien avec le système économique.

Marx croyait que l’injustice sociale était essentiellement fondée sur l’exploitation de la classe ouvrière par la bourgeoisie et que la libération de l’ensemble de l’humanité reposait sur la classe ouvrière, qui n’avait « rien » sous le capitalisme, même si elle était productrice de tous les biens. Or la réalité sociale est plus complexe et ne se réduit pas à l’économique. La domination, dont les manifestations sont multiples, ne peut se ramener à l’exploitation. La libération espérée de l’humanité ne saurait être le fruit d’une classe messianique.

 

2) Quarante ans après les grandes batailles, victoires et désillusions de la gauche, une certaine distance nous permet désormais de discuter de la mémoire des années 70. Puisque vous avez été au cœur de cette époque, que votre tête et vos actions ont battu au rythme du syndicalisme de combat1, j’aimerais vous demander ce qu’on devrait retenir de l’effervescence et des déceptions de cette époque.

La Révolution tranquille marque l’entrée du Québec dans la modernité. Dans les années 1950, la liberté de penser et d’expression était extrêmement limitée : si tu ne pensais pas comme l’Église, tu étais ostracisé, pouvais être expulsé d’une institution d’enseignement, perdre ton emploi, ainsi de suite. En ce qui concerne les lectures, il y avait un paquet de livres intéressants à l’index, inaccessibles dans les bibliothèques publiques et universitaires, qu’on pouvait dénicher dans certaines librairies, si on connaissait le libraire. La liberté de pensée et la liberté d’expression (penser ce que l’on veut; dire publiquement ce que l’on pense), n’étaient pas une réalité, mais l’objectif d’un combat.

Ajoutons qu’à partir des années 1970, les femmes vont arracher le droit de faire, comme les hommes, la vie à laquelle elles aspirent. Auparavant, elles étaient réduites à un stéréotype naturaliste : elles devaient être nécessairement mère, épouse et ménagère. Par des luttes victorieuses, les femmes ont accédé à la modernité.

Au plan politique, durant la Révolution tranquille, le Québec se développe et se dote d’appareils d’État comme l’Ontario ou la Saskatchewan. Inspiré par les travaux de Keynes, le Québec se donne un État-providence qui intervient dans l’économie et essaie de répondre aux besoins sociaux des citoyens.

Avant la Révolution tranquille, les Québécois francophones, intériorisant le regard de l’autre, du « Canadian », se percevaient comme un sous-peuple, des porteurs d’eau, nés pour un petit pain. Nous nous sommes alors inspirés des Noirs étatsuniens qui affirmaient : « We are black, we are beautiful ». Nous nous sommes valorisés comme peuple, en remettant en question le bien-fondé de la domination économique de la minorité anglophone sur la majorité francophone du Québec, le bien-fondé de la domination politique du Canada anglais sur notre petit État québécois. De Canadiens français, nous sommes devenus Québécois, fiers de l’être. La nation québécoise s’est construite, remettant en question l’hégémonie exercée par le Canada anglais.

Pour moi, ce désir de libération n’allait pas assez loin. Il fallait remettre en cause la domination de la bourgeoisie capitaliste et de l’impérialisme américain sur le Québec : il fallait se défaire du capitalisme. C’est dans cette perspective que j’ai développé le syndicalisme de combat qui poursuivait deux objectifs. Premièrement, démocratiser les syndicats, faire en sorte que l’information circule, qu’il y ait des débats, que le pouvoir ne soit pas aux mains de la bureaucratie syndicale, des permanents ou des élus libérés du travail, mais aux mains des travailleurs. C’est une bataille toujours à mener. Il est plus facile pour les dirigeants de jouir de leur pouvoir que de le partager avec ceux qu’ils représentent. Deuxièmement, il fallait radicaliser la lutte syndicale. Dans notre code du travail, inspiré de celui des États-Unis, le droit de grève est limité à une période bien précise qui s’inscrit à l’intérieur du renouvellement de la convention collective. Une fois celle-ci entérinée par les deux parties, la paix doit s’installer au sein de l’entreprise durant toute la durée de la convention. Si surgissent des mésententes dans l’interprétation de la convention collective, un mécanisme de griefs et d’arbitrage est prévu, mais cela transfère le pouvoir d’interprétation et de décision, qui devrait relever des syndiqués, aux spécialistes des deux parties. Nous nous opposions à cette juridiciarisation de la lutte syndicale. La lutte économique de classe ne doit pas être interrompue. Elle doit se poursuivre au sein de l’entreprise, par exemple en ralentissant le travail, si le patron prend une décision allant à l’encontre des intérêts des travailleurs. Par ces luttes syndicales, se développe une conscience économique de classe, passage obligé pour accéder à une conscience politique de classe.

Deux faiblesses minent ce programme. D’une part, dans le secteur public et parapublic, l’État a adopté des mesures répressives qui ont rendu factices les négociations collectives. Ainsi, la loi des services essentiels limite tellement le droit de grève, particulièrement dans le système hospitalier, qu’il en est devenu inoffensif. De plus, les gouvernements, qu’ils soient libéraux ou péquistes, utilisent à outrance des lois spéciales qui imposent l’arrêt des moyens de pression et le contenu des conventions collectives, sous peine d’amendes faramineuses. Cela explique pourquoi les assemblées générales des syndicats des secteurs public et parapublic se sont vidées peu à peu de leurs membres et sont souvent devenues des coquilles bureaucratiques sans vie. D’autre part, sur le plan de l’entreprise privée, les patrons ont considérablement renforcé leur rapport de force. Pour réduire la puissance et l’unité syndicales, ils ont de plus en plus recours au travail à temps partiel. Et dans les secteurs non reliés aux ressources naturelles, comme les mines, ou aux consommateurs d’un territoire, comme celui des services, l’entreprise peut fermer ses portes ici, ouvrir ailleurs ou sous-traiter une partie ou l’entièreté du travail qui y était accompli.

Nous avions sous-estimé le pouvoir de l’État et le pouvoir économique de l’entreprise privée. Nous avions ainsi sous-estimé la nécessité de passer à l’action politique proprement dite. Les marxistes-léninistes l’ont, eux, pleinement reconnue. Mais, malgré leur profond engagement, ils étaient si dogmatiques et sectaires qu’ils se coupaient des ouvriers qu’ils voulaient représenter. C’est également vrai des trotskistes, même s’ils se disaient plus ouverts. Les uns et les autres étaient régis par des façons de penser, des dogmes, qu’ils appliquaient de manière mécanique à la société.

 

Pour vous, le passage du mouvement syndical et populaire au mouvement politique est essentiel ?

Il faut lutter sur les deux fronts. Si on se limite à l’action syndicale, même pensée dans des termes politiques et reliée à l’ensemble du mouvement social, comme le professaient les disciples du syndicalisme de combat dans les années 1970, on va continuer à se faire planter. Il faut aussi lutter au plan politique, sinon on ne peut dépasser les limites inhérentes à tout mouvement social, dont le mouvement syndical. Il faut occuper ces champs différents, tout en respectant l’autonomie de l’un et de l’autre. Cela crée une synergie, comme l’ont démontrée les liens contradictoires entre le mouvement syndical et le gouvernement québécois lors de son premier mandat (1976-1980) et comme le révèlent encore les avancées actuelles dans certains pays de l’Amérique latine.

 

3) La perte des grands récits comme le catholicisme et les espoirs révolutionnaires a laissé selon vos mots une communauté perdue2. La modernité par l’individualisme qu’elle instaure et le relativisme qu’elle permet rend ardue la tâche de penser notre identité collective ; surtout au Québec où notre émancipation collective et individuelle a coïncidé. Pour remédier à cet individualisme ambiant et ses dérives, vous en appelez, dans votre dernier livre Un certain espoir3, à un nouveau lien social – autre que la nation. Pouvez-vous nous préciser votre pensée à ce sujet ?

Les sociétés prémodernes sont solidaires, mais d’une solidarité socialement déterminée, mécanique. Les gens étaient solidaires, parce que c’était comme ça. Chaque individu était défini par sa place et sa fonction dans la société. La vie de chaque fille était tracée à sa naissance : elle serait mère, épouse et ménagère, comme sa mère. Un fils de paysan serait, comme son père, paysan. Alors, il n’y avait pas de grande liberté de penser, d’expression et de comportement. L’individu ne définissait pas ce que serait sa vie : sa naissance définissait ce qu’il allait être. La solidarité était dans ces temps aussi forte que la liberté, réduite. Cette situation se reproduit dans les pays non industrialisés. Dans une famille riche arabe, par exemple, jamais on ne retrouvera un frère ou un cousin mendiant dans la rue. On se tient. Mais si quelqu’un dévie un peu de la façon de penser familiale et collective, il sera chassé comme une brebis galeuse. Nous avons conquis, avec la modernité, une grande liberté individuelle, et avons perdu la solidarité socialement déterminée.

La modernité a développé l’individualité : il n’y a plus grand monde qui tolère que sa vie soit déterminée de l’extérieur, par la famille, la communauté, la nation ou Dieu. Mais il faut distinguer cette individualité de l’individualisme auquel elle conduit trop souvent, qui consiste à se replier sur soi et ses proches, en ne se préoccupant plus du développement de la société à laquelle on appartient. Aujourd’hui, la solidarité n’est plus un fait social, mais un fait moral qui relève d’un choix. Chaque personne doit comprendre que ses choix individuels sont rendus possibles par des choix collectifs. Il faut être solidaire et trouver des solutions collectives aux maux sociaux qui nous concernent tous, à des degrés différents.

Le développement de l’individualité a, paradoxalement, multiplié les identifications de l’individu : la nation, mais aussi la famille, les amis, le travail, l’époque, le genre, l’orientation sexuelle, les croyances, etc. L’identification des individus est dorénavant multiple et complexe. Certains nationalistes nostalgiques s’identifient encore totalement à la nation, à l’essence de la nation, à une nation qui devrait incarner, pour chaque individu, le passé, le présent et l’avenir. Or cette nation tricotée serrée autour de la langue française et de la religion catholique n’existe plus. Il vaut mieux en faire son deuil.

Qui fait partie de la nation québécoise, hormis les Québécois de souche ? Les Anglo-Québécois, même attachés au Québec, s’identifient souvent davantage aux « Canadians » des autres provinces. Les autochtones, colonisés et dominés depuis l’arrivée des Blancs, ne s’identifient qu’à eux-mêmes, refusant d’être instrumentalisés dans les chicanes entre colonisateurs. Les immigrants viennent ici pour des raisons économiques (trouver du travail) ou politiques (fuir des États dictatoriaux). Ne partageant pas notre mémoire, ils ne voient pas pourquoi ils devraient choisir un bord ou l’autre, sauf certains qui sont très politisés, comme Amir Khadhir. Le mouvement indépendantiste n’est pas parvenu à neutraliser, voire à séduire et, encore moins, à intégrer les citoyens québécois qui ne sont pas de souche ou de la « bonne » souche.

Il faut défendre la nation québécoise. Il faut se battre pour ce que notre langue et notre culture puissent se maintenir et se développer, contre tous ceux qui voudraient l’ignorer au Canada anglais ou qui l’ignorent de fait, comme l’impérialisme américain. Contrairement à ce qu’on pense trop souvent, le véritable adversaire de l’épanouissement de la nation québécoise n’est pas le Canada anglais, mais l’impérialisme américain, dont la puissance politique, militaire, économique et culturelle s’exerce sur toutes les nations, dont son petit voisin québécois.

Cette lutte pour l’épanouissement d’une nation québécoise moderne doit se poursuivre.

 

À quoi ressemblerait une nation québécoise moderne ?

Depuis la Révolution tranquille, nous sommes devenus une nation moderne. Pour s’épanouir, cette nation doit se donner les moyens d’intégrer comme citoyens, au-delà des Québécois de souche, tous les habitants du Québec, ce qui n’est pas une mince tâche. Cette nation doit se donner l’objectif d’exercer le maximum de contrôle sur son avenir économique, politique, social et culturel. Par rapport à cet objectif, le plus grand danger encouru est de penser et d’agir comme si l’impérialisme étatsunien n’était pas là. Il faut reconnaître que la culture étatsunienne est dans la tête de chaque Québécois. Il ne s’agit évidemment pas de rejeter tout ce qui vient des États-Unis. Mais comment penser un État québécois indépendant, préconisant une politique économique et culturelle relativement autonome, en étant une banlieue des États-Unis ? Je refuse de m’identifier à un mouvement indépendantiste québécois qui se réduit à un combat contre Ottawa et considère comme une vue de l’esprit l’impérialisme de notre voisin.

 

4) Si Un certain espoir répond en quelque sorte à La communauté perdue après l’étude de la modernité, qu’est-ce qui suscite pour vous, encore aujourd’hui, de l’espoir ?

On peut voir un verre à moitié vide ou à moitié plein. Moi, je décide de le voir à moitié plein. L’espoir est moins une question d’intelligence, d’analyse, que de volonté. Vivre uniquement dans les contradictions du présent ne mène nulle part. Il faut des désirs, des projets que l’on cherche à concrétiser, mais qui ne se réaliseront jamais complètement, quoique les tentatives de leur réalisation laissent le plus souvent des acquis. L’espoir permet cela. Elle permet de vivre et de se développer, en se projetant. Dans les situations complexes et contradictoires dans lesquelles chacun se trouve, que faire pour changer les choses en mieux ? Un certain espoir va dans ce sens. Ainsi, à l’intérieur du gâchis présent, la crise financière et économique engendrée par la boulimie des requins de la finance, la pollution alimentée par la subordination de toute l’activité économique à la recherche effrénée du profit, des luttes s’organisent ici ou là pour exercer un contrôle sur le marché et ses acteurs dirigeants. Personne n’avait prévu, il y a dix ou quinze ans, ce qui se passe aujourd’hui en Amérique latine où des gouvernements de gauche, souvent appuyés par des populations autochtones qui semblaient inexorablement délaissées par l’histoire, œuvrent à subordonner la croissance économique au développement social. De ces expériences, des initiatives progressistes pratiquées au Québec et ailleurs, de ces luttes parcellaires contre l’injustice et la pollution peut naître un projet politique commun de transformation de la société.

 

L’espoir est toujours en politique selon vous ?

On peut et on doit nourrir un espoir individuel, faire telle ou telle chose de sa vie, mais pour moi cet espoir s’inscrit aussi dans un projet de société. Et ce projet ne peut pas se poser hors du politique. Le politique est le seul moyen de subordonner l’économie à des fins autres qu’économiques : le développement social et culturel.

 

Vous parlez des mouvements actuels de contestation. Pourtant, vous sentez le malaise aussi bien que nous :

Le jeune mouvement altermondialiste nous montre la voie. Lutter contre la mondialisation néolibérale, lutter contre la domination financière du système capitaliste, lutter contre les États qui s’y soumettent ou l’encouragent, lutter contre l’hyperpuissance étatsunienne qui soutient tout cela, lutter pour un autre monde, même si on ne sait plus comment l’engendrer.4

 

Et puis vous continuez :

Le temps est à la révolte, non à la révolution, non à la réforme. Nous devons continuer d’opposer à la politique actuelle nos valeurs de justice sociale, d’équité, d’égalité, de liberté, de solidarité, de non-discrimination et de respect de l’environnement.5

 

Pouvez-vous nous éclairer un peu plus sur cette révolte nécessaire qui n’a pas d’autre système à proposer et qui renonce à réformer le système capitaliste actuel ?

Le XVIIIe siècle est le Siècle des Lumières. Les intellectuels de l’époque, les philosophes, pensaient que le progrès économique, culturel, moral de l’humanité serait assuré par la raison qui remplacerait la superstition religieuse. Cette utopie ne s’est pas réalisée : aujourd’hui encore, les gens sont mus autant par la superstition que par la raison ; les modernes ne sont pas plus moraux que ne l’étaient les Anciens. Toutefois, cette utopie a encouragé le développement des connaissances scientifiques, le progrès au plan intellectuel et une croissance économique étonnante. De plus, la lutte des philosophes contre la dictature culturelle de l’Église a donné lieu à une liberté de pensée et d’expression inimaginable jusque-là. L’utopie des Lumières ne s’est pas réalisée totalement, mais nous jouissons toujours de sa matérialisation partielle.

Le XIXe et XXe siècles sont mus par l’utopie socialiste et l’idéal social-démocrate. L’utopie socialiste s’écroule lamentablement avec le mur de Berlin. L’État socialiste, État de transition entre le capitalisme et le communisme, s’est transformé en une dictature qui, au nom du prolétariat, s’exerçait sur tous, y compris le prolétariat. L’État socialiste a enfanté une société qui, sur le plan des libertés, ressemblait aux sociétés prémodernes. De plus, ces sociétés se sont montrées moins efficaces économiquement et plus polluantes que les sociétés bourgeoises qu’elle exècre. La social-démocratie est devenue, durant les derniers vingt-cinq ans, un courant complètement dominé par le néo-libéralisme. Même dans la période où ils étaient dominants en Europe, les gouvernements de gauche ont été incapables de penser une alternative au néolibéralisme triomphant. Malgré ces grandes défaites politiques, le mouvement ouvrier, qui a donné naissance à l’utopie socialiste et à l’idéal social-démocrate, a mené des luttes syndicales et politiques qui ont permis aux travailleurs des pays occidentaux d’obtenir des conditions de vie que plusieurs jugeaient impossibles au XIXe siècle.

L’utopie des Lumières qui a dominé le XVIIIe siècle et l’utopie socialiste qui a dominé le XIXe, mais surtout le XXe siècle, sont achevées, mortes. On ne peut espérer les ressusciter. Présentement, on est en manque d’une utopie, d’une utopie pour le XXIe siècle. Cette utopie ne sortira pas de la tête d’un intellectuel qui s’assoirait devant son ordi et la décrirait. Elle prendra naissance dans les luttes qui déchirent le tissu social ici et là, dans les solutions de rechange pratiquées à travers le monde, dans la conscience que susciteront ces luttes et ces pratiques. Cette nouvelle utopie, comme les autres précédemment, ne se réalisera pas entièrement, mais nous fera progresser. Les hommes et les femmes ont besoin d’espérer à un monde meilleur pour animer leurs combats contre l’injustice, l’oppression, la discrimination et la pollution.

 

Propos recueillis par Christian Frenette.

références

références
1 Le syndicalisme de combat, Montréal, Albert Saint-Martin, 1977.
2 La communauté perdue, Montréal, VLB éd., 1987.
3 Un certain espoir, Montréal, Les Éditions Logiques, 2008.
4 Un certain espoirop. cit., p. 31. (Je souligne.)
5 ibid.