Lénine : 1893-1914. Construire le parti – chapitre 9

A l’occasion du centenaire de la Révolution russe, nous publions en feuilleton – tout au long de l’année – la biographie politique que le théoricien et militant marxiste Tony Cliff a consacrée à Lénine (traduite par Jean-Marie Guerlin). Le premier volume de cette biographie s’intitule Construire le parti.

Lire le premier chapitre ici : « Lénine devient marxiste ». 

Le deuxième chapitre : « Du cercle d’étude marxiste au mouvement gréviste »

Le troisième chapitre : « Vers la construction du parti ». 

Le quatrième chapitre : « Que faire ? ». 

Le cinquième chapitre : « Le congrès de 1903 : naissance du bolchevisme »

Le sixième chapitre : « La lutte contre les libéraux ». 

Le septième chapitre : « La Révolution de 1905 ».

Le huitième chapitre : « Ouvrez les portes du parti »

 

Chapitre 9 — Lénine et l’insurrection armée

Les grands problèmes de la vie des peuples ne sont tranchés que par la force.[1]

Pour Lénine, l’insurrection armée était le point culminant de la révolution. Les passifs mencheviks ne comprirent jamais le rôle de la préparation active d’un soulèvement. Les anciens putschistes blanquistes ne considéraient que l’aspect technique d’une insurrection, la coupant complètement du mouvement de masse général, de la vie quotidienne des masses, de leur organisation et de leur conscience de classe. Lénine, lui, fait référence encore et encore à l’insurrection considérée comme un art qui nécessitait une étude et une exécution actives, mais un art relié au mouvement général de la révolution.

Marx disait que la révolution était l’accoucheuse de la nouvelle société ; un accouchement obéit à certaines règles spécifiques, qui doivent être étudiées. Lénine posait la question de l’insurrection sous cet éclairage, considérant les circonstances concrètes de son avènement. Ainsi, dans différentes périodes de sa vie, il posa la question différemment.

En 1897, il remit la question à plus tard. Dans ses Tâches des social-démocrates russes, il déclare que

… disserter par avance sur le moyen qu’emploiera cette organisation pour porter un coup décisif à l’absolutisme : préfèrera-t-elle, par exemple, l’insurrection ou la grève politique de masse, ou encore un autre procédé d’attaque – disserter par avance sur ce point (…) ce serait comme si des généraux organisaient un conseil de guerre avant de rassembler des troupes.[2]

Rassembler des troupes nécessitait une organisation générale, de la propagande et de l’agitation. En 1902, dans Que faire ?, il traitait la question de l’insurrection et termes de préparation générale :

Qu’on se représente (…) une insurrection populaire. Tout le monde conviendra sans doute aujourd’hui que nous devons y songer et nous y préparer. Mais comment nous y préparer ? Vous ne voudriez tout de même pas qu’un Comité central désigne des agents dans toutes les localités pour préparer l’insurrection ? Si même nous avions un Comité central et qu’il prît cette mesure, il n’obtiendrait rien dans les conditions actuelles de la Russie. Au contraire, un réseau d’agents qui se serait formé de lui-même en travaillant à la création et à la diffusion d’un journal commun, ne devrait pas « attendre les bras croisés » le mot d’ordre d’insurrection ; il accomplirait justement une œuvre régulière, qui lui garantirait en cas d’insurrection le plus de chances de succès. Œuvre qui renforcerait les liens avec les masses ouvrières les plus profondes et toutes les couches de la population mécontentes de l’autocratie, ce qui est si important pour l’insurrection. C’est en faisant ce travail qu’on apprendrait à apprécier exactement la situation politique générale, et, par suite, à bien choisir le moment favorable pour l’insurrection. C’est cette action qui apprendrait à toutes les organisations locales à réagir simultanément en face des problèmes, incidents ou événements politiques qui passionnent toute la Russie ; à répondre à ces « événements » de la façon la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle possible. Car au fond, l’insurrection est la « riposte » la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple entier au gouvernement. Cette action précisément qui apprendrait à toutes les organisations révolutionnaires, sur tous les points de la Russie, à entretenir entre elles les relations les plus régulières et en même temps les plus clandestines, relations qui créent l’unité effective du parti et sans lesquelles il est impossible de discuter ensemble du plan de l’insurrection et de prendre, à la veille de cette dernière, les mesures préparatoires nécessaires, qui doivent être tenues dans le plus strict secret.[3]

Le troisième stade de considération de la question vient en 1905. Après le Dimanche rouge du 9 janvier 1905, Lénine avance l’insurrection comme un appel direct, dans le journal Vpériod et au troisième congrès de mai 1905. Dans une Résolution sur l’insurrection armée déposée au congrès, il déclare :

… le IIIe Congrès du POSDR reconnaît que la tâche d’organiser le prolétariat pour une lutte directe contre l’autocratie au moyen d’une insurrection armée est l’une des tâches primordiales et urgentes du parti, dans la période révolutionnaire que nous traversons.

C’est pourquoi le congrès recommande à toutes les organisations du parti

a) d’expliquer au prolétariat, par la propagande et l’agitation, non seulement la signification politique, mais l’aspect pratique et d’organisation de la prochaine insurrection armée,

b) d’expliquer, en même temps, le rôle des grèves politiques de masse, qui peuvent avoir une signification importante au début et au cours même de l’insurrection,

c) de prendre les mesures les plus énergiques pour armer le prolétariat, et d’élaborer un plan d’insurrection armée et de sa direction immédiate, en créant, dans la mesure où cela est nécessaire, des groupes spéciaux de militants.[4]

Le soulèvement armé fut central dans toutes les résolutions du IIIe Congrès. Chaque point de l’ordre du jour fut débattu et décidé sous son éclairage.

Quelques mois après le congrès, dans son livre Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Lénine insista à nouveau sur l’urgence de la préparation de l’insurrection :

Nous avons sans doute encore beaucoup, beaucoup à faire pour éduquer et organiser la classe ouvrière, mais le tout est maintenant de savoir où doit être le centre de gravité politique de cette éducation et de cette organisation. Dans les syndicats et les associations légales ou bien dans l’insurrection armée, dans la création d’une armée et d’un gouvernement révolutionnaires ? La classe ouvrière s’éduque et s’organise dans les deux cas. Les deux choses sont évidemment nécessaires. Le tout est pourtant de savoir, dans la révolution actuelle, où se feront pour l’essentiel l’éducation et l’organisation de la classe ouvrière. Dans les syndicats et associations légales ou dans l’insurrection ?[5]

Un peu plus tard, il jugea :

« Les grands problèmes de la vie des peuples ne sont tranchés que par la force. »[6]

A la veille du soulèvement armé à Moscou, en décembre 1905, Lénine exposa clairement que lorsque les masses sont poussées à la révolution et prêtes à l’action, le parti doit appeler à l’insurrection et expliquer aux masses les étapes pratiques de sa réussite.

Le mot d’ordre de l’insurrection confie la décision à la force matérielle ; or, dans la civilisation européenne actuelle la force matérielle n’est constituée que par la force des armes. Ce mot d’ordre ne doit pas être formulé tant que les conditions générales de la révolution ne sont pas mûres, tant que l’effervescence et la disposition des masses à agir ne se sont pas clairement manifestées, tant que les circonstances extérieures n’ont pas abouti à une crise flagrante. Mais du moment que ce mot d’ordre est lancé, (…) du moment que le sort en est jeté, il faut expliquer directement et ouvertement aux masses quelles sont actuellement les conditions pratiques du succès de la révolution.[7]

 

L’insurrection considérée comme un art

A de nombreuses reprises, en particulier après la lutte armée de décembre 1905 à Moscou, Lénine se référait à une « thèse profonde » de Marx et Engels, selon laquelle « l’insurrection est un art, et la principale règle de cet art est l’offensive, une offensive d’un courage à toute épreuve et d’une inébranlable fermeté ». Il mettait l’accent sur l’importance extrême des connaissances militaires, de la technique militaire et de l’organisation militaire. Les travailleurs doivent tirer des enseignements des connaissances et les techniques des capitalistes, et de leur propre expérience de la lutte.

Dans un article intitulé Les enseignements de l’insurrection de Moscou, écrit en août 1906, Lénine disait :

La technique militaire, en ces tout derniers temps, enregistre de nouveaux progrès. La guerre japonaise a fait apparaître la grenade à main. Les manufactures d’armes ont jeté sur le marché le fusil automatique. L’une et l’autre sont employés avec succès dans la révolution russe, mais dans des proportions qui sont loin d’être suffisantes. Nous pouvons et devons profiter des perfectionnements techniques, apprendre aux détachements ouvriers la fabrication en grand des bombes, les aider, ainsi que nos groupes de combat, à se pourvoir d’explosifs, d’amorces et de fusils automatiques.[8]

Et sur les leçons du soulèvement de Moscou, il écrivait :

La tactique militaire dépend du niveau de la technique militaire — c’est Engels qui a répété cette vérité et l’a mise toute mâchée dans la bouche des marxistes. La technique militaire n’est plus ce qu’elle était au milieu du XIXe siècle. Opposer la foule à l’artillerie et défendre les barricades avec des revolvers serait une sottise. Et Kautsky avait raison lorsqu’il écrivait qu’il est temps, après Moscou, de réviser les conclusions d’Engels, et que Moscou a promu « une nouvelle tactique des barricades ». Cette tactique était celle de la guerre de partisans. L’organisation qu’elle supposait, c’étaient de tout petits détachements mobiles : groupes de dix, de trois et même de deux hommes. On rencontre souvent aujourd’hui, chez nous, des social-démocrates qui ricanent quand on parle de ces groupes de cinq ou de trois. Mais ricaner n’est qu’un moyen facile de fermer les yeux sur ce nouveau problème de la tactique et de l’organisation requises pour les batailles de rues, face à la technique militaire moderne. Lisez attentivement le récit de l’insurrection de Moscou, messieurs, et vous comprendrez quel rapport ont les « groupes de cinq » avec le problème de la « nouvelle tactique des barricades ».

Cette tactique, Moscou l’a promue, mais il s’en faut de beaucoup qu’elle lui ait donné un développement, une extension assez large, qu’elle en ait fait une véritable tactique de masse. Les combattants n’étaient pas assez nombreux ; la masse ouvrière n’avait pas reçu le mot d’ordre d’attaques audacieuses et n’a pas agi dans ce sens ; le caractère des détachements de partisans était trop uniforme, leur armement et leurs procédés insuffisants ; ils ne savaient guère diriger les foules. Nous devons remédier à tout cela et nous y remédierons en étudiant l’expérience de Moscou, en la diffusant dans les masses, en éveillant l’initiative créatrice des masses elles-mêmes dans le sens du développement de cette expérience.[9]

Lénine voyait déjà clairement que la révolution ne pouvait être victorieuse que si au moins une partie de l’armée passait du côté des révolutionnaires. Cela devint encore plus clair en 1917. Mais pour cela, les soldats doivent être convaincus que les ouvriers sont prêts à se saisir de la victoire au prix de leurs propres vies.

Bien entendu, si la révolution ne gagne pas les masses et l’armée elle-même, il ne saurait même être question de lutte sérieuse. Bien entendu, l’action dans l’armée est nécessaire. Mais il ne faut pas se figurer cette volte-face de la troupe comme un acte simple et isolé, résultant de la persuasion, d’une part, et du réveil de la conscience, de l’autre. L’insurrection de Moscou montre à l’évidence ce que cette conception a de routinier et de stérile. En réalité, l’indécision de la troupe, inévitable dans tout mouvement vraiment populaire, conduit, lorsque la lutte révolutionnaire s’accentue, à une véritable lutte pour la conquête de l’armée…

Nous nous sommes attachés et nous nous attacherons encore avec plus de ténacité à « travailler » idéologiquement l’armée. Mais nous ne serions que de pitoyables pédants, si nous oubliions qu’au moment de l’insurrection il faut aussi employer la force pour gagner l’armée.

Le prolétariat de Moscou nous a fourni, dans les journées de décembre, d’admirables leçons de « persuasion » idéologique de la troupe : par exemple, le 8 décembre, place Strastnaïa, lorsque la foule cerna les cosaques, se mêla à eux, fraternisa avec eux et les décida à se retirer. Ou encore le 10, à Presnia, lorsque deux jeunes ouvrières, portant le drapeau rouge au milieu d’une foule de 10.000 personnes, se jetèrent au-devant des cosaques en criant : «Tuez nous ! Nous vivantes, vous n’aurez pas notre drapeau ! » Et les cosaques, décontenancés, tournèrent bride, tandis que la foule criait : « Vivent les cosaques ! » Ces exemples de vaillance et d’héroïsme doivent rester gravés à jamais dans la conscience des prolétaires.[10]

De façon caractéristique, Lénine ne se limitait pas à lancer des mots d’ordre généraux, mais s’occupait des questions pratiques. Il s’assura que les détachements de combat ne restaient pas sur le papier ou n’étaient pas submergés par la routine. Immédiatement après le Dimanche rouge, il traduisit en russe une brochure intitulée Le combat de rue (l’opinion d’un général de la Commune) par le général Gustave-Paul Cluseret.[11] Le général Cluseret, au cours d’une existence aventureuse, avait participé à la répression de la révolte des ouvriers parisiens en juin 1848, mais avait ensuite servi avec Garibaldi en Italie, plus tard avec les nordistes dans la guerre civile américaine (où il fut nommé général), pour devenir finalement un dirigeant militaire de la Commune de Paris. Lénine, lui aussi, lisait tout ce qu’il pouvait trouver concernant la science militaire. Sa référence favorite était Clausewitz, l’auteur de l’étude classique intitulée De la guerre. Lénine relut aussi soigneusement tout ce que Marx et Engels avaient écrit sur les questions militaires et insurrectionnelles. Il fut le seul émigré russe à réagir de cette manière au Dimanche rouge.

Il distribua le résultat de ses études parmi ses camarades. Après avoir reçu un rapport du comité de combat du comité de Saint-Pétersbourg sur l’organisation et la préparation de l’insurrection, qui proposait un schéma d’organisation, il écrivit, le 16 octobre 1905, s’alarmant contre la construction de pyramides sur le papier et la fabrication de plans sur la comète :

… à en juger par les documents, le travail risque de dégénérer en paperasserie. Tous ces schémas, tous ces plans d’organisation du Comité de combat donnent l’impression d’une vaste paperasserie formaliste. Je vous prie d’excuser la franchise de l’expression, j’espère que vous ne me suspecterez de chercher la petite bête. En pareille circonstances les schémas, les discussions, les palabres sur les fonctions et les droits du Comité de combat sont aussi inopportuns que possible.

Ce qui est nécessaire, par-dessus tout, c’est l’action.

Il faut une énergie dévorante et encore de l’énergie. Je vois avec horreur, mais vraiment avec horreur, que l’on parle des bombes depuis plus de six mois sans en avoir fait une seule. Et ce sont les gens les plus savants qui en parlent…

Il recommande au comité de se tourner vers les jeunes gens :

Allez aux jeunes, messieurs! Voilà la seule panacée! Sinon, je vous assure, vous vous trouverez en retard (tout me l’indique) avec des mémoires « érudits », des plans, des graphiques, des schémas, des recettes magnifiques, mais sans organisation, sans travail vivant. Allez aux jeunes ![12]

Puis Lénine explique quelles sont les initiatives pratiques nécessaires :

Formez sur-le-champ, en tous lieux, des groupes de combat, formez-en parmi les étudiants et surtout les ouvriers, etc., etc. Que des détachements de 3, 10, 30 hommes et plus se forment sur-le-champ. Qu’ils s’arment eux-mêmes sur-le-champ, comme ils peuvent, qui d’un revolver, qui d’un couteau, qui d’un chiffon imbibé de pétrole pour servir de brandon. Que ces détachements désignent tout de suite leurs chefs et se mettent autant que possible en relation avec le Comité de combat près le comité de Pétersbourg. N’exigez aucune formalité, moquez-vous, pour l’amour de Dieu, de tous les schémas, envoyez, pour l’amour de Dieu, les « fonctions, droits et privilèges » à tous les diables… Ne refusez pas d’établir la liaison avec le moindre groupe, ne fût-il que trois hommes, à la seule condition qu’il soit pur de tout noyautage policier et prêt à se battre contre les troupes du tsar. Que les groupes qui le désirent s’affilient au P.O.S.D.R. ou se joignent à lui, ce sera parfait ; mais je considérerais comme une faute évidente d’exiger l’affiliation au parti.

Le rôle du Comité de combat près le comité de Pétersbourg doit être de venir en aide à ces détachements de l’armée révolutionnaire, de servir de « bureau » de liaison, etc. Tout détachement acceptera volontiers vos services, mais si vous commencez en pareil cas par des schémas et par des discours sur les « droits » du Comité de combat, vous perdrez tout, je vous le certifie, vous perdrez tout.

Ce qu’il faut ici, c’est une large propagande. Que 5 à 10 hommes visitent en une semaine des centaines de cercles d’ouvriers et d’étudiants, pénètrent partout où l’on peut pénétrer, proposent partout un plan clair, bref, direct et simple : formez sur-le-champ un détachement, armez-vous comme vous le pouvez, travaillez de toutes vos forces, nous vous aiderons comme nous pourrons, mais ne vous reposez pas sur nous, travaillez vous-mêmes.

Le principal en pareil cas, c’est l’initiative de la masse formée par les petits cercles. Ils feront tout. Sans eux tout votre Comité de combat n’est rien. Je suis prêt à mesurer l’efficacité des travaux du Comité de combat au nombre des détachements avec lesquels il sera lié. Si, dans un mois ou deux, le Comité de combat n’a pas à Pétersbourg un minimum de 200 à 300 détachements, ce sera un Comité mort. Il faudra l’enterrer. Ne pas rassembler, dans l’effervescence actuelle, une centaine de détachements, c’est être en dehors de la vie.

Les propagandistes doivent fournir à chaque détachement les recettes de bombes les plus simples et les plus concises, un exposé élémentaire du genre d’action à fournir, et leur laisser ensuite les mains libres. Les détachements doivent commencer sur-le-champ leur instruction militaire par des opérations de combat. Les uns entreprendront tout de suite de tuer un mouchard, de faire sauter un poste de police, les autres d’attaquer une banque pour y confisquer les fonds nécessaires à l’insurrection, d’autres encore feront des manœuvres ou dresseront le plan des localités, etc. L’indispensable est de commencer tout de suite l’instruction par l’action : ne craignez pas ces tentatives d’agression. Elles peuvent naturellement dégénérer. Mais ce sera le mal de demain ; notre inertie, notre raideur doctrinaire, notre savante immobilité, notre crainte sénile de l’initiative, voilà le mal d’aujourd’hui. Que chaque détachement fasse lui-même son apprentissage, ne serait-ce qu’en assommant les agents de police : l’expérience acquise par des centaines de combattants, qui entraîneront demain au combat des centaines de milliers d’hommes, nous dédommagera largement de la perte de quelques dizaines d’hommes.[13]

Alors que l’approche générale qu’avait Lénine de la question de l’insurrection armée était consistante et concrète à l’extrême, l’avis technique qu’il donnait était erroné et peu adapté aux besoins du moment. D’après les mesures qu’ils prirent, il semble que lui et Léonid Krassine — le chef bolchevik des « groupes de combat » dont la fonction était de fournir et de fabriquer les armes et de préparer l’insurrection dans les faits — supposèrent que le combat de rue prendrait la forme de charges massives et d’affrontements rapprochés. Ils mirent par conséquent l’accent sur les grenades à main et les revolvers. Lorsque le soulèvement se produisit en décembre 1905 à Moscou, les armes de combat rapproché se trouvèrent impuissantes face aux fusils à longue portée et à l’artillerie de l’armée tsariste, comme Lénine fut le premier à l’admettre après coup.

Lors de l’insurrection d’octobre 1917, Lénine donna à nouveau un conseil qui n’était pas tactiquement adapté à la situation concrète (par exemple, de commencer le soulèvement à Moscou et non à Pétrograd). Cet avis fut heureusement annulé par Trotsky, qui fut le véritable organisateur de l’insurrection d’Octobre. En 1905, Krassine était d’accord avec le point de vue technique de Lénine. Du haut d’une montagne, le haut commandement peut voir tout le champ de bataille clairement ; mais il peut facilement se tromper sur ce qui se passe vraiment ou ce qui va se passer sur le terrain, où les combattants sont engagés.

 

La date d’une insurrection peut et doit être fixée

En février 1905, Lénine proclamait déjà que la direction révolutionnaire, non seulement devait être capable de fixer la date du soulèvement armé, mais qu’elle devait le faire.

… fixer la date de l’insurrection, si nous l’avons réellement préparée et si le bouleversement déjà accompli dans les rapports sociaux la rend possible, est chose parfaitement réalisable… Peut-on déclencher, sur ordre, un mouvement ouvrier ? Non, car il résulte de mille actes distincts, engendrés par les bouleversements des rapports sociaux. Peut-on déclencher sur ordre une grève ? Oui, bien que… toute grève soit le résultat d’un bouleversement des rapports sociaux. Quand peut-on déclencher une grève ? Quand l’organisation ou le groupe qui la déclenche a de l’influence sur la masse des ouvriers intéressés, et sait mesurer avec justesse l’irritation et le mécontentement grandissants de cette masse.[14]

Si une grève a besoin d’une direction ferme pour planifier et dater les actions, le besoin en est encore plus grand dans le cas d’une insurrection armée. Seul un parti révolutionnaire sérieusement impliqué est capable de mener une authentique insurrection des masses, car les masses font clairement la différence entre une direction qui hésite et des chefs qui sont résolus.

La question du timing du soulèvement, déjà aiguë en février 1905, devint centrale en 1917. Pendant les mois de septembre et d’octobre, Lénine implorait, critiquait et exhortait les dirigeants bolcheviks à fixer le jour de l’insurrection. « Le succès de la révolution russe et de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte. », disait-il.[15]

 

La remarquable imagination créative de Lénine

Les conclusions de Lénine sur la nature de l’insurrection étaient basées sur l’expérience très limitée du soulèvement de Moscou de décembre 1905. Ce soulèvement avait impliqué très peu de travailleurs et s’était terminé très rapidement. Un des dirigeants de l’insurrection a écrit dans ses mémoires : « Le nombre de combattants armés se montait probablement à quelques centaines. La majorité était armée de mauvais revolvers, mais certains avaient des Mausers et des Winchesters, des armes qui étaient suffisamment puissantes pour le combat de rue. »

Un autre dirigeant a fait l’estimation suivante :

Combien de combattants y avait-il à Moscou, me demandez-vous. Approximativement, selon les informations dont je dispose, il y avait environ 700-800 combattants, armés de revolvers. Dans le district des chemins de fer, ils n’étaient pas plus de cent, à Presnia, Khamovniki et Boutirki, y compris ce dont nous avions hérité, mais sans compter le détachement Schmidt, le nombre était de 180 ou 200 au maximum ; et il faut compter là-dedans les bulldogs et les revolvers pris aux policiers et les fusils à deux canons donnés par les habitants.[16]

Un autre participant responsable de l’insurrection a estimé le nombre des combattants à 2.000.[17]

Et si l’on compte tous ceux qui ont servi le mouvement comme éclaireurs, « sapeurs » révolutionnaires, et ambulanciers (une fonction très dangereuse durant ces journées, car les soldats de Doubassov visaient particulièrement ceux qui aidaient les blessés), nous serons proches du chiffre de 8.000 cité par Lénine dans son discours à l’occasion du 12e anniversaire de notre première révolution.[18]

Les premières barricades furent élevées le 9 décembre. Le dernier bastion de résistance fut réduit huit jours plus tard dans le district de Presnia par le régiment Sémionovsky. De l’échec de ce soulèvement, Lénine tira tout un ensemble de conclusions, pendant que Plékhanov, désormais à l’extrême droite des mencheviks, allait dans la direction exactement opposée :

« La grève politique, commencée de façon inopportune, » disait Plékhanov, « a résulté en un soulèvement armé à Moscou, à Rostov et ailleurs. La force du prolétariat s’est avérée inadéquate pour vaincre. Il n’était pas difficile de le prévoir. Par conséquent il était erroné de prendre les armes. » La tâche pratique des éléments conscients du mouvement de la classe ouvrière « est de faire comprendre son erreur au prolétariat, et de lui expliquer à quel point est risqué le jeu que l’on appelle insurrection. » « Nous devons apprécier à sa juste valeur le soutien des partis d’opposition non-prolétariens, et ne pas les effrayer par des actions dénuées de tact. »[19]

A l’inverse de cette complaisance et de cette passivité, la réaction de Lénine fut d’appeler à l’autocritique de la direction, et à une attitude plus active dans la question de la révolte armée.

Le changement des conditions objectives de la lutte, qui imposait la nécessité de passer de la grève à l’insurrection, fut ressenti par le prolétariat bien avant que par ses dirigeants. La pratique, comme toujours, a pris le pas sur la théorie. La grève pacifique et les manifestations avaient cessé aussitôt de satisfaire les ouvriers, qui demandaient : Et après ? exigeant une action plus décidée. L’ordre de dresser des barricades parvint dans les quartiers avec un retard sensible, au moment où au centre de la ville on les élevait déjà. En masse les ouvriers se mirent à l’ouvrage, mais ils ne s’en contentèrent pas, ils demandaient : Et après ?. Ils réclamaient une action décidée. Nous, dirigeants du prolétariat social-démocrate, nous nous identifiâmes, en décembre, à ce capitaine qui avait si absurdement disposé ses bataillons que la majeure partie de ses troupes ne put participer activement au combat. Les masses ouvrières cherchaient des directives pour une action de masse décidée, et ils n’en trouvaient point.

Ainsi, rien de plus myope que le point de vue de Plékhanov, repris par tous les opportunistes et selon lequel il ne fallait pas entreprendre cette grève inopportune, « il ne fallait pas prendre les armes ». Au contraire, il fallait prendre les armes d’une façon plus résolue, plus énergique et avec un esprit plus agressif ; il fallait expliquer aux masses l’impossibilité de se borner à une grève pacifique, et la nécessité d’une lutte armée, intrépide et implacable. Aujourd’hui nous devons enfin reconnaître ouvertement et proclamer bien haut l’insuffisance des grèves politiques ; nous devons faire de l’agitation dans les masses les plus profondes en faveur de l’insurrection armée, sans escamoter la question en prétextant la nécessité de « degrés préliminaires », sans jeter un voile là-dessus. Cacher aux masses la nécessité d’une guerre exterminatrice, sanglante et acharnée, comme objectif immédiat de l’action future, c’est se duper soi-même et duper le peuple.[20]

 

Conclusion

Dans son attitude pratique décisive à l’égard du soulèvement armé, le bolchevisme se distingua radicalement du menchevisme. Dès mars 1904, dans une polémique contre le journal bolchevik Vpériod, Martov avait écrit dans un éditorial que

… la social-démocratie ne peut « préparer l’insurrection » que dans un seul sens — en préparant ses propres forces pour un soulèvement final des masses. L’aspect technique de cette préparation, aussi important soit-il, doit absolument être subordonné à l’aspect politique des choses. Et la préparation politique de notre parti et de tout le prolétariat conscient à ce soulèvement entièrement réalisable doit, une fois de plus, se situer dans le cadre de l’approfondissement et de l’élargissement de l’agitation, dans la consolidation et le développement de l’organisation de tous les éléments révolutionnaires du prolétariat.[21]

La réponse de Lénine à Martov fut : « c’est une bien grande sottise de séparer le côté « technique » de la révolution de son côté politique »[22]

En 1907, au Ve Congrès du parti à Londres, Martov démontra encore plus clairement sa conception du rôle passif du parti dans une insurrection armée. « Le parti social-démocrate peut prendre part à un soulèvement, appeler les masses à l’insurrection… mais il ne peut pas préparer une insurrection s’il reste sur le terrain de son programme, s’il ne se transforme pas en parti de conspirateurs ».[23]

Lénine parla avec grand mépris de la formule de Martov : « armer le peuple d’un brûlant désir de s’armer lui-même. » Dans son premier article postérieur au Dimanche rouge, Lénine écrivit : « L’armement du peuple est une tâche immédiate. » La question du soulèvement armé était liée à l’objectif des révolutionnaires : avaient-ils pour but de saisir le pouvoir entre leurs propres mains ou non ? Comme devait le dire Lénine : « Il est impossible de combattre si l’on ne compte pas s’emparer de la position disputée. »[24]

Il est impossible de faire la guerre de façon cohérente en excluant l’idée de victoire. Les mencheviks croyaient que la révolution russe porterait la bourgeoisie libérale au pouvoir. De là découlait leur attitude passive, irrésolue sur la question de l’insurrection. Les bolcheviks se donnaient pour but la conquête du pouvoir ; d’où leur approche pratique décisive, intransigeante, de l’art de l’insurrection. Octobre 1917 devait fournir le test crucial de la conception léniniste de la relation entre le mouvement de masse et l’insurrection armée planifiée. Pour obtenir le bon équilibre entre la direction politique et la planification technique dans une insurrection armée, celle-ci doit être préparée avec prudence et exécutée avec audace. Une situation révolutionnaire est de courte durée, et l’humeur des masses change très rapidement au cours de journées troublées. Le parti révolutionnaire doit décider du jour exact et de la façon exacte d’opérer l’insurrection, parce que c’est pour la classe ouvrière une question de vie ou de mort.

La précision de l’anticipation de Lénine quant à la nature du soulèvement armé prolétarien est démontrée par la citation suivante. On pourrait facilement croire que l’époque où ces lignes ont été écrites était 1917, et non août 1906 :

Rappelons-nous que le jour approche de la grande lutte de masse. Ce sera l’insurrection armée. Elle doit être, dans la mesure du possible, simultanée. Les masses doivent savoir qu’elles vont à une lutte armée implacable et sanglante. Le mépris de la mort doit se répandre parmi les masses et assurer la victoire. L’offensive contre l’ennemi doit être des plus énergiques : l’attaque et non la défense doit devenir le mot d’ordre des masses ; l’extermination implacable de l’ennemi deviendra leur objectif ; l’organisation de combat sera mobile et souple ; les éléments hésitants de l’armée seront entraînés dans la lutte active. Le Parti du prolétariat conscient est tenu de remplir son devoir dans cette grande lutte.[25]

 

Notes

[1]Lénine, « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique », Œuvres, vol.9, p. 131.

[2]ibid., vol.2, p. 349.

[3]ibid., vol.5, pp. 529–530.

[4]ibid., vol.8, pp. 375–376.

[5]ibid., vol.9, p. 13.

[6]Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Paris, 1971, p. 183.

[7]Lénine, Œuvres, vol.9, p. 381.

[8]ibid., vol.11, p. 177.

[9]ibid., pp. 175–176.

[10]ibid., pp. 173–174.

[11]Ленинский сборник, vol.26, pp. 355–65.

[12]Lénine, « Lettre au comité de combat près le comité de Saint-Pétersbourg », Œuvres, vol.9, p. 356-357.

[13]ibid., pp. 357-358.

[14]Lénine, Deux tactiques…, op. cit., p. 149.

[15]Lénine, « Conseil d’un absent », Œuvres, vol.26, p. 181.

[16]Sédoï, in Декабрь 1905 г. на Красной Пресне p. 184, cité in Pokrovsky, Русская История в самом сжатом Очерке.

[17]Pokrovsky, Brief history of Russia, vol. 2, p. 212.

[18]Lenin, « Rapport sur la Révolution de 1905 », Œuvres, vol. 23.

[19]ibid., vol.10, pp. 113-14.

[20]Lénine, « Les enseignements de l’insurrection de Moscou », Œuvres, vol.11, p. 173.

[21]Iskra, 2 mars 1904 ; F. Dan, The Origins of Bolshevism, New York 1964.

[22]Lénine, « Devons-nous organiser la révolution ? », Œuvres, vol. 8, p. 170.

[23]5-й съезд РСДРП: Протоколы, Moscou 1935, p. 67.

[24]Lenin, « Le IIIe Congrès du POSDR », Œuvres, vol. 8, p. 401.

[25]Lénine, « Les enseignements de l’insurrection de Moscou », Œuvres, vol.11, p. 178.