Roman et luttes de classes aux Etats-Unis. Entretien avec Alice Béja autour de « Notre règne arrivera »

Vient de paraître aux éditions Les Forges de Vulcain un roman de Grace Lumpkin intitulé Notre règne arrivera. Pour évoquer cet ouvrage, nous avons posé quelques questions à Alice Béja. Collaboratrice de la revue Esprit et auteure d’une thèse sur les rapports entre littérature et politique dans les Etats-Unis de l’entre-deux-guerres, elle en est la traductrice.

 

Qu’est-ce qui fait l’actualité de ce roman, initialement publié en 1932 ? Qu’est-ce qui justifiait de le mettre à disposition des lecteurs et lectrices français-es aujourd’hui ?

Ce roman appartient au courant de la « littérature prolétarienne » américaine, mouvement éphémère de la première moitié des années 1930. Les œuvres – très diverses – qui y appartiennent tentaient, dans une perspective politique assumée, de donner corps à la crise, de lui donner une voix, de l’incarner dans des personnages. Ils ont, en un sens, préparé le terrain pour les œuvres moins directement politiques du Front populaire, dont la plus emblématique reste Les raisins de la colère de John Steinbeck, publié en 1939.

Depuis 2008, on parle beaucoup de 1929, et de la Grande Dépression. La comparaison n’est pas toujours justifiée, mais beaucoup de gens se retrouvent dans l’idée générale d’une crise financière qui se transforme ensuite en crise économique et sociale. Cela dit, alors que, du moins en ce qui concerne les Etats-Unis, l’art et la culture ont joué un rôle majeur pendant la Grande Dépression, ça n’est absolument pas le cas aujourd’hui ; au contraire, la culture est la première variable d’ajustement en temps de crise. Roosevelt, à partir de 1935, a investi à la fois dans des travaux publics et dans des projets documentaires et artistiques, pour que l’Amérique puisse se voir, pour que les habitants des villes voient la misère des campagnes, pour que ceux qui vivaient sur les côtes puissent se représenter les paysages ravagés du Dust Bowl ; c’est en montrant la crise qu’il pensait pouvoir créer un mouvement de solidarité nationale. Aujourd’hui, au contraire, on a pendant longtemps essayé de la masquer, et elle manque encore de représentations.

Avant le « second New Deal » (à partir de 1935), des écrivains et artistes de gauche, souvent proches du parti communiste américain, avaient eux aussi voulu rendre compte des grèves, des combats qui se menaient un peu partout dans le pays, avec la volonté de faire émerger une conscience de classe chez les ouvriers et les paysans. Ce sont ces œuvres, un peu différentes de celles que l’on associe habituellement avec la Grande Dépression, sur lesquelles j’ai en partie travaillé pendant mon doctorat. Et mon éditeur, David Meulemans, a pensé comme moi qu’en période de crise, il serait intéressant de rendre accessible au public français ces voix différentes, du moins l’une d’entre elles. Non pas seulement pour des raisons politiques, mais aussi tout simplement parce que le roman de Lumpkin a de la valeur en tant que fiction, au-delà de sa dimension documentaire. C’est une saga familiale qui entraîne le lecteur, le plonge dans la vie de ces petits fermiers des collines de Caroline du Nord qui quittent leurs terres ingrates pour faire l’expérience d’une autre forme d’esclavage, à l’usine.

Par ailleurs, même si cela peut sembler plus anecdotique, on a souvent en France l’impression que la gauche aux Etats-Unis n’existe pas, en oubliant un peu vite la force et l’importance, dans notre propre histoire, qu’ont eu les luttes syndicales qui ont agité ce pays à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La publication d’un tel roman est aussi une façon de se souvenir qu’il y a bien eu une gauche américaine, et que, même si on ne l’entend plus beaucoup, elle existe encore aujourd’hui…

 

Peux-tu situer l’auteure – Grace Lumpkin – dans l’histoire littéraire et politique états-unienne ? Plus généralement, qu’a représenté le courant de la littérature prolétarienne auquel elle a été rattachée ?

Grace Lumpkin, à l’époque où elle écrit Notre règne arrivera (en anglais To Make My Bread), est très proche du Parti communiste américain, même si elle n’en est pas membre (comme c’est souvent le cas des écrivains et des artistes, qui préfèrent rester de simples « compagnons de route »). Elle s’intéresse à la cause des fermiers du Sud, mais aussi à celle des Noirs, et s’investit dans diverses affaires juridiques emblématiques de l’époque (affaire Sacco et Vanzetti, affaire des « Neufs de Scottsboro », le procès de neuf jeunes Noirs accusés de viol).

Cependant, à partir de la fin des années 1930, là encore comme nombre d’artistes et d’intellectuels américains révoltés par les procès de Moscou et le pacte germano-soviétique, elle rompt violemment avec le communisme, et la gauche dans son ensemble, et se tourne vers des mouvements religieux, notamment le Moral Re-Armament movement (MRA), qui met l’accent sur la renaissance spirituelle comme base de la justice sociale, raciale, économique. Après la guerre, elle témoigne contre ses anciens camarades, et renie toute la partie de son œuvre qui date des années 1930, écrivant principalement sur des épisodes de « conversion » du communisme au christianisme. Un parcours en dents de scie, donc, fait de ruptures et de reniements.

A bien des égards, la littérature prolétarienne a été victime du même phénomène. Il ne s’est jamais agi d’un courant majeur, ni bien défini, mais on peut tout de même citer, parmi les auteurs qui s’y rattachent, Michael Gold, Nelson Algren (notamment par son premier roman, Un fils de l’Amérique), Josephine Herbst, Jack Conroy ou, pour partie, John Dos Passos. Avec la radicalisation de l’anticommunisme américain après la Seconde Guerre mondiale (maccarthysme), associée au mouvement universitaire du New Criticism, qui insistait sur l’étude des textes en tant qu’objets autonomes, dissociés de leur contexte, les romans prolétariens sont tombés dans l’oubli, ou bien on les y a jetés, les laissant parfois subsister à l’état de témoignages, de documentaires, parfois mentionnés par les historiens, mais jamais par les spécialistes de littérature.

 

On sent clairement dans ce roman la volonté de l’auteure de raconter l’histoire de la classe ouvrière par en bas, à partir de l’expérience que les exploité-e-s font du monde social. Et quand des événements comme l’affaire Sacco et Vanzetti ou la Révolution russe sont convoqués, c’est de manière très discrète, intégrée aux discussions des protagonistes. On pense donc d’emblée à l’histoire populaire écrite par Howard Zinn : y a-t-il une filiation entre la conception de l’histoire promue par Zinn et le courant littéraire dont relève ce roman ?

J’ignore s’il y a une filiation directe, mais il est évident que Zinn, dont on peut rappeler qu’il est né en 1922 à Brooklyn, dans un milieu ouvrier, était imprégné de culture de gauche, et en particulier de références culturelles issues de la Grande Dépression. Il citait d’ailleurs souvent Les raisins de la colère et Un enfant du pays (Native Son, publié en 1940) de Richard Wright comme étant ses romans préférés. Par ailleurs, l’un des objectifs du mouvement prolétarien américain était de faire parler, et de faire écrire ceux qui d’habitude étaient exclus de la littérature. Ainsi, la revue New Masses, très proche du Parti communiste, a ouvert une rubrique, au début des années 1930, consacrée aux poèmes, récits, remarques des ouvriers et paysans qui souhaitaient s’exprimer. Même si, il faut l’admettre, la plupart des écrivains de ce courant (mais pas tous…) étaient issus de la classe moyenne, et que les lecteurs de ces romans l’étaient aussi en majorité, il y avait néanmoins une forte volonté de faire entendre ces « voix du bas », volonté similaire à celle de Zinn lorsqu’il s’est lancé dans son projet d’histoire des Etats-Unis vue par ceux qui en avaient été jusque-là exclus (en raison de leur origine sociale, ethnique, de leur genre, de leur orientation politique…).

 

Le réalisme de la description, l’attention aux détails de la vie quotidienne menée par « ceux d’en bas », interroge le lecteur : quelles ont été les sources d’inspiration de Grace Lumpkin ? Sait-on comment elle s’y est pris, concrètement, pour écrire ce roman ? En particulier, est-ce que la grève racontée à la fin de l’ouvrage renvoie à un événement connu de l’histoire de la classe ouvrière états-unienne ?

Lumpkin elle-même était issue d’une famille aristocratique désargentée de Géorgie. Elle a beaucoup déménagé au cours de son enfance, est allée à l’école avec des Noirs et des blancs pauvres, et a dû commencer à travailler jeune, car son père est mort très tôt. Elle a notamment donné des cours à des fermiers en Caroline du Nord, et a parfois vécu chez des gens qui travaillaient dans des usines textiles de la région. Disons donc qu’elle avait une certaine familiarité avec le contexte général de vie des McClure, les personnages de son roman.

Plus précisément, cependant, l’épisode de la mobilisation et de la grève des ouvriers de l’usine textile de la fin du roman est inspiré d’un fait réel, qui a beaucoup marqué l’histoire politique et syndicale de la gauche américaine. Il s’agit de la grève de Gastonia, en Caroline du Nord, qui a eu lieu en 1929. On a souvent tendance à associer les grandes grèves à la Grande dépression, donc aux années 1930 (ce qui est loin d’être faux – c’est dans cette période que se structure le mouvement syndical américain autour du CIO, et qu’ont lieu les premiers sit-ins), mais il y en a eu beaucoup dans les années 1920, lorsque les salaires, qui avaient été beaucoup augmenté pendant la Première Guerre mondiale, ont été baissé, que la mécanisation a causé de nombreux licenciements, et que les horaires de travail se sont allongés.

Si la grève de Gastonia a été un échec sur le plan des revendications, elle a en revanche marqué une étape importante dans la structuration du mouvement ouvrier. Par ailleurs, elle fut l’une des premières dans lesquelles le Parti communiste américain s’investit activement, à travers l’envoi de militants et de soutien matériel. La mobilisation des ouvriers s’est heurtée, non seulement à la violence de la police, mais à celle de « miliciens », habitants du village qui, comme c’est bien décrit dans le roman, menaient des raids tout à fait illégaux contre le village de tentes érigées par les grévistes après leur éviction des maisons appartenant à la compagnie qui les employait, avec la bénédiction des autorités en place. En outre, le personnage de Bonnie, dont le destin est central dans le roman, est directement inspiré d’Ella Mae Wiggins, une ouvrière de l’usine qui a écrit de nombreuses ballades sur la vie des travailleurs et sur le mouvement lui-même.

 

Quelle a été la postérité de ce roman, aussi bien dans la littérature que dans les sciences sociales (je pense notamment aux gender studies) ? Est-il encore lu, aujourd’hui aux Etats-Unis, et comment ?

Le roman n’a jamais été un bestseller, même si, pour un roman prolétarien, il a eu du succès lors de sa parution. Par la suite, il est, comme toutes les œuvres de cette période, et de cette nature, tombé dans l’oubli, pour être « ressuscité » dans les années 1970. Avec l’émergence de la « nouvelle gauche » dans les années 1960, et des mouvements des droits civiques, féministe et autres, de nombreuses œuvres datant des années 1930 ont été redécouvertes.

C’est ainsi la maison d’édition The Feminist Press qui a réédité le roman de Lumpkin. La perspective gender a donc été cruciale dans la relecture de cette œuvre, dont l’une des originalités est, il est vrai, l’importance qu’elle accorde aux personnages féminins, véritables actrices politiques à part entière (contrairement, par exemple, au personnage de la mère dans Les raisins de la colère qui, malgré sa force, reste cantonnée à une allégorie féminine, sorte de mère nourricière qui donne la force à son fils de s’engager, et qui maintient la famille unie à tout prix). Il faut souligner que c’est plutôt rare dans la littérature prolétarienne, où c’est souvent la virilité de l’ouvrier qui est mise en avant.

Aujourd’hui, ce roman n’est plus beaucoup lu aux Etats-Unis, si ce n’est justement dans des amphithéâtres d’universités, dans le cadre de cours sur le roman féminin, ou sur la conjonction entre les problématiques de genre et de classe. Ce que Les Forges de Vulcain ont voulu faire, par cette traduction, c’est aussi de le présenter avant tout comme un roman, pour ne pas le cantonner, disons, à un public déjà conquis, ou déjà averti, pour ne pas en faire seulement un objet politique (même s’il en est évidemment un), mais le faire lire pour ce qu’il est : le récit du destin d’une famille prise dans les mailles d’une histoire qui la dépasse, mais sur laquelle elle va finalement décider d’agir.

 

Propos recueillis par Ugo Palheta

 

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