Boukharine et la question de l’impérialisme

Si je devais composer une anthologie des textes majeurs sur la question de l’impérialisme depuis un siècle, quelle devrait être la part accordée aux écrits de Boukharine ? Trois ouvrages s’imposent. Trois petits livres de théorie économique dont l’écriture est achevée en 1915 (L’économie mondiale et l’impérialisme), en 1920 (Economique de la période de transition) et en 1925 (L’impérialisme et l’accumulation du capital).

Le premier texte est une réorganisation théorique et un prolongement des idées de Hilferding sur le capital financier et la politique impérialiste ; la première synthèse faite par un bolchevik en y intégrant la guerre et l’économie de guerre. Le livre a une « annexe » remarquable, une « Contribution à une théorie de l’Etat impérialiste » qui mérite d’être mise dans une anthologie parce qu’elle a provoqué, en 1916, un débat avec Lénine qui ne voyait pas encore clairement la nécessité de « briser » l’Etat au cours de la révolution.

Le deuxième texte est le plus ambitieux. Boukharine cherche comment penser théoriquement les bases économiques de la crise révolutionnaire que connaît l’Europe depuis que les Russes ont réagi aux désastres de la guerre impérialiste en faisant la révolution. Dans ce livre la structure économique du capitalisme d’Etat, qui est présentée comme l’aboutissement du développement de l’impérialisme, apparaît aussi comme l’objet économique de la révolution. La période de transition est celle de la désagrégation-recombinaison des éléments du capitalisme d’Etat pour passer au socialisme. Boukharine est le théoricien qui lie le plus étroitement les débuts du socialisme à la dynamique de la phase « ultime » du capitalisme.

Le troisième texte a pour premier objectif la défense de la réputation de Lénine critiqué par les luxemburgistes. Boukharine étudie en détail les arguments de Rosa Luxemburg, les confronte aux textes de Marx et réfute de façon convaincante la thèse luxemburgiste de l’impossibilité de réaliser la survaleur dans un système capitaliste dépourvu d’un environnement non capitaliste[1]. Il ne s’arrête pas là. Il bâtit à partir d’une critique approfondie de Tougan-Baranovsky une « théorie générale du marché et des crises » qui révèle son ambition d’inclure la guerre et la crise révolutionnaire dans l’ensemble des crises du capitalisme. Il peut alors réexposer, contre les conceptions luxemburgistes, sa conception des « racines de l’impérialisme » et de « l’effondrement du capitalisme ». Mais, dix ans après L’économie mondiale et l’impérialisme et cinq ans après Economique de la période de transition, il commence à envisager un « deuxième tour » de guerre impérialiste pour voir revenir une crise révolutionnaire libérant « toutes les contradictions du capitalisme ».

Je vais présenter le contenu (autant que possible dans son contexte) des ces trois petits livres théorique dont l’importance ne fait aucun doute. J’essaierai dans un quatrième paragraphe de synthétiser ce que Boukharine a faits de ses idées sur l’impérialisme dans son activité politique[2].

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1. L’économie mondiale et l’impérialisme, 1915 (parution 1917)

Le jeune Nicolaï I. Boukharine (26 ans en 1914)[3] s’engage dans une étude sur l’impérialisme comme un jeune savant, confiant dans la puissance d’analyse que lui apporte sa familiarité avec l’œuvre de Marx et sa connaissance de la littérature économique récente, russe, anglaise, américaine, française et, surtout, autrichienne ou allemande (il cite près de cent ouvrages de références). Prenant pour modèle littéraire et comme idéal scientifique les travaux du jeune médecin autrichien féru d’études « marxiennes » qu’avait été Hilferding dix ans plus tôt, il conçoit un livre de propagande scientifique, rédigé de façon à passer l’obstacle de la censure militaire afin d’atteindre, en Russie même, le public des intellectuels attirés par le socialisme. Ecrit au tout début de la guerre mondiale, l’ambition de ce travail est d’aider la conscience des révolutionnaires à « saisir d’avance tous les résultats de la politique impérialiste » – pour reprendre une phrase du Capital financier[4], – afin de préparer les esprits à l’action en vue de créer une société nouvelle.

La thèse centrale de l’esquisse dessinée par Boukharine est que l’impérialisme est une « catégorie historique » (chapitre IX). Il s’agit bien de la politique du capital financier, comme le dit Hilferding, mais c’est aussi une idéologie (comme le libéralisme) et surtout une « phase de développement » spécifique du capitalisme. La politique, qui est « la continuation active dans l’espace d’un mode de production » [5], est essentiellement « le moyen pour la reproduction simple et élargie de rapports de production donnés »[6]. L’impérialisme reproduit les rapports de production propres au capital financier. La guerre impérialiste de conquête vise à assujettir le monde à la domination spécifique du capital financier. Mais, en se reproduisant, les rapports de production du « capitalisme financier », si différents soient-ils de ceux du « capitalisme industriel » ou du « capitalisme commercial » qui l’ont précédé, reproduisent les « contradictions fondamentales du capitalisme », en particulier « sa structure anarchique qui se manifeste dans la concurrence ». La politique impérialiste apparaît ainsi « comme un cas particulier de la concurrence capitaliste, à savoir la concurrence à l’époque du capital financier »[7].

La « lutte pour la concurrence » dans le capitalisme financier a stimulé et reproduit le processus de la concentration et de la centralisation du capital (chapitre X) jusqu’à ce que « l’économie nationale se transforme en un gigantesque trust combiné, dont les actionnaires sont les groupes financiers et l’Etat. Nous désignons ces formations sous le nom de trusts capitalistes nationaux »[8]. Les trusts capitalistes nationaux sont les unités économiques (« les parties intégrantes » dit le texte en français) en concurrence dans le champ économique de l’économie mondiale. La constitution des trusts capitalistes nationaux, dont la limite économique et politique est un « trust universel », un « Etat mondial unique assujetti au capital financier des vainqueurs qui se sont tout assimilé »[9], est basée sur la combinaison de méthodes de concurrence propres aux trusts avec le pouvoir de l’Etat (chapitre XI). Les méthodes des trusts sont déjà plus violentes que celles de la « libre concurrence » (Boukharine évoque les méthodes de gangsters des pétroliers et des assureurs américains), l’Etat y ajoute son pouvoir de contraindre au versement de droits de douane, sa puissance de négociation des traités et, en fin de compte, sa force militaire. « La domination du capital financier suppose l’impérialisme et le militarisme »[10]. Le développement de cette domination suscite une transformation de l’Etat. « Désormais, l’appareil gouvernemental incarne non seulement les intérêts des classes dominantes, en général, mais encore leur volonté collectivement déterminée »[11]. Devenu « le principal actionnaire du trust capitaliste national, l’Etat moderne en est la plus haute instance organisée sur une échelle universelle. D’où sa puissance formidable, quasi monstrueuse »[12].

Boukharine, pour montrer que c’est la concurrence des trusts capitalistes nationaux qui implique l’impérialisme, le militarisme et donc la guerre, développe une autre problématique et une autre démarche que Hilferding. Le Capital financier partait de l’argent dans une économie nationale, analysait ensuite les formes « fictives » du capital, construisait enfin les concepts de capitalisme de monopole et de capital financier, expression de la tendance unificatrice du capital autour des banques, notamment des banques centrales d’émission. C’était seulement dans un deuxième mouvement que, constatant la persistance des crises périodiques, Hilferding abordait la question de la politique économique « extérieure » (en direction du marché mondial) du capitalisme financier et montrait que c’était nécessairement l’impérialisme. Boukharine, lui, prend comme base le problème de la concurrence des capitaux dans l’économie mondiale. Il le résout en combinant deux tendances. L’internationalisation des intérêts du capital (Première partie du livre, chapitres I à III), se voit avec la croissance des échanges internationaux, un peu plus rapide que celle de la production mondiale, et avec la multiplication des « syndicats » et des « trusts » internationaux. Elle résulte du développement des forces productives et des formes de plus en plus « organisées » que prennent les unités de production. Ce processus, dans le cadre du capitalisme moderne, se réalise par son contraire, la nationalisation des intérêts du capital (Deuxième partie, chapitres IV à IX). La grande production organisée l’a emporté dans le cadre des économies nationales de quelques pays en se concentrant et en se centralisant encore plus fortement que dans le domaine international. C’est dans ces pays que la « libre concurrence » a laissé la place à de « gigantesques entreprises combinées uniques », à des « corps économiques organisés et cohérents », tandis que leur périphérie restait composée de « pays retardataires, agraires ou semi-agraires »[13]. La concurrence dans l’économie mondiale a changé de forme. Chaque économie nationale tend à se protéger de plus en plus, et les plus puissantes se sont annexé des colonies. Boukharine, pour expliquer ces phénomènes, considère systématiquement chacune des trois étapes du circuit d’ensemble du capital (a – m ..p ..m’ – a’)[14]. Trouver des débouchés pour le produit final quand les marchés intérieurs ne croissent pas assez, accéder à des sources de matières premières plus avantageuses quand le prix des denrées monte et, enfin, découvrir des localisations plus rentables pour les investissements de capitaux, telles sont les motivations des changements récents de la politique économique et des formes nouvelles de concurrence qui ont conduit à la guerre mondiale.

Boukharine rédige ce texte à l’intention d’un lectorat très particulier. D’une part des militaires sachant lire les appels séditieux des révolutionnaires… D’autre part des intellectuels russes parfaitement au courant de l’œuvre de Marx et de sa méthode. Pour un tel public, il nourrit les deux premières parties de citations et de références à la littérature « bourgeoise » récente. Les emprunts à Marx, en apparence sur le même plan que les autres, sont en fait le guide de tout le raisonnement (les censeurs ont dû s’en inquiéter), et ils sont presque exclusivement pris dans le Livre III du Capital. Boukharine indique ainsi implicitement que l’impérialisme, phénomène qui se développe dans l’économie mondiale, sur la base de la concurrence des capitaux et en supposant un développement complet du crédit et de l’Etat, ne peut être abordé qu’en se plaçant au niveau du « procès d’ensemble de la production et de la circulation du capital » (le Livre III, et au-delà…). L’indication est importante, car Hilferding n’avait pas suivi cette voie (en bref, il partait du Livre I, avec la théorie de l’argent, passait au Livre III, avec le crédit, les capitaux fictifs, les monopoles et le capital financier, puis il repassait au Livre II, pour traiter des crises, avant de revenir au Livre III pour finir sur la politique du capital financier). Le résultat le plus notable de cette rectification est que dans la Troisième partie de L’économie mondiale et l’impérialisme, lorsque Boukharine reprend tous les éléments qu’il a déjà largement développés dans les deux premières parties afin de dire que « l’impérialisme est la reproduction élargie de la concurrence capitaliste », on s’aperçoit que, dans sa perspective, la tendance à l’unification du capital dans ce qu’il appelle les « trusts capitalistes nationaux » dépend avant tout de l’Etat et secondairement de la transformation de la monnaie en monnaie de crédit. Hilferding, qui s’appuyait nettement plus sur l’évolution de la monnaie, avait soutenu que l’unification économique du capital dans un « cartel général » national (a fortiori mondial) était pratiquement impossible parce que, comme il l’avait déjà dit dans un chapitre précédent, « l’Etat capitaliste est déchiré par des intérêts de classe »[15]. Un « cartel général serait économiquement concevable, il dirigerait l’ensemble de la production et supprimerait les crises », mais il « se heurterait à l’antagonisme des intérêts, poussé à l’extrême »[16]. Politiquement, l’Etat peut être utilisé par la classe dominante, mais pas jusqu’à exclure complètement les intérêts des dominés de la définition de l’intérêt général représenté par l’Etat (c’est pour cela que la bourgeoisie se méfie de l’Etat, pense Hilferding). Si le capital s’unifiait complètement, « l’organe d’exécution de la société » passerait aux mains de la majorité exclue de la propriété et le « cartel général » serait bientôt nationalisé[17].

Le concept fondamental et vraiment nouveau que Boukharine construit avec et contre Hilferding, en s’inspirant de la méthode de Marx, est celui de « trust capitaliste national »[18]. Il l’a introduit en deux temps, d’abord en parlant d’une « entreprise combinée unique » qui tend à organiser les liens économiques qui tissent les économies nationales[19], puis en précisant la place du « comité directeur » étatique dans les « trusts capitalistes nationaux »[20]. Le passage du premier temps au second exprimait, selon l’analyse de Boukharine, comment le développement des tendances unificatrices du capital, jusqu’aux trusts capitalistes nationaux proprement dit, avait fait éclater, puis résolu et reproduit, « le conflit entre le développement des forces productives et la limitation nationale de l’organisation productive »[21]. La Quatrième partie du livre, « L’avenir de l’économie mondiale et l’impérialisme » (chapitres XII à XIV, en observant que le dernier chapitre, « L’économie mondiale et le socialisme prolétarien », a été écrit entre avril et juillet 1917 et rajouté par l’auteur à son manuscrit initial), a pour objet et pour argument essentiel le développement des trusts capitalistes nationaux depuis le début de la guerre. Boukharine écrit en 1915, à un moment où l’issue du conflit est complètement incertaine parce que les deux camps disposent encore de forces et de réserves qui semblent équivalentes. Il observe les effets de la guerre sur l’évolution économique (chapitre XIII) à deux endroits. Aux Etats-Unis, la guerre européenne a permis « la consolidation et le développement d’un vaste trust capitaliste national » qui sera rapidement « au premier plan dans l’arène mondiale de la concurrence »[22]. Chez les belligérants, les idéologues de l’impérialisme ont parfois l’illusion de supprimer la concurrence et de construire des « autarchies ». Elles voleront en éclat après la guerre s’il est plus profitable de rétablir des liens économiques internationaux, même avec l’ancien ennemi. La guerre, économiquement, agit « sous bien des rapports » comme une « crise industrielle ». Les restructurations des réseaux d’échange et de crédit, à un niveau de production de la valeur et du profit globalement réduit, frappent « les travailleurs » et « les couches moyennes de la bourgeoisie ». La « grande industrie » regroupée par le capital financier, par contre, est prospère. Elle centralise les profits et accélère la concentration du capital. L’après-guerre renforcera ces tendances. Le trait le plus fort de l’économie de guerre est l’intervention de l’Etat. Boukharine cite un grand nombre de faits et de discours à propos du contrôle direct de l’Etat sur la production. La « mobilisation de l’industrie » implique son organisation de plus en plus complète. L’organisation du crédit, c’est-à-dire la gestion centralisée d’une immense dette de guerre, a transformé le rôle de la Reichsbank (c’est le seul exemple donné) et elle prédétermine durablement les contraintes financières de l’après-guerre. L’Etat allemand, par exemple, devrait « au moins doubler ses revenus ». Il le fera, prédit Boukharine, en « étendant les monopoles d’Etat » dont il tire un revenu issu directement de la production. La bourgeoisie ne s’opposera pas à l’abandon du « laisser faire, laisser passer » puisque « l’union patronale » qu’est l’Etat lui versera des dividendes et puisque la victoire qu’elle espère toujours lui offrira les profits du marché mondial[23].

Ces anticipations de Boukharine, en réalité, sont des emprunts aux sociaux-démocrates allemands « centristes » (K. Kautsky et surtout H. Cunow) et aux Professeurs des Universités allemandes (K. Ballod, M. Krahmann, Jaffé) qui rêvent d’un « socialisme d’Etat réconciliant les classes ». Il lit chez eux la confirmation de la tendance analysée antérieurement. La centralisation s’accélère « dans les cadres du trust capitaliste national ». Il peut même dire que « l’avenir appartient (dans la mesure où le capitalisme se maintiendra) à des formes économiques voisines du capitalisme d’Etat »[24]. Cette consolidation des trusts capitalistes nationaux, alors qu’une demi-douzaine d’entre eux s’affrontent en Europe, ne laisse présager qu’une seule chose : quelle que soit la manière dont s’éteindra le premier embrasement guerrier, il sera suivi par toute une série de conflits mondiaux impliquant les anciens trusts capitalistes nationaux rescapés ou leurs regroupements (Boukharine croit à une fusion rapide de l’Allemagne avec l’Autriche) et les nouveaux venus (Etats-Unis, Japon). Boukharine, pour éclairer la lanterne des révolutionnaires (en 1915), n’a pas prévu l’entrée en guerre de l’Italie ou des Etats-Unis, il n’a pas imaginé l’effondrement économique qui, en 1917, frappera plus ou moins nettement les pays maintenus en guerre pendant déjà trois longues années (et pour un an encore…). Il ignore complètement qui l’emportera, il n’exclut peut-être pas une « paix » provisoire sans vainqueurs ni vaincus. Il n’a donc pas beaucoup profité de la supériorité supposée de son analyse marxiste pour prendre de l’avance sur l’air du temps, mais il a réussi à refonder les conclusions de son modèle intellectuel, Rudolf Hilferding.

La « tendance historique » du capital financier, annoncée abstraitement puis repoussée (illogiquement) par Hilferding, s’exprime dans le concept plus concret de trust capitaliste national. Les contradictions de l’unification et de la socialisation de la production capitaliste mondiale la font avancer vers la révolution et le socialisme.

La thèse de Boukharine part d’un élément décisif :

« La concurrence atteint son développement maximum : la concurrence des trusts capitalistes nationaux sur le marché mondial. Dans le cadre des économies nationales la concurrence est réduite au minimum pour rebondir en dehors dans des proportions fantastiques, inconnues des époques historiques précédentes »[25].

La concurrence s’est accentuée dans le champ de l’économie mondiale jusqu’à prendre sa forme la plus violente, la guerre.

A partir de là, débarrassés des illusions que nourrit la concurrence lorsqu’elle est plus pacifique, les rapports entre les classes dans les trusts capitalistes nationaux « trouvent une expression on ne peut plus claire, on ne peut plus nette », comme l’avait dit Hilferding (que Boukharine cite ici, sans l’indiquer). Dans les trusts capitalistes nationaux, « l’Etat se transforme directement en patron et en organisateur de la production. Dissimulés jusqu’ici par une multitude de chaînons intermédiaires, les rapports de propriété apparaissent aujourd’hui dans toute leur nudité »[26].

Dans ces conditions, Boukharine n’a besoin que de « quelques mots » pour prévoir « une aggravation non pas relative, mais absolue, de la situation de la classe ouvrière »[27]. La tendance à la diminution du salaire réel est « profondément enracinée » à cause de la « cherté » (l’inflation) de la guerre et du futur après-guerre. Elle sera entretenue par les prix de monopole des cartels privés et des monopoles d’Etat. La charge des impôts s’y ajoutera. Les ouvriers perdront jusqu’au droit de lutter contre un patron confondu avec l’Etat. Ils deviendront « les esclaves blancs de l’Etat brigand impérialiste, qui absorbe dans le cadre de son organisation toute la vie de la production »[28].

C’est là que s’arrêtait le texte « légal » du manuscrit, sans appel explicite à la révolution, censure oblige, mais en annonçant, avec les libéraux de l’Economist de Londres « une ère de conflits de la plus grande violence ».

On peut faire le bilan politique de ce travail de propagande théorique.

1° Comme Kautsky[29], Boukharine a rectifié des « erreurs » du Capital financier, mais sa rectification ne conduit pas à envisager, dans le cadre du capitalisme, la possibilité d’une autre politique « ultra-impérialiste ». Pour ménager ses lecteurs marxistes cultivés, a priori sensibles aux arguments d’une sommité aussi reconnue que Kautsky, le chapitre XII[30] est consacré à une patiente réfutation de cette nouvelle théorie de Kautsky. Boukharine, tout d’abord, admet que la tendance à la « cartellisation » n’ayant pas de limite, un « trust universel » est « très concevable »[31]. Mais les trusts capitalistes nationaux, tels qu’il les voit, ne pourraient s’entendre que s’ils étaient « égaux » en forces économiques, politiques et militaires. Ils le sont peut-être parfois, comme c’est le cas, note-t-il, après les premiers mois de la guerre « actuelle » ; ils ne le sont jamais en permanence. Continuer la lutte, ou la relancer, est avantageux quand les forces deviennent inégales. Le « trust universel » ne pourrait réaliser la tendance à l’internationalisation qu’au terme d’une série de guerres impérialistes, par élimination des plus faibles. L’hypothèse d’une « autre politique » pacifique est « irréaliste » tant qu’existent plusieurs trusts capitalistes nationaux. Kautsky s’imagine que la bourgeoisie peut « renoncer aux méthodes impérialistes » à cause d’une « poussée d’en bas », mais seule une poussée révolutionnaire arrivera à un résultat vraiment durable.

2° Boukharine a dégagé un double motif « de classe » pour entraîner les ouvriers dans la lutte contre la guerre et pour la révolution : la paupérisation absolue, conséquence durable de la guerre, et la confrontation directe avec l’Etat exploiteur. Prises ensemble, ces deux circonstances, selon lui, devraient déchirer le voile des idéologies nationalistes qui opposent les « races » et non les classes. Les masses paupérisées ne se tromperont plus d’adversaire si elles se heurtent aussi à un Etat-patron.[32].

Ce bilan confirme que pour les bolcheviks, dès 1914-1915, il n’y a plus d’autre alternative que la soumission à la barbarie impérialiste ou l’insurrection révolutionnaire, mais ici – c’est l’effet de l’anticipation de la censure – le jeune représentant des bolcheviks ne peut pas beaucoup parler de l’insurrection…

L’économie mondiale et l’impérialisme a pour objet une donnée importante, mais partielle, de la stratégie des partis ouvriers : comprendre le jeu de l’adversaire, c’est-à-dire la logique des rapports de concurrence entre les trusts capitalistes nationaux, sujets collectifs d’une classe bourgeoise organisée. Par force, Boukharine réfléchit seulement sur la partie réelle de jeu de guerre qui est en cours entre les deux coalitions de trusts capitalistes nationaux. Sa conviction et celle des bolcheviks est d’abord qu’il s’agit d’un jeu répété. Il y aura d’autres parties qui se joueront selon les mêmes règles. Les révolutionnaires voudraient aussi faire intervenir un troisième joueur, le prolétariat. Les éléments de la stratégie propre du prolétariat que Boukharine peut évoquer semblent encore rudimentaires. La misère et les malheurs de la guerre peuvent soulever le prolétariat contre le pouvoir bourgeois, mais l’analyse économique proposée ne fait apparaître ni où se trouve le point de rupture (quel degré de paupérisation ?), ni où sont les forces qui peuvent être coalisées à celles des ouvriers en formant des alliances utiles pour l’emporter. Le prolétariat abstrait qui devrait mettre fin aux irrationalités du capitalisme et réconcilier l’organisation du processus productif avec la production est bien seul. Pire, il semble être divisé, ce qui le paralyse.

Il est intéressant de noter que le chapitre XIV, ajouté par Boukharine[33] lorsqu’il peut enfin publier son livre en Russie, s’occupe exclusivement d’expliquer l’obstacle majeur qui retarde la « réaction » révolutionnaire des ouvriers. La « solidarité » du Travail et du Capital est une illusion à la fois passagère et tenace parce que le Capital sait renouveler les formes de la sujétion qu’il fait consentir à ses salariés. Le paternalisme dans les petits ateliers, le patriotisme d’usine des ouvriers pourvus d’un emploi, le protectionnisme ouvrier défendant l’industrie nationale au nom du travail national, toutes ces idéologies de l’intérêt commun culminent dans l’association d’une fraction des ouvriers (les ouvriers qualifiés) à la politique coloniale et à l’impérialisme. En les payant mieux, avec une partie des surprofits récoltés dans le monde, le capital travaille à la division des prolétaires des pays les plus avancés. Il a réussi à entretenir le courant opportuniste qui détourne la social-démocratie du marxisme révolutionnaire. Mais la guerre, en appauvrissant les masses et en massacrant « des millions d’ouvriers », « brise la dernière chaîne qui attachait les ouvriers à leurs maîtres »[34].

Ainsi, ce document destiné par son auteur « à la poussière des archives » de l’histoire de la pensée révolutionnaire[35], contient finalement un développement assez vigoureux d’une idée que Lénine plaçait depuis 1914 en tête de sa politique : expliquer l’opportunisme de la majorité des chefs de la social-démocratie par la corruption de l’aristocratie ouvrière, afin de justifier une lourde condamnation morale et une rupture politique totale.

Pourquoi Boukharine choisit-il cette fin ? Je pense que c’est parce qu’il n’a alors aucun désaccord avec Lénine. Si le conflit qu’ils avaient eu sur la question de l’État n’avait pas été résolu, il me semble que Boukharine l’aurait évoqué. Mais il n’a aucun besoin de le faire puisque Lénine envoie le texte de L’Etat et la révolution à l’imprimeur le 30 novembre 1917[36], cinq jours après que Boukharine ait remis celui de L’économie mondiale et l’impérialisme (peut-être aux mêmes imprimeurs !). Par contre si Boukharine veut terminer son livre en faisant écho aux idées de Lénine sur l’impérialisme – une sorte d’hommage, peut-être inconscient car il ne cite pas Lénine – parler de la corruption de l’aristocratie ouvrière est un excellent choix : le message de Lénine en 1917 comme en 1915 est qu’il faut rompre avec tous les opportunismes que cette corruption a nourri.

Pour finir cette présentation de la première synthèse de Boukharine sur la question de l’impérialisme, j’étudie la source du conflit avec Lénine, l’article sur l’État impérialiste écrit en 1916.

Contribution à une théorie de l’État impérialiste a été publiée en 1925[37]. Il manque les dernières pages, perdues sur les routes de l’exil, mais l’absence d’une conclusion formelle n’est pas gênante. L’argumentation est claire et simplement structurée. Le motif de l’article est la lutte contre les « socialistes » qui ont basculé du côté des « intérêts de l’Etat impérialiste ». L’article concerne « les relations entre la social-démocratie et le pouvoir d’Etat » et, après une introduction, il comporte trois paragraphes : 1° : « La théorie générale de l’Etat »[38] ; 2° : « L’Etat impérialiste et le capitalisme financier » ; 3° : « Le processus organisationnel, le pouvoir d’Etat, et la classe ouvrière ».

1° La théorie générale de l’Etat des marxistes se distingue de toutes les autres parce qu’elle a une « base sociologique ». L’Etat est « une relation entre les gens – une relation de domination, de pouvoir et d’asservissement ». C’est « l’organisation la plus générale des classes dominantes, sa fonction de base étant de préserver et d’étendre l’exploitation des classes opprimées ». Les fonctions « socialement utiles » de l’Etat (construction de chemins de fer, d’écoles, etc.) ont toujours pour « principe » l’intérêt des classes dirigeantes (l’intérêt général est un leurre). L’Etat est bien sûr une « catégorie historique » car, si « la relation de domination est basée sur la différenciation de classe, avec la disparition des classes, l’Etat disparaît aussi. » C’est ce que disent Marx et Engels[39]. Pour les marxistes, « la société du futur est une société sans organisation d’Etat ». C’est ici, sur la question de la société future, que Boukharine compare les marxistes et les anarchistes. C’est une erreur, dit-il, de croire que les uns sont des partisans et les autres des adversaires de l’Etat. Les socialistes (marxistes) « s’attendent à une économie centralisée et technologiquement achevée », prolongeant les « tendances à la concentration et à la centralisation, les compagnons inévitables du développement des forces productives » ; l’utopie économique des anarchistes décentralisateurs « nous ramène à des formes précapitalistes ». Le socialisme représente un « progrès » (en dépassant le capitalisme, alors que l’anarchisme régresse en deçà) et, pour y parvenir, selon les socialistes, « la forme du pouvoir d’Etat » est nécessaire, mais elle « n’est conservée que pendant le moment de transition de la dictature du prolétariat ».

Boukharine a présenté cette « théorie générale » en polémiquant avec diverses théories de l’Etat des sociologues et des juristes « bourgeois » (notamment Gumplowicz et Oppenheimer). Il termine son paragraphe en mettant en place un cadre général d’analyse[40].

L’organisation d’Etat, comme il l’a déjà dit, « soutient et étend le procès d’exploitation ». Elle peut le faire « directement » (elle possède « ses propres entreprises » et absorbe la survaleur correspondante) ou « indirectement » en aidant de toutes sortes de manières les exploiteurs directs (elle doit alors prélever les ressources nécessaires par des impôts). Le soutien ou l’extension du procès d’exploitation va aussi dans deux « directions ». Vers l’extérieur des limites du territoire de l’Etat (l’Etat participe à la lutte pour le partage de la survaleur mondiale) et vers l’intérieur de ces limites (l’Etat dispose de la justice et du droit, de la police et de l’armée, etc. pour mener sa lutte de classe). L’organisation d’Etat, enfin, prend des formes différentes selon le type de rapport de production auquel elle est « appropriée » (l’Etat féodal diffère de l’organisation capitaliste de l’Etat). « L’époque du capital financier crée des rapports spécifiques à la fois dans et entre les Etats » et le pouvoir d’Etat prend une forme nouvelle, l’Etat impérialiste. C’est le sujet du deuxième paragraphe.

2° La description de l’Etat impérialiste est rondement menée. Quelques tableaux de chiffres montrent « la croissance colossale de l’importance économique de l’Etat » (exemples : la taille du budget, ou les dépenses militaires). Boukharine synthétise en une courte page son analyse des « trusts capitalistes nationaux » qu’il rebaptise définitivement « d’Etat ». Le développement des forces productives et la concurrence sur le marché mondial sont les clefs des « tendances étatiques du capitalisme financier contemporain ». « Les entreprises privées individuelles disparaissent en tant que cellules de l’organisme capitaliste ». Il se crée un « système de capitalisme collectif » où toutes les catégories de la bourgeoisie sont des « bénéficiaires de dividendes » et « coopèrent » dans un cadre donné par l’Etat. Avec la guerre les rapports de production du capitalisme d’Etat ont mûri rapidement.

Boukharine examine dans le détail comment l’Etat est intervenu dans la sphère de la production. Il suit l’exemple allemand d’assez près et développe ce qu’il avait évoqué dans L’économie mondiale et l’impérialisme. L’Etat allemand dispose depuis longtemps des ressources des forêts et de manufactures. Il a besoin d’accroître énormément ses revenus à cause du coût de la guerre et des dettes. Si la bourgeoisie trouve « désagréables » les impôts directs tandis que le prolétariat « résiste » aux impôts indirects, l’Etat devra recourir au « monopole d’Etat sur de nombreux produits » (tabac, alcool, énergies de toutes sortes, acier, potasse, etc.). L’industrie de guerre pourrait aussi être monopolisée par l’Etat et il se crée de nombreuses « entreprises mixtes » associant l’Etat à des capitalistes ou à des organisations de capitalistes (trusts, cartels). Ce « type intermédiaire » peut conduire à la « forme pure de l’entreprise d’Etat ». Si l’on ajoute à ce tableau tous les efforts que l’Etat fait pour règlementer et contrôler la production au nom de la défense nationale, on peut conclure que « le pouvoir d’Etat absorbe virtuellement toutes les branches de la production » et « devient de plus en plus un exploiteur direct ».

La sphère de la circulation n’est pas moins étatisée. Le « cadre technique » de la circulation (chemins de fer, télégraphe, téléphone, câbles sous-marins et postes) est depuis longtemps réparti de façon variable entre l’Etat et les compagnies privées. Avec la guerre « la part de l’Etat est croissante ». Les monopoles commerciaux d’Etat, les entreprises mixtes ou les « sociétés de matériel de guerre » allemandes qui organisent l’approvisionnement tendent à « remplacer le marché anarchique par une répartition organisée du produit, l’autorité finale étant encore une fois le pouvoir d’Etat ».

Dans la sphère de la monnaie et du crédit, et en temps de guerre, l’Etat a « besoin de diriger l’ensemble du procès de circulation monétaire ». Collecter l’or disponible, émettre les billets, organiser le crédit aux entreprises mobilisées pour la guerre, lancer des emprunts d’Etat, toutes ces activités sont sous le contrôle de la banque d’Etat, en position de « régulateur suprême ». Boukharine avance une explication : les capitalistes remettent leur capital à l’Etat faute de « terrain d’investissement parce que la base productive s’est réduite à cause de la guerre ». Les capitalistes deviennent « actionnaires de l’ensemble agrégé des entreprises d’Etat », rémunérés par des intérêts fixes.

Pendant la guerre, enfin, il y a des rationnements pour certains produits alimentaires (en Allemagne, isolée par un blocus, ils sont tous rationnés) et la politique économique extérieure de l’Etat conserve toutes ses caractéristiques « impérialistes » (protectionnisme accru, pillage direct de territoires étrangers, etc.).

Boukharine admet plusieurs fois que ces « formes d’organisation » cesseront avec la fin de la guerre, mais il conclut tout de même que l’Etat impérialiste devient « une organisation exploiteuse unique, centralisée, à laquelle le prolétariat, objet de l’exploitation, s’oppose directement ». La bureaucratie et les autorités militaires ont le pouvoir en main. Pour les travailleurs, « la lutte économique et la lutte politique cessent d’être deux catégories ». Ils affrontent directement l’Etat dans « chacun de leurs mouvements ».

Les théoriciens bourgeois ou les « révisionnistes » parlent de tendance au « socialisme d’Etat », mais la perspective est celle d’un « capitalisme d’Etat ». Boukharine, qui a toujours le souci de la rigueur théorique, ajoute que ce ne serait plus du capitalisme si la forme salaire disparaissait, c’est-à-dire si les travailleurs recevaient directement leurs rations (d’aliments, principalement) et aucun « équivalent monétaire de la valeur de leur force de travail ». Mais ce nouvel « esclavage » d’Etat n’est concevable que dans une « économie mondiale unique » (avec un Etat mondial unique). Tant que les trusts capitalistes d’Etat sont en nombre et en concurrence, il y a un marché mondial, des marchandises (dont la force de travail, qui devrait circuler davantage dans le monde), des prix et des salaires monétaires.

3° Le troisième paragraphe (peut-être incomplet, puisqu’il manque les dernières feuilles) est la partie la plus originale. Le capitalisme d’Etat, « forme achevée » et horizon proche des trusts capitalistes d’Etat, est le résultat d’un « processus d’organisation » qui « supprime graduellement l’anarchie des composants séparés du système économique national ». Considérant toute l’histoire du développement du capitalisme, Boukharine observe que l’Etat mercantiliste était l’organisateur du premier essor du capitalisme. Le libéralisme du capitalisme industriel a rejeté l’omnipotence de l’Etat. Avec le capital financier vient la « négation de la négation » : « L’Etat est à nouveau en train d’envahir la sphère des relations économiques ». Depuis un quart de siècle, « de façon frappante », il y a eu une multiplication de « tous les types possibles d’organisations entrepreneuriales ». Pas seulement les « trusts » ou les « cartels », mais aussi diverses institutions chargées de représenter les intérêts de l’industrie et du commerce. « On peut même dire », ajoute Boukharine, « que toute la vie sociale » est organisée par la bourgeoisie. Il pense aux églises, aux journaux, aux académies des sciences, aux partis politiques bourgeois, aux groupes de pressions et à toutes les sociétés de propagande colonialistes… La tendance (que la guerre accélère) est que « l’Etat absorbe en lui-même toute la multitude des organisations bourgeoises ». Il s’agit de mobiliser toutes les forces morales et idéologiques des vivants (et des morts[41]).

Boukharine ébauche à partir de là un « modèle général de développement de l’Etat » :

« Au début l’Etat est la seule organisation de la classe dirigeante. Puis d’autres organisations commencent à pousser, leur nombre se multipliant spécialement à l’époque du capitalisme financier. L’Etat est transformé de seule organisation de la classe dirigeante en une de ses organisations, se distinguant parce qu’elle a le caractère le plus général parmi toutes ces organisations. Enfin arrive la troisième étape, dans laquelle l’Etat dévore ces organisations et devient une fois de plus la seule organisation universelle de la classe dirigeante, avec une division technique, interne, du travail… Surgit alors le type achevé de l’Etat impérialiste voleur contemporain, l’organisation de fer, qui tient le corps vivant de la société dans ses serres puissantes. C’est le Nouveau Léviathan »…

… qui dépasse largement la « fantaisie » de Hobbes.

Les travailleurs ont aussi leurs organisations. Deux cas sont possibles : « soit les organisations des ouvriers, comme toutes les organisations de la bourgeoisie, grandissent dans l’organisation générale de l’Etat et deviennent un simple appendice de l’appareil d’Etat, ou, autre possibilité, ils sortent des limites de l’Etat et le font exploser de l’intérieur, organisant leur propre pouvoir d’Etat (ou leur dictature) ». La première voie est celle de la « social-démocratie jaune », la seconde celle des révolutionnaires. Les deux voies sont maintenant séparées. Le succès des révolutionnaires est le plus probable, la « charge imposée au prolétariat » par la guerre ayant démasqué l’impérialisme.

Après avoir posé ce cadre, Boukharine énonce ce qu’il appelle « une exigence tactique catégorique : la social-démocratie [révolutionnaire] doit souligner avec force son hostilité, de principe, au pouvoir d’Etat ». Les révolutionnaires doivent s’opposer à tous les projets qui renforcent le rôle économique de l’Etat impérialiste car ces « progrès indubitables », puisqu’ils vont dans le sens de la centralisation, sont d’abord un « renforcement du militarisme et de l’impérialisme ». La tâche historique du jour est de « préparer une attaque universelle contre les gangsters du gouvernement ». Un lecteur « sagace », écrit-il en note, « dira que la social-démocratie a toujours pour but de développer les forces productives… C’est vrai… mais, pour le temps de l’insurrection, dirons-nous, la social-démocratie ne doit pas craindre une destruction temporaire d’une partie des forces productives ». La dernière page conservée de l’article s’achève sur ce récit de la future révolution :

« Dans la montée de la lutte révolutionnaire, le prolétariat détruit l’organisation étatique de la bourgeoisie, reprend son ossature matérielle et crée sa propre organisation temporaire du pouvoir d’Etat. Ayant repoussé toutes les contre-attaques de la réaction et dégagé la voie du développement libre de l’humanité socialiste, le prolétariat en dernière analyse, abolit sa propre dictature aussi bien, une fois pour toutes, qu’un tuteur de bois… ».

Avant de conclure, on ne peut pas échapper à une digression sur la réaction de Lénine à ce projet d’article.

Ce texte a été lu par Lénine, mais comment l’avait-il compris ?[42]

En août 1916 Lénine envoie une brève lettre de refus très peu explicite où il indique ce qui va et ce qui ne va pas. La partie « sur le capitalisme d’Etat et sa croissance (particulièrement en Allemagne) » est « bonne et utile ». Elle pourrait, d’ailleurs, être publiée avec peu de modifications dans une revue légale[43]. Il s’agit du deuxième paragraphe. Le premier paragraphe, par contre, « ne fait qu’effleurer son sujet », ce qui ne convient pas pour la revue. Mais les objections portent plus précisément sur six (ou sept) « formulations extrêmement inexactes de l’auteur ». 1° Les citations d’Engels (il y en a au moins deux) sont « coupées aux endroits les plus importants ». Lénine s’interroge aussi (en mettant des points d’interrogation) sur quatre phrases : 2° le marxisme est « une théorie sociologique de l’Etat » ; 3° l’Etat est une organisation « générale » des classes dominantes ; 4° « la social-démocratie doit particulièrement faire ressortir son hostilité de principe au pouvoir d’Etat » ; 5° « organisation du pouvoir d’Etat ». Enfin, 6° la distinction entre marxistes et anarchistes dans le problème de l’Etat est « absolument inexacte »[44].

Après la parution de L’internationale de la jeunesse, en septembre 1916, où Boukharine a publié une version allemande de l’essentiel de son article, Lénine précise ses critiques sur deux points : 1°, la distinction entre marxistes et anarchistes, et 2°, l’hostilité de principe des sociaux-démocrates envers l’Etat[45].

Lénine cite un passage analogue à celui que j’ai analysé plus haut où Boukharine oppose le caractère économiquement progressiste du socialisme des marxistes à la régression économique anarchiste, mais, alors qu’il a lu l’article dans ses deux versions, russe et allemande, il reproche à Boukharine de n’avoir parlé que des « bases économiques de la société future » et pas de l’attitude envers l’Etat. Boukharine aurait « oublié l’essentiel » : « les socialistes veulent utiliser l’Etat moderne » et la dictature du prolétariat est « aussi un Etat ». Dans son article, Boukharine avait écrit exactement ce que Lénine dit qu’il a oublié. Mais Lénine lui reproche aussi d’avoir ajouté à la doctrine marxiste classique d’Engels (le « dépérissement ») la volonté anarchiste de « faire sauter », « d’abolir » l’Etat. Lénine ne peut pas dire plus clairement qu’il n’a pas encore écrit L’Etat et la révolution.

La deuxième critique tombe aussi à plat. Lénine semble ne pas comprendre une phrase de style boukharinien : « la guerre actuelle a montré combien “l’idée d’Etat” a poussé de profondes racines dans l’esprit des ouvriers ». Boukharine parle ici des « opportunistes » qui sont tombés du côté de l’Etat impérialiste et qui le glorifient au lieu de le combattre comme le font les révolutionnaires. Lénine, qui dit que Boukharine n’a pas « une compréhension réellement “claire” » de ce que pourrait être une « opposition de principe » envers l’Etat, corrige la phrase citée, qui « n’est ni marxiste, ni socialiste », en écrivant : « Ce n’est pas “l’idée d’Etat” qui s’est heurtée à la négation de l’Etat, mais la politique opportuniste (c’est-à-dire l’attitude opportuniste, réformiste et bourgeoise envers l’Etat) qui s’est heurtée à la politique social-démocrate révolutionnaire (c’est-à-dire à l’attitude social-démocrate révolutionnaire envers l’Etat bourgeois et l’utilisation de l’Etat contre la bourgeoisie en vue du renversement de cette dernière) ». Lénine est en fait insensible à l’humour de Boukharine qui avait donné une forme « idéaliste » à sa dénonciation des adversaires opportunistes. L’humour est une autre manière d’être « clair ».

Lénine annonce finalement qu’il va préparer « un article spécial » sur « cette question extrêmement importante ». La formulation d’une compréhension réellement claire de l’attitude des sociaux-démocrates révolutionnaires envers l’Etat est remise à plus tard.

On peut comprendre que Boukharine se soit senti agressé et qu’il ait écrit des lettres assez violentes. Lénine, le 14 octobre 1916, répond à l’une d’entre elles, reçue dans les jours précédents.

Boukharine, alors en Scandinavie, réagissait à la lettre de refus que nous avons vue et à un courrier de Zinoviev. Il semble – la lettre de Boukharine n’est pas disponible, mais Lénine la cite – que Boukharine « bouillonnait » parce qu’il avait le sentiment d’être amalgamé au groupe des anciens bolcheviks qui refusaient tout programme démocratique minimum (écho d’une querelle précédente) et qu’il était pour cela mis à l’écart. Il avait aussi entendu Zinoviev critiquer son « semi-anarchisme » comme s’il ignorait la nécessité de la dictature du prolétariat. Enfin il avait renvoyé le lot de citations de Marx et Engels, réaffirmé leur orthodoxie et observé avec amertume que ni Lénine, ni Zinoviev ne lui avaient dit où était son « hérésie ».

La réponse de Lénine[46] est très compliquée. Les deux dernières pages sont une série de requêtes pour organiser efficacement les relations entre Lénine et les bolcheviks d’Amérique et des pays scandinaves. La confiance semble totale. Juste quelques lignes auparavant, le ton était devenu plus chaleureux (« nous vous avons toujours apprécié à votre juste valeur »… « Je serais sincèrement content si la polémique ne se poursuivait qu’avec P. Kievski »…) même si Lénine lui demandait toujours d’analyser « les questions (litigieuses) dans le fond et de manière attentive ». Par contre les réprimandes s’accumulent dans les trois premières pages. Vous ne raisonnez plus… Vous bouillonnez… Vous ratez la cible… Ce très désagréable ton paternel et magistral est accentué par la crise de mauvaise foi dont Lénine est victime. Lénine nie avoir parlé d’hérésie ou d’anarchie (il dit qu’il ne sait pas ce que Zinoviev a pu écrire[47]), il affirme qu’il a indiqué « archi-précisément » les erreurs commises et il redit que les citations sont coupées d’une manière qui en altère le sens et « donne libre cours à des conclusions inexactes ». Or Boukharine a précisément revu les citations de Marx et d’Engels. Il a constaté qu’il n’avait rien coupé malencontreusement[48]. Il a donc demandé à ses censeurs de lui expliquer leur critique sur les « coupures ». Lénine, qui accuse Boukharine de ne pas répondre à ce qu’il lui a dit, ne répond pourtant rien sur ces coupures. Il avance deux autres arguments : les citations réunies sont « si générales qu’il y a loin d’elles au concret » et, « (c’est là l’essentiel) ce n’est pas ce que dit l’article ». Enfin les coupures n’avaient en fait aucune importance, comme le montre le supplément d’argument utilisé par Lénine. Dans sa lettre Boukharine a écrit que les phrases citées n’étaient pas « passibles d’une autre interprétation ». Lénine se saisit de ces mots : « Nous insistons justement sur l’“interprétation” » et il saute aux yeux que, pour lui, c’est bien de leur interprétation que les citations litigieuses sont prétendument « coupées »… L’année suivante Lénine écrira L’Etat et la révolution et changera son interprétation.

Cette semi polémique (elle était d’ailleurs tout-à-fait « privée ») s’était donc éteinte avec la révolution et aurait pu rester un épisode des querelles d’exilés qui furent nombreuses. Elle a été exhumée et instrumentalisée par Staline et ses brigades théoriques qui ont fabriqué un roman avec les mots stigmatisants qu’il fallait : « semi-anarchisme », etc.

Mais cette digression a assez duré.

Pour conclure ce paragraphe, je crois qu’il faut souligner l’inventivité et la robustesse de la synthèse écrite en 1915-1916 par un très talentueux jeune homme. Tout d’abord, j’observe qu’il suffisait d’oser étudier la guerre[49] pour trouver un moyen de dépasser les théories de l’impérialisme d’avant-guerre (grâce au concept de trust capitaliste national ou d’Etat). D’autre part Boukharine, à cause de son tempérament de « théoricien », ne pouvait se contenter de mettre en valeur les mérites révolutionnaires des conclusions de Marx, il concevait sa tâche comme une mise en œuvre de la « méthode marxiste ». Son livre, et encore plus son projet d’article, n’étaient que des ébauches, mais ils sont une avancée sur le terrain de l’étude de la concurrence. Je voudrais suggérer un renversement de perspective. La tradition veut que le maître (Lénine) ait toujours su montrer les erreurs de son disciple (Boukharine). Nous venons de voir qu’il fallait relativiser cette tradition sur la question de l’Etat. Sur la question de la concurrence, ce que Lénine pense et laisse entrevoir dans ses remarques critiques ou dans sa brochure de vulgarisation est plus obscur qu’on l’imagine. Ainsi, dans le § 7 de L’impérialisme…, il affirme simultanément que le monopole s’est substitué à la « libre concurrence » dont il est « exactement le contraire », et que « les monopoles n’éliminent pas la concurrence dont ils sont issus ». « Ils existent au-dessus et à côté d’elle », essaie-t-il de dire en dessinant un espace imaginaire illogique (dans le genre des dessins du Piranèse) dont on peut attendre, sans doute, qu’il engendre « ainsi des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents »[50]. La dialectique de la libre concurrence et du monopole, chez Boukharine, détermine un mouvement de la concurrence des capitaux plus facile à comprendre. Le monopole élimine les concurrents dans l’espace restreint de l’économie nationale, il pousse la concurrence jusqu’au bout (en s’associant à l’Etat et à ses forces armées) avec les autres monopoles dans l’espace plus large de l’économie mondiale. Au total, la compétition économique s’affaiblit et se renforce simultanément, mais dans des espaces différents et clairement hiérarchisés. Le schéma théorique de Boukharine est peut-être trop simple[51], mais il a un cadre logique.

 

2. Économique de la période de transition, 1920

Dans sa préface d’Economique de la période de transition (écrite au printemps de 1920), Boukharine dit de la révolution réelle – celle où il est engagé corps et âme depuis trois ans – qu’elle est « une tragédie mondiale ». La façon dont il présente l’objet du livre montre quelle différence d’intensité dramatique il y a entre réfléchir à un projet révolutionnaire et vivre consciemment sa réalisation.

L’objet du livre est exactement ce qu’il envisageait dans le récit anticipé de la révolution que donne l’avant dernière phrase de Contribution à la théorie de l’Etat impérialiste : « Dans la montée de la lutte révolutionnaire, le prolétariat détruit l’organisation étatique de la bourgeoisie, reprend son ossature matérielle et crée sa propre organisation temporaire du pouvoir d’Etat ». Mais il l’écrit maintenant avec d’autres mots et quelques commentaires :

« L’ancienne société se scinde dans sa forme étatique comme dans sa forme de production ; elle se désagrège en profondeur jusqu’à ses racines. Une rupture aussi radicale ne s’est encore jamais produite. Elle était pourtant nécessaire pour que puisse s’accomplir la révolution du prolétariat qui, à partir des éléments désagrégés mais reliés de façon nouvelle, en nouvelles combinaisons et selon de nouveaux principes jette les fondements de la nouvelle société. En cela, le prolétariat agit en tant que force organisée qui possède un plan et une volonté inébranlable de réaliser ce plan en dépit de tous les obstacles. L’humanité paie d’un prix atroce les vices du système capitaliste. Seule une classe comme le prolétariat, la classe Prométhée, sera capable de supporter les souffrances inévitables de la période de transition pour allumer ensuite les flambeaux de la société communiste ».

La situation réelle est si violente et tragique que le terme de la révolution, l’extinction de la dernière forme du pouvoir d’Etat (la dictature du prolétariat) qui était évoquée en 1916 (« Ayant repoussé toutes les contre-attaques de la réaction et dégagé la voie du développement libre de l’humanité socialiste, le prolétariat en dernière analyse, abolit sa propre dictature aussi bien, une fois pour toutes, qu’un tuteur de bois… ») ne l’est plus dans l’énoncé du sujet de 1920 et le dépérissement de l’Etat n’apparaît brièvement que deux ou trois fois dans les cent cinquante pages du texte.

Quelle est l’origine de ce livre ? L’auteur n’en dit rien dans sa préface, mais les premiers lecteurs Russes et communistes qui se souvenaient du VIIIe Congrès du PC(b)R, fin mars 1919, le savaient forcément. Au début de 1919, le parti bolchevik, au pouvoir depuis un peu plus d’un an et engagé dans une âpre guerre civile, voyait s’ouvrir une période « cruciale » : l’armistice du 11 novembre 1918, la révolution allemande, le retour des soldats, etc. C’était le moment de créer une nouvelle Internationale (c’est fait le 4 mars 1919 à Moscou) et d’écrire un nouveau programme « communiste » pour le parti des bolcheviks.

Il y avait deux rapporteurs, Lénine et Boukharine. Ils avaient eu des débats sur plusieurs points (dont celui du droit à l’autodétermination des nationalités opprimées), mais la question la plus longuement discutée avait été celle du début du programme : l’analyse du capitalisme et de l’impérialisme. Lénine voulait garder le texte de Plekhanov qui ouvrait le premier programme de la social-démocratie Russe par une analyse générale du capitalisme. Il y ajoutait une page sur l’impérialisme, la guerre et la crise révolutionnaire. Boukharine disait qu’il fallait essayer de donner une vue d’ensemble de la destruction du capitalisme et de l’impérialisme. Lénine rétorquait : « Essayez, vous verrez que vous ne réussirez pas »[52]. Il justifiait sa solution en disant que l’impérialisme ne faisait encore que recouvrir l’ancien capitalisme, que la réalité était composite, etc. Le Congrès avait suivi Lénine.

Economique de la période de transition est la réponse de Boukharine au défi de Lénine[53]. En quelques semaines de « travail à temps perdu », car les révolutionnaires avaient beaucoup d’occupations, il élabore un texte composé de « formules quasi algébriques », et il reconnaît qu’il a manqué de temps pour lui donner « un aspect accessible ».

Il investit dans cette entreprise toute sa réflexion du début de la guerre sur l’impérialisme et le capitalisme d’Etat et il tente de la prolonger jusqu’au moment de la crise révolutionnaire et de la « dictature du prolétariat ».

La question de l’impérialisme est reprise dans les trois premiers chapitres (La structure du système capitaliste ; Economique, pouvoir d’Etat et guerres ; L’écroulement du système capitaliste). Elle s’articule ensuite à la question de l’édification du communisme dans la mesure où le capitalisme d’Etat, la forme ultime du capitalisme devenu impérialiste, est l’objet de la recombinaison des éléments disloqués de l’ancien régime capitaliste. Cependant il ne s’agit plus de la question de l’impérialisme proprement dite, mais de son dépassement. Le livre y revient dans le dernier chapitre (Le processus de la révolution mondiale et le système mondial du communisme, un titre optimiste…).

Si je devais seulement résumer le chapitre I, je dirais que Boukharine y réaffirme que l’économie mondiale est le champ de la concurrence des trusts capitalistes d’Etat, mais les 10 pages de ce chapitre ne sont pas du tout un résumé de L’économie mondiale et l’impérialisme. Au lieu d’une sorte de récit raisonné et raccourci du développement du capitalisme, donc un texte plutôt historique, c’est un essai sur la logique de la structure du système capitaliste.

Le premier alinéa du livre se saisit d’un pilier épistémologique du marxisme : la science des « économies sociales marchandes » (dont fait partie le capitalisme) est l’économie politique (critique, ajouterait-on aujourd’hui). Elle suppose une société non organisée, c’est-à-dire des sujets économiques séparés les uns des autres. Les relations entre ces sujets (les unités productives, essentiellement), travesties par le « fétichisme de la marchandise », sont alors soumises à des « lois objectives » de l’économie (la loi de la valeur travail, en premier). Une économie sociale organisée, où tous les acteurs économiques coopèrent et ne forment qu’un sujet économique intégré, ne relève pas de l’économie politique. Le plan élaboré consciemment par le sujet collectif s’est en effet substitué au marché. Si une économie sociale « organisée » existe, c’est la fin du capitalisme, comme de l’économie politique.

La solution de l’énigme de la transition est donc dévoilée dès la deuxième page : si le capitalisme s’organise, il disparaît[54].

La suite du chapitre poursuit l’analyse des propriétés de la structure de l’économie sociale marchande.

L’économie sociale marchande est une société qui n’est pas le sujet conscient de la production sociale, et ce sujet n’existe pas. La relation de séparation des sujets économiques implique leur ignorance des faits et gestes des autres sujets (au moins en partie) et donc une irrationalité du système de leurs relations.

Les sujets économiques, par contre, sont conscients de ce qu’ils font. Leurs relations ne se limitent pas à leur « séparation ». Au contraire ils participent aussi à la division du travail, sans doute comme des entités distinctes, mais appartenant à de « branches » et à des « industries » déterminées. Boukharine construit à partir de là une typologie des concurrences : horizontale dans une même « industrie », verticale dans une même « branche » et combinée lorsque les entreprises regroupent plusieurs branches. Les méthodes de concurrences sont évidemment différentes : baisse du prix du produit d’une industrie (concurrence horizontale) ; pressions directes (le boycottage par exemple) quand il s’agit, par exemple, des relations avec un fournisseur (concurrence verticale), etc. Les sujets économiques utilisent ces moyens pour réaliser des profits, accumuler, concentrer et centraliser les capitaux. Ils finissent par constituer des unités économiques de plus en plus grandes et organisées. A l’époque du capital financier, celui-ci a « créé un nouveau type de rapport de production en transformant le système capitaliste marchand non organisé en une organisation du capitalisme financier ».

Boukharine, arrive ainsi aux trusts capitalistes d’Etat qui sont les « sujets » dans l’économie mondiale où la concurrence « combinée » domine. Si l’économie nationale qu’organise un trust capitaliste d’Etat est devenue une « organisation rationnelle », le système de l’économie mondiale reste « irrationnel » et « sans sujet ». L’économie intérieure des trusts capitalistes d’Etat conserve ainsi des formes marchandes dans la mesure où elle est liée au marché mondial. L’impérialisme a pour racine la concurrence « combinée » de ces trusts capitalistes d’Etat. Puisqu’ils intègrent les organisations économiques et politiques du capitalisme, cette concurrence va jusqu’à la lutte armée.

« La lutte des organisations capitalistes financières est l’expression la plus vive des contradictions et de l’anarchie du mode de production capitaliste ». Boukharine associe d’abord ces contradictions à leur résolution temporaire : les « crises », « faux-frais de la reproduction capitaliste », qui réduisent les forces productives et restructurent le système pour un retour de l’accumulation. Il ajoute que les guerres ont les mêmes conséquences : réduction des forces productives, restructurations des sujets économiques et de leurs relations.

Il peut terminer son chapitre en enrichissant l’idée du premier alinéa (si le capitalisme s’organise, il disparaît).

Les rapports de production du capitalisme ne se limitent pas au « rapport réciproque anarchique entre les entreprises », il y a aussi « la construction anarchique de la société en tant que société de classes ». Il y a les « contradictions économiques » et les « contradictions sociales ». « La combinaison définie des deux facteurs entraîne l’écroulement du système entier ». Il y a les contradictions économiques qui conduisent aux crises et à la guerre en élevant le niveau d’organisation, tandis que les destructions des crises et de la guerre « aiguisent considérablement les antagonismes entre les classes ». L’écroulement « commence par les maillons les plus faibles du système », et « c’est le début de la révolution communiste ».

Ceci, dans le texte, est une annonce des chapitres suivants, mais je crois qu’on peut en dégager une idée générale de l’approche de Boukharine : le capitalisme impérialiste est à la fois plus organisé et plus destructeur, tandis que les classes dominées sont à la fois plus déterminées à le renverser (parce qu’il est destructeur) et déjà matériellement organisées pour changer la société (parce qu’il est organisé).

J’ai voulu montrer en détail comment Boukharine retravaille en quelque sorte l’environnement de son concept de trust capitaliste d’Etat. Voyons la suite.

Dans le chapitre II (10 pages encore), Boukharine s’appuie fortement sur le § 1 de la Contribution à une théorie de l’Etat impérialiste, celui sur la théorie générale de l’Etat. Il apporte parfois quelques améliorations et ne redit rien sur les anarchistes, mais l’essentiel est là. « L’Etat est une organisation de la classe possédante pour la protéger contre la classe non possédante » (Engels), sa fonction consiste « dans la défense, la consolidation et le développement des rapports de production qui correspondent aux intérêts de la classe dominante »[55] etc. Boukharine ajoute quelque chose. Si l’Etat est une catégorie historique, il en est de même pour une de ses activités : la guerre, et il développe sur trois pages que chaque type d’Etat peut être associé à un type de guerre différent…[56].

Le résultat du chapitre II est donc l’introduction des mots Etat et guerre, avec leur définition. Le chapitre III (23 pages) reprend d’abord (dans un ordre un peu différent) et enrichit les § 2 et 3 de la Contribution à une théorie de l’Etat impérialiste. « Le premier stade de la guerre a été celui d’une réorganisation interne des rapports de production capitalistes » en direction du capitalisme d’Etat. Sur 6 pages Boukharine analyse les particularités du processus de centralisation du capital pendant la guerre, les besoins de la guerre, les pénuries, le rôle des banques et de la banque d’Etat, le développement des monopoles d’Etat, des syndicats et des cartels, etc. Les conclusions sont les suivantes : « La limite mathématique de cette tendance est donnée par la transformation de toute l’économie nationale en un trust combiné, absolument compact », et « subordonné » à l’Etat impérialiste. Ce « capitalisme d’Etat » (tendanciel) est une « organisation planifiée », une « forme plus élevée d’organisation » qui crée « une structure technique de production stable ». Mais « l’élimination du marché » et « l’organisation de la production à l’échelle étatique » restent orientées vers la conduite de la guerre.

Boukharine souligne donc qu’en s’adaptant aux conditions de la guerre, les structures capitalistes de chaque pays se sont engagées dans un « dépassement de l’anarchie de la production » qui a un effet équilibrant. Il ajoute alors que la guerre et ses besoins ont eu leur effet sur l’autre série de contradictions, « l’anarchie sociale ». Là aussi l’Etat est intervenu dans le « processus de réorganisation sociale ». Les organisations ouvrières (syndicats, partis, coopératives) ont immédiatement été subordonnées à l’Etat (grâce à la trahison des partis socialistes, et tout ce qui s’en suit…). « C’est ainsi que fut obtenue la stabilité maximale des systèmes partiels capitalistes placés dans les conditions de la grande guerre impérialiste[57] ».

Ces équilibres locaux, cependant, « se réalisèrent dans les conditions d’une énorme destruction de forces productives ».

Nous entrons ici dans la partie innovante du livre.

Au cours de la guerre, les moyens matériels de production et la force de travail rencontrent des difficultés de reproduction. Si ces « forces productives » sont redistribuées dans l’intérêt de l’industrie de guerre, la production s’orientera vers des produits qui n’entrent ni dans les prochains cycles de production, ni dans la consommation qui est le « processus spécifique de la production de force de travail ». La consommation peut produire des soldats, mais ce ne sont pas des travailleurs. Les armées ne produisent pas, toutes leurs consommations sont des prélèvements qui réduisent les « fonds de reproduction ». « A chaque rotation du capital social, la base réelle de la production sociale se réduit ».

Boukharine propose de parler de « reproduction élargie négative »[58]. « Telle est la guerre considérée du point de vue économique ».

La réduction de la base productive d’une économie (en guerre) n’est pas son effondrement. Le capitalisme d’Etat organise cette restructuration, distribue des titres d’Etat, etc. La perte de valeur des monnaies est un indice alarmant, mais « si la guerre s’était terminée la seconde année », on aurait peut-être eu affaire à une « crise, de forme et de dimension jamais atteinte, mais nullement à un effondrement du système capitaliste ».

La reproduction de plus en plus réduite ne devient un effondrement que lorsque les rapports de production eux-mêmes sont empêchés de se reproduire. Boukharine cherche dans ses notes de cours sur la Théorie du matérialisme historique les éléments d’une conception marxiste des « rapports de production » (le passage est littéralement incompréhensible quand on le lit sans cette référence). Je retiens seulement qu’il inclut dans cette catégorie les rapports de classe, les hiérarchies de la fabrique, les rapports de coopération internes au processus de travail, les rapports entre deux entreprises, etc. Il dit aussi clairement que « le type de relations sociales est présent dans la tête des individus ». La proposition choc (donnée comme un postulat, sans démonstration) est : « Les rapports de production déterminent tout le reste »[59]. Ils sont fortement hiérarchisés et donc toutes les organisations de la société le sont…

L’idée essentielle de ce chapitre et de ce livre n’est pas là, mais dans ce qui suit. Boukharine pense qu’il faut considérer le caractère « anormal » de la situation. Dans une période « critique », il n’y a plus d’équilibre. Si la base productive diminue à chaque cycle, les moyens de travail se détériorent, les consommations se réduisent, le travail se déqualifie et les liens hiérarchiques se rompent. L’effondrement est une désintégration des rapports de production qui menace de destruction les forces productives. Mais le prolétariat est une « force productive » qui réagit quand elle est menacée de destruction[60]. Arrivé à un certain point, « l’obéissance aux possédants devient impossible » et la révolte se manifeste dans des « refus individuels » ou, mieux, dans la « lutte révolutionnaire » contre les « éléments supérieurs du système » qui, eux, luttent pour le maintien de leur position[61].

Dans le domaine de la politique, dit alors Boukharine, le « marxisme révolutionnaire » a établi la nécessité, pour faire la révolution, de « l’effondrement de l’ancienne machine d’Etat ». L’Etat doit être détruit avant d’être reconstruit. Il croit pouvoir affirmer que les faits l’ont confirmé.

Dans le domaine de l’économie, c’est « beaucoup moins clair ». Hilferding en 1910 – c’était alors un bon maître – croyait que « prendre possession de six grandes banques mettrait toute l’industrie à la disposition du prolétariat ». En fait le lien du crédit s’effondre quand le prolétariat conquiert les banques… Boukharine propose une analogie : dans l’armée impérialiste il faut que les liens hiérarchiques soient rompus pour la décomposer (et la recomposer en armée rouge) ; la dissolution révolutionnaire des hiérarchies sociales dissout aussi les hiérarchies techniques et désintègre l’appareil productif. Les forces productives diminuent nécessairement pendant la révolution qui accélère, en fait, la reproduction « élargie négative ».

Boukharine admet que, théoriquement, on peut penser à un « déclin de la culture », à une régression profonde vers une économie naturelle primitive[62]. Mais il est possible de sortir de l’effondrement. La thèse, qu’il va développer dans les chapitres suivants, est que seul le communisme peut rétablir la croissance des forces productives. Pendant la guerre civile qui abaisse la courbe des forces productives, des « formes d’organisation » peuvent « croître ». Une des conditions de cette croissance est de vaincre la résistance de « l’intelligentsia technique » qui « refuse d’exister dans un système hiérarchique différent de celui dans lequel elle existait jusque là ». Il faut aussi résoudre le problème des relations avec les paysans.

A partir du chapitre IV d’Economique de la période de transition, Boukharine aborde ainsi les problèmes du dépassement de l’effondrement du système capitaliste impérialiste et les premiers pas vers le socialisme.

La première question qu’il pose est : « Quel type de rapports de production de la société capitaliste peut, d’une façon générale, servir de base à la nouvelle structure de production ? ». Il observe qu’il ne suffit pas de dire que la concentration-centralisation du capital a atteint le degré voulu. L’effondrement du capitalisme et la révolution décomposent cette concentration-centralisation. Faudrait-il alors renoncer, comme Kautsky ou Bauer ? Boukharine repose le problème en deux temps. « L’existence d’un système de capitalisme d’Etat est une preuve empirique de la possibilité de l’édification du communisme ». « Si le capitalisme est mûr pour le capitalisme d’Etat, il est tout aussi mûr pour l’édification du communisme » : ce problème est déjà résolu. L’autre problème, le seul problème à résoudre, est celui de la possibilité de recombiner les rapports de production « décomposés » par l’effondrement de la base productive.

L’idée fondamentale de Boukharine est que dans la multiplicité des rapports de production, certains se désagrègent plus que d’autres. Toute l’organisation hiérarchique peut être détruite, mais les relations de coopération entre ouvriers (ou entre « ingénieurs », qui sont aussi des producteurs) restent actives plus longtemps. Le postulat de Boukharine est que les rapports de production propres aux capitalistes (en particulier leur pouvoir de commandement dans l’entreprise ou, simplement, la capacité d’établir des relations avec d’autres entreprises…) seront toujours plus « désagrégés » que les rapports de production propres aux producteurs directs. La classe ouvrière, qui conserve son « unité », devient alors un pôle de stabilisation et de rassemblement autour des révolutionnaires. Les rapports de production coopératifs et organisés sont la base d’un développement futur supérieur.

Examinons maintenant avec Boukharine la tâche du pouvoir prolétarien. Il est soumis à une contrainte déterminante : la guerre (civile et/ou étrangère) et une reproduction « réduite » accélérée. Pour rétablir l’équilibre économique et social, le pouvoir prolétarien doit faire la même chose que le pouvoir bourgeois lorsqu’il s’est engagé vers le capitalisme d’Etat : centraliser, planifier, réglementer, rationner, organiser… Un leitmotiv apparaît : « d’un point de vue formel, la méthode nécessaire à la classe ouvrière est la même que celle de la bourgeoisie à l’époque du capitalisme d’Etat »[63]. Il est suivi de presque autant de dénégations : la similarité est formelle et le capitalisme d’Etat est retourné dialectiquement en son contraire[64].

Ce que Boukharine écrit sur « l’intelligentsia technique » et « l’ex-bourgeoisie du type organisationnel » (j’écrirai « cadres », dans le langage d’aujourd’hui) est caractéristique. Ces cadres qui sont « le condensé social de l’expérience scientifique, technique et d’organisation », forment « un matériau manifestement nécessaire à la période de construction ». Mais comment les « regrouper sous une forme nouvelle » ? Il faudra arriver à dissoudre « dans leurs têtes » les rapports de production d’ancien type. Comment faire alors que le prolétariat doit se subordonner les cadres et les contraindre, tout en admettant que les cadres « doivent donner des ordres aux ouvriers » ? Boukharine espère que la nouvelle combinaison réussira parce que les cadres peuvent passer du service du capital (plus de profit) au service de la satisfaction planifiée des besoins sociaux. Ils ont été un moment coupés de leurs patrons capitalistes et désœuvrés. Le chômage les a changés, et les « organisateurs » de la classe ouvrière (le parti, les soviets, les comités de fabrique…) vont les prendre en main. Dans ce nouvel « équilibre », les cadres retrouvent leur position intermédiaire, comme dans le capitalisme d’Etat, en attendant « l’abolition de la hiérarchie en général ». Boukharine fait un dessin pour faire comprendre son idée et j’y vois clairement où est la difficulté : il place le petit cercle des cadres entre deux grands cercles du prolétariat, celui du haut qui se subordonne les cadres et celui du bas qui leur obéit. Il représente donc le cercle des « organisateurs » de la classe ouvrière comme celui du prolétariat lui-même. Dans les dernières pages de son cours sur la théorie du matérialisme historique – il est en train de l’écrire – Boukharine s’inquiète du risque de « dégénérescence » de la couche dirigeante des révolutionnaires que sont les « organisateurs », le parti en tête…

Si je continuais ici l’analyse d’Economique de la période de transition, nous retrouverions régulièrement des problèmes analogues. En un mot, Boukharine affirme souvent et vigoureusement que le système dont il explore les propriétés et qu’il appelle une fois le « socialisme d’Etat »[65] est le renversement dialectique du « capitalisme d’Etat », mais l’étude d’Economique de la période de transition sort ici de notre sujet : la question de l’impérialisme… Sauf le dernier chapitre, où Boukharine revient sur l’ensemble de son objet (la révolution mondiale) et reprend dans les quatre premiers paragraphes les thèmes des quatre premiers chapitres.

Il les reprend uniquement sous l’angle de la question de l’équilibre. L’économie mondiale connaissait un équilibre instable et la guerre mondiale a rompu la stabilité du système jusqu’à son écroulement. Cependant des « éléments du système » [des pays] ont pu retrouver une certaine stabilité en réorganisant les rapports de production. Le capitalisme d’Etat a permis la survie du capitalisme parce que « la perfection de la forme d’organisation compensait partiellement le processus de reproduction élargie négative ». Mais pas également dans tous les pays. « La stabilité des éléments du système était directement proportionnelle au degré d’organisation capitaliste d’Etat ». Elle dépendait donc aussi de la « maturité » des rapports capitalistes. En Russie, où « les formes du capitalisme d’Etat étaient seulement ébauchées », il était « relativement aisé » de renverser l’appareil d’Etat (avec l’appui massif des paysans et, un peu, des « spécialistes »). Mais ensuite « les causes de la facilité de cette victoire se sont muées dialectiquement en sources de très grandes difficultés ». Par contre « la révolution était extraordinairement difficile » en Allemagne (où elle n’intéressait que les ouvriers), mais, dit-il en passant à la prédiction d’un futur rêvé, « ce type de révolution est supérieur ».

La fin du livre est l’esquisse du scenario de la prochaine victoire mondiale des producteurs associés. Malgré la fin de la guerre (hors de Russie) Boukharine n’envisage pas autre chose que la poursuite de la désagrégation des rapports de production, la destruction des forces productives et l’effondrement du capitalisme. Le « facteur de dislocation » du système des Etats impérialistes sera la rupture des liens avec leurs colonies. « Les premières républiques soviétiques » (le pluriel est de l’auteur) apporteront l’organisation d’un nouvel équilibre et la dictature du prolétariat s’étendra « peu à peu » (à la fin, écrit-il, les « complexes bourgeois ( !) qui subsistent capituleront selon toute vraisemblance avec toutes leurs organisations in corpore »).

J’avais annoncé que ce petit livre était le plus ambitieux des trois ouvrages retenus dans mon anthologie, et j’espère que nous avons pu nous en rendre compte.

La construction est bien sûr hautement abstraite et le modèle global qui est proposé démontre ses limites dans le dernier chapitre, dès qu’il est utilisé, pour prédire l’avenir. Pourtant c’est une approche éclairante de la signification économique de la guerre, de ses causes et de ses effets. La fécondité du concept de trust capitaliste d’Etat est forte : construit, avant la guerre, à partir des formes de la concurrence qui régissent le capitalisme moderne, il se développe avec la guerre dans un capitalisme d’Etat qui peut être vu comme un « précurseur » du socialisme. Boukharine, dans ce livre, est l’économiste qui propose le rapprochement le plus substantiel que je connaisse entre les crises économiques et la guerre impérialiste mondiale. Cette possibilité d’une substituabilité des crises et des guerres me semble caractériser la conception de la crise révolutionnaire proposée par Boukharine. Les éléments économiques qu’il apporte enrichissent la théorie bolchevique de la crise politique révolutionnaire. Enfin, même si je doute de son succès, Boukharine est le théoricien et le chef politique bolchevik qui prend le plus à bras le corps la question de la « transmutation » des formes capitalistes (d’Etat) en formes socialistes (d’Etat).

Tous ces aspects du livre sont évidemment autant de sujets de controverses, et elles ne se réduisent pas à celles que Lénine aurait aimé engager avec l’enfant chéri du parti sur l’inutilité de la démarche sociologique qu’il avait emprunté à Bogdanov, ou sur l’utilité pratique d’une bonne dose de capitalisme d’Etat pour la dictature du prolétariat.

Pour ma part, j’ouvrirais le débat sur deux convictions profondes de Boukharine : plus une organisation est grande, plus elle est rationnelle et le socialisme d’Etat est plus efficace que le capitalisme d’Etat.

En effet, pour étayer l’idée que le socialisme d’Etat est la « négation dialectique » du capitalisme d’Etat Boukharine invoque une « loi générale » de sa sociologie : les forces productives progressent d’autant plus que la production est organisée. Il y ajoute que le savoir « défétichisé » des socialistes fait sauter la limite des organisations capitalistes (la recherche du profit) et garantit l’efficacité supérieure du socialisme.

Mais on peut lire directement autre chose dans l’Economique de la période de transition. C’est la guerre, et elle seule, qui détermine les déséquilibres durables qui font se heurter violemment le marché et l’organisation dans le capitalisme d’Etat, comme dans le socialisme d’Etat. Le « capitalisme d’État » et le « socialisme d’État » révolutionnaire sont d’abord des économies de guerre, soumises aux mêmes contraintes « désorganisatrices » (pénuries, destructions), compensées par la centralisation des décisions et la mobilisation militaire de tous. Ces adaptations à une situation de catastrophe n’impliquent aucune rationalité supérieure[66]. Ce n’est pas de là que peut venir la base économique d’un dépassement dialectique du capitalisme d’Etat par le socialisme d’Etat. La fin de la guerre, même si ce n’est qu’une trêve, modifie presque aussitôt le jeu des contradictions entre marché et organisation. La problématique boukharinienne initiale de la transition est radicalement remise en question dès lors que les faits montrent que le « communisme de guerre » (forme concrète du socialisme d’Etat abstrait) continuera à détruire ce qui reste d’économie productive si l’État socialiste ne laisse pas se rétablir la circulation marchande.

Dans la mesure où il s’agit de comprendre la révolution qui y mettra fin, la question de l’impérialisme n’est donc pas résolue.

Mais l’Economique de la période de transition est aussi une entreprise moins ambitieuse : une réflexion venant en complément du programme des Bolcheviks. Il s’agit de donner une « base économique » à un projet stratégique qui est l’essence du programme communiste.

En (trop) bref, la stratégie des révolutionnaires repose sur trois éléments qui constituent une situation « exceptionnelle », selon un mot de Lénine. 1° Les forces du capital sont divisées et affaiblies par la guerre. 2° Le parti des révolutionnaires est uni comme une armée et il est capable de mobiliser contre le capital les forces hostiles à la guerre. 3° La transformation de la guerre en guerre civile est une chance à saisir parce que le succès d’une insurrection contre la guerre mettra forcément les socialistes au pouvoir… À eux de savoir, ensuite, comment poursuivre la guerre civile et révolutionnaire jusqu’à ce que chaque nation et le monde entier soient passés au communisme (cette suite du projet, en 1920, est déjà très incertaine).

Boukharine, en reprenant dans la première partie de l’Economique de la période de transition ses analyses de 1915, propose une explication théorique cohérente de la guerre qui a divisé le capital. En y ajoutant son modèle de « reproduction élargie négative », il explique la profondeur de l’affaiblissement de l’ennemi. Il observe aussi que la désagrégation des liens économiques est différenciée, que l’économie paysanne, moins organisée, résiste mieux à la désorganisation que l’industrie, que l’intelligentsia technique et culturelle, déstabilisée par l’effondrement du système productif, se détache de ses maîtres capitalistes. Il esquisse ainsi une « base économique » des alliances possibles. En posant que les « ouvriers » sont les porteurs du principe de l’organisation de la production, il les met au centre du pôle économique qui pourra réunifier la société, etc. Tous ces arguments peuvent être considérés comme des compléments économiques rationnels qui donnent plus de poids à la logique purement politique et surtout stratégique du « programme » militaire des bolcheviks.

La théorie économique est a priori « hors jeu » quand il s’agit de décider d’une action insurrectionnelle ou de mener une bataille contre une armée « blanche », mais elle peut éclairer la nature de l’objet de ces opérations militaires. Sous cet angle, l’Economique de la période de transition montre que pour les stratèges communistes le capitalisme d’État (de guerre) était l’objet idéal de leur action. Plus ils entrent dans le détail de ses formes et de ses tendances, plus ils découvrent qu’il n’y a pas de meilleur modèle pour ce qu’ils doivent faire. Ce modèle fait horreur à Boukharine (il le dépeint comme un « nouveau Léviathan »), mais puisque c’est la guerre… il faut bien accepter une militarisation de la politique et de la doctrine socialiste[67]. Il se justifie (ou se rassure) en soutenant que la contrainte et la violence sont aussi « organisatrices » quand c’est l’État prolétarien qui les utilise (Lénine, dans ses notes, applaudit cet « excellent chapitre »). Il se leurre, enfin, en supposant que les « organisations » du socialisme d’Etat (et leurs organisateurs !) jouissent d’une rationalité supérieure.

Le bilan idéologique de ce petit livre de 1920 est somme toute positif. Le grand historien bolchevik M. N. Pokrovsky, en 1928, l’avait retenu parmi les trois « grands ouvrages de science sociale » parus en Union soviétique depuis la révolution. Les deux autres étaient L’Etat et la révolution, 1918 (écrit en 1917), de Lénine et La période héroïque de la grande révolution russe, 1925 (écrit en 1921-1922, avec des ajouts en 1924), de L. N. Kritsman[68].

 

3. L’impérialisme et l’accumulation du capital, 1925

J’ai présenté jusqu’ici deux petits livres (environ 150 pages). Le premier était entièrement consacré à la question de l’impérialisme. La théorie de l’impérialisme était seulement le point de départ du second. Dans le troisième livre, toujours du même format (environ 120 pages), notre sujet n’apparaît qu’à la fin.

Le titre de L’impérialisme et l’accumulation du capital (1925) est un peu trompeur. Il faut l’entendre ainsi : Critique de L’accumulation du capital de Rosa Luxemburg et de la conception luxemburgiste de l’impérialisme. L’ordre du livre est donc l’inverse de celui du titre et son objet est un autre livre. C’est un travail que Boukharine voulait faire depuis le premier débat sur le programme de l’IC, au IVe Congrès de l’Internationale (1922). Son co-rapporteur, le luxemburgiste August Thalheimer, avait parlé des « inconséquences théoriques » de Lénine qui aurait été trop proche des conceptions des « marxistes légaux », comme Tougan-Baranovsky[69]. Boukharine a attendu le congrès suivant (1924), un nouveau débat sur le programme et la montée d’un conflit politique avec les ex-dirigeants luxemburgistes du KPD. Il veut montrer que la théorie de l’accumulation du capital de Rosa Luxemburg « ne saurait baser un programme révolutionnaire » et, en ces temps de « bolchevisation » où les différences entre le luxemburgisme et « l’orthodoxie » bolchevique sont devenues des erreurs politiques, il doit examiner « s’il n’y a pas de rapport » entre ces erreurs et « les erreurs théoriques de L’accumulation du capital »[70].

Le travail fut laborieux, écrit « par fragments » et rédigé « conspirativement », Boukharine ayant dû « se dérober » aux innombrables « contraintes » de l’époque. Il est publié en cinq livraisons à la revue Sous la bannière du marxisme[71].

La critique des théories luxemburgistes fait partie des débats sur la question de l’impérialisme[72]. Celle que propose Boukharine a été occultée par le destin de son auteur, mais un esprit indépendant comme Paul Sweezy la reprenait entièrement à son compte en 1942, dans son livre The Theory of Capitalist Development.

Critique des erreurs théoriques de Rosa Luxemburg

Rosa Luxemburg, selon le résumé de Boukharine, croit déceler une erreur de Marx dans le traitement de la question de la reproduction. Dans une économie fermée limitée à deux classes, elle pense que la survaleur accumulable ne pourra être demandée ni par les salariés, ni par les capitalistes, et elle croit qu’il est impossible de réaliser en argent l’intégralité du profit, alors que c’est le principe même du capitalisme. Elle en déduit, pour résoudre cette contradiction, la nécessité de l’intervention de « tierces personnes », et toute une théorie de l’impérialisme.

Boukharine lui répond que c’est elle qui commet une erreur (une erreur de logique et pas une erreur politique). Le lieu de l’erreur est son incompréhension des relations entre l’abstrait et le concret dans la démarche de Marx (c’est l’axe de toutes les critiques formulées).

Boukharine observe que Luxemburg « saute » constamment d’un  « motif critique » à un autre sans tenir compte de leurs niveaux d’abstraction. Elle mélange notamment les questions posées par la monnaie à celles de la reproduction dans sa forme la plus générale. Il se propose d’examiner toute son argumentation en ordonnant rigoureusement les problèmes à partir du plus abstrait – les conditions de la reproduction élargie – et il ne fait intervenir la monnaie que dans un deuxième temps (sous la forme d’une marchandise-monnaie elle-même très abstraite, puisqu’elle est considérée en excluant provisoirement le crédit).

Boukharine lit attentivement les deux versions de la théorie que Rosa Luxemburg a présentée dans L’accumulation du capital, puis dans l’Anti-critique, rédigée au cours de la guerre et publiée après son assassinat[73]. Il en donne de larges citations respectueuses de la pensée de l’auteur et en fait une critique minutieuse, entrant dans une foule de détails. Il vise à l’exhaustivité et veut vider l’abcès. Mais il n’est pas nécessaire de tout reproduire pour saisir l’essentiel de sa critique.

Au niveau le plus général, il arrive à montrer qu’au fond, Luxemburg « fait la reproduction simple d’une simple erreur logique »[74]. Les hypothèses inconscientes à partir desquelles elle raisonne excluent l’élargissement de la production[75] . S’il était vrai que les prolétaires ne peuvent pas acheter avec leur revenu plus que le capital variable qui a été avancé dans le premier cycle de production, alors la demande totale de moyen de consommation serait bornée par le désir de consommer des capitalistes, lui-même limité par le volume de la survaleur produite par l’usage du capital variable. Si la demande pour la consommation devait ainsi être empêchée de s’accroître, il n’y aurait aucun motif pour accumuler de nouveaux moyens de production et de nouvelles forces de travail. Mais cela voudrait dire qu’on serait resté dans le cas d’une « reproduction simple ». En réalité les salariés embauchés pour élargir la production consomment l’équivalent du supplément de « capital variable », et donc demandent une part de la survaleur qui est « une fonction de l’accumulation »[76], tandis que les moyens de production supplémentaires, le supplément de « capital constant », est demandé par les capitalistes aux capitalistes eux-mêmes.

Boukharine observe malicieusement à la fin du chapitre I de L’impérialisme et l’accumulation du capital[77] que la « solution » des débouchés extérieurs ne résout pas le problème de l’accumulation, même du point de vue de Luxemburg. En supposant que les capitalistes rompent leur isolement et trouvent « au dehors » une demande et des acheteurs pour toute la survaleur des secteurs a (moyens de production) et b (moyens de consommation), que se passe-t-il s’ils se décident maintenant à ne plus se comporter comme des « thésauriseurs et des ladres » et à accumuler ? Ils devront acheter au dehors les suppléments de c et de v. Il lui est facile d’ironiser sur cette solution selon laquelle les capitalistes doivent vendre et racheter leur survaleur seulement avec des « tiers » pour pouvoir découvrir qu’il est de leur intérêt de l’accumuler[78].

En ce qui concerne l’argent et le problème de la réalisation en argent du profit, les critiques de Boukharine parcourent un long trajet depuis le « producteur d’or », d’où vient nécessairement l’argent, mais qui ne saurait en fournir assez pour réaliser toute la survaleur, jusqu’au « manège de foire » qui fait circuler l’argent de A à B, de B à C et, enfin de C à A, mais qui ne permet pas de comprendre comment un « capital-argent » nouveau réalisant la survaleur globale peut s’accumuler et enrichir l’ensemble des capitalistes. Boukharine constate que Rosa Luxemburg confond sous le nom de « capital-argent » – concept « spécifique » du capitalisme – l’argent, la forme argent du capital, l’accumulation du capital, l’accumulation de capital-argent et, finalement, le « moneyed capital » des purs capitalistes d’argent. La plupart des questions qu’elle « soulève » trouvent leur solution en définissant correctement les concepts monétaires. Mais comment expliquer l’erreur logique que commet Rosa Luxemburg contre elle-même lorsqu’elle semble un instant accepter que les capitalistes puissent réaliser tous leurs profits en échangeant entre eux, à condition que l’un des capitalistes « trouve un débouché en dehors de ce cercle fermé », bien qu’elle le refuse quand ils tournent sur leur « manège » isolé ?

Boukharine pense que « l’erreur fondamentale de la camarade Luxemburg consiste en ceci qu’elle considère le capitaliste collectif comme un capitaliste individuel. C’est pour cela qu’elle ne comprend pas que le processus de réalisation est un processus graduel ; c’est pour cela qu’elle se représente l’accumulation du capital comme une accumulation de capital-argent »[79]. En réalité la reproduction élargie du capital, dans une société capitaliste « abstraite et isolée » est possible parce que l’or, qui provient bien sûr des producteurs d’or, y circule conformément aux lois propres de la circulation monétaire. Au niveau d’abstraction où l’argent doit être pris en considération, Rosa Luxemburg croyait avoir retrouvé une démonstration de la nécessité des débouchés « extérieurs » pour effectuer la « réalisation », mais cette « solution » est illusoire et fondée sur une inconséquence logique analogue à celle qui lui fait imaginer qu’une demande « extérieure » peut ressusciter une demande pour l’accumulation morte faute de motif.

Pour présenter cette analyse critique, Boukharine a rédigé, au début de chacun des deux premiers chapitres de L’impérialisme et l’accumulation du capital, deux « mises au point ». La première concerne les schémas de la reproduction et la seconde le rôle de l’argent.

De la révision des schémas de la reproduction, qui sortent de notre sujet, je retiens cependant un assez long développement (presque trois pages) sur les échanges entre capitalistes et salariés. Il s’agit de savoir si les capitalistes sont « des acheteurs possibles ».

Boukharine observe que les moyens de production appartiennent aux capitalistes du début jusqu’à la fin du cycle productif. Leur utilisation dans les usines ou les ateliers est rendue effective par des échanges à l’intérieur de la classe capitaliste. La situation des moyens de consommation est différente. Ils sont entre les mains des capitalistes au terme du cycle et lorsque commence le suivant, mais « le procès de production consiste en une combinaison dynamique de moyens de production et de force de travail vivante, non de moyens de production et de moyens de consommation »[80]. La force de travail est produite par la consommation de la classe ouvrière. Il en résulte que « les actes d’échange nécessaires à la reproduction comprennent non seulement l’échange entre les capitalistes des deux secteurs, mais encore les transactions entre capitalistes et ouvriers »[81]. Ainsi l’échange des revenus consommés du secteur A (moyens de production) contre les capitaux constants requis dans le secteur B (moyens de consommation) ne peut être réduit à une vente de moyens de production compensée par un achat de moyens de consommation (ou l’inverse). S’il est vrai que la consommation des capitalistes de A est, directement, un achat à ceux de B, la consommation des ouvriers exige deux transactions supplémentaires : l’avance des salaires pour acheter la force de travail et l’achat des moyens de consommation pour produire la force de travail. C’est à cette condition que les capitalistes de B pourront acheter les moyens de production dont ils ont besoin. Boukharine ne développe cette démonstration que pour le supplément de revenu consommé en A et le supplément de capital constant demandé par B afin d’élargir la reproduction. Il fait abstraction de l’accroissement de la consommation des capitalistes – à tort, mais le résultat serait le même s’il en avait tenu compte. Il conclut un peu faussement : « Les acheteurs des moyens de production supplémentaires sont les capitalistes eux-mêmes. Les acheteurs des moyens de consommation supplémentaires sont les ouvriers supplémentaires, qui reçoivent de l’argent des capitalistes, qui achètent la force de travail de ces ouvriers supplémentaires ». Par contre, il dit justement : « Il est donc clair que les capitalistes peuvent présenter et présentent effectivement une demande supplémentaire, en partie directement (de moyens de production) – et de consommation, faut-il ajouter – , en partie, pour m’exprimer au figuré, par l’intermédiaire des ouvriers (demande d’articles de consommation) en leur avançant l’argent »[82].

L’ensemble de la demande supplémentaire (et il est facile de comprendre que l’idée vaut pour l’ensemble de la demande, tout court) a donc pour origine unique les dépenses des capitalistes. Les proportions qui déterminent si la reproduction est possible dépendent de ces dépenses et du partage qu’elles induisent entre la consommation et l’accumulation. À partir de cette analyse une « disproportion » entraînant une crise ne peut provenir que d’un « déséquilibre entre la consommation des capitalistes eux-mêmes et leur accumulation », comme le dit Marx dans un passage du Livre III du Capital (ES, t. 7, p. 145). On sait que M. Kalecki, en 1935, a condensé la question en observant que, si les salariés dépensent ce qu’ils gagnent, les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent.

Même si c’est assez loin de la question de l’impérialisme, je crois qu’il valait la peine de montrer que N. I. Boukharine, en 1924, semblait avoir entrevu la possibilité d’énoncer cette formule.

Je ne dirai rien de l’incursion de Boukharine sur le terrain de la monnaie chez Marx, sauf qu’elle est un cas presque unique parmi les marxistes de son temps, à l’exception de Hilferding – un modèle pour Boukharine – qui, je le rappelle, avait choqué Kautsky en dissociant la monnaie de crédit de la monnaie d’or ou d’argent.[83]

Critique des erreurs théoriques de Tougan-Baranovsky

Boukharine annonce à la fin du chapitre II qu’il va passer à la théorie des crises, en prenant en considération les éléments – et les contradictions – dont il a fait abstraction pour étudier la reproduction et l’argent. Il fait cependant une sorte de pause dans la remontée vers le concret en présentant d’abord une théorie « générale » du marché. Il prend pour cible Tougan-Baranovsky. Pourquoi cette digression, et quel est son objet ?

Boukharine n’a pas oublié que Thalheimer avait associé Lénine aux « marxistes légaux » (notamment à Tougan-Baranovsky) et il doit disculper Lénine de cette accusation. Nous allons voir qu’il y parvient, mais sans prendre le risque d’étudier les conceptions économiques de Lénine dans ses travaux sur le développement du capitalisme en Russie. Il lui suffira de montrer que Tougan-Baranovsky commet une erreur que Lénine ne commet pas…

Tougan-Baranovsky représente l’erreur symétrique de celle de Rosa Luxemburg. Pour elle, la reproduction est, au fond, impossible parce que le capitalisme est toujours aux prises avec une « contradiction profonde et fondamentale entre la capacité de production et la capacité de consommation de la société capitaliste »[84]. La source des crises est permanente et l’ouverture de nouveaux marchés « non capitalistes » n’est qu’un palliatif régulièrement insuffisant. Pour Tougan-Baranovsky, la reproduction est toujours réalisable parce que « les dimensions du marché dans l’économie capitaliste ne sont pas du tout déterminées par les dimensions de la consommation sociale »[85]. Les crises qui surviennent seraient évitées si les capitalistes savaient répartir proportionnellement le travail social[86].

Il est clair que Boukharine veut souligner qu’il lutte sur deux fronts et que, contrairement à ce que croit Rosa Luxemburg, Tougan-Baranovsky a mal compris Marx. Le grand économiste russe lui emprunte pourtant beaucoup. Il considère, en effet, que « la tendance fondamentale du développement capitaliste, c’est la réduction constante de la part de la consommation populaire dans le produit social »[87], mais que cela ne crée aucune difficulté de réalisation. Toute demande retirée à la consommation, parce que la machine a remplacé l’ouvrier ou parce que le capitaliste préfère accumuler, est compensée par une demande accrue de moyens de production. Comme Marx l’a montré, le capitalisme tend à produire relativement plus de moyens de production, par conséquent la substitution de la demande de moyens de production à celle des moyens de consommation peut maintenir l’équilibre global des offres et des demandes.

Boukharine conteste que ceci soit une déduction correcte des schémas de Marx. Ils prouvent, en général, que la reproduction est possible, et que, lorsque les proportions sont fixes, l’équilibre dynamique durable suppose l’accroissement parallèle des revenus consommés et de l’accumulation. En admettant maintenant, comme Tougan-Baranovsky, que la composition organique du capital s’accroisse et que la valeur relative de la part des moyens de production augmente, les proportions changent, mais la contrainte d’un volume suffisant de revenus consommables n’est pas supprimée. L’argument de Boukharine est en substance le suivant. Avec l’élévation de la composition organique du capital, on suppose que la masse des moyens de consommation est accrue par les progrès de la productivité du travail social, tandis que la répartition du travail entre les branches productrices est modifiée en faveur des moyens de production. L’augmentation matérielle des produits doit alors être générale, car les machines supplémentaires (ou nouvelles) impliquent des suppléments de matières transformées pour aboutir à un accroissement des valeurs d’usage mises sur le marché. Par conséquent, même si le capital variable engagé dans certaines branches est réduit, comme le voit Tougan-Baranovsky, l’accumulation de capitaux constants nouveaux entraîne, dans d’autres branches, une expansion d’autres capitaux variables et de la demande de moyens de consommation, ce qui échappe à Tougan-Baranovsky[88]. L’ensemble des travailleurs salariés – ceux qui restent dans les branches où leur nombre décroît relativement et ceux qui sont employés dans les branches dont le poids relatif s’accroît – doit recevoir un revenu suffisant, croissant en termes réels (valeurs d’usage), sinon en valeur, pour acheter tous les moyens de consommation nécessaires à leur propre reproduction qui sont mis sur le marché[89]. Il faut en conclure que lorsque la composition organique du capital s’accroît, « le marché des moyens de production est lié au marché des moyens de consommation »[90]. Même changeante, la proportion de la consommation dans la production offerte doit être respectée dans la structure de la demande pour obtenir une reproduction élargie équilibrée continuelle.

Tougan-Baranovsky affirme donc à tort que, « lorsque la production sociale est répartie proportionnellement, aucune réduction de la demande de consommation ne saurait déterminer un excédent de l’offre générale de produits sur le marché par rapport à la demande de celui-ci. »[91]. Le rapport de la consommation à la production fait partie des proportions et sa grandeur n’est pas une variable malléable à volonté, indépendante de toutes les autres proportions reconnues par Tougan-Baranovsky[92]. Comme on le voit, la critique est précise et très limitée. C’est la correction, inscrite dans la logique du raisonnement de Tougan-Baranovsky, d’une faute qu’il commet contre lui-même pour avoir trop voulu « approfondir Marx ». C’est aussi, très précisément, une thèse que Lénine avait soutenue dans ses débats avec les populistes et les marxistes légaux : « un certain état de la consommation est un des éléments de la proportionnalité »[93]. Boukharine, avant même d’aborder la théorie du marché de Tougan-Baranovsky, avait cité cette phrase comme un élément de la position marxiste orthodoxe. Lénine n’était pas un « marxiste légal ». Objectif atteint.

Boukharine, comme dans les deux premiers chapitres de L’impérialisme et l’accumulation du capital, profite de l’occasion pour faire une révision des enseignements de Marx sur le marché et les crises. En fait, il écrit tout ce troisième chapitre de L’impérialisme et l’accumulation du capital en consultant sans cesse le dix-septième chapitre des Théories sur la plus-value, intitulé par son éditeur, Kautsky : Théorie de l’accumulation de Ricardo. Critique de cette dernière (développement des crises à partir de la forme fondamentale du capital)[94].

C’est une longue digression. Il n’y est plus question de Rosa Luxemburg. Boukharine livre le résultat de recherches qui l’occupent depuis longtemps et qui ont une grande importance pour lui. Je regrette que ces recherches soient trop extérieures à notre sujet pour en rendre compte en détail, mais elles n’ont qu’un seul lien avec la question de l’impérialisme, et un lien fragile : Boukharine voudrait intégrer la crise révolutionnaire de l’impérialisme dans l’ensemble des « secousses violentes »[95] que sont les crises du capitalisme. Je vais examiner seulement ce point.

Une théorie générale des crises

Au milieu de son exposé sur les crises de surproduction qui suit la critique de la théorie du marché de Tougan-Baranovsky, Boukharine brosse le tableau des diverses positions théoriques rencontrées[96]. Il les présente comme s’il voulait dépasser l’antithèse de la sous-consommation et des disproportions. Il soutient que la « position orthodoxe » doit inclure la consommation dans les proportions de l’économie et la sous-consommation dans les disproportions. Mais au-delà de cette apparence de compromis, sa recherche vise l’explication de la nécessité des crises spécifiques du capitalisme (les crises de surproduction) qu’il distingue de l’explication de leur possibilité.

Comme Marx le répète sur des pages et des pages dans les Théories sur la plus-value, la difficulté n’est pas de comprendre que lorsque la plupart des moyens de consommation sont surabondants et se vendent mal, leurs moyens de production sont eux-mêmes surabondants.[97] Une surproduction générale est possible et la force de travail, condition nécessaire de toute la production, est alors elle aussi en excédent. La vraie question est : pourquoi la crise prend-elle nécessairement cette forme catastrophique dans le capitalisme ?

La réponse de Boukharine se résume ainsi : la marchandise force de travail – une marchandise produite dans des conditions non capitalistes par la consommation des producteurs directs salariés et de leurs familles – tend constamment à être surproduite. Les capitalistes réorganisent en permanence la production, ils éliminent des forces de travail « improductives » de survaleur. Cette tendance qui grossit l’armée de réserve permanente des chômeurs exerce une pression sur la consommation des prolétaires et sur toute la consommation de la société. Un foyer de surproduction générale est toujours actif dans le capitalisme. On peut considérer la surproduction tendancielle de force de travail comme l’origine de la nécessité des crises[98].

Boukharine a retenu de son immersion dans les Théories sur la plus-value une claire distinction entre les raisons qui font que toutes sortes de crises sont possibles dans le système capitaliste et celles qui expliquent pourquoi ces crises prennent dans des conditions déterminées la forme d’une surproduction générale. La possibilité de la crise, dans sa diversité, est donnée à partir de la forme générale de la valeur et de son dédoublement en marchandise et argent ; la spécificité de la crise capitaliste, la surproduction générale, est en puissance dans la forme capital qui s’incorpore la puissance productive de la marchandise force de travail. En d’autres termes, la définition structurale du système capitaliste, combinaison du rapport de production marchand (l’indépendance des unités productives) et du rapport de production capitaliste (la transformation en marchandise de la force de travail) est en même temps la définition de sa crise. Comment dire mieux que « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même [99]” ?

Boukharine souligne dans son argumentation qu’il suffit de supprimer la séparation de l’achat et de la vente pour faire disparaître le risque de surproduction générale. La planification de la production dans le capitalisme d’Etat signifie précisément que l’argent ne sépare plus comme avant « l’achat et la vente » de « marchandises » dont la production a été prévue et organisée. Le capitalisme d’Etat « pur » ne connaît donc pas la surproduction générale, même si la consommation des producteurs directs « salariés » est relativement, ou même absolument, réduite[100].

Le travail de Boukharine s’inscrit dans un programme de recherche ébauché par Marx dans ses brouillons : les crises se développent « à partir de la forme fondamentale du capital », comme le dit le titre donné par Kautsky à tout ce passage. Au final, selon Marx, « Les crises du marché mondial doivent être comprises comme regroupant réellement et égalisant violemment toutes les contradictions de l’économie bourgeoise » et « il faut… démontrer la récurrence et la persistance de ses formes abstraites dans ses formes concrètes [il s’agit des formes de la crise] »[101]. Dans la remontée de l’abstrait de la crise vers le concret des crises, Marx a plutôt éclairé les transformations et les déterminations nouvelles qui procèdent de la forme marchandise et de la forme argent, par exemple les crises monétaires, les crises du crédit, les mécanismes de la généralisation d’une crise à partir du crédit, etc. Boukharine ouvre une nouvelle piste en s’intéressant à la forme capital et à la production de la marchandise force de travail. Si les crises qui « secouent » la société capitaliste sont liées spécifiquement à la surproduction tendancielle de la marchandise force de travail et si la crise révolutionnaire est associée à la destruction de la classe ouvrière qui produit et vend la marchandise force de travail, elles ont un élément commun. Une théorie générale des crises pourrait englober la crise révolutionnaire elle-même. En tout cas, c’est ce qu’il essaie de faire dans les deux derniers chapitres de L’impérialisme et l’accumulation du capital.

L’impérialisme et l’effondrement du capitalisme

Le chapitre IV commence avec cette annonce : « Nous devons donc nous tourner vers des problématiques plus concrètes, c’est-à-dire dépasser le cadre d’un capitalisme abstrait et éclairer le problème du rapport du cercle économique capitaliste avec sa périphérie non capitaliste »[102]. Pour continuer sa remontée vers le concret, Boukharine n’a plus de guide. Il ne pourra citer Marx que cinq fois dans le chapitre IV (Les racines économiques de l’impérialisme), et pas une seule fois dans le chapitre V (La théorie de l’effondrement du capitalisme). Les deux mises au point théoriques qu’il propose sur l’impérialisme (pp. 124 à 126) et sur l’effondrement (pp. 133-134 et 135-136), sont basées sur ses propres ouvrages de 1915 (L’économie mondiale et l’impérialisme) et 1920 (l’Economique de la période de transition).

La majeure partie du chapitre IV est cependant une critique « méthodologique » de la théorie luxemburgiste de « l’expansion capitaliste en général ». Le traitement que Boukharine lui fait subir est très polémique et peu convainquant. Thème principal : Luxemburg n’a pas compris l’articulation des livres du Capital, si la reproduction est impossible sans tierces personnes, la production l’est aussi et il faut réécrire tout le livre I, etc. L’argumentation polémique utilisée dépasse parfois les bornes de l’honnêteté intellectuelle. Luxemburg observe que le capitalisme recrute de nouvelles forces de travail dans son environnement non capitaliste et que c’est une nécessité : l’accroissement naturel des ouvriers est insuffisant. Elle dit en passant qu’au moment du cycle périodique où il y a une « surtension », sans une source extérieure de force de travail, « l’accumulation elle-même deviendrait impossible »[103]. Boukharine « retourne » cette observation sur le sommet du cycle en la généralisant : si Luxemburg « constate » que « le capitalisme est impossible sans les forces de travail importées des sphères non capitalistes », elle devrait conclure à un « manque de force de travail » lorsque le capitalisme sera pur parce qu’il aura absorbé tous son environnement non capitaliste. Elle contredirait Marx qui prévoit une tendance à un excédent et non à une pénurie de force de travail, et surtout elle se contredirait elle-même puisque la pénurie de forces de travail signifierait une hausse des salaires et non la « misère des masses »[104]. Cette extrapolation abstraite d’une observation « réelle » fait littéralement dire à Rosa Luxemburg ce qu’elle n’a jamais dit. Luxemburg a rencontré des difficultés avec la méthode marxiste pour articuler l’abstrait et le concret, mais cette manipulation de Boukharine ne le prouve pas.

Un mélange de méchancetés inutiles et de critiques plus recevables caractérise les observations sur les racines de l’impérialisme selon Luxemburg. Elle définit l’impérialisme comme « la phase de la concurrence mondiale du capital », ou encore comme « l’expression politique du processus de l’accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde[105] ». Les mots employés (politique, accumulation, concurrence, capitalismes nationaux, territoires encore non capitalistes) semblent communs à tous les socialistes marxistes, y compris Boukharine. Mais il voit tout de suite où est la différence. Le contenu théorique de cette définition renvoie exclusivement au problème général de la réalisation. Aucun des concepts n’est spécifié dans sa détermination proprement impérialiste, et l’objet de l’impérialisme est réduit aux dernières « tierces personnes » encore « libres » de l’exploitation capitaliste, donc capables d’absorber la survaleur invendable. Luxemburg ne dit presque rien du capital financier. C’est en effet une lacune remarquable[106]. Pour bien se faire comprendre, Boukharine évoque l’occupation de la Ruhr en 1923. Il ne s’agit pas d’un territoire encore libre de l’exploitation capitaliste, on n’y trouve plus aucune tierce personne et donc ce ne serait pas une manifestation de l’impérialisme[107]. L’argument est déplorable. Rosa Luxemburg n’a pas pu dire ce qu’elle pensait du traité de Versailles ou de la politique allemande des gouvernements français, et les « luxemburgistes » du KPD n’ont jamais dit de telles sottises.

Boukharine construit sa définition de l’impérialisme en faisant la synthèse de tous ces travaux depuis 1915. Il part de la racine économique de l’expansion du capital (le surprofit, en général), spécifiée par le degré déjà atteint par cette expansion (le monde entier) et les transformations des formes du capital qui définissent les sujets de la concurrence mondiale (les « trusts capitalistes d’État »). Il aboutit à l’idée que l’impérialisme est une forme historique spécifique de l’expansion capitaliste, une politique qui tend à reproduire « le nouveau type historique des rapports de production », c’est-à-dire, le capital financier.

Nous reconnaissons des thèmes familiers qui se présentent ainsi dans les dernières pages du chapitre IV (pp. 123-126).

1° Lorsqu’on considère la concurrence entre les capitaux, la survaleur se transforme en profit et les valeurs en prix de production. Les profits sont égalisés par la concurrence et différenciés par les efforts des capitalistes pour récolter des surprofits. À ce niveau, la « formule de la reproduction », dit Boukharine, est donnée par le cycle du capital, A – M – A’, développé dans ses trois moments : A – M { T/MpPM’ – A’[108]

Les profits se forment et se collectent au moment de l’achat des éléments du capital productif, lorsque celui-ci fonctionne et produit la survaleur, enfin quand les marchandises sont vendues. Les profits et les surprofits qui sont l’objet de la lutte concurrentielle se récoltent donc aussi bien dans la production que dans la circulation. Les capitalistes recherchent les sources de matières premières et de force de travail les moins chères, les localisations ou les branches les plus avantageuses pour investir leurs capitaux, et enfin les débouchés les plus profitables. L’orientation de ces actions dépend des occasions. Les colonies en ont offert de nombreuses, mais toutes sont bonnes si elles sont des moyens d’augmenter les profits. Nous avons vu que L’économie mondiale et l’impérialisme consacre trois chapitres, V à VII, à ces questions.

2° La concurrence pour l’accès à toutes les sources de profit est plus intense parce que le monde entier ayant été partagé, la question est maintenant, comme l’a dit Lénine, de le repartager.

3° Les formes spécifiques de la concurrence sont passées de la lutte par les prix à des formes de pression et d’oppression beaucoup plus violentes, allant jusqu’à la guerre. C’est parce que le capitalisme moderne est monopoliste, avide de se réserver les nouvelles matières premières et les territoires où exporter des capitaux, et surtout parce qu’il s’est unifié dans quelques « gigantesques « trusts capitalistes d’Etat » protégés par le pouvoir d’Etat ». Boukharine observe que ne monopolisant pas les même marchés, les trusts qui contrôlent une branche ne peuvent plus se départager en baissant leurs prix, et que d’autre part les « trusts combinés » que sont les Etats capitalistes modernes, réunissent des ensembles de « productions similaires », ce qui les « contraint de viser à la possession exclusive d’un marché donné ». La concurrence, en changeant de forme, a changé de nature.

4° « En conséquence, le contenu objectif de l’expansion du capital se modifie également dans certaines limites ». L’impérialisme est une politique, et la politique, nous avons déjà vu cette idée, est essentiellement « la méthode de reproduction de rapports de production déterminés », d’où sa conclusion : « l’expansion moderne du capital se distingue des formes antérieures en ceci qu’elle reproduit de manière élargie le nouveau type historique des rapports de production, à savoir ceux du capitalisme financier ».

Cette reproduction élargie, non seulement du capital et des marchandises produites, mais aussi des contradictions inscrites dans les rapports de production du capitalisme moderne, est le fondement de la théorie de l’effondrement que Boukharine oppose à celle de Rosa Luxemburg.

Pour elle, écrit-il en la citant, l’impérialisme est « le moyen le plus sûr et le plus rapide de mettre objectivement un terme » à l’existence du capital. Avant même que soit atteint « ce but de l’évolution capitaliste » (son extension au monde entier) le fait de s’en rapprocher « se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes [109] ». Il est clair que cette théorie de la fin du capitalisme se confond avec celle de l’impossibilité de réaliser la survaleur dans un capitalisme « pur ». Il suffit que Boukharine le constate pour qu’il la rejette, sans revenir sur sa démonstration. Il ajoute seulement une critique de l’optimisme révolutionnaire de sa camarade qui croit que le capitalisme disparaîtra bien avant d’être « pur ». La majorité de la population du monde est encore constituée de « tierces personnes » qui, selon Rosa Luxemburg, peuvent permettre au capitalisme de surmonter sa contradiction essentielle. Si la période actuelle est déjà celle des « catastrophes », ce ne peut pas être parce que les « tierces personnes » commencent à manquer. Enfin, le fait que la théorie de l’impossibilité de la réalisation de la survaleur soit fausse ne signifie pas que le capitalisme est invincible. Ses contradictions le feront, le font déjà sauter.

Boukharine présente alors sa solution. Il l’énonce en deux temps, à deux niveaux différents. Tout d’abord comme un problème « purement théorique », puis en considérant de quelle manière ça a « commencé ». Voici son texte, intégralement.

« La société capitaliste est « une unité de contraires ». Le processus d’évolution de la société capitaliste est un processus de reproduction permanente des contradictions capitalistes. Le processus de la reproduction élargie est un processus de reproduction élargie de ces contradictions. Mais alors, il est clair que ces contradictions doivent faire sauter le système capitaliste en tant que totalité. Nous sommes alors parvenus aux limites du capitalisme. Le fait de savoir quelle aggravation des contradictions est nécessaire pour faire sauter ce système est une question en soi. Nous avons essayé de faire l’analyse de ce problème dans un autre travail [Une note renvoie à l’Economique de la période de transition, 1920, et à L’économie mondiale et l’impérialisme, 1915, pour l’idée de reproduction élargie des contradictions]. La réponse doit être cherchée dans les conditions de la reproduction de la force de travail. Si l’explosion des contradictions capitalistes a entraîné une destruction de l’économie et une diminution des forces productives, la reproduction de la force de travail, et par suite le fonctionnement de la force de travail, est alors devenu à un certain moment impossible, l’appareil social se disloque, et entre les classes s’érigent des barricades. Cette explication générale nécessairement schématique, « purement » théorique et par conséquent limitée de l’effondrement du capitalisme présuppose en un certain sens des limites objectives. Ces limites sont données par un degré déterminé de tension des contradictions capitalistes »[110].

Boukharine reproche à Rosa Luxemburg de n’avoir saisi superficiellement qu’une seule contradiction dans le capitalisme, et il reprend plus loin le fil de son raisonnement :

« Or, il ne faut pas partir d’une contradiction, mais d’une série de ces contradictions qui doivent en outre être considérées dans leur mouvement dialectique. Nous obtenons alors une toute autre image des phénomènes que celle que nous a proposée Rosa Luxemburg, même avec brio. La contradiction entre la production et la consommation, la contradiction entre l’industrie et l’agriculture limitée par la rente foncière, l’anarchie du marché et la concurrence, la guerre en tant que moyen de cette concurrence, etc. – tout cela est reproduit sur une échelle élargie au cours du développement capitaliste. Ce mouvement est étroitement lié au mouvement du profit, moteur principal de l’économie capitaliste »[111].

Il arrive enfin aux faits qui sont à l’origine de sa théorie :

« Aujourd’hui, nous sommes déjà en mesure de pouvoir juger le processus de l’effondrement capitaliste, non plus seulement sur la base de constructions abstraites et de perspectives théoriques. L’effondrement du capitalisme a commencé. La Révolution d’octobre en est l’expression vivante et convaincante. La révolutionnarisation du prolétariat dépendait indubitablement de la ruine économique, celle-ci de la guerre, la guerre de la lutte pour les débouchés, les marchés de matières premières, les sphères d’investissement du capital, bref de la politique impérialiste en général. Celle-ci n’était qu’une reproduction de la concurrence à l’échelle mondiale, où le sujet de la concurrence n’était plus l’entrepreneur singulier ou des trusts isolés, mais des « trusts capitalistes d’Etat » déjà consolidés, c’est-à-dire des « corporations économiques » organisées par la bourgeoisie. Cette explosion de la guerre incluait elle-même, pour l’essentiel, toutes les contradictions du système capitaliste dont il a déjà été question. On peut aussi les subordonner à un autre point de vue, en les concevant comme contradictions entre les forces productives de l’économie mondiale et les méthodes d’appropriation limitées du point de vue « national » des bourgeoisies séparées par les Etats, ou alors comme contradiction entre la production largement socialisée et les rapports de propriété privée ou « nationaux-bourgeois ». Il n’y aurait ainsi aucune difficulté à montrer que l’éclatement du capitalisme libère toutes les contradictions du capitalisme. Il est leur forme développée in actu. Théoriquement, la possibilité d’un « deuxième tour » de guerre impérialiste non seulement n’est pas exclue, mais est même évidente, comme l’a déjà souligné le camarade Lénine. À toutes les contradictions du système économique mondial s’ajoute encore une autre contradiction cardinale : la contradiction entre le monde capitaliste et le nouveau système économique de l’Union soviétique. Par là, le nouveau conflit devient un conflit encore plus profond, plus aigu, fatal pour le capitalisme »[112].

Le texte parle de lui-même. Mais il dit plutôt le contraire de ce que son auteur veut faire entendre.

Boukharine fait entrer l’effondrement, c’est-à-dire la crise révolutionnaire qui doit signaler la fin du mode de production capitaliste, dans le moule formel de toute la série des crises économiques du capitalisme. Il la présente abstraitement comme une extension de la crise de surproduction générale. Avec elle, toutes les contradictions de la société bourgeoise éclatent et s’aplanissent (définitivement ?). On reconnaît la formulation générale de Marx, mais Boukharine a essayé de la perfectionner et il recueille aussi le fruit de ses efforts. La racine de la surproduction générale qu’il a mise en évidence pour les crises du capitalisme « classique » est dans la contradiction de la marchandise force de travail ; c’est évidemment cette même contradiction qui est poussée à son paroxysme lorsque la force de travail ne peut plus se reproduire parce que la réalisation de sa valeur est ramenée à un niveau remettant en cause l’existence (biologique) de l’espèce humaine prolétarienne. Une telle « crise », enfin, implique le développement de toutes les contradictions économiques du système puisque ce sont elles (concurrence, disproportions et inégalités de développement) qui ont conduit à la guerre.

Pourtant la crise révolutionnaire « réelle » n’est pas une crise économique, et elle n’entre pas dans la série des crises de surproduction générale. Economiquement, c’est une guerre. Le processus de destruction des « forces productives » qui a rendu à un moment « impossible » la reproduction de la force de travail n’est nullement passé par l’étape d’un entassement de marchandises invendues. Au contraire, la pénurie de ressources et leur détournement vers des usages militaires, toujours insuffisant (pour la guerre) et toujours trop lourd (pour l’économie et la société), était la base de la reproduction directement négative analysée brillamment par Boukharine en 1920. Il pensait alors, avec Trotsky et quelques autres, qu’une guerre mondiale s’était comme substituée à une crise, en lui donnant une profondeur économique encore jamais vue (surtout en Russie). Mais aucune crise économique n’aurait pu se substituer aux dévastations d’une telle guerre pour déclencher une crise révolutionnaire et le renversement de l’ordre bourgeois. L’issue de la crise « révolutionnaire » passait elle-même par la guerre, car elle devait aussi se décider dans une guerre (civile) entre les « forces de classes » en armes. Telle était, du moins, la conception bolchevique constante du problème.

Bref, dans le raisonnement synthétique de Boukharine, et ici il est bien le « cristal » de la pensée des bolcheviks, une idée et une seule suffit à caractériser la « differentia specifica » de la crise « finale » : tout se passe au cours d’une guerre, et c’est ce fait concret et brutal qui donne le contenu de la forme « crise révolutionnaire », ou « effondrement ». Malgré le procédé qu’il utilise pour présenter sa thèse en commençant par un schéma « général », afin de préétablir une théorie de la reproduction élargie des contradictions du capitalisme et des « degrés de tensions » qui en résultent, avant d’en invoquer le « commencement » concret, c’est le moment de la guerre elle-même, avec sa reproduction négative, qui constitue l’essence de sa théorie.

Boukharine croit qu’il a réussi à remonter de la source abstraite de l’historicité du capitalisme jusqu’au fait marquant la fin de cette histoire parce que la guerre a eu des causes et des effets économiques. En réalité, partant du fait de la guerre, il est directement retourné à la définition du capitalisme en faisant fonctionner la forme crise comme une modèle d’interprétation. C’est pourquoi il peut aussi facilement empiler absolument toutes les contradictions abstraites du capitalisme et se laisser aller à une sorte d’illusion œcuménique[113].

Il est vrai que la recherche de Boukharine avait un objectif modeste : prouver qu’il y avait une dimension économique dans la crise révolutionnaire et que le marxisme pouvait la déterminer rigoureusement. Il voulait seulement montrer que l’action politico-militaire conduite par Lénine avait bien une base économique et historique. Mais l’intérêt d’une telle démonstration, dont on peut admettre que la disparition de Lénine l’a rendue plus nécessaire[114], est d’éclairer l’action en cours et d’aller de l’avant.

Or, dans cette synthèse générale de 1924-1925, comme en 1920, mais avec beaucoup moins d’excuses, il a laissé de côté la seule question pertinente. Où en est, maintenant, la contradiction proprement « effondrante », celle qu’il a si bien identifiée comme rendant « impossible » la reproduction de la force de travail ?

Il y a pour le moins une pause, la guerre est en suspens, elle est peut-être finie. Que peut-on dire – sans en parler – de cette question tabou ? Boukharine donne partiellement une réponse implicite en ajoutant deux brefs paragraphes à l’énoncé de sa théorie. Il y aura une « deuxième tournée » et dans ce combat il y aura un nouvel acteur, le « système économique de l’Union soviétique ». Formellement, il fait entrer ce pronostic dans la série des crises. L’élargissement des contradictions se poursuit puisque le capital financier, en se reproduisant en capitalisme d’Etat (de guerre), a fait naître son fossoyeur. Mais que devient le contenu de la crise dans ce nouveau développement de sa forme ? La prochaine guerre, s’il faut la séparer de celle qui s’est achevée, ne sera jamais la répétition de la première guerre mondiale. La concurrence des capitalismes d’État, déjà modifiée par la fin du premier conflit, est forcément transformée par l’existence de l’URSS. Toutes les formes économiques fondamentales sont en fait transformées elles aussi (la monnaie et le crédit, avec l’inflation et la fin de l’étalon-or ; le salariat, avec les « huit heures » ou la diffusion du taylorisme, etc.). L’enchaînement fatal qui a conduit à l’explosion de la contradiction entre l’existence humaine (des salariés) et le capitalisme a peu de chance de se reproduire par les mêmes voies. Toutes ces questions qu’on peut poser à partir de la démarche de Boukharine sont sans réponse, même implicite. Il les enfouit dans son refus inconscient de considérer que la guerre est finie.

C’est ce que je vois dans la conclusion finale de L’impérialisme et l’accumulation du capital (p. 140), où il tire la leçon politique de cent vingt pages de théorie. Il affirme fermement que la différence entre son approche et celle de Luxemburg se retrouve dans la manière de concevoir les alliances. Si la fin du capitalisme dépend de la disparition (relative, concède-t-il) des « tierces personnes », en faire des alliés du prolétariat en lutte « n’est pas précisément d’une importance décisive » (puisque l’effondrement des « tierces personnes » est la condition de l’effondrement du rapport entre les capitalistes et leurs salariés). L’idée que Luxemburg se fait de l’effondrement (il ne veut pas voir qu’elle l’a pensée avant 1914 !) est, comme il le dit curieusement, « uniforme, incolore, hypertrophique, exagérée », ou encore « industrielle » (au sens de standardisée !), c’est-à-dire, si je le comprends bien, trop exclusivement fondée sur une cause purement économique. Mais si la fin du capitalisme doit venir de la révolte contre la reproduction négative, c’est-à-dire de la guerre et par la guerre (mot qu’il réussit à ne pas écrire ici, ce qui, selon moi, signale une pensée inconsciente contradictoire), alors l’alliance avec les nationalités opprimées, les peuples colonisés et les paysans pauvres devient une nécessité proprement stratégique pour les forces armées du prolétariat. La politique de la crise finale est fondée sur la logique de la guerre.

Il y a une grande idée dans ce petit livre. On peut concevoir dans le cadre du matérialisme historique marxiste une « théorie générale des crises » capable d’englober et d’articuler toutes leurs formes, de la plus abstraite à la plus concrète, du début de l’histoire du développement du capitalisme jusqu’à sa fin. Boukharine essaie de le faire. Il poursuit ainsi son rêve d’une synthèse néo-marxiste des sciences historiques, économiques, politiques, etc. dans une sociologie générale du changement social[115]. Il nous semble qu’il trébuche sur l’obstacle difficile à franchir du formalisme. Marx, dans son gros cahier de notes pour les Théories sur la plus-value, lui a appris que toutes les crises sont des formes développées des formes du capital. Marx met aussi en garde. Il faut encore reconnaître et comprendre leur contenu. Le capitalisme « porte en lui la guerre comme la nuée dormante porte l’orage »[116] est un bel aphorisme. Suffit-il d’identifier dans l’explosion de violence militaire du début du XXe siècle la réunion de toutes les contradictions du système capitaliste pour fonder une théorie définitive de la fin du capitalisme ? Le théoricien Boukharine en est là, plus de dix ans après août 1914.

 

4. La question de l’impérialisme et l’activité politique de Boukharine

Boukharine est plus un théoricien qu’un politique. L’accord est unanime. Boukharine lui-même a dit à son ami suédois Zeth Höglund qu’il était « le plus mauvais de tous les organisateurs de la Russie »[117]. Je suis frappé par le nombre de fois où il réagit à un échec en reproduisant la combinaison politique qui semble avoir échoué. Pour donner un premier exemple, après la rupture sanglante de l’alliance avec Jiang Jieshi (Tchang Kai Chek), il approuve l’alliance avec le Guomindang « de gauche » du gouvernement de Wuhan et, après la défection de cet allié, il met un peu d’espoir dans quelques milliers de militaires qui se sont soulevés à Nanchang : formons un gouvernement avec l’extrême gauche du Guomindang… La situation chinoise était désespérante et il était très difficile de trouver une solution, Boukharine n’essaie même pas de cacher ses déceptions et son pessimisme mais il revient toujours à l’idée qu’il y a quelque chose à faire avec la bourgeoisie nationaliste. De la même manière, en 1926, après l’échec de la généralisation de la grève des mineurs anglais, il redit, contre l’Opposition unifiée, que la question du pouvoir en Angleterre se posera à partir d’une radicalisation des syndicats ouvriers et d’une grève générale…

Tout se passe comme si Boukharine avait du mal à abandonner formellement ses choix antérieurs, surtout s’ils étaient logiquement déduits de son approche théorique. Ainsi, au début de la guerre mondiale, en 1914, il avait pensé, avec entre autres Radek et les Polonais zimmerwaldiens, que la revendication du droit des nations à l’autodétermination avait perdu son sens puisque le problème était de mettre les travailleurs et les socialistes internationalistes au pouvoir. Il écrivait encore en mars 1919 que les « intérêts dits nationaux » devaient être subordonnés par les communistes à ceux de la révolution mondiale[118]. Quelques jours plus tard, il s’accrochait avec Lénine au cours du VIIIe Congrès du parti bolchevik en disant qu’il ne voyait pas la nécessité du droit des nations à l’autodétermination quand c’était l’autodétermination des classes laborieuses qui était à l’ordre du jour. Entre 1920 et 1923, je vais y venir, Boukharine intègrera l’idée que des révolutions nationales anti-impérialistes avaient un rôle à jouer dans la révolution mondiale. Il pourra sans mentir dire (et redire) qu’il reconnaissait que Lénine avait toujours eu raison contre lui, mais il n’aura pas assez de temps pour remettre en question le modèle chinois d’alliance avec une fraction « nationaliste révolutionnaire » de la bourgeoisie locale…

J’ai montré que les textes de Boukharine sur l’impérialisme étaient étroitement liés les uns aux autres, ce qui plaide pour leur cohérence. Boukharine était très attaché à la structure logique de ses idées, mais il les a parfois défendues aveuglement. Ainsi, au cœur de la théorie boukharinienne de l’impérialisme, il y a la formation d’un capitalisme d’Etat, d’une forme intégrée du capital orientée vers la conduite de la guerre impérialiste. La dictature du prolétariat, il le dit aussi, est confrontée à la même tâche (conduire la guerre) et doit utiliser les mêmes moyens que le capitalisme d’Etat. Pourtant de 1918 à 1920 et encore en 1922, il se bat contre Lénine qui utilise le mot « capitalisme d’Etat » pour nommer certains aspects de sa politique économique. Le débat qu’il a ainsi provoqué s’envenime assez pour que Boukharine, pendant les années 1924-1926, ne puisse plus écrire les mots « capitalisme d’Etat » quand il est question des « puissances » impérialistes[119]. Quand il se décide à le refaire, en 1927, il subit un tir de barrage de jeunes staliniens de gauche (Lominadzé et Chatskine) contre le concept de capitalisme d’Etat et son application au cas des pays capitalistes développés et impérialistes. L’assimilation du concept de capitalisme d’Etat de Boukharine à celui de capitalisme « organisé » développé par Hilferding au début des années Vingt deviendra finalement, en 1929, une arme du combat idéologique contre la « droite ». Un tel brouillage idéologique rend presque incompréhensible les débats sur l’environnement économique de l’action des communistes révolutionnaires (où le capitalisme en est-il dans sa « crise » ?) et les choix politiques (le dosage de front unique, voire d’alliance de classes, et d’indépendance politique des « vrais » révolutionnaires)[120].

Sur la question du programme politique des révolutionnaires, dont Boukharine est le grand spécialiste pendant 10 ans (1918-1928), il part d’une option radicale, choisie dès 1914 : les révolutionnaires n’ont plus que leur « programme maximum » (faire la révolution…). Il semble avoir abandonné ce radicalisme en 1918-1919 quand il rédige des textes comme Le programme des communistes ou L’ABC du communisme, mais il en reste quelque chose en 1922, lorsqu’il prépare un projet de programme international. La quatrième partie du projet (La voie menant à la dictature du prolétariat) ne contient qu’un paragraphe n°1 consacré au rôle dirigeant du parti. Il y a donc un guide, mais pas un mot sur le ou les chemins… Au cours du débat du IVe Congrès de l’IC, Boukharine s’oppose à Radek qui préconise un programme de transition, c’est-à-dire des revendications « servant de levier à l’action qui conduira à la conquête de la dictature »[121]. Boukharine ne conçoit pas ce programme qui ne serait ni minimum, ni maximum et qui promettrait de faire basculer de la réforme dans la révolution. Il craint une tentative de « pérenniser cette situation défensive où se trouve aujourd’hui le prolétariat »[122]. Il est aussitôt renvoyé par Thalheimer, son co-rapporteur, au débat qu’il avait eu avec Lénine en août-septembre 1917, lorsqu’il voulait supprimer la « programme minimum »[123]… Je relève, pour ma part, que le désir de Boukharine de s’en tenir au « programme maximum » s’exprime dans une page blanche. Il croit encore en 1922 que la crise révolutionnaire n’est pas finie, mais où sont les moyens tactiques de prendre le pouvoir quelque part, en Allemagne ou ailleurs ?

Je soutiendrais plus longuement, si c’était le lieu pour le faire, que le tempérament de théoricien de Boukharine et une certaine obstination ont souvent compliqué son action politique en mettant en défaut sa clairvoyance. Mais on ne peut pas lui reprocher d’avoir changé trop souvent d’opinion.

Je veux m’en tenir ici aux questions politiques liées à celle de l’impérialisme. Je vois quatre points importants  :

1/ La théorie de Boukharine avait une lacune évidente. Il ne disait presque rien des victimes de l’impérialisme (colonies, pays d’économie agraire ou producteurs de matières premières) et du rôle des forces anti-impérialistes. Dans le dernier chapitre d’Economique de la période de transition, en 1920, il avait affirmé que la rupture des liens avec leurs colonies accentuerait la désagrégation des impérialismes. Le IIe Congrès de l’IC (juillet 1920) avait fait avancer la question grâce au travail de Roy et Lénine sur les relations entre la révolution mondiale et les luttes anti-impérialistes[124]. L’alliance des communistes avec les nationalistes réellement révolutionnaires constituerait une menace pour leur adversaire commun, le capitalisme financier impérialiste.

Au XIIe Congrès du parti, en avril 1923, Boukharine fait un rapport sur la révolution internationale. Comme l’indique Stephen F. Cohen[125], il y parle longuement du « monde oriental… qui traverse une période d’intense bouillonnement révolutionnaire » et il voie dans la paysannerie coloniale « un réservoir gigantesque pour l’infanterie révolutionnaire ». Il préconise finalement un « front uni regroupant à l’échelle planétaire le prolétariat urbain et la paysannerie ». Boukharine comprend les raisons stratégiques qui justifient la recherche d’alliances avec « les ennemis de nos ennemis ». Avec Roy, il en indique la « base économique » : précipiter une désagrégation au centre de l’impérialisme. Dès le début des années Vingt, Boukharine a donc abandonné ses « folies », comme il le dira, sur la question nationale. Cette reconnaissance de l’importance politique de la paysannerie mondiale est évidemment une extension de l’idée d’alliance avec la paysannerie qui est une clé du succès de la révolution russe.

Je pense que cette vision large de la révolution mondiale est dans la lignée du discours de Lénine au IIe Congrès de l’IC, où il se posait comme le porte-parole de la majorité exploitée et opprimée de la population mondiale. Elle est aussi déjà dans l’esprit de l’un des derniers messages de Lénine, publié le 4 mars 1923, Mieux vaut moins mais mieux, où il dit : en fin de compte, l’issue de la lutte surviendra quand l’Orient révolutionnaire et nationaliste (la Russie, l’Inde, la Chine, etc. donc la majorité de la population du globe) affrontera et vaincra l’Occident impérialiste[126]. Au VIe Congrès de l’IC, Boukharine dira encore, dans la même perspective :

« Nous devons puissamment accentuer le fait que, dans le processus de la révolution mondiale, c’est précisément la conjonction du prolétariat mondial avec les révolutions agraires de la paysannerie coloniale qui représentent le facteur le plus important et le gage le plus certain de notre victoire »[127].

2/ Entre le moment où les armées « blanches » furent repoussées (à la fin de 1920) et les échecs des insurrections prévues en Allemagne, mais aussi en Bulgarie et en Estonie (1923-1924), les chefs de l’IC croyaient presque tous que la crise révolutionnaire continuait sur sa lancée dans un monde déstabilisé durablement. L’état-major du mouvement communiste s’adaptait aux difficultés en combinant les tactiques offensives et défensives (front unique, bolchevisation, etc.) et en s’interrogeant en permanence sur la trêve de la guerre impérialiste (l’URSS va-t-elle être attaquée ? Quand les impérialismes s’affronteront-ils à nouveau ? Etc.). La question de la prochaine guerre impérialiste était toujours à l’arrière plan des débats politiques et économiques des chefs communistes, en particulier celui sur la stabilisation du monde capitaliste.

De la fondation de l’IC jusqu’en 1924, l’hypothèse d’une « stabilisation » du capitalisme mondial était régulièrement évoquée, mais était écartée unanimement. On s’en était servi, tardivement, pour attaquer un adversaire dans les combats internes des partis. Le rapport économique de Varga, au Ve Congrès de l’IC, en juin 1924, fut entendu par presque tous les orateurs qui en parlèrent comme le constat d’une « certaine stabilisation », ce qu’ils contestaient, alors que Varga, en parfait accord avec Zinoviev, avait prédit une crise et rejeté les faux espoirs des sociaux-démocrates[128]. Boukharine, en septembre 1924, s’offusquait de voir Trotsky utiliser l’idée de « cartel général » au risque de suivre les traces de Hilferding qui espérait une stabilisation du capitalisme. L’idée de « stabilisation » était entendue comme le contraire de la « décomposition », ou de la « désagrégation », qui était la base de la révolution. Il fallait nier cette idée pour être révolutionnaire.

Le deuil de ces illusions fut long. En mars 1925, Zinoviev changea de vocabulaire, mais il n’introduisit qu’une stabilisation « partielle », bientôt qualifiée de « pourrie ». Ce fut Boukharine, lorsqu’il remplaça Zinoviev à la tête de l’Internationale, en novembre 1926, qui eut la charge de reconnaître que le capitalisme s’était « stabilisé ».

Neuf ans après la révolution russe, la question de la proximité de la guerre pesait d’une autre manière sur les choix politiques des chefs du mouvement communiste. Pour Boukharine, le plus tard serait le mieux. Il redoutait un basculement de l’économie soviétique dans l’économie de guerre. Ce serait « bête », disait-il, de ne pas penser à préparer la guerre, mais seulement dans la mesure où la menace se préciserait. L’enjeu, en URSS, était l’alliance avec la paysannerie, la poursuite de la NEP et d’une croissance « équilibrée ». Dans le monde, l’enjeu était aussi celui de repérer les « brèches » qui étaient ouvertes dans les défenses du système mondial des impérialismes. Boukharine étudia la question très sérieusement. En vingt mois il écrivit quatre grands rapports et plusieurs articles sur l’état réel de l’économie mondiale[129].

Dès novembre 1926, il admet bien plus clairement que Zinoviev le retour de la production mondiale au dessus de son niveau d’avant-guerre. Au VIe congrès de l’IC (été 1928), il parle d’une croissance générale et assez durable pour « ne pas disparaître du jour au lendemain ». Mais se rétablissement des forces productives est fortement relativisé dans le rapport écrit de 1926 : l’équilibre de l’économie mondiale n’est pas rétabli. Le choc de la guerre produit encore des effets déstructurants, la consommation des masses reste réduite, la production est toujours déséquilibrée et freinée par la sous-consommation. En 1928, il insiste plutôt sur le thème des « contradictions aggravées » du capitalisme en raison des « modifications radicales de structure » provoqués par la guerre. La crise est là, mais « dans un état latent ». Ces propos que je résume un peu trop sont d’abord idéologiques[130], mais ils sont étayés par une vaste collecte d’informations sur les formes de la « rationalisation » et les changements technologiques, sur les mouvements de concentration du capital, les ententes nationales et internationales, etc.

Fin 1926, alors que la « brèche » anglaise s’est refermée, Boukharine veut orienter l’action des partis communistes implantés au centre des empires vers une résistance plus forte aux « conséquences de la rationalisation ». Il n’y a pas de « combat décisif » pour le pouvoir en vue. Il parle de front unique syndical « à la base » et de revendications économiques. C’est une ligne « de droite » typique (il faut travailler dans les syndicats), mais il la combine avec une ligne « de gauche » tout aussi typique (autonomie politique complète des partis et première ébauche d’une position « classe contre classe » refusant les compromis avec les partis « bourgeois » de gauche). En fait Boukharine se heurte aussitôt à de nombreux cadres de l’Internationale emmenés par un stalinien de gauche prodige, Lominadzé, qui réussit, par exemple, à faire inscrire le « contrôle ouvrier » et la « rationalisation socialiste » dans les objectifs de la « lutte économique » que doivent soutenir les communistes… L’année 1927 est ensuite largement occupée par les dernières discussions avec l’Opposition, puis par son expulsion et par les catastrophes chinoises successives. Après presque une année, Boukharine est obligé de recommencer à proposer la même ligne politique pour les pays impérialistes au XVe congrès du parti russe (fin 1927).

Toujours contre les mêmes adversaires (Lominadzé en tête), il effectue une savante manœuvre pour arriver à faire admettre (plus ou moins…) que les pays impérialistes présentent à nouveau des tendances vers le capitalisme d’Etat. Le mouvement, cette fois, vient de la « base », c’est-à-dire des « trusts » qui « pénètrent le pouvoir d’Etat ». Chez Boukharine le capitalisme d’Etat est un « stabilisateur ». En réintroduisant ce mot tabou dans son discours, il veut peut-être, mais il ne le dit pas, trouver une explication à l’amélioration économique générale du moment.

Il veut aussi donner une image forte de l’état du monde, trouver un mot qui dise tout. Fin 1926, il déclare qu’après l’offensive prolétarienne et la contre-offensive bourgeoise, les deux premières périodes de l’histoire récente, vient une « troisième période » où les positions sont plus fixées. Le système capitaliste rétablit sa production, mais le premier territoire socialiste s’est aussi rapidement reconstruit, on observe une croissance parallèle des deux camps. Dans les rapports au VIe congrès de l’IC, en 1928, il est le premier et presque le seul à parler systématiquement d’une « crise générale du capitalisme ». Cette formule permet de réunir toutes les périodes en une seule époque historique. En 1928, la « crise » est seulement « latente » dans le monde capitaliste, mais il reste « en général » en crise puisque les changements de structure qui résultent de la guerre mondiale impérialiste ont aggravé ses contradictions. Les principales de ces contradictions sont celles qui opposent les impérialismes entre eux et avec l’Union Soviétique. Ces menaces de guerre sont confirmées et renforcées par le retour de tendances au capitalisme d’Etat. Mais il ne s’agit que de tendances. La menace de guerre est donc moins forte que ce qu’elle pourrait être… L’objectif de Boukharine est de montrer que la guerre impérialiste n’est pas pour tout de suite.

Je viens de donner un aperçu de la pratique politique de Boukharine essayant faire passer ses choix dans des textes de programme ou dans les têtes militantes. Son échec n’est pas seulement de ne pas avoir convaincu un personnage flamboyant comme Lominadzé ou quelques vieux syndicalistes. Au VIe congrès de la Comintern, il a déjà perdu depuis un an la bataille essentielle. Staline a su se servir de la menace de guerre pour forcer les décisions qui lui convenaient.

En effet, en mai 1927, Staline s’est emparé d’une opération de police du gouvernement conservateur anglais (fermeture du nid d’espions de la délégation commerciale soviétique et rupture des relations diplomatiques avec l’URSS) pour mettre de l’animation au VIIIe plenum du Comité Exécutif de l’IC. Selon lui, en bref, l’URSS était directement menacée, l’opposition était complice de Chamberlain et il fallait préparer la défense de l’URSS. Cette manœuvre élémentaire a bien contribué à la dramatisation et à l’accélération de l’éviction de l’Opposition. Elle a entraîné une réorientation de la politique économique qui n’est pas étrangère à la crise de la collecte du grain de l’hiver 1927-1928 et à l’enchaînement de « mesures extraordinaires » qui va conduire à la collectivisation forcée de 1929.

Boukharine était obligé de suivre puisque la sécurité de l’URSS était en cause. Tout ce qu’il a tenté de faire ensuite n’était qu’un combat d’arrière garde.

3/ Pour Boukharine, le combat d’arrière garde qui lui tenait le plus à cœur était la protection de l’alliance avec les paysans et la poursuite de la NEP. Au VIe congrès de l’IC, la question de l’évolution des rapports entre la paysannerie et le pouvoir prolétarien soviétique était un tabou absolu[131]. Minoritaire dans le Bureau Politique, Boukharine ne pouvait rien dire. Mais il pouvait utiliser le Programme de l’Internationale pour essayer de faire passer ses idées.

Je ne développe pas en détail ce point qui est a priori hors sujet. En bref il y a dans le Programme de l’IC une affirmation assez nette que la NEP sera universellement la politique économique de la dictature du prolétariat, que le communisme de guerre ne peut pas être un modèle, et même une phrase disant que « toute collectivisation forcée ne donnerait que des résultats négatifs ». Les rédacteurs staliniens du Programme, très actifs, ont ajouté de leur côté, par exemple, qu’il fallait « inlassablement combattre les koulaks » et que les « grands progrès du socialisme » étaient accompagnés « d’une aggravation momentanée des antagonismes de classes ». Ils avaient ainsi introduit une clause générale qui permettrait tous les excès.

Or Boukharine, depuis longtemps, soutenait que la « lutte des classes », sous la NEP, passait par la concurrence économique entre les grandes unités industrielles socialistes de la ville et les petits producteurs marchands de la campagne. Cette reproduction socialiste des méthodes de la concurrence monopoliste devait permettre d’orienter toute la production vers la coopération et le socialisme. Le Rapport sur le Programme que Boukharine présente au Congrès traite de ce point d’une manière étonnante qui nous ramène à la question de l’impérialisme.

Sans doute pour pouvoir parler métaphoriquement des relations entre ville et campagne en URSS, une longue section du rapport (presque trois pages sur trente deux) est consacrée au futur « système mondial de la dictature du prolétariat », une « fédération » où il y aura forcément des « régions purement paysannes ». Les « aides » des régions industrielles permettront au prolétariat « d’entraîner toute cette périphérie paysanne dans l’orbite de son influence » et de réaliser le « développement non capitaliste » dont parlaient Roy et Lénine en 1920. Dans ce discours, les moyens de l’« aide » ne sont pas précisés, mais l’idée que les « centres industriels absorberont la périphérie paysanne dans la sphère de leur influence » implique, selon la doctrine constante de Boukharine, des échanges marchands internationaux et un usage mesuré de son pouvoir de monopole par la grande industrie socialiste mondiale. Dans Economique de la période de transition, il soutenait que le socialisme (d’Etat) de la première dictature du prolétariat était, à la fois, identique et opposé au capitalisme d’Etat que la révolution venait de renverser. Il semble envisager la même position du problème pour la transition mondiale vers le socialisme : pour abolir l’impérialisme, la dictature du prolétariat dans les pays socialistes les plus avancés utilisera les moyens de l’impérialisme et les transformera en leur contraire…

J’entends ces égarements comme des efforts désespérés pour utiliser le pouvoir des mots contre l’orientation que prenait le mouvement communiste. Je pourrais parler de politique du Petit Poucet, glissant quelques cailloux blancs dans les textes qui engageaient l’Internationale en prévision de débats futurs et incertains.

4/ Le désespoir de Boukharine, dans les dix ans qui suivent, n’a pas eu beaucoup d’occasions de se réduire. A partir de 1929 et de la révélation publique de sa dégradation (il n’est plus qu’un membre suppléant du Comité Central du parti), Boukharine ne dira pas un mot de critique sur la politique décidée par Staline. Il a cependant écrit un texte dont je me demande s’il ne s’agit pas d’une autocritique sincère. Boukharine a-t-il compris en faisant l’expérience de la défaite que sa conception de la crise révolutionnaire et de sa résolution reposait sur du sable ?

Quelques semaines après avoir été mis en minorité par le « plenum » du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle, Boukharine a publié deux articles dans Pravda, le journal dont il n’était plus le directeur, mais où son nom était encore inscrit parce que le parti avait décidé de garder secrète toute l’affaire.

Ces deux articles portent sur le « capitalisme organisé », vu par divers économistes « bourgeois » comme Sombart, Cassel, Alfred et Max Weber, Keynes, Rexford G. Tugwell, etc. (Quelques problèmes du capitalisme contemporain chez les théoriciens bourgeois, 26 mai 1929) et par l’ingénieur économiste Allemand Hermann Bente (La théorie de la « gabegie organisée », 30 juin 1929). Ils paraissent uniquement parce que le parti l’a décidé. Les brigades théoriques du parti avaient besoin de nouveaux écrits de Boukharine sur le capitalisme moderne pour pouvoir confirmer le verdict de Staline : Boukharine s’est rallié au point de vue de Hilferding qui définit le capitalisme le plus développé comme un capitalisme « organisé ». C’est donc une sorte de commande perverse : ces textes seront mis en accusation en octobre 1929 et condamnés pour « déviation social-démocrate » par l’Académie communiste.

Pourquoi Boukharine les écrit-il ? Il est encore un peu combatif et, manifestement, il veut provoquer ses adversaires. Il redit volontairement quelques phrases qui avaient été critiquées par Lénine (ex. : la concurrence s’éteint dans les pays tendant vers le capitalisme d’Etat et s’accentue entre eux dans l’économie mondiale). Il ne dit rien du tout sur les nouveaux travaux de Hilferding (il les a d’ailleurs critiqués en 1923-1924) ni sur ceux d’autres sociaux-démocrates. Les brigades théoriques de Staline pourront citer Lénine, mais elles devront inventer des relations avec Hilferding qui n’existent pas. Le premier article montre, en résumé, que quelques économistes bourgeois doutent de l’avenir du capitalisme. Bien qu’ils se contredisent entre eux, ils comprennent mieux que les sociaux-démocrates les problèmes du capitalisme, mais les rapports de classes et la lutte des classes leur échappent.

C’est le deuxième article qui est surprenant. Il renouvelle l’analyse des contradictions du capitalisme moderne, quand il est basé sur des « organisations ». La rationalité des organisations s’exprime dans leur aptitude à optimiser la relation entre les moyens et les fins. Bente montre précisément les limites de la rationalité des grandes organisations (les coûts improductifs et les gaspillages, les déformations bureaucratiques et la crainte des responsabilités, etc.). Boukharine résume beaucoup et commente un peu la recherche de Bente qu’il considère comme une analyse stimulante des « tendances au capitalisme d’Etat qui se développent dans un système capitaliste “normal” », c’est-à-dire encore en paix, mais pas pour toujours.

En apparences, et les participants à la conférence de l’Académie communiste l’ont relevé vigoureusement, ce texte est une critique indirecte du bureaucratisme soviétique. Mais c’est aussi une critique de la conception du capitalisme d’Etat… de Boukharine, celle qu’il avait construite entre 1915 et 1920. Le capitalisme d’Etat de guerre était capable de rationaliser la production et la répartition pour réaliser ses buts de guerre, de contrôler un déséquilibre massif dans la production. Boukharine semble découvrir que dans des conditions moins dramatiques, les tendances au capitalisme d’Etat mènent aussi à la bureaucratie et à une « artériosclérose économique ». Lorsque le capitalisme est assez centralisé et organisé, il peut dépasser l’anarchie marchande et éliminer la surproduction et certaines formes de crises. Cette rationalité supérieure était la preuve « scientifique » de la possibilité de la dictature du prolétariat. Mais le capitalisme centralisé et organisé, un capitalisme « collectif », comme dit Bente, développe aussi les contradictions des rapports de production non marchands. La gabegie est le revers de la rationalisation dans les organisations. On ne peut donc plus dire que ces freins à l’efficacité de la production ont été dépassés par l’expérience du capitalisme. Boukharine, dans l’article, dit que le prolétariat saura le faire en « impulsant la croissance de la consommation de masse » pour remplacer le « fouet » de la concurrence. Il n’en demeure pas moins que la stratégie d’imitation du capitalisme pour le dépasser et construire le socialisme perd une partie de ses justifications théoriques et pratiques.

Résumons pour finir.

Le scenario révolutionnaire anti-impérialiste de Boukharine mettait en jeu deux séries de faits stylisés.

La première décrivait le mouvement des forces productives. Encore croissantes quand le système des trusts capitalistes d’Etat impérialistes s’était constitué, les forces productives avaient subi la pression des destructions de la guerre mondiale impérialiste entre les capitalismes d’Etat, puis la pression encore plus forte des guerres civiles révolutionnaires, mais elles pouvaient recommencer à croître après la victoire dans le cadre d’un socialisme d’Etat aussi efficace et bientôt plus efficace que son modèle capitaliste d’Etat.

L’autre série décrivait le mouvement des rapports sociaux de production. Sous cet angle, le passage du trust capitaliste d’Etat au capitalisme d’Etat puis au socialisme d’Etat était dans le scenario original une progression violente mais sans retour en arrière des rapports et des formes d’organisation et une régression des rapports et des formes marchandes.

Le scenario révisé pragmatiquement, en constatant l’isolement de l’URSS et la nécessité de la NEP, admettait que les rapports de production avaient régressé pendant la guerre et surtout pendant la guerre civile, jusqu’à un niveau d’organisation inférieur à celui des trusts capitalistes d’Etat, mais la concurrence socialiste, grâce au monopole de l’industrie socialiste, pouvait relancer la progression des rapports d’organisation, en suivant toujours la trajectoire montrée par le capitalisme.

Si le capitalisme d’Etat se révèle être un mauvais modèle, si ses contradictions montrent aussi des risques bureaucratiques et des freins au développement spécifiques qui compromettent la construction du socialisme, la cause n’est pas encore perdue, mais elle dépend maintenant de la solution que le pouvoir politique « prolétarien » trouvera aux problèmes des « organisations ». La question clé est celle de la « position de classe » des « organisateurs », ce que nous appelons les cadres. C’est un sujet que Boukharine avait vu dès 1920-1921.

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Photo

Boukharine entre Lénine et Zinoviev, au 2e congrès de l’Internationale communiste.

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Notes

[1] Ce texte était complètement oublié quand la pensée de Rosa Luxemburg a été redécouverte, il y a cinquante ans, un peu avant celle de Boukharine.

[2] Un grand nombre d’autres textes pourraient s’ajouter à notre anthologie. Boukharine fut, en son temps, le « spécialiste de la communication » de la direction du communisme international et il est intervenu dans la préparation de tous les programmes du parti bolchevik et de l’IC. Dans ses commentaires des programmes du PC(b)R (Le programme des communistes, 1918, L’ABC du communisme, 1919) il est évidemment question de l’impérialisme. Il a présenté trois rapports et quelques discours sur les projets de programme de la Comintern (IVe, Ve et VIe congrès). Chaque fois il s’est appuyé sur son analyse économique de l’impérialisme et il y a développé certains points de façon intéressante (par exemple au VIe Congrès, en 1928, il parle assez bien de l’économie mondiale et Trotsky le remarque). Boukharine est aussi intervenu dans les choix politiques de la majorité du parti. L’analyse boukharinienne de l’impérialisme et les déductions politiques qu’il en tirait ont été spécialement mises à l’épreuve pendant les deux années où Boukharine fut le premier responsable de la Comintern (1927-1928). Il est difficile de trouver un document d’anthologie dans les rapports et discours de Boukharine pendant cette période où il est sans cesse confronté à des désastres à répétition (Angleterre, Chine) alors que, dès le début, il est pris en tenaille par des partisans de Staline… Mais on peut observer que son analyse de l’état du capitalisme « avancé » fait parfois partie du jeu politique du moment. En 1927, par exemple, il bataille avec Lominadzé et quelques autres « staliniens de gauche » sur le retour du capitalisme d’Etat « par en bas » dans les grands pays capitalistes. Pour Boukharine, une poussée de capitalisme d’Etat annonce une guerre impérialiste (mais pas tout de suite, selon lui…). Après sa défaite, en 1929, un texte pourrait être retenu. La théorie de la « gabegie organisée », publiée en juin 1929 dans la Pravda, est un article où Boukharine découvre et dénonce la profonde irrationalité et l’inefficacité des grandes organisations monopolistes. Jusque là, la rationalité supérieure du capitalisme d’Etat, parce que les grandes organisations sont plus rationnelles que les petites, était un postulat inébranlable de Boukharine. Il a peut-être eu un doute sur les bases de sa doctrine. Dans les dernières années de sa vie, il est redevenu un moment un « communicant » du parti de Staline (directeur des Izvestia), avant de passer un an en prison et d’être exhibé dans un procès, puis exécuté. Il y a un article de 1936 sur Imperialism and Communism (paru dans Foreign Affairs), bien écrit, où se retrouve un abrégé de ses idées de 1915 ! Le fait le plus remarquable est que parmi les 1500 pages que Boukharine a écrites en 12 mois de prison, il n’y en a aucune sur le capitalisme contemporain, ni sur aucune question économique, donc rien sur l’impérialisme.

[3] Boukharine, en 1914, a été arrêté puis expulsé d’Autriche vers la Suisse. La guerre le force à abandonner ses travaux scientifiques viennois (il avait suivi les cours de Böhm-Bawerk et Wieser pour en faire la critique dans quelques articles de Die Neue Zeit et dans L’économie politique du rentier, manuscrit achevé en 1914, publié en 1919. Il aspire, avec quelques exilés de sa génération, à participer activement à la politique du comité « extérieur » du POSDR. Par exemple en essayant de créer un nouveau journal social-démocrate et en proposant à une conférence du parti (Berne, février-mars 1915) des thèses à la fois plus « maximalistes » et plus « unitaires » que celles de Lénine. Personne ne le suit… et il rejoint finalement le camp de Lénine.

[4] Hilferding 1970, p. 491.

[5] Boukharine 1967, p. 111. Boukharine, en note, cite Clausewitz (la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens) pour souligner que le marxisme sait découvrir les rapports de production qui sont la base économique des politiques et donc celle des formes de guerre.

[6] Boukharine 1967, p. 111.

[7] Boukharine 1967, p. 114. On peut comparer avec Rosa Luxemburg en 1916. Là où elle se contente d’écrire une phrase, comme « la guerre mondiale actuelle est une lutte de concurrence d’un capitalisme déjà parvenu à sa pleine maturité » (La crise de la social-démocratie, p. 200), Boukharine développe le point sur trois chapitres qui sont le cœur de tout un livre où il « esquisse » une sorte de traité de la concurrence sur le marché mondial.

[8] Boukharine 1967, p. 117.

[9] Boukharine 1967, p. 119.

[10] Boukharine 1967, p. 127.

[11] Boukharine 1967, p. 128.

[12] Boukharine 1967, p. 129. « Sur une échelle universelle » est une expression ésotérique pour dire qu’il s’agit d’une organisation recouvrant l’ensemble de la société, même si elle ne représente pas une volonté commune.

[13] Boukharine 1967, p. 67.

[14] A = argent, M = marchandise, P = capital productif et bien sûr, A’ et M’ sont plus grands que A et M (si la reproduction est un succès), A’- A (ou M’- M) est la survaleur S.

[15] Hilferding 1970, p. 133, note 7.

[16] Idem, p. 402.

[17] Idem, p. 493. C’est ainsi que Hilferding, entre 1905 et 1910, se représentait le contenu économique de la révolution.

[18] Pour lui, le capital financier est donc déjà très engagé dans ce que Hilferding indiquait seulement comme une « tendance historique ». On peut remarquer un changement de vocabulaire intéressant. « Trust » est substitué à « cartel » parce que, dans la littérature qui théorise l’observation des formes modernes de la concurrence, le cartel préserve l’indépendance des entreprises associées alors que le trust les organise en une entité nouvelle. Le cartel est plus fragile que le trust, il laisse plus de possibilités de retour aux anciennes formes de la concurrence. Le vocabulaire de Boukharine évoluera encore. Pour souligner la place prépondérante de l’Etat, il écrira bientôt « trusts capitalistes d’Etat », au lieu de « nationaux » (l’idée – et même le mot – est en germe dès le texte de 1915, cf. Boukharine 1967, p. 160.

[19] Boukharine 1967, p. 63 et 67.

[20] Boukharine 1967, p. 117 et 129.

[21] Boukharine 1967, p. 102.

[22] Boukharine 1967, p. 147.

[23] Ce tableau des réalisations et des perspectives de développement des économies de guerre est évidemment le point de départ réel (avec quelques éléments imaginaires sur la rationalité de l’organisation lorsque les militaires la prennent en charge) de toute l’analyse de Boukharine. Le trust capitaliste national « type » est l’Empire allemand, où le grand Etat-major « organisait » toute l’activité économique en vue de la victoire.

[24] Boukharine 1967, p. 160.

[25] Boukharine 1967, p. 118.

[26] Boukharine 1967, p. 163.

[27] Boukharine 1967, p. 162.

[28] Boukharine 1967, p. 163.

[29] Kautsky, dès 1910, a rejeté la théorie monétaire de Hilferding. Lénine suit Kautsky sur ce point (cf. Limpérialisme… Lénine 1970, p. 13). En 1914, dans son article sur l’impérialisme publié en septembre, il ajoute deux rectifications : l’impérialisme n’est pas la seule politique possible pour le capital financier, la tendance à la cartellisation n’a pas de limite (sur ce point Boukharine est d’accord).

[30] Boukharine 1967, pp. 130-144.

[31] Il cite Hilferding. On peut noter aussi que Lénine, dans la préface qu’il avait donnée en décembre 1915 (et qui ne refit surface qu’en 1927), profitait de l’occasion pour enfoncer le clou des erreurs de Kautsky, mais que, comme Boukharine et avec le même argument, il admettait la possibilité théorique « abstraite » d’un trust universel (Boukharine 1967, p. 6).

[32] C’est le deuxième aspect du problème qui est original et de grande portée. Boukharine va vouloir approfondir la question de l’Etat impérialiste et, à partir de là, il va découvrir que pour les marxistes la révolution vise autant à s’emparer du pouvoir d’Etat qu’à briser son appareil. C’est ce que Boukharine va écrire dès 1916, dans un article de fond complémentaire de sa synthèse sur l’impérialisme. Mais cette Contribution à une théorie de l’Etat impérialiste sera refusée par Lénine et la rédaction du Recueil du Social-démocrate. Je reviens tout de suite sur cet épisode.

[33] Boukharine 1967, pp. 164-171.

[34] Boukharine 1967, p. 170.

[35] Boukharine 1967, Avant-propos, p. 1. Boukharine le date du 25 novembre 1917. Le pouvoir des bolcheviks tenait depuis un mois. Il était un peu tôt pour procéder aux premiers dépôts d’archives, mais l’optimisme révolutionnaire était fort.

[36] Lénine, O., t. 25, p. 531, précise dans cette postface du 30 novembre 1917 qu’il n’a pas eu le temps d’écrire le dernier chapitre de sa brochure sur « l’expérience des révolutions russes de 1905 et 1917 », mais qu’« il est plus agréable de faire l’“expérience d’une révolution” que d’écrire à son sujet ».

[37] Bukharin N. I., Selected Writings on the State and the Transition to Socialism, ed. R. B. Day, 1982, pp. 6-37. Traduction française sur le site de marxists.org (marxists internet archive)

[38] Dans la note que Boukharine rédige en 1925, où il rappelle les circonstances de la rédaction de cet article, il ne semble pas se souvenir qu’il a déjà publié ce premier paragraphe en 1919, dans un article sur La théorie de la dictature du prolétariat. Il ne dit pas non plus, comme on le verra, que les chapitres II à IV d’Economique de la période de transition sont nourris de « « copié-collés » des trois paragraphes.

[39] Boukharine cite une phrase d’une note critique de Marx (de 1844), et plusieurs passages de l’Anti-Düring et de L’origine de la famille d’Engels.

[40] On voit mal à quoi ce cadre peut servir, sinon de transition. Dans le paragraphe suivant, en effet, Boukharine utilise un cadre proche, mais avec des différences inexpliquées.

[41] Boukharine relève une information de presse assez délirante : un projet de « production de nitroglycérine à partir des cadavres que la guerre produisait en nombre colossal ».

[42] Deux lettres de Lénine à Boukharine sont disponibles, ainsi qu’une note sur un article de la revue L’Internationale de la jeunesse où le camarade Nota-Bene (joli pseudonyme) avait publié des extraits de son article refusé par la rédaction du Recueil du social-démocrate.

[43] Il conseille la revue Letopis, financée par Gorki, où écrivent notamment des disciples de Bogdanov (dont Boukharine fait aussi partie).

[44] Lénine, O., t. 35, p. 229-230. Remarquons que le troisième paragraphe de l’article de Boukharine (le plus bogdanovien) n’est pas discerné, bien qu’une phrase soit contestée.

[45] Lénine, O., t. 23, pp. 181-182. Il laisse de côté la querelle de mots sur la « sociologie », les « organisations » et l’adjectif « général », il oublie donc momentanément son hostilité au « bogdanovisme ».

[46] Lénine, O., t. 43, pp. 589-593.

[47] En fait il y a bien une lettre à Chliapnikov où Lénine, qui s’y défend d’être intransigeant et veut se justifier auprès de son correspondant en Norvège, écrit, en parlant de Boukharine, les mots « idées semi-anarchistes » (Lénine, O., t. 35, p.212).

[48] La seule coupure que j’ai vue est celle d’une phrase contre les idées de Hegel. L’argument de Lénine, qu’il ne justifie pas, est réellement injustifiable.

[49] Lénine, qui a certainement beaucoup pensé la guerre, avait choisi de ne rien en dire dans sa brochure sur l’impérialisme. Cette caractéristique de ce texte canonique est trop souvent négligée.

[50] Lénine, O., t. 22, p. 286.

[51] On exploitera contre Boukharine, en 1929, une phrase griffonnée par Lénine, en 1920, dans les marges de son exemplaire personnel d’Economique de la période de transition. Le capital financier « n’a pas éliminé » l’anarchie de la production à l’intérieur des grands pays capitalistes, donc le monopole n’élimine pas la concurrence, même dans un pays qu’il domine. Mais Lénine, dans un passage de L’Impérialisme…, O., t. 22, p. 298, avait aussi écrit « Certes, un monopole, en régime capitaliste, ne peut jamais supprimer complètement et pour très longtemps la concurrence sur le marché mondial » (je souligne). Il relativisait ainsi son hypothèse d’une « stagnation » engendrée par le contrôle monopoliste des marchés, les surprofits et la rétention des progrès techniques organisée par les monopoles. Ici, même si c’est dans une autre perspective, il n’était pas loin de raisonner comme Boukharine, en opposant l’espace du monde et l’espace national.

[52] Boukharine avait rédigé et fait adopter par le Premier Congrès de l’IC, quinze jours plus tôt, une Plateforme qui esquissait la démarche qu’il proposait pour le programme du PC(b)R.

[53] Pendant l’année qui suit le VIIIe Congrès, Boukharine a d’abord rédigé les deux tiers de L’ABC du communisme (Préobrajenski écrivit le reste), notamment toute la partie sur le capitalisme et son développement jusqu’au communisme, suivie d’un chapitre sur l’impérialisme, la guerre et la révolution. Il respectait donc scrupuleusement le choix du congrès dans ce développement pédagogique du programme du parti (qui l’a souvent remplacé en pratique).

[54] Ce point de départ décoiffant est le signe de l’intense cogitation de l’auteur. Au même moment il a entrepris d’exposer la théorie du matérialisme historique à ses étudiants de l’Institut des Professeurs Rouges ; et le parti dont il est un porte-parole éminent avec son journal (la Pravda) est en train de faire la plus terrible des guerres.

[55] Il insiste un peu sur le caractère social de la relation de domination, opposé aux relations techniques entre l’homme et la nature, et il introduit le mot « superstructure » pour désigner cette « force agissante qui consolide de toute part la base de production dont elle est issue ». Il s’agit d’idées et de catégories qu’il est en train d’élaborer pour son cours sur la théorie du matérialisme historique qu’il donne à l’Institut des Professeurs Rouges.

[56] On peut comprendre que Lénine ait réagi négativement dès le premier alinéa du chapitre I et encore plus devant la classification des guerres que « le grand amour de l’auteur pour pratiquer le jeu des idées » lui a inspiré. (Note marginale de Lénine, Boukharine 1976, p.65).

[57] Il fallait citer cette phrase qui est très représentative du style de Boukharine (les « systèmes partiels du capitalisme » pour désigner les économies nationales restructurées par les trust capitalistes d’Etat).

[58] « Au secours ! » écrit Lénine dans la marge. Boukharine aimait l’algèbre et l’arithmétique (il écrit une suite décroissante en raison de deux termes « x » et « y »). Il aurait pu écrire « reproduction réduite » ou « rétrécie », le sens aurait été le même. Mais la clarté de cette analyse économique synthétique de la guerre n’en est pas moins remarquable.

[59] Boukharine 1976, p. 81.

[60] Boukharine indique qu’il emprunte le mot « destruction » à Kritsman.

[61] Ce passage donne, dans l’étonnant vocabulaire de Boukharine, le contenu économique de la crise politique révolutionnaire définie par Lénine comme le moment où « ceux d’en bas ne veulent plus et ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière » (Lénine, Œuvres, t. 31, p. 80).

[62] Rappelons que dans une note de bas de page de Contribution à une théorie de l’Etat impérialiste, il avait écrit que, « seulement pour le temps de l’insurrection, la social-démocratie ne devait pas craindre une destruction temporaire d’une partie des forces productives ». Cinq ans de guerre plus tard, le tableau est beaucoup plus sombre, mais Boukharine reste optimiste.

[63] Cf. Boukharine 1976, p. 109, mais aussi p.105, p. 100 et p. 98.

[64] Cf. Boukharine 1976, p. 110, 105 et 103.

[65] C’est l’expression, écrit-il, qu’il aurait employé si l’histoire des idées et Rodbertus n’avait pas disqualifié le terme (Boukharine 1976, p. 144).

[66] Nous nous inspirons d’une remarque de Lénine dans ses notes marginales sur son exemplaire de l’Economique de la période de transition (dans une définition du capitalisme d’État, écrit-il, « la rationalisation n’est pas nécessaire »). Nous ne connaissons pas de texte où il aurait développé un peu plus cette intuition exceptionnellement pertinente.

[67] C’est une définition possible du communisme.

[68] Lev Nathanovitch Kritsman (1890-1937 ou 1938), menchevik à 15 ans et bolchevik à 28 ans, est un économiste et un spécialiste de l’économie agraire (à partir de 1925, il dirige l’Institut qui s’occupe de ces questions). Il est l’auteur d’articles percutants dès 1918 (la révolution renverse l’ordre des déterminations matérialistes : elle commence par l’idéologie, continue par la politique, puis l’économie et enfin les techniques… Boukharine le cite souvent, avec chaleur). Le livre remarqué par Pokrovsky remplace, dans une certaine mesure, le « tome II » de l’Economique de la période de transition que Boukharine promettait en 1920. Cf. Laure Després, Guerre et transition au socialisme : l’analyse du communisme de guerre de L. Kritsman, paru dans Les Cahiers de l’espace Europe, n°16, 2000.

[69] Toward the United Front, Proceedings of the Fourth Congress of the Communist International, edited and translated by John Riddell, 2012, p. 509.

[70] Boukharine 1977, p. 17.

[71] Sous la bannière du marxisme [en russe], 1924, n°4-5, pp. 160-200, n° 6-7, pp. 157-170, n°8-9, pp. 210-223, 1925, n°1-2, pp. 137-156, n°3, pp. 140-151. Les cinq chapitres sont réunis et publiés ensuite, en russe (printemps 1925) et en allemand (1926). Sous la bannière du marxisme est une revue philosophique dirigée par Deborine (un « dialecticien », par opposition aux « mécanistes » comme Boukharine). Je crois que Boukharine n’y a publié que ces cinq livraisons.

[72] Richard B. Day 1980 a choisi d’organiser son excellent ouvrage sur les idées économiques du mouvement communiste entre 1919 et 1939 (The Crisis and the Crash) en opposant une tendance « Hilferding » à une tendance « Luxemburg ». Mais il confond parfois le luxemburgisme et le sous-consommationisme, alors que la quasi totalité des économistes communistes de cette époque sont des sous-consommationistes convaincus, même quand ils se réclament de Hilferding.

[73] Les deux textes sont traduits dans l’édition française de L’accumulation du capital (Luxemburg 1967).

[74] Boukharine 1977, p. 31.

[75] Elle écrit, croyant bien dire : « D’ailleurs, les ouvriers ne peuvent jamais consommer que la partie du produit correspondant au capital variable, et pas un sous de plus ». Ce « pas un sous de plus » est son argument essentiel pour prouver que les ouvriers ne peuvent « jamais » réaliser la moindre part de la survaleur. Cité dans Boukharine 1977, p. 28, cf. aussi, L’accumulation du capital, Luxemburg 1967, t. II, p. 14.

[76] Boukharine 1977, p. 30.

[77] Boukharine 1977, p. 46.

[78] Paul Sweezy lorsqu’il écrivit The Theory of Capitalist Development, en 1942, avait entre les mains le pamphlet de Boukharine et il lui a emprunté ces deux arguments qu’il juge suffisants pour écarter complètement la théorie de Rosa Luxemburg. Il présente cependant le deuxième argument sous une autre forme, encore plus critique. Qui pourraient être les acheteurs des marchandises « importées » en provenance de l’environnement « non-capitaliste » ? S’il ne pouvait pas y avoir, par principe, de demande pour les marchandises « exportées », il doit y en avoir aussi peu pour celles qui sont « importées » à leur place et l’accumulation est toujours aussi « impossible » (Sweezy 1942, pp. 204-205).

[79] Boukharine 1977, p. 67.

[80] Boukharine 1977, pp. 39-40.

[81] Boukharine 1977, p. 40.

[82] Boukharine 1977, p. 42 (les mots en gras sont de Boukharine).

[83] Voir dans quelle mesure Boukharine suit Hilferding et s’il évite les « erreurs » de son modèle est un sujet d’étude à explorer ailleurs.

[84] L’accumulation du capital, t. II, p. 24. Cité dans Boukharine 1977, p. 86.

[85] Tougan-Baranovsky, Les crises industrielles périodiques : histoire des crises en Angleterre et théorie des crises, 4e édition, 1923, p. 205 (première édition, 1894). Cité dans Boukharine 1977, p. 72.

[86] La symétrie est parfaite lorsque les positions sont poussées aux extrêmes. Boukharine affirme (de façon très discutable, j’y reviendrai) que l’idée de Rosa Luxemburg signifie, lorsque le capitalisme est « universel », une pénurie de force de travail catastrophique (cf. Boukharine 1977, pp. 118-119), alors que Tougan-Baranovsky peut imaginer le fonctionnement d’un capital ayant rendu superflus tous les salariés, sauf un (idem, p. 78).

[87] Cité dans Boukharine 1977, p. 81.

[88] Boukharine fait aussi observer que la valeur des marchandises consommées n’est pas réduite dans la même proportion que le temps de travail direct qui les a produites. Il le remarque en évoquant l’industrie de la Russie soviétique où la croissance « du fer et du charbon » permet de produire « plus de fer et de charbon », et aussi « plus de machines », donc « plus de filés et de tissus avec moins d’ouvriers ». Mais la valeur de ces textiles directement consommables contient automatiquement celle qui leur est transmise par les matières premières et les machines (Boukharine 1977, p. 77).

[89] L’hypothèse implicite est que toute la force de travail, y compris son accroissement naturel, est utilisée puisque la reproduction est supposée équilibrée.

[90] Boukharine 1977, p. 76.

[91] Cité dans Boukharine 1977, p. 72. Je souligne que Tougan-Baranovsky a une conception très particulière de l’équilibre sur le « marché du travail ». Pour lui, sa taille varie selon les besoins du capital, mais sans le déséquilibrer et, par suite, il ne semble pas influencer l’équilibre des autres marchés.

[92] Boukharine observe avec jubilation que Tougan-Baranovsky, quelques années après la publication de son livre sur les Crises industrielles périodiques (1894), a écrit un nouveau livre, Fondements de l’économie politique (deuxième édition russe en 1911), où il tente de concilier la théorie autrichienne de la valeur-utilité avec celle de la valeur-travail. Il y écrit qu’en raison des progrès de productivité, il est possible d’accroître la part des revenus sociaux consommés au détriment de la part des moyens de production. Sa théorie était donc réversible, selon les besoins de sa démonstration et son inspiration idéologique. Boukharine croit pouvoir parler de « sarabande apologétique sauvage » (Boukharine 1977, p. 85).

[93] Boukharine 1977, p. 70, citant Lénine, O. t. 4, p. 165.

[94] Théories sur la plus-value, Editions Sociales, t. II, p. 563 à 652. Il se concentre particulièrement sur les pages 587 à 637, dont il tire dix longues citations (auxquelles il ajoute trois extraits du t. III). Le chapitre III de L’impérialisme et l’accumulation du capital est imprégné des idées sur les crises que Marx a entassées dans ce brouillon.

[95] Dans une phrase au début du chapitre III du livre, Boukharine indique les grandes lignes de son programme de révision de la pensée de Marx : « Pour Marx, l’accumulation est possible, la réalisation est possible, la reproduction élargie est possible. Mais ces processus ne se poursuivent pas tout uniment ; ils se développent à travers des contradictions dont les unes se révèlent dans les oscillations continuelles du système capitaliste, et les autres dans ses secousses violentes ; finalement, le processus même de la reproduction capitaliste représente une reproduction élargie des contradictions capitalistes ».

[96] Boukharine 1977, p. 90 et 91.

[97] Cette forme de crise générale est distincte des crises partielles où des marchandises sont surproduites en même temps que d’autres sont sous-produites.

[98] Une citation de Boukharine montre comment il le dit lui-même : « D’habitude, quand on analyse les crises, l’on s’arrête très peu, ou même pas du tout, sur l’analyse du fait que parmi les marchandises figure aussi la force de travail. Or, ainsi que nous l’avons déjà dit, c’est là la distinction spécifique de l’échange capitaliste et du mode de production capitaliste. Du moment que la force de travail est entrée dans la circulation des marchandises, les contradictions propres à la production des marchandises doivent se manifester ici aussi sous une forme encore plus complexe. La contradiction entre la valeur d’usage de la marchandise et sa valeur d’échange se développe ici comme contradiction entre la production de la plus-value [survaleur], qui a une tendance à s’étendre à l’infini, et la capacité d’achat limitée des masses, qui réalisent la valeur de leur force de travail. C’est cette contradiction qui finit par ce résoudre en crises ». Boukharine 1977, p. 100.

[99] Le Capital, livre III, Editions Sociales, t. 6, p. 263.

[100] Boukharine a été parfois excessivement rapproché de Tougan-Baranovsky, notamment par Ernest Mandel (Mandel 1961, t. I, pp. 458-459, voir aussi Mandel 1997, p. 34, où contre Boukharine, il nie qu’un capitalisme d’Etat sans crises de surproduction puisse être un capitalisme puisqu’il aurait éliminé la contradiction entre valeur d’usage et valeur d’échange). C’est un fait qu’à la fin du chapitre III Boukharine note lui-même que Tougan-Baranovsky admet qu’un plan de production permettrait de contrôler l’équilibre des offres et des demandes, « si bas que fût le niveau de la consommation ». Il approuve puisqu’il y a une planification, mais il rappelle que le niveau de la consommation est un élément de la proportionnalité qui n’est pas plus autonome dans un plan que dans un marché. On peut modifier (dans un plan comme dans le marché) la demande de consommation. Sa composition est alors changée et les modifications des proportions entre les branches productrices de moyens de consommation entraînent une restructuration des proportions dans les moyens de production (Boukharine 1977, pp. 100-102). On reconnaît là son souci constant de ne pas oublier la consommation dans la discussion sur les crises du capitalisme comme dans celle sur les problèmes de la construction du socialisme.

[101] Théories sur la plus-value, Editions Sociales, t. II, p. 608.

[102] Boukharine 1977, p. 105.

[103] Luxemburg 1967, t. II, p. 37

[104] Boukharine 1977, pp. 118-120.

[105] L’accumulation du capital, Luxemburg 1967, t. II, p. 91 et 115.

[106] Une lacune, mais seulement de L’accumulation du capital de 1912. Pendant la guerre, Rosa Luxemburg a écrit La crise de la social-démocratie (sous le nom de Junius) et elle y résume en une page les idées de Hilferding sur le capital financier. Elle semble les approuver sans réserve et ne voir aucune contradiction avec ses thèses. Ce détail fait entrevoir que Luxemburg a une autre approche des débats théoriques que celle des bolcheviks : elle n’a pas l’esprit de système, comme le dit un de ses biographes, Gilbert Badia (Badia 1975, p. 537)

[107] Boukharine 1977, p. 122.

[108] T = force de travail, Mp = moyens de production (pour les autres symboles voir note 14, ci-dessus)

[109] L’accumulation du capital, t. II, p. 116.

[110] Boukharine 1977, pp. 133-134.

[111] Boukharine 1977, pp. 135-136.

[112] Boukharine 1977, p. 136.

[113] Il est évident que chaque contradiction évoquée renvoie au fragment de théorie marxiste privilégié par les uns ou par les autres. Lénine avait fait la leçon à Boukharine en remettant au centre de l’analyse l’idée de socialisation, Trotsky aimait souligner la contradiction entre les forces productives mondiales et l’étroitesse du cadre des Etats nationaux, Hilferding avait décrypté le rôle de l’évolution des formes de la concurrence et, avec Tougan-Baranovsky, il faisait tout dépendre de l’anarchie de la production, Kautsky, et aussi les innombrables économistes agronomes formés dans la tradition populiste (cf. A. Stanziani, L’économie en révolution, 1998.), voyait dans la contradiction entre l’industrie et l’agriculture le moteur de l’histoire, Rosa Luxemburg elle-même représente dans cette série la contradiction entre production et consommation… Ils y sont tous, débarrassés de leurs erreurs et réconciliés par la théorie marxienne de la forme générale des crises.

[114] Lénine lui-même, ne l’oublions pas, avait affirmé qu’on n’y arriverait pas et jugeait probablement que tout cela était inutile.

[115] C’était le projet de la Théorie du matérialisme historique, son cours de 1920-1921 à l’Institut des Professeurs Rouges.

[116] Jaurès, discours du 7 mars 1895. Cité par Yvon Bourdet, introduction au Capital financier, 1970, p. 10.

[117] Souvenir rapporté par Gunhild Höglund, Moskva tur och retur, 1960, p. 208, cité par Stephen F. Cohen, Nicolas Boukharine, la vie d’un bolchevik, 1971, traduction française 1979, p. 381. [Le terme « organisateur » renvoie à la sociologie du pouvoir que Boukharine a en commun avec Bogdanov ou Michels. Il insiste donc sur les compétences des révolutionnaires « de métier » qui faisaient vivre l’organisation clandestine du parti. Lénine employait le mot « praktiki » pour parler des mêmes militants. L’accent a l’air d’être sur le savoir-faire. Est-ce la même chose ? Je ne sais pas si ces différences de vocabulaire sont significatives, il faudrait creuser].

[118] Plate-forme rédigée par Boukharine, in Le premier congrès de l’Internationale Communiste, textes intégraux publiés sous la direction de Pierre Broué, 1974, p. 223.

[119] Boukharine efface les mots « trusts capitalistes d’Etat » de son projet de programme de l’IC de 1922 et les remplacent par « puissances » dans une nouvelle version de 1924.

[120] Le plus grave, me semble-t-il, est que la réaction idéologique de Boukharine, en refusant de parler de capitalisme d’Etat quand il s’agit de l’économie de la dictature du prolétariat, a contribué à évacuer le problème de la part de capitalisme qui s’impose nécessairement dans la transition vers le socialisme.

[121] Procès verbal de la commission du programme, Archives Jules Humbert-Droz, 1970, t. 1, p. 216. Texte disponible sur le site de Marxists Internet Archives (en français).

[122] Toward the United Front, Proceedings of the Fourth Congress of the Communist International, edited and translated by John Riddell, 2012, p. 496.

[123] Lénine O., t. 26, pp. 171-173.

[124] Manifestes, thèses er résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste, 1919-1923, édition de 1934, rééditée en 1969, Thèses et additions sur les questions nationale et coloniale, pp. 57-60.

[125] Cohen 1979, p. 180.

[126] Le problème était de trouver comment « tenir » en attendant…

[127] Boukharine, Rapport sur le Programme (9 août 1928), La Correspondance Internationale, 1928, n° 109, pp. 1169-1178. Disponible sur marxists.org (MIA, en français).

[128] L’objectivité de principe de Varga avait, sans le vouloir, donné des arguments aux opposants de ce congrès (Radek, par exemple). Il était donc traité par quelques Allemands plus zinoviévistes que Zinoviev comme un opposant redevenu kautskiste…

[129] J’ajoute qu’il tente aussi de répondre aux critiques de Trotsky contre l’idée du socialisme dans un seul pays et qu’il essaie de comprendre les relations de l’URSS avec son environnement.

[130] Boukharine fait de gros efforts pour faire entrer les données qu’il rassemble dans le cadre de sa « théorie générale du marché et des crises », celle qu’il avait formulée en 1925.

[131] L’Allemand Ewert s’est risqué à poser une question et il a été aussitôt écharpé (par Lominadzé).

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