Lénine : 1893-1914. Construire le parti – chapitre 16

A l’occasion du centenaire de la Révolution russe, nous publions en feuilleton – tout au long de l’année – la biographie politique que le théoricien et militant marxiste Tony Cliff a consacrée à Lénine (traduite par Jean-Marie Guerlin). Le premier volume de cette biographie s’intitule Construire le parti.

Lire le premier chapitre ici : « Lénine devient marxiste ». 

Le deuxième chapitre : « Du cercle d’étude marxiste au mouvement gréviste »

Le troisième chapitre : « Vers la construction du parti ». 

Le quatrième chapitre : « Que faire ? ». 

Le cinquième chapitre : « Le congrès de 1903 : naissance du bolchevisme »

Le sixième chapitre : « La lutte contre les libéraux ». 

Le septième chapitre : « La Révolution de 1905 ».

Le huitième chapitre : « Ouvrez les portes du parti »

Le neuvième chapitre : « Lénine et l’insurrection armée »

Le dixième chapitre : « La discussion sur le gouvernement provisoire révolutionnaire »

Le onzième chapitre : « Le moujik se révolte »

Le douzième chapitre : « La grande répétition générale ». 

Le troisième chapitre : « Victoire de la réaction noire ».

Le quatorzième chapitre : « Stratégie et tactique (Lénine apprend de Clausewitz) ».

Le quinzième chapitre : « Semi-unité avec les mencheviks »

 

Chapitre 16 — Lénine exclut les gauchistes

Lénine devait faire face à des difficultés dans le groupe bolchevik lui-même. La question du boycott ne fut pas enterrée, même après les élections à la deuxième Douma, auxquelles le POSDR participa pleinement. Le résultat des élections était un succès considérable pour le parti : 65 députés social-démocrates furent élus, parmi lesquels 18 pro-bolcheviks.[1]

Malgré tout, le 3 juin 1907, le premier ministre Stolypine dissolvait la IIe Douma et prenait un nouveau décret électoral, très antidémocratique, destiné à débarrasser le gouvernement de la majorité d’opposition. Les nouvelles règles octroyaient à la curie des propriétaires fonciers un électeur pour 230 personnes ; à la première curie urbaine, un pour 1.000 ; à la deuxième curie urbaine, un pour 15.000 ; à la curie paysanne, un pour 60.000 ; et à la curie ouvrière, un pour 125.000. Les propriétaires et la bourgeoisie désignaient 65 % des électeurs, les paysans 22 % (au lieu de 42 % auparavant) et les ouvriers 2 % (contre 4 % auparavant). La loi privait de leurs droits électoraux les populations indigènes de la Russie d’Asie et les peuples turcs des provinces d’Astrakhan et de Stavropol, et diminuait de moitié la proportion des représentants de la Pologne et du Caucase. Tous les non-russophones se virent privés de leurs droits. Le résultat devait augmenter considérablement la proportion de membres de la Douma représentant les propriétaires terriens et la bourgeoisie commerciale et industrielle, tout en réduisant de façon drastique le pourcentage de députés ouvriers et paysans, qui était déjà faible.

La controverse du boycottage, résolue très récemment, fut instantanément rallumée. Les organisations bolcheviques locales votèrent à une grande majorité en faveur du retour au boycottage de la Douma. A la conférence du parti tenue en Finlande en juillet 1907, huit des neuf délégués bolcheviks, sous la houlette de Bogdanov, votèrent pour le retour à la politique du boycottage. Lénine vota avec les mencheviks, les social-démocrates polonais et les bundistes pour battre le boycottage.

Lorsque des élections furent organisées sous l’empire de la nouvelle loi, à l’automne de 1907, les social-démocrates parvinrent à gagner 19 sièges.

Une section de bolcheviks forma un groupe nommé les otzovistes (du mot russe otzovisty signifiant « ceux qui se souviennent ») après la conférence de 1907. En 1908, ils gagnèrent en force organisationnelle et devinrent une menace sérieuse pour la position de Lénine parmi les bolcheviks. Des épreuves de force eurent lieu entre léninistes et otzovistes pour gagner les organisations locales. Lénine ne conserva le contrôle de l’organisation de Moscou que par une marge très étroite. En mai 1908, lors d’une conférence générale de la ville de Moscou, les otzovistes obtinrent 14 voix, contre 18 pour les partisans de Lénine.[2] Le Bureau régional de la région industrielle centrale était fermement otzoviste.[3]

Une forme d’opposition moins extrême, appelée « ultimatisme » dominait à St-Pétersbourg. Ses partisans demandaient que la délégation social-démocrate de la Douma reçoive un ultimatum exigeant d’elle une conduite radicale sans compromis. Les ultimatistes gardèrent le contrôle de l’organisation bolchevique de Saint-Pétersbourg jusqu’en septembre 1909.[4]

Même si la question essentielle qui divisait Lénine et les partisans du boycottage était la participation des social-démocrates aux élections à la Douma, ceux-ci voulaient également boycotter les syndicats officiels. Si les syndicats étaient enregistrés à la police et n’avaient que des activités légales, les boycotteurs les considéraient comme sans valeur pour la cause de la révolution.[5]

On trouvait parmi les otzovistes des militants de premier plan, parmi lesquels Bogdanov (Maximov), commandant en second des bolcheviks pendant un certain nombre d’années, le principal organisateur bolchevik, Krassine, les propagandistes et écrivains Lounatcharsky, Gorky et Bazarov, l’historien M. N. Pokrovsky, et le leader du groupe bolchevik à la Douma, Alexinsky. Ils accusaient Lénine d’adopter « le point de vue menchevik du parlementarisme à tout prix ».[6] A la conférence panrusse de décembre 1908, le menchevik Dan déclara :

« Qui ne sait que les bolcheviks accusent maintenant Lénine de trahir le bolchevisme ? »[7]

L’effondrement du mouvement révolutionnaire créait les conditions pour que se multiplie le bacille du gauchisme. La similitude entre la psychologie des révolutionnaires après 1905 et après 1848 est d’une étrangeté presque inquiétante. Pour citer les mots de Marx concernant Willich et Schapper, les Bogdanov de l’époque :

La défaite violente d’une révolution laisse dans les cerveaux de ceux qui y ont participé, de ceux surtout qui se trouvent rejetés de leur patrie en exil, une commotion telle que même des personnalités distinguées en restent, pendant plus ou moins longtemps, comme incapables de discernement ; on ne peut rentrer dans le courant de l’Histoire, on ne veut pas voir que la forme du mouvement a changé. Aussi joue-t-on à la conspiration et à la révolution, ce qui est également compromettant pour eux et pour la cause qu’ils servent. De là viennent les bévues de Willich et de Schapper.[8]

Après l’écrasement d’une révolution, qu’est-ce qui peut être plus satisfaisant, sur le plan psychologique, que de poser comme tâche immédiate la préparation d’un nouveau soulèvement armé, comme le fit Bogdanov ?

La période terrible de réaction poussa de nombreux révolutionnaires, en particulier ceux qui se trouvaient en exil, dont les occasions d’action concrète étaient très rares, à se tourner vers la propagande abstraite, dont l’extrémisme verbal était directement proportionnel à sa passivité réelle. Privé de responsabilité révolutionnaire pratique, ce révolutionnarisme se limitait à l’auto-glorification, et l’intransigeance verbale devint la façade de la complaisance passive.

Lorsque les révolutionnaires sont isolés de tout soutien véritable de la classe ouvrière, les conditions sont mûres pour le gauchisme. Plus ils sont isolés, moins ils sont ouverts à des corrections de la part des ouvriers en lutte, et plus s’exacerbe l’attrait pour des slogans extrêmes. Puisque personne ou presque n’écoute, pourquoi ne pas lancer des phrases révolutionnaires enflammées ? Dans le vide, la pression pour s’ajuster à une nouvelle situation est infime.

L’impatience de Bogdanov et de ses amis, aspirant à des résultats rapides quels que fussent les obstacles objectifs, aurait pu être corrigée par le parti – c’est là l’élément de démocratie dans le centralisme démocratique. Malheureusement, le parti n’existait pratiquement plus, et ne pouvait donc corriger les erreurs de ses dirigeants. Lénine les accusait de rejeter le « travail subalterne », en particulier l’utilisation de la plateforme parlementaire. En pratique, leur tactique se résumait à attendre des « jours meilleurs ». Ils « freinent l’action la plus importante, la plus urgente: le groupement des ouvriers en organisations vastes, puissantes, fonctionnant bien et sachant bien fonc­tionner dans toutes les situations, organisations pénétrées de l’esprit de la lutte de classe, ayant une claire conscience de leurs buts et éduquées dans l’esprit de la vraie conception marxiste. »[9]

Des temps nouveaux exigent une tactique nouvelle, expliquait Lénine.

Au cours de la révolution, nous avons appris à « parler français », à introduire dans le mouvement le plus grand nombre possible de mots d’ordre offensifs, à solliciter l’énergie, à développer l’ampleur de la lutte directe des masses. Aujourd’hui, nous traversons une période de stagnation, de réaction, de débâcle, et il nous faut apprendre à « parler allemand », à agir avec lenteur (il n’y a pas d’autre moyen tant que le nouvel essor ne sera pas déclenché), en avançant pas à pas, mètre par mètre, de façon systématique et opiniâtre. Ceux qui trouvent ce travail ennuyeux, ceux qui ne comprennent pas qu’il faut préserver et développer les fondements révolutionnaires de la tactique social-démocrate sur cette voie, à ce tournant du chemin également, invoquent en vain le nom de marxiste.[10]

Les révolutionnaires, disait-il,

… sauraient accomplir leur devoir, même affectés à un travail quotidien difficile, pénible et fastidieux, si après la lutte, après épuisement de toutes les possibilités révolutionnaires, l’histoire nous obligeait à suivre la voie de la « constitution autocratique »… Pour tenir ces engagements devant le prolétariat, il fallait assimiler et éduquer sans relâche ceux qui avaient rejoint la social-démocratie pendant les « journées de liberté » (le « social-démocrate des jours de liberté » est même devenu un type), qui avaient été attirés surtout par la fermeté, l’esprit révolutionnaire et la « véhémence » des mots d’ordre, mais qui n’étaient pas assez fermes pour mener la lutte non seulement pendant les jours de fêtes révolutionnaires, mais également pendant les jours gris et ternes de la contre-révolution. Une partie de ces éléments s’est progressivement mise à participer au travail prolétarien et a fait sienne la conception marxiste du monde. L’autre partie s’est contentée d’apprendre par cœur, sans les assimiler, un certain nombre de mots d’ordre, de répéter les anciens slogans, sans savoir appliquer aux conditions nouvelles les vieux principes de la tactique social-démocrate révolutionnaire.[11]

Il ne fait aucun doute que dans la longue période de réaction et la remontée lente qui devait lui succéder, le bolchevisme serait mort si la politique gauchiste de Bogdanov et de ses alliés n’avait pas été balancée par-dessus bord. Rétrospectivement, bien des années plus tard, Lénine pouvait écrire dans son livre La maladie infantile du communisme (1920) :

… le bolchevisme a grandi, s’est constitué et s’est aguerri dans une lutte de longues années contre ce révolutionnarisme petit-bourgeois qui a un air de ressemblance avec l’anarchisme ou lui fait quelque emprunt, et qui pour tout ce qui est essentiel, se dérobe aux conditions et aux nécessités d’une lutte prolétarienne conséquente (…) Le petit-bourgeois pris de rage devant les horreurs du capitalisme est un phénomène social propre, comme l’anarchisme, à tous les pays capitalistes. L’instabilité de ce révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu’il a de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement « enragé » pour telle ou telle tendance bourgeoise « à la mode », tout cela est de notoriété publique.[12]

Il savait que pour se préparer aux grandes batailles révolutionnaires à venir, un parti révolutionnaire doit apprendre à traverser une période de réaction, avec les masses, à leur premier rang, sans se dissoudre en elles, mais sans se détacher d’elles. C’est aussi la période dans laquelle des cadres aguerris peuvent être formés et trempés. Cette formation ne peut néanmoins être acquise dans le vide, à l’écart de la lutte, même si les perspectives et la profondeur de celle-ci sont véritablement très restreintes.

 

L’exclusion de Bogdanov

Entre le 8 et le 17 juin 1909, Lénine convoqua une conférence du comité de rédaction élargi du journal Proletari dans son appartement de Paris. A son instigation, la conférence écartait le vieux Centre bolchevik, élu au congrès de Londres de 1907, et assumait le pouvoir de nommer, de renvoyer et de légiférer. Elle adopta une décision selon laquelle « le bolchevisme, comme tendance du POSDR, n’a rien de commun avec l’otzovisme et l’ultimatisme, » et exclut Bogdanov (Maximov), l’esprit dirigeant de l’otzovisme, des rangs des bolcheviks. Bogdanov contesta vainement le droit d’une nouvelle conférence éditoriale d’écarter des gens nommés par la conférence précédente. Son appel à un congrès bolchevik fut ignoré.

Lénine reconnaissait le bien-fondé formel de l’argument de Bogdanov-Maximov. « Du point de vue de la forme, la révocation de Maximov est « illégale », nous disent les évincés, et « nous ne l’admettrons pas », parce que Maximov « a été élu par le Congrès bolchevique, c’est-à-dire par la partie bolchevique du Congrès du parti » »[13] Mais, sachant que la fraction bolchevique n’était plus que l’ombre d’elle-même, et craignant que Bogdanov ne remporte la majorité lors d’une nouvelle conférence, Lénine combattit avec acharnement la convocation d’un congrès bolchevik. Il présenta une résolution, qui fut adoptée, selon laquelle, du fait que

… la convocation de conférences et et de congrès bolcheviques séparés entraînerait inévitablement la scission du parti du haut en bas et porterait un dommage irréparable à la fraction qui aurait pris l’initiative d’une scission définitive du POSDR ; la rédaction élargie du Prolétari décide :

de mettre tous ses partisans en garde contre l’agitation en faveur d’un congrès bolchevique séparé, car cette agitation mène objectivement à la scission et risque de porter un coup décisif à la position que la social-démocratie révolutionnaire a déjà conquise dans le parti.[14]

La lutte contre Bogdanov dans la fraction bolchevique s’avéra des plus difficiles. Les gauchistes sont formalistes, stériles, et coupés de la réalité – mais comment le prouver en l’absence d’action de masse ? Lénine ne pouvait pas se tourner vers les ouvriers actifs, vers le mouvement vivant, pour obtenir un soutien dans sa position contre Bogdanov, et fut donc contraint d’utiliser la première alternative qui pouvait lui tomber sous la main – en l’occurrence la réunion artificielle et non représentative d’un comité de rédaction élargi.

Nombreux étaient, parmi les partisans de Lénine, ceux qui n’appréciaient pas les mesures apparemment arbitraires prises à l’encontre de Bogdanov. Même Staline, disciple fervent de Lénine à l’époque, lui reprocha son action tyrannique et sa division des bolcheviks. Tout en se déclarant politiquement solidaire de Lénine sur la position relative aux élections à la Douma, il écrivit, dans un éditorial de Bakinsky Prolétari daté du 27 août 1909,

… considérant le fait que, malgré les désaccords mentionnés ci-dessus, les deux sections de la rédaction sont solidaires entre eux sur les questions d’importance majeure pour la fraction (appréciation de la période, rôle du prolétariat et des autres classes dans la révolution, etc.) le Comité de Bakou considère que l’unité de la fraction, y compris le travail commun des deux sections de la rédaction, est possible et nécessaire.

De ce fait, le Comité de Bakou est en désaccord avec la politique organisationnelle de la majorité de la rédaction et proteste contre toute « éjection de nos rangs » de partisans de la minorité du comité de rédaction. Le Comité de Bakou proteste également contre le comportement du camarade Maximov qui a déclaré qu’il ne se soumettrait pas aux décisions de la rédaction, donnant aussi l’occasion de nouvelles et plus graves frictions.[15]

 

L’utilisation d’un gourdin philosophique contre Bogdanov

L’une des armes dont Lénine fit usage contre Bogdanov fut la philosophie. Ses rapports avec celui-ci étaient anciens. Bogdanov était docteur en médecine, et un auteur très réputé en matière d’économie, de sociologie, de sciences naturelles et de philosophie. Lénine le connaissait de réputation depuis 1898, lorsqu’un exemplaire du livre de Bogdanov Court traité de science économique lui était parvenu en Sibérie. Il trouva le livre tellement bon qu’il rejeta la proposition d’un éditeur d’écrire un précis d’économie politique au motif qu’il serait « difficile de faire concurrence à Bogdanov. »[16]

Lorsque Bogdanov rejoignit les bolcheviks en 1904, il envoya à Lénine le premier tome de son œuvre philosophique, Empiriomonisme (le tome II fut publié en 1905, et le troisième en 1906). C’est ce travail, fortement influencé par les écrits philosophiques des néo-kantiens Ernst Mach et Richard Avenarius, qui devint la principale cible des attaques philosophiques de Lénine en 1909.

Plékhanov, le distingué porte-parole de la philosophie marxiste orthodoxe, passé au menchevisme, brocarda Lénine pour son association avec Bogdanov. Lénine répliqua, au IIIe Congrès de 1905 :

… Plékhanov nous amène, tirés par les oreilles, Avenarius et Mach. Je n’arrive décidément pas à comprendre le rapport qu’il y a entre ces auteurs, pour lesquels je n’éprouve pas la moindre sympathie, et la révolution sociale. Ils ont traité de l’organisation individuelle et sociale de l’expérience ou de quelque chose de ce genre, mais ils n’ont jamais songé, bien sûr, à la dictature démocratique.[17]

Lénine n’était pas d’accord avec les vues philosophiques de Bogdanov. Dans une lettre à Gorky, il écrivait qu’il avait lu le premier volume de Bogdanov immédiatement après l’avoir reçu, n’avait pas été d’accord, et avait envoyé une longue lettre de critique à son auteur. Lorsque le troisième volume d’Empiriomonisme parut en 1906, Bogdanov envoya à Lénine un exemplaire, et Lénine s’employa immédiatement à écrire une nouvelle « déclaration d’amour, une petite lettre sur la philosophie qui couvrait trois cahiers » ! Mais cela n’empêcha pas Lénine de continuer à collaborer politiquement avec Bogdanov, et il ne suggéra pas davantage qu’il y eût lieu de rompre les rapports sur une base philosophique, ou que la philosophie eût une relation directe et nécessaire avec la tactique politique.

En février 1908, il écrivait :

… la rédaction du Prolétari, en tant que représentant idéologique de la tendance bolchevique, juge indispensable de déclarer ce qui suit : En réalité, cette discussion philosophique n’est pas fractionnelle, et de l’avis de la rédaction, ne doit pas l’être ; toute tentative pour représenter ces divergences comme fractionnelles est radicalement erronée. Il y a à l’intérieur de l’une et l’autre fraction des partisans des deux courants philosophiques.[18]

Dans une lettre à Gorky du 25 février 1908, il écrit :

En été et en automne 1904, nous nous mîmes définitivement d’accord avec Bogdanov, en tant que bolcheviks, et nous formâmes un bloc tacite – et qui écartait tacitement la philosophie comme étant un domaine neutre — , un bloc dont l’existence se prolongea durant toute la révolution et qui nous donna la possibilité d’appliquer conjointement dans la révolution la tactique de la social-démocratie révolutionnaire ( c’est-à-dire du bolchevisme), qui, j’en suis profondément convaincu, était la seule correcte.[19]

… le Prolétari doit rester totalement neutre sur toutes nos divergences philosophiques, et ne pas donner au lecteur la moindre raison d’établir un lien entre les bolcheviks, en tant que tendance, en tant que ligne tactique de l’aile révolutionnaire des social-démocrates russes, à l’empiriocriticisme ou l’empiriomonisme.[20]

Le 16 avril, il écrivait à nouveau à Gorky :

« Il faut séparer la philosophie d’avec les affaires du parti (de la fraction) : la décision du C.B. [Centre bolchevik] y oblige aussi. »[21]

Malgré tout, lorsqu’en 1908 il devint finalement clair qu’une montée révolutionnaire n’était pas à l’ordre du jour, les divergences de tactique entre Lénine et Bogdanov sur des questions telles que le boycott, au lieu de se dissoudre, gagnèrent en importance. Dans le sillage de la réaction idéologique générale, les divergences philosophiques devinrent davantage porteuses de sens. Bogdanov, Bazarov et Lounatcharsky choisirent ce moment pour s’associer avec les mencheviks Youskévitch et Valentine, ainsi que d’autres auteurs, dans la publication d’un symposium sur la philosophie intitulé Données générales de la philosophie marxiste.

Il serait faux de supposer que l’intérêt de Lénine pour la philosophie n’était motivé que par le fait qu’elle lui fournissait une arme dans la lutte de fraction contre Bogdanov, même si cet élément était d’un grand poids. La philosophie venait inévitablement, à l’époque, en première ligne de la pensée marxiste. Avant la révolution de 1905, la doctrine économique de Karl Marx était le plus important sujet de discussion parmi les socialistes. Pendant la révolution, sa place fut prise par la politique marxiste. Dans la période de réaction qui suivit la révolution, la philosophie marxiste devait inévitablement venir au premier plan. Comme disait Lénine,

Le pessimisme, la non-violence, l’appel à « l’Esprit » forment une idéologie qui apparaît inévitablement à une époque où l’ancien régime tout entier « a été bouleversé », et où la masse qui a été élevée sous cet ancien régime et qui en a sucé, avec le lait maternel, les principes, les habitudes, les traditions, les croyances, ne voit ni ne peut voir quel est le nouveau régime qui « s’ordonne » , quelles forces sociales « l’ordonnent » et comment, quelles forces sociales sont capables de la délivrer des maux sans nombre, particulièrement redoutables, propres aux époques de « transformations violentes ».[22]

La politique se montrant apparemment incapable d’en finir avec les horreurs du régime tsariste, l’évasion dans le domaine de la spéculation philosophique devint à la mode. Et en l’absence de tout contact avec un véritable mouvement de masse, tout devait être prouvé à partir de rien – rien, dans les traditions du mouvement, aucun des principes fondamentaux, n’était protégé d’une constante remise en question.

L’année 1904 était le centenaire de la mort d’Immanuel Kant. Au cours des quelques années suivantes, un certain nombre de marxistes discutèrent intensément de l’éthique kantienne et de la théorie « néo-kantienne » de la connaissance telle qu’elle existait dans la pensée scientifique moderne. Dans la discussion, Bogdanov, Lounatcharsky, Bazarov et d’autres tentaient de combiner le marxisme avec la théorie néo-kantienne du savoir proposée par Ernst Mach et Richard Avenarius. Lounatcharsky alla jusqu’à s’exprimer ouvertement en faveur du fidéisme.[23] Il utilisait des métaphores religieuses, parlant de « quête de Dieu » et de « construction de Dieu ». Gorky était influencé par Bogdanov et Lounatcharsky, et Une confession, un roman qu’il écrivit à l’époque, atteint son point culminant dans le passage suivant :

Je l’ai vue ici, ma mère – dans l’espace entre les étoiles… Et j’ai vu son maître, le peuple tout-puissant, immortel… Et j’ai prié : « Tu es mon dieu et le créateur de tous les dieux, les ayant tissés avec la beauté de ton esprit dans l’effort et la révolte de tes quêtes ! Et le monde ne devrait avoir d’autres dieux que toi, car tu es le seul dieu, toi qui fais des miracles. »[24]

La réaction de Lénine fut très vive. Il écrivit à Gorky :

« Le prêtre catholique déflorant des jeunes filles… est beaucoup moins dangereux pour la « démocratie » qu’un prêtre sans soutane, un prêtre sans religion grossière, un prêtre démocrate ayant une idéologie, prêchant la création et la constitution d’un petit bon dieu. »[25]

Il usa du « gourdin philosophique » contre Bogdanov et ses amis non seulement à cause des divergences fractionnelles entre eux sur la participation aux élections à la Douma, l’activité dans les syndicats, etc., mais aussi parce qu’il voyait dans l’idéalisme philosophique néo-kantien un danger pour la survie du marxisme dans la période de réaction. Le mysticisme socio-religieux et le pessimisme politique et social marchaient main dans la main, menaçant ce qui restait du mouvement révolutionnaire.

La contribution de Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, souffrait malgré tout elle aussi du manque de contact avec un mouvement vivant (Il suffit de la comparer avec les magnifiques, dialectiquement concis et vivants Cahiers philosophiques, volume 38 des Œuvres). Il est significatif qu’il ne réitéra jamais les arguments qui y sont développés dans des brochures ou articles postérieurs, comme il le faisait avec ses autres travaux. Aucun article de presse particulier ne développa les thèses de ce livre, et il n’est mentionné dans aucun écrit de Lénine, y compris sa vaste correspondance, après 1909.

En 1909, la lutte contre les humeurs anti-matérialistes, religieuses, mystiques, de quête de l’âme qui s’étaient fait jour dans la période de réaction était pratiquement terminée – l’aube d’un nouvel essor du mouvement de masse n’était pas éloignée.

 

Les bogdanovistes persistent

Après la rupture imposée par Lénine en juin 1909, Bogdanov et ses partisans formèrent une fraction indépendante dans le POSDR. Ils se proclamèrent les seuls « vrais bolcheviks ». En décembre, ils firent paraître leur propre journal, qui portait le nom du premier organe bolchevik fondé par Lénine et Bogdanov à la fin de 1904 – Vpériod (En avant). Pendant quelques années, ils devaient être connus sous le nom de bolcheviks vpériodistes.

Pendant un certain temps les choses se passèrent relativement bien avec les léninistes. Lénine écrivait en décembre 1910 :

« Les fractions antiparti ont renforcé leurs organisations contre le parti : la fraction des partisans de « Vpériod » s’est développée et a consolidé son réseau. »[26]

Dans le but de diffuser leurs idées, Bogdanov, Lounatcharsky et Alexinsky, assistés de Maxime Gorky, organisèrent une session de formation du parti à Capri (Italie) en 1909, qui dura environ quatre mois. Un deuxième stage fut organisé à Bologne à la fin de 1910 et au début de 1911.

A l’automne les étudiants de l’école de Capri invitèrent Ilitch à venir y faire une conférence. Ilitch refusa catégoriquement, en leur expliquant le caractère fractionnel de l’école, et les appela à Paris. Au sein de l’école de Capri, une lutte fractionnelle éclata. Au début de novembre, cinq étudiants (ils étaient en tout 12) de l’école de Capri, parmi lesquels Vilonov, l’organisateur de l’école, se déclarèrent formellement léninistes et furent expulsés de l’école. Ce fait caractérisait mieux qu’aucun autre à quel point Lénine avait eu raison en pointant le caractère fractionnel de l’école. Les étudiants expulsés se rendirent à Paris. (…)

Cinq autres étudiants de l’école de Capri arrivèrent avec Mikhaïl… Ilitch leur fit cours avec une grande attention. Les élèves partirent pour la Russie. Mikhaïl avait la tuberculose… A la fin décembre les cours de Capri étaient terminés et le reste des étudiants arriva à Paris. Ilitch leur fit aussi cours. Il leur parla du moment présent, de la réforme de Stolypine et de son orientation envers la paysannerie « robuste », sur le rôle dirigeant du prolétariat et sur la fraction à la Douma.[27]

C’était une époque d’actions limitées : une petite session de formation du parti à l’étranger était une réalisation importante. A tous points de vue, le parti était pratiquement inexistant. La rupture avec Bogdanov et ses comparses semblait être le dernier acte.

Pour les participants à la querelle des bolcheviks, et aussi pour les spectateurs, il semblait que le parti de Lénine fût à l’agonie. Le nombre des membres déclina jusqu’à un niveau très bas, de plus de 40.000 en 1907 à quelques centaines en 1910. Ils étaient dispersés en petits groupes et fortement infiltrés par la police secrète. Les groupes n’avaient pratiquement pas de contacts entre eux ou avec la direction à l’étranger. Lénine avait aussi perdu les meilleures plumes qu’il eût eues jusque là – Bogdanov, Lounatcharsky, Pokrovsky, Rojkov et Gorky. Les mencheviks se réjouissaient de la déconfiture intellectuelle des bolcheviks. Ainsi, quelques années après l’exclusion de Bogdanov et consorts, Martov pouvait se sentir autorisé à déclarer défunte la direction bolchevique :

… une poignée de gens littéralement sans nom ou aux noms à la résonance peu ragoutante, un groupe appartenant plutôt au Lumpenproletariat intellectuel qu’à l’intelligentsia. Ayant pris le bâton entre leurs mains, ils sont devenus des caporaux, portant le nom d’un unique intellectuel – Lénine – comme drapeau idéologique.[28]

Mais c’était là une illusion de menchevik. Les capacités de dirigeants des cadres du parti ne pouvaient être mesurées simplement à l’aune du talent littéraire. Et Lénine conserva des centaines de ses cadres pendant la période de réaction, en recruta quelques centaines de plus et les forma, se préparant constamment pour l’avenir.

 

Notes

[1]A. Levin, The Second Duma, Newhaven 1940, p. 70.

[2]Lénine, « La liquidation en voie d’être liquidée », Œuvres, vol. 15.

[3]Lénine, « La fraction des partisans de l’otzovisme et de la construction de Dieu », Œuvres, vol.16.

[4]Lénine, « Беседа с петербургскими Большевиками », Полное собрание сочинений, vol. 19.

[5]T. Hammond, Lenin on Trade Unions and Revolution, 1893-1917, New York 1957, pp. 56-57.

[6]Lénine, « Беседа с петербургскими Большевиками », Полное собрание сочинений, vol. 19.

[7]Lénine, « La fraction des partisans de l’otzovisme et de la construction de Dieu », Œuvres, vol.16.

[8]Karl Marx, Postface à « Révélations sur le procès des communistes de Cologne » (1875)

[9]Lénine, Les divergences dans le mouvement ouvrier européen, Œuvres, vol.16.

[10]Lénine, « La liquidation en voie d’être liquidée », Œuvres, vol.15, pp. 490-491.

[11]ibid., p. 489.

[12]Lénine, La maladie infantile du communisme, Paris, 1962, pp. 29-30.

[13]Lénine, Œuvres, vol.16, p. 48.

[14]ibid., vol.15, p. 480.

[15]Staline, « Из партии », Cочинения, vol. 2.

[16]Lénine, Œuvres, vol.37, pp. 150, 269.

[17]ibid., vol.8, p. 391.

[18]ibid., vol.13, p. 468.

[19]ibid., p. 470.

[20]ibid., p. 474.

[21]ibid., vol.34, p. 407.

[22]ibid., vol.17, p. 45.

[23]Le « fidéisme » est défini par Lénine comme « doctrine substituant la foi à la science ou, par extension, attribuant à la foi une certaine importance. » (Matérialisme et empiriocriticisme, ibid., vol.14, p. 16.)

[24]Maxime Gorky, Исповедь, 1908.

[25]Lénine, Œuvres, vol.35, p. 117.

[26]ibid., vol.16, p. 359.

[27]Kroupskaïa, op. cit., pp. 131-132.

[28]Наша Заря, no.3, 1914 ; Getzler, op. cit., p. 137