Le rôle de la politique selon Marx. Entretien avec Stathis Kouvélakis

A l’occasion de la réédition par les éditions La Fabrique de son livre Philosophie et révolution, de Kant à Marx, nous republions cet entretien avec Stathis Kouvélakis, initialement paru en septembre 2009 sur le site de la revue Que faire ?

Ton livre, Philosophie et révolution, de Kant à Marx, retrace le parcours de Marx vers des positions révolutionnaires à travers sa prise de conscience de la nécessité d’une intervention politique, cristallisée par la question du pouvoir et de l’Etat. Dans quelle mesure cette réflexion est-elle éclairée et, à son tour, éclaire-t-elle la situation politique actuelle, notamment la crise politique ouverte par le référendum français et les élections allemandes ?

J’ai commencé à écrire ce livre vers la fin des années 1990, dans une conjoncture lourdement marquée par l’effondrement de l’URSS et l’expérience de la défaite des révolutions du XXe siècle. En même temps, des contre-tendances commençaient à s’affirmer d’une manière plus claire avec les luttes de novembre-décembre 1995 en France et, au niveau mondial, avec le cycle de mobilisations qui se réfère à Seattle, Gênes et aux processus en cours en Amérique latine. Le projet initial, que je maintiens en tant que programme de recherche, était de situer Marx dans le cadre d’un ‘portrait de groupe’ générationnel et de couvrir à la fois la période qui précède et celle qui suit les révolutions de 1848, grande césure du XIXe siècle. La trajectoire intellectuelle et politique de Marx se joue en effet la-dessus. Marx est un ‘quarante-huitard’ comme on disait à l’époque, c’est un révolutionnaire allemand vaincu, qui passera l’essentiel de sa vie en exil, en apatride. Dès qu’il le pourra, il réfléchira sur les raisons profonde de la défaite de 48 et c’est cela qui constitue à mes yeux le véritable sens du projet de ‘critique de l’économie politique’, qui culminera dans Le Capital : faire l’anatomie du cosmos bourgeois qui s’est édifié sur les ruines de l’espérance émancipatrice portée par l’’ère des révolutions’, c’est-à-dire, comme l’a très bien expliqué Eric Hobsbawm, par l’ensemble de la séquence qui s’étend de 1789 à 1848.

Pour les raisons habituelles (temps, ampleur de la tâche), j’ai dû toutefois m’arrêter bien avant, en 1844, au début de la première période d’exil de Marx, à son moment ‘parisien’. Cette histoire a souvent été racontée et elle fait l’objet d’interprétations contradictoires, qui renvoient à des enjeux décisifs pour la théorie marxiste. De mon côté, j’ai essayé d’une part de décentrer le récit, de montrer – au moyen du portrait de groupe dont je parlais à l’instant (et qui comprend Moses Hess, le jeune Engels, et le Heine des années 1840) – que Marx n’était qu’une possibilité parmi d’autres, donc d’en resituer sa véritable originalité. De l’autre, j’ai essayé de rendre compte de cette trajectoire en la replaçant dans son contexte historique, en sortant d’une simple ‘histoire des idées’, c’est-à-dire en montrant qu’elle n’est compréhensible qu’en analysant la manière dont Marx réagit, certes avec des outils théoriques, mais aussi dans des cadres institutionnels précis (il passe en trois ans de l’université à l’exil via une phase d’intense activité journalistique), à une situation mouvante et à un problème qui est fondamentalement politique : comment mettre fin à l’ancien régime allemand, comment mettre l’Allemagne à l’heure de la modernité politique incarnée par la Révolution française. Bien sûr, c’était déjà le problème des intellectuels majeurs de la philosophie classique, Kant et Hegel, et la génération de Marx en hérite. Marx lui-même commence d’ailleurs par en partager, dans les grandes lignes, les réponses : il croit à la possibilité d’une réforme, tout particulièrement à travers le développement du débat public, stimulé par celui d’une presse libre (il dirige lui-même en 1842-43 la Gazette rhénane, principale voix de l’opposition démocratique avant son interdiction par le gouvernement), dans des termes qui rappellent fortement la thématique de l’’espace public’ développée dans les années 1960 par Jürgen Habermas.

Marx est donc au départ un démocrate réformiste, comme la quasi-totalité des démocrates allemands à ce moment-là, et il ne passera à des positions révolutionnaires que lorsque cette voie réformiste se révélera impraticable, du fait, essentiellement, du durcissement autoritaire du régime prussien. Il faut fortement insister sur le fait que s’il n’est pas seul (voir du côté de Heine, qui s’était exilé à Paris dès les lendemains de la révolution de 1830), Marx est très minoritaire dans sa nouvelle orientation, défendant la nécessité d’une ‘révolution radicale’ comme seul moyen d’abattre l’absolutisme. D’une manière générale, parmi les intellectuels mais aussi dans les organisations clandestines du mouvement ouvrier allemand émergeant (essentiellement parmi l’émigration allemande à Paris et à Londres), ce sont, quasiment jusqu’à la veille de 1848, des orientations réformistes, en général teintées de religiosité, qui prédominent, quand ce n’est pas la confusion ou le pessimisme élitiste.

Pour répondre directement à ta question, cette radicalisation de Marx a pour moi une valeur exemplaire, profondément actuelle : d’une certaine façon, elle est toujours à reprendre, à partir de l’expérience singulière de chaque génération. Aujourd’hui, comme dans les années qui précèdent 1848, on assiste à une remontée des mouvements sociaux, qui remettent en cause des aspects précis du système capitaliste, mais de manière fragmentée et, souvent, avec beaucoup d’illusions sur la possibilité de changer les choses sans toucher à l’ensemble, aux fondements du système, ou, ce qui revient au même, sans poser la question du pouvoir politique.

C’est ici que la référence à Marx me paraît indispensable. Défendre, en 1844, la perspective d’une révolution allemande, de surcroît comme clé de la révolution européenne, c’était scandaleux, quasiment inouï. Le ‘retard’ politique de l’Allemagne par rapport au reste de l’Europe était énorme, les fameuses ‘conditions’ n’étaient ‘pas remplies’, etc. Eh bien, contre cela, Marx permet de penser l’espace qui est celui de l’intervention politique précisément à partir de ce retard, de ce manque : dire que les conditions n’existent pas, c’est dire qu’elles sont à créer, non par un coup de baguette magique, en vertu du pur volontarisme, mais en déployant l’initiative politique, celle qui permet d’ouvrir une possibilité nouvelle, qui révèle le point de basculement d’une situation, qui en condense les contradictions à un moment déterminé. Contrairement à un point de vue très répandu actuellement, selon lequel Marx aurait bien compris la nature du capitalisme, ou anticipé sa phase ‘mondialisée’, mais n’aurait rien à dire de spécifique sur la politique, je pense que Marx est par excellence un penseur politique et que, pour lui, le nom de la politique est celui de ‘révolution’.

Pour Marx, à la veille de 1848, il s’agissait de constituer un large bloc démocratique sous hégémonie prolétarienne, seul à même de renverser le régime despotique et d’enclencher un processus révolutionnaire ‘permanent’, s’attaquant à la propriété privée des moyens de production et d’échange. Le déroulement concret des révolutions de 1848 a montré qu’il s’agissait de la seule hypothèse réaliste, mais qu’elle était très fragile, et elle a été balayée par la réaction. Pour nous aujourd’hui, l’objectif immédiat est d’infliger une défaite majeure aux politiques néolibérales et de libérer de la sorte le potentiel anticapitaliste qui se construit dans les luttes. Pendant quelques années, dans de larges secteurs de la gauche sociale et ‘mouvementiste’, on a vécu dans l’idée d’une autosuffisance des mouvements sociaux, l’idée qu’ils formaient en eux-mêmes le nouveau ‘sujet politique’, que le rôle des partis était secondaire, voire superflu. Cette période est désormais derrière nous ; les limites des mouvements sociaux sont clairement apparues, les mobilisations contre la guerre, la bataille sur la Constitution européenne et les avancées de la gauche antilibérale ont agi comme de puissants facteurs de politisation. La question décisive de notre situation est celle de la construction d’une alternative politique, et elle renvoie à son tour à celle de l’hégémonie, de la capacité d’initiative des forces révolutionnaires, de la reconstruction des conditions d’un front de classe, après des années de recul et de revers pour le mouvement ouvrier. A mon sens, dans un pays comme la France, la question de la constitution d’une nouvelle force politique, anticapitaliste et de classe, regroupant les principaux secteurs de la ‘gauche rouge’, est maintenant à l’ordre du jour.

 

Tu soulignes le point de départ très différent d’Engels, presque sociologique grâce à son analyse et son contact avec le mouvement ouvrier anglais. Les rapprochements avec une partie de la gauche radicale aujourd’hui, mais aussi avec des approches théoriques comme celles de Bourdieu viennent immédiatement à l’esprit. Dans quelle mesure sont-ils valables pour toi ?

Engels est un penseur original, et il le restera même après sa rencontre avec Marx. Ce que j’étudie dans le livre cependant, c’est la période qui précède cette rencontre et le travail en commun qui s’est ensuivi (dès 1845-46). On pense souvent que, du fait de son séjour en Angleterre, de sa connaissance de première main de la condition ouvrière et de l’économie politique, Engels est en avance sur Marx, qui demeure à l’époque un intellectuel plus classique, de formation philosophique universitaire, dont le terrain d’intervention est celui d’une presse s’adressant à la bourgeoisie éclairée. Or, il est frappant de constater, à la lecture de textes comme La situation de la classe laborieuse en Angleterre, ou, de manière encore plus nette, les textes des conférences qu’il a données avec Moses Hess au début 45 dans les villes de Rhénanie, qu’Engels s’inscrit plutôt dans la mouvance dite du ‘socialisme vrai’. Son discours politique est très modéré, ou, plus exactement, Engels cherche à déplacer le problème du terrain politique vers un autre, celui du ‘social’. Ce ‘social’, il le conçoit, conformément à la tradition fondée par Saint-Simon et reprise par la suite par la science sociale française de Comte ou de Durkheim, comme un principe d’harmonie, comme un ‘lien social’ pour reprendre une terminologie qui domine massivement la sociologie contemporaine. Pour lui, la véritable contradiction du capitalisme n’est pas tant l’antagonisme de classe à proprement parler, mais celle entre le principe ‘social’ d’organisation et le marché, porteur de chaos et de concurrence illimitée.

Engels fut très impressionné par les capacités d’auto-organisation du prolétariat anglais qu’il a pu constater lors de son séjour britannique. Il y a vu des expériences nouvelles, celle des associations éducatives, des sociétés d’entraides, des syndicats, qui permettaient de faire avancer concrètement l’émancipation ouvrière. Il pensait que, moyennant bien sûr un rapport de forces plus favorable, et même par la menace d’une insurrection, la bourgeoisie pouvait être convaincue de la nécessité de réformes. Et cela d’autant plus que, précisément, le prolétariat anglais (qui lui sert de référence) évitait de poser la question du régime politique et écartait, de ce fait une révolution politique ‘à la française’. Bien sûr, Engels soutient pleinement le mouvement chartiste, qui demande le suffrage universel masculin, ce qui est une revendication politique, mais qui n’implique pas en soi de remise en cause de la monarchie. Il voit même dans ce légitimisme politique du prolétariat anglais une radicalité supérieure, une avancée par rapport à ceux du continent européen, trop absorbé par les questions du régime et du pouvoir d’Etat. Pour le dire autrement, la position du jeune Engels est très exactement celle que défend aujourd’hui John Holloway avec son mot d’ordre de ‘changer la société sans prendre le pouvoir’. Avant lui, bien entendu, toute la tradition du socialisme associationniste, puisant son inspiration chez Saint-Simon ou Proudhon, l’avait proclamé et même concrètement tenté.

La position de Marx est, je l’ai suggéré auparavant, aux antipodes : Marx cherche dans le social le principe de l’antagonisme qui sous-tend les luttes politiques, il affirme la dimension constitutivement politique des luttes de classes et voit dans la question du régime et du pouvoir d’Etat le terrain même où se décide la capacité d’une classe à diriger la société, sa capacité d’hégémonie comme le diront par la suite les marxistes russes et Gramsci. Marx, et c’est un point crucial, ne commence pas par le prolétariat, il y parvient au terme d’un cheminement politique et théorique, parce qu’il cherche à identifier les forces possibles d’une révolution dont il a découvert préalablement l’exigence. C’est la raison pour laquelle le prolétariat n’est jamais chez lui une simple réalité sociologique, mais d’emblée un processus politique. Il est le nom de l’antagonisme que la société bourgeoise s’acharne à refouler, en vain naturellement, puisqu’il lui est consubstantiel.

Aujourd’hui, la sociologie dominante, en France et ailleurs, reprend, dans une version très affadie et domestiquée, cette ambition originelle de la pensée du ‘social’. Elle pense que sa mission est de contribuer à ‘faire du lien (ou du ‘sens’) social’, et elle a substitué la lutte contre ‘l’exclusion’ à celle pour l’abolition des rapports capitalistes. En ce sens, la sociologie de Bourdieu, qui met au contraire l’accent sur la domination inhérente aux rapports sociaux se place à contre-courant, même si elle a tendance à fragmenter la base de cette domination dans la multiplicité des ‘champs’ spécialisés des pratiques sociales. Elle partage cependant une aporie qui était déjà celle d’Engels, à savoir la difficulté à penser les conditions d’une praxis transformatrice, révolutionnaire, à partir du champ des pratiques existantes des groupes sociaux dominés.

Engels contourne la difficulté en juxtaposant en quelque sorte deux prolétariats, un prolétariat disons ‘empirique’, plongé dans les affres de l’exploitation et porteur passif des tares de la révolution industrielle, et un prolétariat largement idéalisé, déjà organisé en un ‘mouvement ouvrier’ luttant pour son émancipation. Il est intéressant de constater que lorsqu’il se radicalise politiquement et tente de sortir du cercle de la reproduction posé par le couple habitus/pratiques (qui condamne concrètement les groupes dominés à se livrer à d’interminables luttes mutuelles de classement au sein de rapports sociaux intangibles), Bourdieu n’arrive finalement pas à autre chose qu’à réintroduire un point de vue subjectif proche de l’enquête dont se sert Engels pour construire son ‘prolétariat empirique’. On reste dans le cadre d’une « sociologie de la misère »[1], qui rend compte de la souffrance des classes exploitées, dans le meilleur des cas d’une certaine capacité (elle-même très problématique) à y résister, mais jamais de l’émergence d’une praxis collective mettant en cause les fondements des rapports sociaux existants. Même conçu de manière conflictuelle (ce qui n’est pas le cas chez le jeune Engels ou dans la sociologie dominante), le ‘social’ tend à évacuer le politique, et, du même coup, l’histoire. C’est pourquoi, lorsque des proches de Bourdieu comme Pialoux et Beaud analysent, ce qui est exceptionnel et il faut leur rendre hommage, la réalité d’une usine[2], y compris dans sa dimension historique, des luttes etc., ils parlent de la ‘condition’ ouvrière, ils raisonnent en termes d’analyse d’un groupe donné, constitué, en l’occurrence le ‘groupe ouvrier’ (de telle usine, il pourrait tout aussi bien être question d’un autre groupe, ouvrier ou pas), et non en termes de classes, ou plutôt de luttes de classes à travers lesquelles les groupes et les rapports sociaux qui les définissent se constituent et se transforment.

 

Ton livre est d’un point de vue théorique très rigoureux. Son approche dialectique de l’articulation entre l’action politique et les circonstances matérielles, y compris la présence et les positions des organisations ouvrières, apparaît central. En même temps ce sont des concepts parfois ardus pour la compréhension. Comment peut-on comprendre aujourd’hui le rôle des ‘intellectuels’, leur lien avec une organisation révolutionnaire, et plus généralement avec la classe ouvrière ?

Il me semble que ta question part d’un présupposé, qui est que les ‘intellectuels’ sont d’une certaine façon les professionnels du concept, ou de l’idéologie (sans aucune connotation péjorative en l’occurrence). Or, il ne s’agit là que d’une couche particulière d’intellectuels, que Gramsci désignait d’’intellectuels traditionnels’. En tant qu’universitaire, enseignant en philosophie et auteur d’ouvrages relativement spécialisés, j’en suis certainement un. Mais pour revenir à Gramsci, dont l’analyse est le point de départ obligé de toute réflexion marxiste (et même de toute réflexion sérieuse) sur la question des intellectuels, l’élaboration de la théorie révolutionnaire est une affaire collective. Elle est, plus exactement, l’affaire d’un ‘intellectuel collectif’, qui n’est autre que l’organisation politique révolutionnaire. Ce collectif se comprend lui-même comme un tout différencié, dans lequel s’intègrent aussi bien des ‘intellectuels traditionnels’ que ceux que Gramsci considérait comme les ‘intellectuels organiques’ à proprement parler des groupes sociaux dominés, à savoir les militants, ou plus exactement les cadres (politiques, syndicaux, culturels etc.) qui permettent concrètement d’affirmer l’autonomie et la capacité dirigeante du groupe en question.

La véritable césure qu’instaure selon Gramsci l’avènement du marxisme en tant que forme hybride théorico-pratique est donc double : elle renvoie à la fois au ‘passage’ d’’intellectuels traditionnels’, et même de ceux que Gramsci qualifiait de “grands idéologues”, de porteurs d’une conception du monde radicalement nouvelle comme Marx et Engels, dans l’orbite du mouvement ouvrier et à l’apparition d’un type nouveau, inédit, d’intellectuel, le militant du parti ou du syndicat, le journaliste de la presse ouvrière, le permanent de l’organisation, et, naturellement, le dirigeant politique. En ce sens, on le sait, Lénine occupait pour Gramsci une position de prééminence, y compris par rapport à Marx et Engels, car en tant que dirigeant de la première révolution socialiste victorieuse, il incarnait une forme aboutie, pleinement effective et vivante, de l’articulation de la théorie et de la pratique.

Au sein donc de l’ »intellectuel collectif », que je n’identifie pas à l’organisation dont je fais partie, la LCR, car il comprend pour moi l’ensemble des organisations qui, même de manière limitée et contradictoire, rendent possible l’autonomie des groupes dominés dans la société actuelle (y compris, naturellement, la LCR, qui n’est elle-même pas à l’abri des contradictions et des limitations), au sein donc de ce collectif, la tâche de l’intellectuel traditionnel se pose pour moi de manière très ‘classique’. Ce qui ne veut pas dire ‘simple’, car elle consiste d’une part à faire son travail spécifique, à savoir mener la bataille dans l’idéologie (surtout contre les formes les plus systématisées et sophistiquées de l’idéologie dominante) et dans la théorie, donc à produire des objets relativement spécialisés et non accessibles de fait à une grande partie des militants. D’autre part, elle implique de veiller à ce que ce travail spécifique communique et circule au sein du collectif en question, moyennant bien sûr les nécessaires médiations, et que, réciproquement, l’expérience que les autres militants y apportent lui parvienne à son tour. Il convient toutefois d’être lucide, les deux aspects comportent une certaine tension. Il n’est pas toujours facile d’établir cet échange à double sens, les effets de la division du travail de la société capitaliste sont bien réels. Les militants se méfient souvent des ‘intellectuels traditionnels’ (ils ont souvent raison, mais ce rejet comporte également un prix) et ces derniers éprouvent une grande difficulté à sortir des limites de leur travail spécialisé, car cela implique aussi une remise en question d’eux-mêmes, de leur position établie au sein des rapports sociaux (avec tout ce qu’elle comporte d’’habitus’ et de pratiques acquises, sur ce point aussi Bourdieu peut s’avérer utile).

La fonction de l’organisation est justement de contrecarrer en permanence cette tension, en contribuant à ce travail élaboration de l’’intellectuel collectif’ au moyen de sa presse, de ses publications, de ses activités de formation, et tout simplement par le débat politique qui s’y déroule. L’expérience historique nous indique qu’il y là un problème essentiel pour le mouvement ouvrier. Dans les partis communistes par exemple, dont je suis moi-même issu (j’ai milité auparavant au PC Grec eurocommuniste et au PCF), les ‘intellectuels traditionnels’ étaient à la fois valorisés (on savait que ‘ça comptait’, les plus connus apportaient au ‘Parti’ caution, prestige et légitimité culturelle), ils avaient leur lieux d’expression et de travail propres (souvent d’excellente qualité : voire certaines revues, instituts de recherche, maisons d’éditions etc.). Mais, en même temps, on s’en méfiait, on savait qu’ils disposaient de ressources qui pouvaient mettre en question les positions de la direction. Par dessus tout, on veillait à les isoler des militants et des cadres ouvriers, de l’ossature des ‘intellectuels organiques’ de l’organisation. Ils devaient rester dans leur ghetto ‘pour intellectuels’ et respecter certaines limites dans leur travail spécifique, celles qui laissaient intacte la ‘ligne’ défendue par la direction. C’est avec tout cet héritage qu’il nous faut rompre, et ce n’est pas une tâche aisée parce qu’il est profondément enraciné dans le mouvement ouvrier.

 

Plus personnellement, j’ai découvert les idées d’un ami et camarade de Marx, le poète allemand Heine, exilé à Paris dans les années 1840, à travers ton livre. Tu sembles dire qu’en quelque sorte Heine précède Marx dans son appréciation de l’homme politique révolutionnaire. Pourquoi, parfois, les artistes peuvent-ils devancer la politique ?

Parce qu’ils sont ‘dans’ le langage, dans le langage tout court pour les poètes ou les écrivains, ou dans celui qui est spécifique à leur pratique artistique pour les peintres, les musiciens etc. Et dans leur rapport au langage, c’est d’une certaine façon, la totalité de leur rapport au monde, à la société et à leur époque qui est en jeu et qui trouve son expression, sa vérité. Sartre disait qu’une littérature qui ne se rapportait pas à cette exigence de totalité “ne valait pas une heure de peine”. Il précisait immédiatement qu’elle est portée par le rapport au langage, par l’élaboration d’une forme spécifique.

Heine incarne au plus haut point cette exigence de totalité précisément parce qu’il est l’inventeur d’une nouvelle forme poétique et intellectuelle qui visait à embrasser la totalité de son époque en en épousant les contradictions et en les menant jusqu’au bout, par les moyens du langage. Heine est ainsi l’inventeur d’une poésie intégralement ‘dialectique’, qui n’accepte de convoquer les formes léguées par la tradition (notamment celle du romantisme, qui domine l’horizon de l’époque) que pour les subvertir de l’intérieur, leur conférant ainsi une signification nouvelle, chargée d’ironie et d’autodérision, ouvertement sarcastique, satirique ou polémique. Souvent cette violence est intériorisée, dans ce cas l’aspect sombre domine et l’expérience du poète rend compte du ‘travail du négatif’, mais elle ne se complait jamais dans la mélancolie, et finit toujours par retourner sa pointe vers l’extérieur, et se transforme ainsi en critique. Elle parvient ainsi à dire le conflit de l’époque, indissociablement individuel et collectif, depuis le registre le plus ‘totalisant’, celui de l’intervention dans les grandes batailles de son temps (cf. son célèbre cycle poétique Allemagne, conte d’hiver, écrit au moment de la rencontre avec Marx) jusqu’au plus subjectif, ou intime. Heine exprime ainsi, dans des poèmes d’apparence anodine, de l’impossibilité de l’amour romantique, de son mensonge intrinsèque, et, dans d’autres, qui ont fait scandale (même parmi les proches) de l’apparition d’une expérience inédite, dans l’anonymat de la grande ville, où désir amoureux et sexualité sont irrémédiablement dissociés, travaillés en secret par la violence des rapports sociaux.

Elève de Hegel à l’université de Berlin, ayant connu Goethe, ami de Marx, Heine est un intellectuel engagé, révolutionnaire au sens radical de ce terme. Sa poésie et ses essais philosophiques, sur lesquels je me suis plus particulièrement attardé parce qu’ils contiennent la première lecture révolutionnaire de Hegel et de la philosophie classique allemande communiquent parfaitement, on peut dire qu’il s’agit de deux modalités d’une même pensée. Sa portée sera immense pour la génération de Marx.

Témoin de la grande brisure de son siècle, l’écrasement de l’espérance émancipatrice de 1848, (il y a un parallélisme stupéfiant entre son recueil poétique Romanzero et le Dix-huit Brumaire de Marx), Heine nous en livre, avec les armes qui lui sont propres (Marx aura les siennes, plus spécialisées sans doute, mais plus analytiques, dotées de la puissance des abstractions conceptuelles) le contenu de vérité, la signification universelle. Avec lui débute une tradition qui se poursuivra, notamment dans la tradition allemande, avec Kurt Tucholsky et, avant tout, avec Bertolt Brecht, grand dialecticien, poète, écrivain et penseur marxiste dont l’importance proprement théorique est souvent sous-estimée. La signification de la rencontre de Heine avec Marx, à Paris, en 1844, est pour moi proprement ‘épocale’, comme disent les philosophes, au sens où elle inaugure une nouvelle époque, dont la promesse persiste et nous hante car elle demeure inaccomplie.

Propos recueillis par Nick Barrett. 

 

Notes

[1] Cf. le titre éloquent de l’ouvrage collectif qu’il a dirigé et qui inaugura sa phase plus « engagée » : La misère du monde, Seuil, 1993

[2] S. Beaud, M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999.