Mozambique : néolibéralisme et guerre civile. Entretien avec Michel Cahen

Nous publions ici la première des trois parties d’un entretien avec Michel Cahen, l’un des meilleurs spécialistes français de l’Afrique Lusophone. La seconde partie sera consacré à l’Angola et la dernière abordera le Cap Vert, la Guinée Bissau et Sao Tomé-et-Principe.

Michel Cahen est directeur de recherche CNRS à la Casa de Velázquez (Madrid) et à l’Instituto de Ciências Sociais (Lisbonne). Cet entretien est paru dans le bulletin n°33 du collectif « Afriques en lutte ».

 

Afriques en lutte : Peux-tu nous rappeler le processus de décolonisation du Mozambique ?

Le Mozambique a une histoire particulière. Ce morceau de territoire, sur les bords de l’Océan Indien en face de Madagascar, est divisé par des rivalités impérialistes à la fin du XIXe siècle où l’on trouve les vieilles élites coloniales créoles, luso-indienne, luso-africaine ou arabo-portugaise. Tout un complexe swahili sur l’Océan Indien a été totalement marginalisé par la décision du Portugal de changer la capitale de l’Ile de Mozambique, qui est juste en face des Comores, au profit de Lourenço Marques, aujourd’hui Maputo situé dans la baie de la Delagoa, un formidable port naturel qui permet l’évacuation des marchandises de l’Afrique du Sud. Cela a complètement marginalisé les vieilles élites.

Quand le Frelimo (Front de libération du Mozambique) surgit, en 1962, il est unique, non parce qu’il réussit à unir des groupuscules, mais parce qu’il est le seul capable de créer un mouvement nationaliste moderniste avec de bonnes connexions internationales. C’est une unicité plus qu’une union.

 

Le Frelimo va donc entamer une guerre de libération nationale ?

La guérilla du Frelimo connaît des succès variables et, même si la situation empirait pour les Portugais à partir de 1970, ils tenaient le coup techniquement. Mais une guerre ne se gagne pas que techniquement. Ainsi au bout de dix ans, les militaires portugais se demandaient pourquoi et dans quel but ils se battaient, alors que tous les autres pays africains étaient pratiquement décolonisés ; il ne restait plus que la Rhodésie, le Zimbabwe et l’Afrique du Sud. Pourquoi se battre, pourquoi 44 % du budget de l’état passait-il dans les guerres coloniales au lieu de développer le Portugal lui-même ? C’est la fatigue, l’isolement et la démoralisation qui l’ont emporté. Puis il y a eu ce coup d’État démocratique, si l’on peut dire, qui a abattu une dictature et qui tout de suite a débouché sur des revendications sociales. En 1974, le Portugal reconnaît l’indépendance que la Guinée-Bissau avait déjà proclamé un an auparavant et, en 1975, celle des quatre autres colonies : l’Angola, le Mozambique, le Cap-Vert et un petit pays qui est dans le golfe de Guinée, São Tomé et Príncipe. Tous ces pays ont immédiatement des régimes de parti unique, ce qui est une catastrophe. Ils ne sont pas partis uniques parce que « marxistes-léninistes », c’est l’inverse : leurs élites voulaient le parti unique et ont trouvé un outil commode dans le marxisme stalinisé. Du reste, ils ne le sont pas tous officiellement, le PAIGC et son dirigeant Amilcar Cabral – qui avait explicitement dit qu’il n’était pas marxiste – se réclament de la « démocratie révolutionnaire ». Cela dit, le schéma politique est un peu le même, c’est surtout qu’à l’époque (presque) tout le monde soutenait les partis uniques, de droite ou de gauche, l’Onu, l’OUA tout le monde ne voulait qu’un seul parti par pays. C’était l’époque du paradigme très paternaliste selon lequel l’Afrique en était encore à l’étape de la création des nations et que, donc, il fallait des partis uniques pour unir des « tribus éparpillées ». En réalité ce fonctionnement a profondément divisé les peuples africains et n’a pas permis la création de véritables unités nationales. Alors tout de suite il y eut des guerres civiles.

Au Mozambique pendant 3 ans il y a eu quelques incursions militaires de la Rhodésie, mais à partir de 1977 apparaît un mouvement, la Renamo (Résistance nationale du Mozambique), soutenu fortement par la Rhodésie mais qui réussit à se construire une base sociale et va mener une guerre civile qui ne prendra fin que suite aux accords de Rome en 1992.

 

Comment expliquer que la Renamo ait réussi à construire une base sociale alors qu’elle a été soutenue par la Rhodésie et l’Afrique du Sud de l’apartheid ?

C’est une question qui a fait polémique pendant très longtemps, tous ceux qui avaient soutenu les luttes contre la colonisation portugaise, contre l’apartheid n’ont pas voulu comprendre que la Renamo avait une vraie base sociale et que c’était une vraie guerre civile. Effectivement la Renamo avait été soutenue par les services secrets rhodésiens et sud-africains.

Cependant il faut comprendre deux choses.

Premièrement, pour les paysans, l’Afrique du sud n’était pas du tout un repoussoir, parce qu’ils y émigraient depuis très longtemps notamment dans le Sud et parfois le centre du pays et travaillaient dans les mines. Même maltraités, même avec le racisme, ils gagnaient dix fois plus d’argent qu’au Mozambique et quand ils rentraient ils pouvaient se marier, acheter des bœufs, avoir une charrue et commencer une petite exploitation. Donc l’Afrique du Sud n’avait pas mauvaise réputation dans la population mozambicaine.

Deuxièmement, l’apartheid était quelque chose de loin et ce qui était près, c’était la politique du Frelimo qui, au nom du « marxisme-léninisme » mais en réalité à cause d’une orientation petite-bourgeoise politico-bureaucratique, a eu une politique de modernisation autoritaire extrêmement hostile envers la société africaine.

D’abord, ils ont attaqué frontalement les religions, pas simplement les religions compromises avec le colonialisme comme le catholicisme, encore faut-il éviter de simplifier : parce que si le sommet de l’Église catholique a bien été en faveur du Portugal jusqu’au bout, beaucoup de missionnaires en brousse étaient tout à fait proches des Africains et soit soutenaient, soit au moins comprenaient leurs aspirations. Il y avait des églises protestantes dont certaines, pas toutes, ont soutenu la lutte de libération nationale.

Le Frelimo a aussi attaqué les religions africaines, il a interdit les rituels de pluie et ensuite, bien évidemment, il y a eu des sécheresses, et certaines danses très populaires, avec une vision à la fois puritaine et très modernisatrice. Il y eut un peu, même s’il faut faire attention aux comparaisons, un aspect Pol Pot, khmer rouge, pour moderniser les paysans au knout, leur interdire l’habitat dispersé et les obliger à se réunir en villages communautaires, un peu sur les modèles kolkhoze ou kibboutz.

Le problème, c’est qu’ils ont concentré les paysans, les producteurs, mais qu’ils n’ont pas eu les moyens de concentrer les moyens de production. En obligeant les paysans à se réunir dans un même endroit, ils les ont d’abord fait tomber dans la dépendance du lignage qui était à cet endroit.

Les paysans se sont ensuite mis à cultiver intensément tous les mêmes terres, sans possibilité de rotation et comme il n’y avait pas d’engrais, pas de pesticide, pas d’irrigation, les terres se sont rapidement épuisées. Les paysans sont retournés dans leurs anciens champs, mais obligés de vivre dans les villages communautaires, ils marchaient 15 km dans chaque sens tous les jours. De plus il y avait aussi le gros problème des esprits des ancêtres, auxquels on rend un culte : eux étaient restés sur les anciennes terres et n’y vivant plus, les habitants ne pouvaient plus les honorer, cela expliquait tous les malheurs qui arrivaient.

Bref, les paysans ont vécu plus mal avec le Frelimo après l’indépendance que lors des dernières années de la colonisation. Je dis bien les dernières années, c’est à dire après 1962 quand le travail forcé a été aboli. Parce que les douze dernières années de la colonisation 1962/74 au Mozambique sont des années où il y a eu un vrai progrès social, un colonialisme développementaliste si l’on veut.

Cette guérilla créée par la Rhodésie, quand elle arrive dans un village communautaire, la première chose qu’elle fait est de tuer son président, le chef de la milice, le secrétaire du parti si possible avec femme et enfants et elle dit aux paysans : « Retournez dans votre habitat traditionnel. » Évidemment les gens ont été d’accord et cela a créé une base sociale à la Renamo.

Ce n’est donc pas le fait qu’elle ait été soutenue par l’Afrique du Sud, ouvertement jusqu’en 1984 et clandestinement ensuite après l’accord d’Incomati, qui explique la force de la Rénamo dans le pays. C’est avant tout parce qu’elle a réussi à se créer une base sociale du fait de la profonde crise provoquée par la politique de modernisation autoritaire du Frelimo. Non que les paysans fussent contre une modernisation, mais celle-ci ne leur apportait aucun progrès, aucune avancée sociale, ils vivaient plus mal qu’avant.

 

Pourquoi le Frelimo a-t-il fait une telle politique ?

L’idée était, comme disait Samora Machel, le premier président de la République mozambicaine, de créer des « villes rurales » et de regrouper les paysans pour les « organiser », c’est-à-dire les encadrer, les surveiller, les « nationaliser » au sens littéral du mot (les faire entrer dans la nation moderne imaginée par l’élite du Frelimo).

Cela a très mal fonctionné, sans parler du fait qu’il y a aussi eu des opérations de répressions contre tous les secteurs informels en ville. Ainsi la fameuse « opération production » en 1983 expulsa des villes des dizaines de milliers de gens du secteur informel en les envoyant par avion en pleine brousse, où ils sont morts de faim, simplement parce qu’il fallait vider les villes des dits improductifs.

C’était une politique extrêmement autoritaire, qui n’avait rien de révolutionnaire et d’émancipateur même si elle s’est faite au nom du « marxisme-léninisme ». En fait, c’était une politique de paternalisme autoritaire visant à transformer les gens en petits fonctionnaires bureaucratiques et, en fait, le modèle social était celui du pays colonisateur.

Le Portugal est l’État nation probablement le plus homogène de toute l’Europe avec une seule langue, et, à l’époque coloniale, avec un État principal acteur de l’économie, avec les principaux grands services, comme les chemins de fer et les ports étaient sa propriété, avec un parti unique à l’époque du fascisme et des syndicats uniques corporatifs.

Après la fin de l’apartheid en 1991, la guerre va durer encore deux ans : la Renamo bénéficiait d’un soutien populaire et se ravitaillait en armes en attaquant les casernes. D’ailleurs on l’a vu après les élections de 1994, elle n’a pas gagné mais elle a quand même eu 35 % des voix au niveau national et la majorité dans certaines provinces. 35 % des voix, y compris dans des zones qu’elle n’avait jamais occupées militairement. Il est difficile de dire qu’il s’agissait simplement de mercenaires, de suppôts de l’apartheid, de « bandits armés », etc. La guerre d’agression des toutes premières années s’est transformée en une véritable guerre civile. La Renamo est apparue à une fraction de la paysannerie et à des secteurs sociaux marginalisés de la ville comme un moyen de se protéger de l’État moderne.

Maintenant, pour répondre à la question initiale, je pense que c’est le reflet de la nature sociale de sa petite élite : elle a été formée d’Africains (noirs assimilés – c’est-à-dire citoyens portugais – ou métis) vivant dans de métiers bureaucratiques (administration, services, missions…), très coupés de la société traditionnelle. Cette élite prenant le pouvoir d’État grâce au parti unique a exprimé son habitus par cet imaginaire national très portugais en définitive…

 

Peut-on parler de soutien communautaire à la Renamo ?

Si ta question porte sur les ethnicités, il faut être prudent. L’ethnicité relève d’une réalité très importante en Afrique, que, dans nos courants marxistes on a trop tendance soit à sous-estimer, soit à dévaloriser. Or, l’ethnicité, ce n’est rien d’autre que les sentiments nationaux en Europe ! Il est rare en Afrique que des guerres soient purement interethniques, une guerre ethnique cache souvent des problèmes sociaux.

Le Frelimo est principalement dirigé par un groupe ethnique du Sud, mais ce n’est pas un parti tribaliste du Sud parce qu’il y a aussi des gens de tout le reste du pays et les dirigeants de la Renamo sont principalement issus des groupes du centre, mais c’est également une rébellion dans laquelle il y a eu tous les groupes ethniques du pays avec une faiblesse dans le Sud. Souvent les rancœurs sont plus régionales qu’ethniques : par exemple le fait que la capitale soit dans l’extrême sud et surtout qu’elle absorbe 80 % des investissements étrangers.

Ce sont des inégalités qui ont été produites par les colonisateurs mais que le Frelimo a maintenues et il y a donc une rancœur régionale dans le centre et le nord du pays qui se considèrent comme exploités par le Sud. Mais ce ne sont pas « des tribus qui se battent entre elles » !

 

Considères-tu les élections comme crédibles ?

La réponse est forcément nuancée. Pour simplifier, je dirai « non ». Le résultat ne correspond pas à la volonté des Mozambicains, ce qui ne veut pas dire que la Renamo a gagné à chaque fois et qu’elle a été exclue par la fraude du Frelimo. Il y a eu de la fraude à chaque fois mais sur le plan technique ce n’est pas simplement une question de fraude.

Un paysan sait très bien qu’il vit mieux s’il a la carte du parti au pouvoir que s’il est dans l’opposition, un commerçant qui a besoin d’un prêt à la banque sait qu’il ne l’aura pas s’il n’a pas la carte du parti, pour être professeur ou infirmière, il faut la carte, pour être un chef traditionnel reconnu par le gouvernement, pour des tas de choses on sait bien qu’on vit mieux si on a la carte ; tout cela pèse énormément sur les consciences. C’est ce que les sociologues appellent le néo-patrimonialisme, c’est-à-dire l’utilisation des ressources de l’État à des fins privés.

L’État est profondément « partidarisé », presque autant aujourd’hui que sous le parti unique : tout le monde sait que l’État, c’est le Frelimo, ce n’est pas du tout un État (plus ou moins) indépendant comme en Europe ou dans les pays véritablement pluralistes. Cela pèse évidemment sur les gens : il y a parfois des situations caricaturales où le nombre d’adhérents du Frelimo est plus important que le nombre de ses électeurs…

Oui, il y a de la fraude, par exemple en 1999, il y a eu une fraude gigantesque à l’aide d’un programme informatique clandestin qui a inversé les résultats : la Renamo avait probablement gagné l’élection présidentielle, probablement pas les législatives. Cela a provoqué un phénomène de rétraction lors des élections suivantes, en 2004 et en 2009, où l’électorat de la Renamo n’a tout simplement plus voté. Dans les entrevues que j’ai pu faire, les gens me disaient : « je vais voter mais ensuite mon vote est remplacé donc je ne vote plus, cela ne sert à rien ». Cela est compréhensible mais a renforcé le pouvoir. On voit que les taux d’abstention ont été systématiquement beaucoup plus forts dans les zones d’implantation traditionnelle de la Rénamo que dans celles du pouvoir.

Est-ce que ces fraudes sont suffisantes à chaque fois pour inverser les résultats ? Difficile à dire, mais est-ce qu’elles ont transformé des résultats à chaque fois, c’est évident. Lors des dernières élections que j’ai observées sur place en octobre 2014, qui ont eu lieu après une crise en 2013/14 au cours de laquelle la Renamo avait partiellement repris les armes, celle-ci a doublé son score. Les gens avaient recommencé à voter, notamment des jeunes très pauvres du Nord qui ont voté pour la Renamo parce qu’ils savent qu’elle a des armes.

 

Les armes, est-ce un plus pour les partis ?

Il faut bien comprendre la situation, et ne pas être eurocentrique avec nos visions de Blancs du Nord. On n’est pas dans une société de tradition démocratique, au Mozambique à l’époque précoloniale les royaumes n’étaient pas démocratiques, la société coloniale n’était pas démocratique, la première période post-coloniale avec, au nom du « marxisme-léninisme », le parti unique n’était pas démocratique et le régime néo-patrimonial actuel ne l’est pas non plus ! On n’est pas dans des sociétés de citoyens, on est dans une société de sujets.

Quand je dis cela, je n’ai pas du tout une vision culturaliste pour dire que les Africains seraient des sujets et non pas des citoyens, pas du tout, parce que la même personne, à un moment donné, peut être un sujet, puis le lendemain un citoyen. On l’a bien vu lors de la révolution en Tunisie où les gens, qui cherchaient avant à s’accommoder de Ben Ali et du pouvoir en place, sont passés pour une grande partie d’entre eux à la rébellion et ont fait une révolution d’une importance, comme on le sait, continentale.

Un citoyen est quelqu’un qui, lorsqu’il est mécontent, va exiger que la république satisfasse ses droits : le droit à l’éducation, à la santé, à la nourriture, etc. Le sujet, lui, recherche non pas des droits, mais la faveur du Maître. Ainsi par exemple, en 2008 et 2010, il y a eu des émeutes dans la capitale à Maputo contre les augmentations de tous les produits de première nécessité, c’était des émeutes purement sociales qui n’ont eu aucune conséquence politique immédiate.

Je me rappellerai toujours un jeune émeutier qui mettait le feu à des pneus et qui disait « Tamos chorar pra nosso pai » – « nous pleurons pour notre père », c’est-à-dire : « Nous implorons le président de la République d’être gentil avec nous ». C’était la demande d’une faveur : que le Maître daigne être bon avec le peuple. Ces mêmes gens en 2009, ont revoté pour le Frelimo. Aujourd’hui cela pourrait peut-être changer, mais donc c’est une société de sujets dans laquelle les gens ne recherchent pas directement plus de démocratie (bien sûr, nous les sociologues et historiens pourrons analyser cela comme la recherche confuse de la démocratie), mais dans l’immédiat ce qu’ils cherchent c’est un bon maître qui les débarrassera d’un mauvais.

 

Alors justement parlons du « mauvais maître »…

Le mauvais maître, c’est le président de la République, Armando Guebuza qui a exercé deux mandats[1]. Très autoritaire, c’est un vrai bandit qui est devenu extrêmement riche du fait d’importantes prévarications, il a endetté l’État clandestinement, le FMI a d’ailleurs rompu ses relations avec le Mozambique.

En ce moment, la situation est assez difficile et le chef de la rébellion, Afonso Dhlakama est retourné en brousse, parce que toutes les négociations avec le Frelimo ont échoué. Le pouvoir a essayé de le tuer à plusieurs reprises, mais il s’en est toujours sorti. Il a résisté et a vaincu militairement les troupes du Frelimo dans son fief. En tant que chef de guerre qui sait résister au Maître, il a de nouveau acquis la réputation d’être lui-même un maître et donc un chef alternatif : les gens ont été attirés par cela, on peut l’expliquer de manière simple.

Il y a un troisième parti d’opposition, le MDM (Mouvement démocratique du Mozambique), une scission de la Renamo, qui a attiré des gens très différents. Ce parti n’est pas de gauche (il y a aucun parti de gauche au Mozambique), mais il attire des gens qui, s’il y avait un parti de gauche, iraient vers ce parti : des fonctionnaires, des intellectuels, des paysans dans certaines régions. Le MDM a eu un discours pacifiste en expliquant que, lui, n’avait pas d’armes, se différenciant ainsi du Frelimo et de la Renamo.

Ce discours pourrait me plaire et me plaît, mais pour les gens ce fut le contraire : « Si vous n’avez pas d’armes, comment allez-vous faire pour nous protéger du Frelimo ? » Les gens qui pouvaient être attirés par le MDM ont voté pour la Rénamo, un vote utile en faveur des groupes armés.

Le Frelimo n’a jamais partagé le pouvoir, ni sur le plan politique, ni sur le plan social. Toutes les nouvelles ressources minérales : le gaz découvert dans le Sud, le pétrole offshore au nord, les grandes mines de charbon remises en route dans le centre ne profitent qu’à l’élite. Cette minorité est en train de devenir de plus en plus riche alors que le peuple, s’il ne s’appauvrit pas, n’améliore pas sa situation depuis la fin de la guerre civile. Cela créé un mécontentement très fort qui malheureusement ne s’exprime pas encore par la volonté d’une république démocratique, mais par une volonté de changer de maître.

Le Frelimo applique toujours la règle du «the winner-takes-all » (le vainqueur prend tout). Ainsi quand il gagne les élections au plan national, avec ou sans fraude, il prend non seulement le gouvernement et tous les postes de gouverneurs, même dans les régions où l’opposition est majoritaire, mais aussi tous les postes d’administrateurs de district, tous les chefs de poste, tous les directeurs de service, les chefs traditionnels ne seront reconnus que s’ils ont la carte du pouvoir, donc les gens peuvent voter ce qu’ils veulent, en réalité la totalité de l’administration et de l’État restent identiques.

Cela crée des situations d’exaspération. J’ai constaté dans le Nord du pays quand j’ai suivi la campagne, qu’il y a beaucoup de jeunes gens (surtout des garçons) très pauvres, ruraux ou urbains, sans aucun espoir, qui étaient prêts à repartir en guerre. Ce qui aurait été suicidaire pour la Renamo il y a vingt ans, pas très longtemps après la guerre civile, devient possible aujourd’hui : une nouvelle génération apparaît, des tas de jeunes savent qu’on vit mieux avec une kalachnikov que sans. La guerre devient un projet de vie et la Renamo aujourd’hui n’a pas de problèmes pour les recruter et reprendre la lutte armée.

 

Il y a donc un risque de reprise de la guerre civile…

Exactement, je continue à le craindre[2]. Il faut bien comprendre qu’Afonso Dhlakama – le président de la Renamo – est en fait un modéré et s’il n’y a pas eu d’émeutes et d’attaques sanglantes contre les sièges du Frelimo partout dans le pays avec des jeunes ruraux venant les attaquer au coupe-coupe, c’est parce Dhlakama leur a dit de ne pas bouger. Il y avait notamment un gros problème avec les anciens combattants de la Renamo : contrairement à ceux du Frelimo, ils n’ont en général pas de pensions de l’État, ils n’ont rien eu à l’exception d’un petit subside de l’Onu, lors de leur démobilisation en 1992-93. Ils sont rentrés chez eux y compris quand il y avait eu des massacres au sein de la famille. On a fait les cérémonies nécessaires destinées aux esprits des ancêtres pour qu’ils pardonnent les crimes. Les jeunes soldats ont été réintégrés, sauf qu’ils ont été ensuite extrêmement ostracisés par les autorités. L’administration 100 % Frelimo les traitait de bandits armés, l’appellation officielle de l’époque contre la guérilla. Beaucoup sont alors retournés dans les anciennes bases de la Renamo où ils ont formé des villages d’anciens combattants où ils vivaient dans une très grande pauvreté, d’autant plus que la Renamo avait de moins en moins d’argent et ne pouvait pratiquement plus les aider. En 2007, une association d’anciens combattants de la Renamo a été crée, mais qui ne fonctionna pas. Je pense que le président de la Renamo, Afonso Dhlakama, n’en voulait pas parce que cela aurait créé un vrai pouvoir au sein de son parti et qu’il veut rester seul maître à bord. Quand il a décidé en 2008 de ne plus vivre dans la capitale et de venir à Nampula (dans le Nord), des centaines d’anciens combattants sont venus entourer sa maison pour faire pression sur lui, il devait absolument obtenir quelque chose pour eux. C’est à ce moment-là, en 2012, qu’il a décidé de repartir en brousse dans le centre, sa zone d’origine, et les anciens combattants l’ont suivi. Le Frelimo a essayé de désarmer ces gens et de tuer Dhlakama plusieurs fois sans jamais y parvenir. Mais les affrontements militaires sont purement défensifs du côté de la Renamo : dès qu’une colonne du Frelimo avançait vers ces zones, la Renamo attaquait. C’est toujours la Renamo qui a eu le dessus, augmentant le prestige de Dhlakama.

Dans la troupe gouvernementale, il y a énormément de désertions, la révolte des jeunes contre la conscription s’est transformée en émeute à Beira, deuxième ville du pays. Les accords de paix du 5 septembre 2014 ont permis à la Renamo de participer aux élections d’octobre 2014 et elle a doublé ses voix. Depuis, la situation est bloquée car la Renamo ne reconnaît pas les résultats des élections, elle considère que le Frelimo a fraudé, ce qui est absolument certain mais il est très difficile dans les localités de le prouver. Je ne sais pas dans quelle mesure cela a changé ces résultats mais, comme compromis, la Renamo a proposé de nommer les gouverneurs dans les régions où elle est majoritaire, les six régions du centre et du nord. Le Frelimo a systématiquement refusé cela. Il y avait aussi eu un accord de « départisation » de l’État accepté par la commission mixte de négociation, mais dès le lendemain le groupe parlementaire du Frelimo a refusé et a enterré le projet.

Au début, le nouveau président Felipe Nyusi, devait se démarquer de l’ancien président Guebuza et il a donné l’impression d’être ouvert pour négocier avec la Renamo pendant quelques mois. Mais de plus en plus il ne parle que de la voie armée, refuse toute réforme constitutionnelle : cela veut dire retour à la guerre civile. Il y a au sein du Frelimo, je ne sais pas si c’est le président lui-même qui ne contrôle pas son appareil de sécurité ou joue un double jeu cynique, mais il y a de toute évidence une aile du Frelimo qui pense que l’on peut régler le problème militairement. Il y a des escadrons de la mort qui exécutent de nombreux dirigeants locaux et régionaux de la Renamo, un peu comme dans les dictatures latino-américaines des années 1960/70. Il y a eu trois tentatives d’assassinat de Dhlakama lui-même qui, miraculeusement, ont toutes échoué ; un attentat réussi contre le secrétaire général de la Renamo qui a été grièvement blessé, un autre qui a tué le représentant de la Renamo au conseil national de défense, qui est pourtant un organisme officiel. Pour l’instant ils ne se sont pas encore attaqués aux députés, mais cela va venir. Il y a vraiment l’idée qu’on peut régler le problème militairement, ce qui est à mon avis complètement fou. Même si Dhlakama est tué, il est évident qu’ils ont pensé au problème et que le successeur est déjà désigné. À la limite, cela ne peut qu’empirer car s’il y a un problème de leadership au sein de la Renamo, il va y avoir un éparpillement de groupes armés dans tout le pays, alors qu’aujourd’hui c’est un groupe extrêmement discipliné, une armée de guérilla qui obéit à son chef.

Il y a des combats d’une intensité parfaitement comparable à celle de la première guerre civile dans le centre, dans la zone de Gorongosa, dans le nord-ouest de la province de Tete, sur la zone frontalière avec la Zambie et le Malawi et dans certains endroits de la Zambézie – cette grande province du centre nord – notamment autour de Morrumbala. Ils ne se sont pas encore étendus à la totalité du territoire, mais à mon avis cela va continuer parce que le Frelimo pense qu’il peut gagner la guerre. Quant à la Renamo, elle doit améliorer son rapport de force pour de futures négociations et a tout intérêt à développer une guerre de guérilla.

 

C’est un avenir sombre pour le Mozambique…

Il y a des milliers de réfugiés au Malawi venus de la région de Tsangano, dans le nord de la province de Tete, mais maintenant les réfugiés viennent aussi de la province de Zambezia. Ils ne fuient pas la Renamo, mais les exactions du Frelimo. La politique de l’armée consiste à attaquer la population elle-même pour faire le vide autour des bases de la Renamo. Avec une très grande mauvaise foi, le Frelimo ne reconnaît pas qu’il y a des réfugiés au Malawi, ce qui évidemment envenime les relations avec ce pays car cela coûte cher de maintenir des camps de réfugiés.

La situation est extrêmement dégradée au Mozambique, y compris au niveau économique, aggravée par le pillage des ressources de l’État. Par exemple le pays a emprunté 800 millions de dollars pour l’achat de bateaux fabriqués en France, par EMATUM – une société de pêche de thon – qui en fait est une couverture pour acheter des armes. Au-delà de ce scandale connu, il y a deux autres emprunts clandestins. L’État est endetté de 2 milliards de dollars en plus de la dette reconnue, entraînant la rupture des relations avec le FMI. La monnaie – le metical – est en train de dégringoler, ce qui renchérit les importations, notamment d’Afrique du Sud, parce que le rand est une monnaie qui tient mieux le choc et probablement que cela va engendrer une augmentation des prix des biens de consommation courante dans les villes et déboucher sur des émeutes urbaines. Il est possible que les problèmes sociaux, les émeutes urbaines, une société civile qui reste faible, conjugués avec la pression de la Renamo, obligent le gouvernement à des négociations de paix, mais cela reste peu probable parce que les questions politico-économiques et militaires ont des temporalités différentes.

L’élite s’est grandement enrichie, mais ce ne sont pas des bourgeois au sens de Marx, ce sont des affairistes, des prédateurs, des bandits qui vivent du vol des ressources de l’État ou du détournement de l’aide internationale. Ils ne procèdent pas à une accumulation primitive du capital en organisant l’exploitation des travailleurs. De vrais bourgeois verraient que leur intérêt est de négocier avec la Renamo, parce que ce n’est pas un parti révolutionnaire qui va établir le socialisme, c’est un parti pro-capitaliste. Mais non, ces gens-là ont le pouvoir et ils veulent le garder. Ils ne peuvent le faire que s’ils ont le monopole sur l’appareil d’État et donc ils ne le lâcheront qu’absolument contraints. Pour l’instant je reste donc extrêmement pessimiste.

 

Notes

[1] Filipe Nyusi est depuis le 15 janvier 2015 le nouveau président de la République.

[2] Aujourd’hui (octobre 2016), de très durs combats ont lieu dans le centre du pays, les provinces de Tete et de Zambézie, malgré des négociations en cours sous parrainage international.