L’histoire de la Révolution russe comme enjeu de lutte

A propos du livre d’Eric Aunoble : La Révolution russe, une histoire française, La Fabrique, 2016, 255 p., 14 €.

On pourra lire ici un extrait de l’ouvrage.

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L’historien Eric Aunoble, connu pour ses recherches sur les communes comme forme d’utopies révolutionnaires dans l’Ukraine soviétique (qui lui ont permis de travailler sur les sources soviétiques des années 1919-1935)[1], se penche avec ce livre sur la perception de la Révolution russe en France.

Il propose une synthèse de la presse de 1917, d’écrits d’auteurs de générations différentes, d’opinions opposées, avec quelques incursions dans la pédagogie officielle, et livre ce travail sous la forme d’une histoire politique et culturelle : politique parce qu’elle relie l’histoire de 1917 aux enjeux français tout au long du XX° siècle ; culturelle car elle intègre les représentations littéraires, cinématographiques, qui dressent des années révolutionnaires un tableau parfois plus complet que les productions savantes, d’ailleurs peu nombreuses ces dernières années, publiées en français.

Eric Aunoble a tout à fait raison d’affirmer que cette période peut encore beaucoup « apprendre à tous celles et ceux qui, aujourd’hui encore, visent l’émancipation ». Il encourage donc la reprise des études sur la période 1917-1921, d’autant plus importante qu’avec le grand retournement des la fin du XXe siècle, s’est imposée dans l’espace public une analyse du communisme comme un phénomène par essence totalitaire et criminel, la révolution comme simple prise du pouvoir par une minorité sans scrupules, occultant la puissance de la vague révolutionnaire qui a déferlé sur l’Europe de 1917 à 1923, passant sous silence l’élan utopique de la Révolution russe, indispensables pour comprendre les ressorts de la mobilisation des classes pauvres.

Il ne s’agit donc pas seulement d’étudier la Révolution russe par intérêt pour le passé, mais parce qu’elle peut encore nous aider à penser aujourd’hui une transformation sociale émancipatrice.

 

La réception de 1917 en France et les 21 conditions

La Révolution russe a été au centre des débats politiques et a constitué en quelque sorte une caisse de résonnance au débat national. Néanmoins, elle est restée au fond peu analysée en tant que processus révolutionnaire avec ses caractéristiques particulières. L’auteur met en évidence que la révolution de février 1917 est perçue « depuis l’étroit point de vue français », comme reproduisant « notre 1789 ». La vision négative des bolcheviks domine chez les contemporains de l’événement, y compris dans L’Humanité dans laquelle les opposants à l’Union sacrée n’avaient alors pas la parole.

Il est frappant de constater la rareté des documents écrits sur la révolution elle-même disponibles en français au moment où se tiennent les discussions acharnées du congrès de Tours en décembre 1920. Pour l’essentiel il y en a deux. La brochure « L’avènement du bolchevisme » écrite rapidement par Trotsky pendant les négociations de Brest-Litovsk en février 1918, qui illustre et justifie la politique Bolchevik ; et Les notes sur la révolution bolchevique de Jacques Sadoul, militaire envoyé en Russie en octobre 1917, livre constitué de lettres adressées au Ministre Albert Thomas, qui décrivent et analysent les évolutions politiques en cours et les individus qu’il rencontre entre octobre 1917 et janvier 1919.

Ces écrits sont très loin d’embrasser dans toute son ampleur le processus révolutionnaire en Russie, et ne permettent pas de comprendre les forces motrices de la révolution. D’ailleurs, le fameux débat en France sur les 21 « conditions d’admission des partis dans l’internationale communiste »[2] montre que l’adhésion à la IIIe internationale est une aspiration au soutien à la révolution au sens large, sans intégrer le fond des conceptions bolcheviks.

Plusieurs traductions avaient circulé de ces conditions. Dans la version parue dans L’Humanité à partir de « la version transcrite de l’italien »[3], la condition n° 9 précise « Chaque Parti désirant appartenir à l’Internationale Communiste doit déployer systématiquement et fermement une activité [propagande dans une autre version] dans les syndicats, dans les conseils ouvriers et les conseils de fabrique, dans les coopératives et autres organisations de masse des ouvriers. A l’intérieur de ces organisations, il est nécessaire de créer des noyaux communistes doivent être formés… Ces noyaux communistes doivent être complètement subordonnés au Parti ».

Mais les approximations sur la traduction ne sont pas les plus importantes : les 21 conditions ne sont pas soumises au vote entant que telles. La résolution adoptée majoritairement s’y réfère, mais sur cette question particulière du travail dans les syndicats, elle s’avère très différente : on ne parle plus de subordination au parti, mais de coordination sans assujettissement : « lorsque la majorité, dans ces organisations, est conquise au communisme, il y a entre elles et le parti coordination d’action et non assujettissement d’une organisation à une autre »[4].

Ce n’est pas un accident dû à l’incompréhension : un amendement rappelant la soumission des noyaux communistes de la condition n°9 est minoritaire[5]. S’exprime ainsi la volonté d’intégrer au Parti Communiste naissant les syndicalistes révolutionnaires qui ne participent pas aux débats du congrès de Tours, ce qui supposait de leur donner des garanties. Ajoutons que la place des syndicats dans le mouvement ouvrier européen est bien différente de la réalité russe. Ce que ce débat montre, c’est que la scission entre réformistes et révolutionnaires se fait sur le soutien ou non à la Révolution russe, pas à partir de la connaissance de la révolution elle-même, de la compréhension du processus et du rôle qu’y ont joué les bolcheviks, pas seulement en 1917, mais aussi depuis le début du siècle.

 

Après le congrès de Tours

Dans la période qui suit la scission entre communistes et socialistes lors du congrès de Tours (1920), quelques textes sur la révolution vont plus loin. Victor Serge, après la publication de deux contributions en 1921[6], élargit la perspective en 1924 en abordant le processus révolutionnaire au delà de février et octobre 1917 dans La ville en danger : l’an II de la révolution. Les travaux académiques sont peu nombreux jusqu’en 1939, avec quelques ouvrages sur les contradictions sociales nouées autour de la question de la propriété foncière. Eric Aunoble met en avant par exemple celui de Boris Nodle paru en 1928 : L’ancien régime et la révolution russes, pour lequel la révolution de 1917 est l’achèvement de la réforme agraire de 1861.

Le parti communiste, d’abord bolchevisé puis stalinisé à partir de la fin des années 1920, déploie une grande activité de publication de documents élaborés à Moscou, à l’exception notable des 10 jours qui ébranlèrent le monde de John Reed (1927). C’est le règne de l’Histoire officielle qui privilégie Le précis d’histoire du parti communiste, ouvrage qui résume l’histoire du parti à la lutte contre les déviations. L’auteur cite en exemple le premier numéro des Cahiers du bolchevisme en novembre 1924 qui « reproduit un article de la Pravda intitulé « Comment il ne faut pas écrire l’histoire d’Octobre et qui s’en prend aux « Leçons d’octobre » de Trotsky ».

Finalement les romans d’origine soviétique donnent une vision de la réalité révolutionnaire plus intéressante. Quant au film « Octobre », lui aussi dans la ligne du combat contre Trotsky, il est interdit en France dès sa première projection en 1927. Il va devenir un mythe : c’est seulement en 1966 que sa version intégrale sera disponible pour le grand public.

Outre quelques publications d’extrême droite sur le « complot bolchevik », paraissent lentement dans des éditions marginales, atteignant des milieux politisés restreints, de nouvelles contributions : entre 1923 et 1935 les souvenirs de Nestor Makhno et Piotr Archinov ; en 1934 les écrits de Souvarine qui décrit la formation et le développement d’un appareil politique tentaculaire : et en 1937 La révolution russe de Rosa Luxembourg. L’histoire de la révolution russe » de Léon Trotsky, écrite entre 1929 et 1932, traduit en 1933-1934, a un statut un peu particulier, car elle touche un public plus large. Trotsky montre que la révolution résulte de l’intervention directe des masses dans les événements historiques mais Eric Aunoble observe que « le parti reste néanmoins un pivot indispensable à la compréhension même de la révolution ….considéré philosophiquement comme l’expression consciente du processus historique inconscient ».

 

De la glaciation stalinienne aux occasions manquées

Après la Seconde guerre mondiale, avec la place acquise par l’URSS de grande puissance et le philosoviétisme officiel, le puissant PCF, principal parti de la résistance française, crée une zone d’exclusion autour des évènements de 1917. L’image de la Révolution russe se dessèche, se dépolitise, avec la publication de romans réalistes socialistes, de films comme « Le 41ème », ou même plus tard du « Docteur Jivago » (près de 10 millions de spectateurs). Les voix dissidentes sont étouffées, leurs livres paraissant généralement dans des maisons d’éditions confidentielles. Le grand témoignage de Voline, La révolution inconnue, est publié en 1947, deux ans après sa mort. Moscou sous Lénine de Rosmer, terminé en 1949, n’est édité qu’en 1953, grâce à l’entremise d’Albert Camus.

Eric Aunoble a raison d’insister sur l’occasion manquée des années 1968, au moment où le monopole stalinien est brisé, où sont disponibles les classiques trotskystes, maoïstes et tiers-mondiste, au moment où d’autres voix sont audibles, alors que les archives quittent le NKVD et deviennent plus accessibles. Il affirme qu’à partir de ces années une histoire scientifique de la révolution devient possible, de même qu’une histoire engagée, ouverte et pluraliste. Sont traduits en français quelques ouvrages importants écrits dans les années 1950, comme Les soviets en Russie d’Oskar Anweiler (1972).

Mais selon lui, la parution du livre Le parti Bolchevique de Pierre Broué (1963) a « le défaut … de réduire la révolution uniquement à l’action du parti et de ses dirigeants ou à l’interaction entre les masses ou organisations de masse et le parti au risque de tomber dans une simple exégèse des textes de Lénine ou de Trotsky… répondre sur la vertu ou la lucidité de tel militant, telle tendance du parti ou même du parti tout entier restait au mieux partiel et surtout inefficace. Pour ceux qui voyaient le système d’oppression auquel la révolution avait finalement abouti, la question n’était pas de savoir si les bolcheviks étaient honorables dans leur projet d’une société plus juste, mais bien pourquoi ce rêve s’était transformé en son contraire. De plus, en opposant le projet originel au « socialisme réel », on restait dans la définition du communisme donné par les totalitariens : une idée indifférente à la réalité »

Le retard des années 1950 n’est pas comblé, et les apparentes avancées des années 1970 ne vont pas empêcher la défaite idéologique des décennies suivantes. De la même façon que la vision globale de la révolution russe du PCF a conquis une forme d’hégémonie entre les années 1930 et 1950, Eric Aunoble observe que, dans les années 1980 et 1990, « la vieille génération des anticommunistes passés par le PC fait la jonction avec les ex-soixantes-huitards devenus « nouveaux philosophes« , et ils vont ensemble construire l’histoire d’un crime, avant de passer à celle des victimes.

Le travail d’analyse totalitarienne du phénomène soviétique avait commencé dans les années 50, sans bénéficier alors d’un écho important. Il s’est fait autour de Raymond Aron et surtout de la revue Est et Ouest animée par Boris Souvarine[7]. Elle opère une remise en cause de la révolution d’octobre de l’intérieur, avec un travail de fond utilisant des documents originaux. Pour eux, la vraie révolution est celle de février, octobre est un coup de force, les peuples allogènes sont toujours plus enchaînés, il est impossible de construire le socialisme dans un pays rural et pauvre.

Cette approche se trouvera développée, autrement et plus tard, à partir des années 1980 dans le travail de Nicolas Werth, qui confirme l’existence d’une révolution mais qui montre « le décalage entre ce que les soldats, les paysans, les ouvriers ou les allogènes mettent derrière « le pouvoir aux soviets » derrière les slogans de paix, de terre, de contrôle ouvrier et de droit des peuples, et le contenu qu’en donnent les bolcheviks. Seule force réellement organisée dans un pays qui se délite, ils prennent le pouvoir grâce à ce malentendu et s’y maintiennent par la force »[8].

 

Le basculement des années 1980

Car ces prémisses ne sont rien à côté du basculement des années 1980, au moment du renouveau de la guerre froide impulsé par Reagan, qui va s’appuyer sur les écrits des dissidents pour lesquels la révolution n’aurait été que le théâtre d’une lutte pour le pouvoir dictatorial. C’est donc une histoire engagée qui, sous le blason de l’ « anti–totalitarisme », va l’emporter, s’affirmant notamment à travers la publication en 1995 du Passé d’une illusion (de François Furet), et en 1997 du Livre noir du communisme (dirigé par Stéphane Courtois), qui rencontre un fort écho médiatique en réclamant notamment – dès la (longue) préface de Courtois, qui sera critiquée par certains des co-auteurs du livre – un « procès de Nuremberg » pour les « crimes du communisme ».

A partir de 1988, la période 1914-1945 est étudiée en classe de troisième sous le titre « guerres, démocratie, totalitarisme »[9]. On passe donc de l’analyse d’une révolution à une étude criminologique, passage que la chute du Bloc soviétique a amplifié : en Russie, le 5 novembre, jour de la prise du pouvoir, n’est plus férié depuis 2005. Les références à la Révolution russe ont largement disparu de la culture de la gauche dans le cadre d’un recul général de la politisation et de la conscience historique.

Eric Aunoble observe justement : « après que le XIXe siècle et le début du XXe siècle ont cherché les voies d’une révolution sociale, on est revenu à la définition libérale, étroitement politique, du terme : il est légitime de rétablir les libertés menacées par l’Etat, même par un mouvement, mais pas de s’attaquer au régime de propriété et aux hiérarchies sociales ». On peut ajouter que ce détournement de la notion même de révolution a été engagé en France dès la fin du XIXe siècle, comme le montre Michèle Riot-Sarcey dans Le procès de la liberté[10], même s’il a été combattu par des partis importants – la SFIO puis le PC – qui continuaient à avancer la nécessité d’une révolution sociale dans la première moitié du XXe siècle. Cette conception d’une révolution sociale nécessaire est aujourd’hui très minoritaire, y compris dans le mouvement ouvrier.

Pour échapper à cette vision criminologique de l’histoire, il importe de revenir au processus révolutionnaire, au mouvement d’affranchissement, nous dit l’auteur, « rendre leur statut d’acteurs à ceux qui ont vécu les événements, pour essayer de retrouver leurs raisons d’agir. Cette orientation de recherche obéirait non seulement à un intérêt pour le passé, mais aussi à la nécessité de penser la transformation sociale à venir. Il y a certes peu de chance que la révolution russe redevienne un enjeu politique central, car le fil de la transmission militante a été rompu depuis longtemps. Inactuelle elle n’est pourtant pas devenue anachronique ». Car 1917 reste un moment de basculement sans précédent dont il nous faut tirer les leçons pour aujourd’hui.

 

Notes

[1] Ce travail c’est concrétisé par le livre « Le Communisme, tout de suite ! ». Le mouvement des Communes en Ukraine soviétique (1919-1920), Editions Les Nuits rouges, 2008.

[2] Adoptées par le deuxième congrès de la IIIe internationale en juillet 1920.

[3]           Le congrès de Tours, Editions sociales 1980, p. 123. Elle est différente de celle donnée par Annie Kriegel dans Le congrès de Tours, coll archives 1964 p. 251.

[4]           Le congrès de Tours, op. cit., p. 137.

[5]           Le congrès de Tours, op. cit., p. 137.

[6]          « Pendant la guerre civile : Pétrograd mai-juin 1919 », et « Les Anarchistes et l’expérience de la révolution russe ».

[7]    Militant socialiste français gagné au combat contre l’union sacrée pendant la première guerre mondiale, il milite avec Monatte pour l’adhésion à la IIIe internationale, devient membre du secrétariat de l’IC et du Bureau politique du PCF. Il dénonce le centralisme bureaucratique du PCF, publie un texte de Trotsky, ce qui conduit a son exclusion en 1924, c’est la bolchévisation en marche. Devenu militant antistalinien actif dans les années 20 et 30, il devient anticommuniste.

[8]    Eric Aunoble La révolution russe une histoire française, op. cit.,p. 156

[9]    A partir de 1978, la révolution russe n’est plus au programme.

[10]   Ed La découverte 2016