Argentine : bilan d’un cycle politique

Les élections argentines de fin 2015 ont vu le retour d’une droite néolibérale écartée du pouvoir depuis la crise de 2001, la chute de quatre présidents en deux semaines et la fin de la parité peso-dollar. Les trois mandats consécutifs du couple Kirchner à partir de 2003 ont marqué une certaine rupture le néolibéralisme ; peut-on pour autant rapprocher ce « cycle kirchnériste » des processus dirigés par Morales en Bolivie ou Chavez au Venezuela ? C’est à cette question que tente de répondre Alberto Bonnet, économiste gramscien, attentif aux reconfigurations des modalités économies et politiques de l’accumulation capitaliste qui caractérisent les différentes périodes de l’histoire contemporaine en Argentine.

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Lors des dernières élections présidentielles argentines s’est imposée, à l’issue d’un ballotage serré, la formule d’une alliance de centre-droit conduite par l’entrepreneur Mauricio Macri sur la formule, non moins à droite bien qu’émanant de l’officialisme lui-même, conduite par l’entrepreneur Daniel Scioli. Ces élections ont marqué la fin d’un cycle politique que, par soucis d’économie de mots, nous allons appeler ici cycle kirchnériste.

Mais les raisons qui nous font parler de fin de cycle kirchnériste ne se réduisent pas au fait que lors de ces élections a triomphé un candidat de l’opposition sinon aussi, et peut-être surtout, au fait que tant le candidat de l’opposition comme l’officialiste et même le troisième candidat le plus voté, Massa, provenant également de l’officialisme bien que dissident, ont tous adopté durant leurs campagnes respectives des propositions d’ajustement de droite extrêmement semblables. Les élections de fin 2015 sont devenues, de cette manière, les présidentielles avec le moins de différences politico-idéologiques entre les discours des principaux candidats présentés par les partis bourgeois depuis la dernière transition démocratique du début des années 80. Ils convinrent tous de proposer, face à la crise du kirchnérisme, une issue vers la droite.

Mais alors de quelle manière s’est clos ce cycle kirchnériste ? Il est clair qu’il ne s’est pas clos avec la “patrie libérée” que certains naïfs avaient annoncée, ni même avec l’instauration d’un “capitalisme national, populaire, productif et rationnel” que l’ex président Kirchner avait promis pendant sa première campagne. Le cycle kirchnériste s’est terminé, simplement, au moyen d’un remplacement électoral sommaire entre administrations et en laissant derrière lui une administration justicialiste sortante noyée dans la corruption. Or, toute clôture de cycle politique, si affligeant soit-il, invite à faire des bilans. Qu’a été, alors, le kirchnérisme ?

Le kirchnérisme, ce fut l’insurrection comme restauration1. Cela signifie que le kirchnérisme doit se comprendre comme l’expression des rapports de forces entre les classes émergentes de la montée des luttes sociales contre le néolibéralisme qui a culminé avec l’insurrection de fin 2001 et la crise de l’accumulation et de la domination capitalistes qui en a résulté et, en même temps, comme une tentative de recomposition de cette accumulation et domination. Aucune partie de cette affirmation n’est suffisante sans l’autre. Et, pour analyser le kirchnérisme, il est indispensable de prendre en compte les deux aspects à la fois, ainsi que l’inévitable tension qu’il existe entre eux, si nous souhaitons parvenir à les définir.

Dans cet article, nous tenterons de présenter cette interprétation du kirchnérisme comme la conversion de cette insurrection populaire en une restauration de l’ordre. Étant donné que le phénomène que nous analyserons (le kirchnérisme) est relativement complexe, et la période que nous couvrirons (du début de l’année 2002 à la fin 2015) relativement longue, nous nous contenterons d’exposer nos arguments les plus importants, en réduisant au minimum l’information empirique et les références bibliographiques.

 

La recomposition de l’accumulation

Le caractère restaurateur du kirchnérisme peut se vérifier tant dans son origine que dans sa trajectoire postérieure. Concernant son origine, et en dépit de la rhétorique refondatrice de ses apologistes, rappelons que le kirchnérisme n’a pas émergé de l’insurrection de fin 2001 mais a bel et bien constitué une réponse restauratrice provenant des entrailles de l’ordre établi lui-même.

Pour bien comprendre ce point, il suffit de comparer les issues trouvées par les processus de montée des luttes sociales et de crise du néolibéralisme dans les exemples argentin et bolivien. Les gouvernements d’Evo Morales ont émergé du processus antérieur de résistance contre le néolibéralisme. Evo lui-même était un paysan indigène et dirigeant d’un mouvement de cultivateurs de coca qui avait joué un rôle décisif dans ce processus de résistance (dans la guerre du gaz, etc.), l’organisation politique qui lui a permis d’accéder au pouvoir (le MAS) s’était conçue à l’intérieur de ce processus, quelques-unes des principales revendications formulées dans ce processus (la nationalisation des hydrocarbures, etc.) ont été reprises et mises en œuvre plus tard par le gouvernement, et ainsi de suite. Ceci n’est pas un jugement en faveur des gouvernements d’Evo Morales, il est important de le préciser, mais une constatation de la relation entre son arrivée au pouvoir et le processus préalable de montée des luttes sociales et de crise du néolibéralisme.

Il est clair, en tous cas, que les choses furent différentes en Argentine. Kirchner était un entrepreneur millionnaire et un dirigeant de première ligne du parti de l’ordre par excellence dans le système défaillant de partis politiques argentin (le parti justicialiste) et avait occupé un mandat exécutif de première importance (comme gouverneur) en qualité d’officialiste durant tout le menémisme. L’organisation politique qui permit son arrivée au pouvoir fut une fraction de ce même parti justicialiste et, qui plus est, il fut proposé comme candidat officialiste par Duhalde lui-même, alors en exercice intérimaire de la présidence. La relation entre l’arrivée au pouvoir de Kirchner et la montée des luttes sociales et de la crise du néolibéralisme était donc, et ne pouvait qu’être, celle de quelqu’un qui accédait à la présidence pour compléter la tâche de restauration de l’ordre qu’avait initiée, avec un succès relatif, son prédécesseur Duhade.

Et la trajectoire postérieure du kirchnérisme ratifiera ce caractère restaurateur. Sa politique économique a été marquée dès le début par des mesures adoptées comme réponses forcées à l’énorme crise économique qui avait atteint son sommet fin 2001. Les mesures les plus importantes et les plus réussies furent adoptées durant la brève administration de Duhalde et la première moitié de celle de Kirchner.

Examinons ces mesures, en commençant par la propre dévaluation forcée du peso qui mit fin à la convertibilité début 2002 et les interventions postérieures sur le marché des changes qui ont stabilisé le taux de change compétitif qui en a résulté. La dévaluation a imposé de manière inflationniste, une baisse des salaires réels qui, associée avec la baisse des tarifs, aussi en termes réels, des services publics, des prix de l’énergie et des taux d’intérêts, a impulsé une récupération significative de la rentabilité des secteurs productifs du capital, en renforçant la compétitivité des capitaux orientés vers l’exportation tout en protégeant les capitaux moins compétitifs orientés vers le marché intérieur.

La dévaluation, doublée de l’amélioration des termes de l’échange sur le marché mondial, a entraîné une expansion soutenue des exportations et des excédents commerciaux exceptionnels. Et cette expansion des exportations permit à son tour les prélèvements d’impôts sur ces exportations (retenciones) qui, associés aux impôts sur la consommation qui augmentaient au rythme de la récupération économique, ont généré dans un premier temps d’importants excédents fiscaux et réserves de devises.

La renégociation et la modération en valeur réelle des tarifs des services publics et des prix de l’énergie et des combustibles, en échange de concessions sur les aspects contractuels et réglementaires, et plus tard d’augmentations des subventions, ont été les mesures adoptées face à une crise du système des entreprises publiques privatisées et qui exploitaient des concessions pendant les années 90.

Les mesures destinées à surmonter le gel des dépôts bancaires (le corralito) qui s’était imposé pendant la crise de la convertibilité, amorcèrent pour la banque nationale, au bord de la banqueroute généralisée, un redressement et une transformation vers une plus grande pesification et une orientation plus importante vers le secteur privé. Et la restructuration de la dette externe détenue par les créanciers privés, en plus du paiement de la dette détenue par les créanciers institutionnels, mesures adoptées comme réponses à la situation de default passif dans laquelle s’était retrouvée l’Etat après la crise de convertibilité, mirent de la distance avec les marchés d’une part, et avec les organismes financiers internationaux d’autre part.

Ces dernières mesures ne peuvent pas être considérées comme les piliers du nouveau modèle économique que le kirchnérisme serait venu instaurer dès son arrivée au pouvoir en 2003, ce sont plutôt des mesures imposées par les circonstances, que le gouvernement intérimaire de Duhalde avait déjà adoptées en 2002 et que le nouveau gouvernement de Kirchner a reprises en 2003 afin de restaurer l’ordre suite à la profonde crise économique qui a atteint son sommet fin 2001. La revendication ultérieure des apologistes du kirchnérisme d’élever ces mesures au rang de piliers d’un nouveau modèle économique, dans ce contexte, ne fut qu’un exemple supplémentaire venant vérifier le proverbe « il faut faire de nécessité vertu ».

Mais cela ne signifie pas, pour autant, que ces mesures ne partagèrent pas un certain lien de parenté. Elles eurent pour objectifs de réorganiser l’économie après la rupture définitive de l’ordre néolibéral préalablement articulé autour de la convertibilité. Et, de la même manière que nous pouvons dire que l’ordre néolibéral reposait sur la discipline de marché imposée par cette convertibilité, ces mesures, qui cherchèrent à restaurer l’ordre après la rupture, se sont caractérisées dans leur ensemble par le consentement d’une sorte de relâchement de cette discipline de marché2.

Nous parlons ici d’une monnaie moins liée au dollar et des prix intérieurs moins attachés à ceux en vigueur sur le marché mondial, d´un taux d’intérêt moins déterminé par les marchés financiers internationaux, des niveaux de salaires et de revenus, en résumé, moins ancrés dans les conditions d’exploitation en vigueur dans les propres processus de production nationaux. Ce fut précisément ce relâchement de la discipline de marché, à partir d’un appareil productif reconverti pendant le processus de restructuration capitaliste de la décennie antérieure et dans le cadre de conditions exceptionnellement favorables sur le marché mondial en matière de prix des commodities à l’exportation, qui amorça la recomposition accélérée de l’accumulation qui mit fin à la crise.

 

La recomposition de la domination

Cette recomposition de l’accumulation, à travers la récupération de l’emploi et, bien que plus tardivement et de manière irrégulière en raison de la segmentation du marché du travail, à travers la récupération du salaire et de la consommation des travailleurs, installa à son tour les bases matérielles de la recomposition de la domination. Mais il est important de signaler que cette relation entre les recompositions de l’accumulation et de la domination ne doit pas se comprendre d’une manière mécanique. La dépression qui s’est amorcée vers 1998 et qui s’est prolongée jusqu’à mi-2002 fut, certainement, une des crises les plus profondes que traversa le capitalisme argentin dans toute son histoire.

Cela étant dit, il apparaît néanmoins que la dimension spécifiquement politique, le vide de pouvoir synthétisé dans l’exigence de ¡que se vayan todos! [Qu’ils s’en aillent tous !] exprimée par les insurgés de décembre 2001, fut la dimension décisive de la crise qui a clos la décennie. La restauration de l’ordre politique, dans ce contexte, était un défi beaucoup plus complexe que la récupération de la croissance économique. Déjà vers la mi-2002, les taux d’utilisation des capacités de production et d’emploi commencèrent à regagner des points et en 2003 la production, la consommation et l’investissement augmentèrent considérablement, initiant un quinquennat de forte croissance économique. Cependant, la restauration de l’ordre public restait une tâche à accomplir.

Les gouvernements de Duhalde et Kirchner diffèrent précisément sur ce point. En effet, l’administration intérimaire de Duhalde avait bien avancé en termes de relance de l’économie mais, manquant de légitimité, elle avait connu des limites infranchissables face au défi de restauration de l’ordre public. Duhalde fit un pas important à cet égard en convoquant les élections présidentielles en avril 2003, élections qui se sont déroulées dans la normalité (malgré la crise de la représentativité) et lors desquelles le parti officialiste (le Parti Justicialiste, c’est-à-dire, le parti de l’ordre) s’est largement imposé et, en particulier, le candidat qu’il avait parrainé (Kirchner, entre les trois présentés par le PJ, bien qu’avec un faible score de 22% des voix). Mais le défi de restauration de la légitimité de l’ordre politique restait en bonne partie inaccompli et représenterait le principal défi à relever pour Kirchner.

Cette restauration de l’ordre politique était virtuellement impossible sans l’incorporation par le gouvernement, d’une manière ou d’une autre, des revendications des masses mobilisées durant le cycle de montée des luttes sociales qui avait atteint son sommet avec l’insurrection de fin 2001. La restauration de l’ordre politique reposerait alors, dès le début du gouvernement de Kirchner, sur l’incorporation de ces revendications (incorporation limitée, naturellement, par différents processus de sélection et de re-signification de ces demandes) dans une modalité d’exercice de la domination de type néo-populiste qui demanderait un arbitrage de l’Etat entre les intérêts des différentes classes et fractions de classes beaucoup plus actif que dans la décennie passée3.

Les principales mesures adoptées initialement dans ce sens furent de nature démocratique. Il s’agit d’une part, d’un groupe de mesures concernant les violations des droits humains perpétrées par la dernière dictature civico-militaire (purges massives dans les hautes sphères des forces armées, abrogation des lois d’amnistie dictées en faveur des militaires, réouverture des procès) et, d’autre part, d’un autre groupe de mesures liées au fonctionnement de certaines institutions remises en questions durant la précédente décennie (le cas le plus emblématique étant celui de l’épuration de la cour suprême de justice).

Ces initiatives furent couplées à un discours qui essayait de tracer une frontière politico-idéologique entre ce gouvernement “national, populaire, progressiste y rationnel” et les gouvernements néolibéraux des années 90 et d’assimiler le premier à l’ordre, à un gouvernement qui cherche à construire « un capitalisme sérieux, national et compétitif », et les seconds au chaos, à des gouvernements qui avaient conduit à la crise de 20014. Et elles furent accompagnées, par ailleurs, de la déjà citée récupération et postérieure expansion de l’économie et par un recul des luttes sociales, processus qui avaient tous deux déjà commencé à la mi-2002 et qui se sont mutuellement renforcés.

En outre, comme nous l’avons souligné, cette incorporation des revendications a été limitée par des processus de sélection et de re-signification de ces dernières par l’Etat. Considérons seulement ces quelques exemples. La demande d’abandon du pouvoir de la dite classe politique dans son ensemble, contenu majeur de l’exigence du ¡que se vayan todos! [qu’ils s’en aillent tous !] exprimée lors de l’insurrection de décembre 2001 n’a pas été et ne pouvait être incorporée comme telle, étant donné que le personnel politique kirchnériste provenait dans sa totalité de cette même classe politique contestée.

Mais elle fut incorporée à travers des politiques comme celles adoptées en matière de droits humains, bien que l’exigence de procès et condamnation aux militaires génocidaires de la dernière dictature ne faisait pas partie dans les faits des revendications majeures de l’insurrection de décembre 2001. La démocratisation signifia alors la condamnation de ceux qui avaient détenu le pouvoir pendant la dictature, au lieu de signifier le déplacement de ceux qui avaient détenu et continuaient à détenir le pouvoir dans la démocratie. L’exigence de rénovation de la cour suprême, par contre, se trouvait clairement dans les revendications démocratiques de 2001. Les membres de la cour étaient considérés dans les faits, et de manière légitime, comme les intégrants principaux de cette classe politique dont il fallait se défaire. Mais la satisfaction de cette exigence impliquait à nouveau une sélection. Les plus hauts responsables du pouvoir judiciaire seraient remplacés, alors que les responsables des pouvoirs exécutifs et législatifs resteraient les membres visibles de cette même classe politique. Et ainsi de suite.

Ces processus de sélection et de re-signification ont non seulement concilié l’incorporation des revendications démocratiques, mais aussi des revendications économiques et sociales. Aux demandes de postes de travail du mouvement des sans-emploi, par exemple, l’administration Kirchner a répondu, dans la lignée de celle de son prédécesseur, Duhalde, avec la distribution massive d’allocations de chômage financées par les prélèvements fiscaux. La réduction du chômage observée par la suite, limitera cependant l’importance de ces allocations et le kirchnérisme se concentrera davantage sur l’intervention sur le marché du travail et, de manière complémentaire, sur la mise en place d’une politique sociale (les dénommés plans productifs) plus focalisée sur les secteurs officiellement considérés inemployables de la classe ouvrière.

L’incorporation des revendications a coexisté, assurément, avec la répression des luttes sociales, même si cette répression fut assez limitée. En effet, dès le début, la politique kirchnériste face aux manifestations s’est différenciée de ses prédécesseurs ménémiste et duhaldiste comme une politique de normalisation au moyen de l’isolement, au lieu de la répression, des manifestations qui s’avéraient les plus perturbatrices. La stratégie dite de ni bâtons ni allocations pour les actions des piqueteros duros [des chômeurs bloquant les routes] durant 2003-04 illustra cette politique. Et, pour le reste, le propre mode de développement de la lutte de classes pendant cette période n’a pas eu pour conséquence la multiplication des manifestations particulièrement perturbatrices.

 

La recomposition et le rôle de la gauche

Or, la recomposition de l’accumulation et de la domination exposée dans les derniers paragraphes s’était déjà terminée à la fin 2005 ou, au plus tard, à la fin 2007, c’est-à-dire, pendant le gouvernement de Kirchner. A partir de la fin 2007 ou au début 2008 et par la suite, les politiques mises en place initialement commencèrent à montrer leurs limites et à être remplacées, dans les gouvernements de Fernández de Kirchner, par d’autres politiques qui s’avéreront beaucoup moins réussies. Ces nouvelles politiques auront en commun le même lien de parenté que leurs prédécesseurs, mais désormais seraient des tentatives, chaque fois plus désespérées et inefficaces, de remplacement de la discipline perdue de marché par une sorte de police sur les acteurs du marché.

Examinons, pour commencer, quelques-unes des nouvelles mesures économiques adoptées et leurs limites. L’inflation, indicateur par excellence du dit relâchement de la discipline de marché, commença à s’accélérer et à éroder la compétitivité du taux de change. Les nouvelles mesures adoptées dans ce contexte allèrent de la tergiversation sur les indices d’inflation fournis par l’organisme officiel de statistiques (INDEC) jusqu’aux plus divers et inutiles contrôles des prix, dans le premier cas, et des petites dévaluations de plus en plus fréquentes jusqu’aux complexes contrôles des changes gérés par l’organisme collecteur d’impôts (AFIP), avec pour conséquences le dédoublement du marché, l’élargissement de l’écart entre le cours officiel du dollar et celui du marché noir et le retour aux grandes dévaluation, dans le second cas.

La tendance à la réduction des excédents commerciaux, dans ce contexte, trouva comme réponse l’imposition de barrières complexes aux importations. Mais beaucoup plus impactant fut le retour des déficits fiscaux, financés aux dépens des cotisations de retraites (de l’ANSES), ré-étatisation aidant par des fonds privés (les AFJPs), et par les réserves de la banque centrale (BCRA) qui chutèrent de manière dramatique. Les subventions croissantes aux entreprises privatisées et qui exploitaient des concessions dans les années 90, particulièrement dans les secteurs de l’énergie et des transports, furent le poste de dépense publique à l’origine de la majeure partie de ces déficits.

Cependant, ces subventions croissantes n’ont pas suffi à les soutenir et nombre d’entreprises ont dû être sauvées par l’Etat au milieu de crises aux proportions inédites, comme celle des combustibles fossiles et la crise ferroviaire. Les tentatives tardives du gouvernement pour recommencer à émettre de la dette externe, bien que frustrées par la recrudescence du conflit avec les holds outs au sujet des précédentes renégociations, terminèrent de remettre en question son indépendance face aux marchés et aux organismes financiers internationaux. La dollarisation de l’épargne, enfin, mit un frein à la revitalisation du système bancaire national.

La majeure partie de ces nouvelles politiques ont été mises en œuvre dans un contexte économique tendu par l’éclatement de la crise mondiale initiée fin 2007 ou début 2008 (la crise des subprimes). Mais, simultanément, le contexte politique aussi s’était complexifié à partir de la première crise politique d’importance qu’avait affronté le kirchénrisme, c’est-à-dire, le conflit engagé par le gouvernement de Fernández de Kirchner contre la bourgeoisie agricole et agroindustrielle en raison de sa tentative d’imposer des prélèvements variables sur les exportations du secteur, en 2008-09.

Et ces nouvelles mesures politiques mises en œuvre par le kirchnérisme pour affronter cette crise politique, elles-aussi avaient un lien de parenté avec leurs prédécesseurs. De la même manière que Kirchner avait eu recours à une stratégie d’incorporation limitée des revendications face au défi de recomposition de la domination suite à la crise politique de 2001 (particulièrement entre 2003 et 2005), Fernández de Kirchner aura à nouveau recours à la même stratégie quelques années plus tard (vers 2009-2010) face au défi de reconstruction du consensus suite à la dite crise politique de 2008-09.

En effet, la présidente répondit à cette crise politique par une série de mesures dont l’étatisation de Aerolíneas Argentinas et Austral et des AFJPs, le lancement d’un cortège de mesures expansionnistes anti-cycliques, l’acquisition des droits de retransmission télévisée du football, le vote d’une nouvelle Loi de Medias Audiovisuels, la mise en œuvre d’une allocation universelle pour enfant à charge, l’adoption d’une Loi de Droit égal au Mariage, etc.

De telles mesures, bien que très diverses, eurent en commun le fait de reprendre des revendications populaires passées et connurent un certain succès sur le court terme : elles reconstruisirent conjoncturellement le consensus autour d’un certain kirchnérisme qui, après avoir été vaincu par les forces de droite lors des élections parlementaires de mi-mandat en 2009, triomphera avec la majorité absolue lors des présidentielles de 2011. Or, le kirchnérisme remporta cette victoire à court-terme en répondant par la gauche (c’est-à-dire par une reproduction voire même une radicalisation de l’incorporation des revendications populaires) à un défi posé par la droite (c’est-à-dire par le refus de la bourgeoisie agricole et agroindustrielle de continuer à céder une portion de sa rente et des revenus, une fois conclus le processus de recomposition). Et cela conduisit, à moyen terme, à un décalage croissant entre l’orientation politique suivie par le second gouvernement de Fernández de Kirchner et les rapports de forces entre les classes et les fractions de classe à l’œuvre dans la société. Ce décalage se résorbera seulement avec l’élection de Macri aux récentes présidentielles de 2015.

Or, cette fin de cycle kirchnériste nous invite de manière opportune à soulever un dernier point d’intérêt, celui du rôle joué par la gauche politique et sociale dans la recomposition de l’accumulation et de la domination menée par le kirchnérisme. Le fait suivant est incontestable. La majorité des partis et des organisations sociales de gauche qui avaient été les têtes de file de la montée des luttes sociales qui culmina avec l’insurrection de fin 2001 ont soutenu, voire même intégré, les administrations kirchnéristes. Et le sens politique de ce fait est aussi, ou du moins devrait être, incontestable du point de vue de la gauche anticapitaliste.

Cette collaboration avec les administrations kirchnéristes a signifié la collaboration avec son entreprise de recomposition de l’accumulation et de la domination capitalistes dans notre pays. En aucun cas la considération de l’orientation politico-idéologique de ces administrations, ou des concessions qu’elles se virent forcées à réaliser dans cette entreprise de restauration de l’ordre ne peut en modifier le sens politique. Le seul aspect de cette collaboration qui vaut la peine d’être mentionné, concerne les raisons qui conduisirent la majorité de la gauche à s’y engager.

À cet égard, nous croyons qu’il est nécessaire de centrer la discussion sur le poids que le populisme continuait et continue de représenter pour cette gauche. Nous parlons du poids du réformisme, de l’étatisme et du nationalisme, de la conciliation entre les classes, bref, de l’hétéronomie généralisée que le populisme continuait à répandre sur les secteurs les plus avancés des luttes sociales contre le néolibéralisme et qu’il continuerait à répandre sur ces secteurs durant le futur processus de recomposition. Et nous ne faisons pas seulement référence à cette portion majoritaire de la gauche qui adhéra sans plus au kirchnérisme, sinon aussi à cette autre portion qui, même sans y adhérer, fut incapable de dépasser l’horizon idéologique imposé par le propre kirchnerisme.

En effet, le fait que ceux qui dirigèrent politiquement cette restauration de l’ordre, des cadres issus de l’appareil du justicialisme comme Duhalde ou Kirchner, se soient ré-emparés de la tradition populiste est compréhensible. Bien qu’oublié durant une décennie de néolibéralisme, pourtant aussi gérée par des cadres justicialistes, le populisme restait la ressource politico-idéologique par excellence face au défi de gérer la restauration de l’ordre suite à la crise de ce néolibéralisme. Cela va de soi. Et cela confirme, soit dit en passant, la fonction politique que le populisme joue dans les faits dans les sociétés latino-américaines actuelles.

Mais la question à laquelle il faut répondre ici est plutôt celle liée aux raisons qui firent que la majorité des cadres et des organisations intégrantes de notre gauche sociale et politique se soient retrouvés idéologiquement désarmés pour affronter cette restauration néo-populiste de l’ordre. Et ce ne fut pas le populisme des masses, mais bien le populisme de la propre gauche qui la désarma face à cette restauration de l’ordre capitaliste.

Le dépassement de cet ordre capitaliste, pendant ce temps, reste dans l’attente de l’émergence et de la généralisation de processus d’auto-organisation et d’auto-détermination des masses, c’est-à-dire, d’une autonomie sociale, qui conteste au marché et à l’État capitaliste ses modalités irrationnelles d’organisation de la société. Et, dans les faits, bien qu’ils n’aient pas atteint une profondeur et une amplitude qui leur permettent d’inaugurer des processus de transition vers un nouvel ordre post-capitaliste, les processus de montée des luttes sociales et de crise du néolibéralisme observés dans notre pays et dans d’autres pays latino-américains comptèrent de riches et nombreuses expériences d’autonomie sociale. L’autonomie idéologique, cependant, n’est qu’une des dimensions de cette autonomie sociale. Et dans la mesure où la gauche argentine et latino-américaine reste enfermée dans l’horizon idéologique du populisme, c’est-à-dire, de la bourgeoisie, nous n’aurons jamais de nouvelle gauche anticapitaliste.

 

Traduit de l’espagnol (argentin) par Virginie Roé.

 

Références

Bonnet, A. (2008): La hegemonía menemista. El neoconservadurismo en Argentina, 1989-2001. Buenos Aires: Prometeo, 2008.

Bonnet, A. (2015): La insurrección como restauración. El kirchnerismo, 2002-2015. Buenos Aires: Prometeo, 2015.

Piva, A. (2012): Acumulación y hegemonía en la Argentina menemista, Bs. As., Biblos.

Piva, A. (2015): Economía y política en la Argentina kirchnerista, Bs. As., Batalla de ideas.

 

Image bandeau via Newyorker.com.

références

références
1 Cet article présente, de manière très synthétique, quelques-uns des arguments les plus importants que nous avons proposés dans Bonnet (2015); voir en complément le travail récent de Piva (2015).
2 Au sujet des caractéristiques de cet ordre néolibéral instauré dans les années 90, voir Bonnet (2008) ainsi que Piva (2012).
3 Nous employons ici le concept de néo-populisme, en le différenciant du concept classique de populisme, en essayant de rendre compte du mode d’exercice de la domination qui incorpore certains éléments de la tradition populiste (comme l’importance concédée à cet arbitrage d’Etat entre les intérêts) avec d’autres éléments provenant plutôt de la tradition libérale-progressiste (comme un plus grand attachement aux cadres institutionnels de la démocratie représentative). Nous ne pouvons, cependant, développer cette question complexe dans les limites de cet article.
4 Les expressions proviennent, respectivement, d’un entretien avec Kirchner publié dans Página 12 6/10/02 et d’un discours de Kirchner extrait de La Nación 23/10/03 (il est aussi utile de consulter son discours d’arrivée au pouvoir du 25/5/03).