Lénine : 1893-1914. Construire le parti – chapitre 18

A l’occasion du centenaire de la Révolution russe, nous publions en feuilleton – tout au long de l’année – la biographie politique que le théoricien et militant marxiste Tony Cliff a consacrée à Lénine (traduite par Jean-Marie Guerlin). Le premier volume de cette biographie s’intitule Construire le parti.

Lire le premier chapitre ici : « Lénine devient marxiste ». 

Le deuxième chapitre : « Du cercle d’étude marxiste au mouvement gréviste »

Le troisième chapitre : « Vers la construction du parti ». 

Le quatrième chapitre : « Que faire ? ». 

Le cinquième chapitre : « Le congrès de 1903 : naissance du bolchevisme »

Le sixième chapitre : « La lutte contre les libéraux ». 

Le septième chapitre : « La Révolution de 1905 ».

Le huitième chapitre : « Ouvrez les portes du parti »

Le neuvième chapitre : « Lénine et l’insurrection armée »

Le dixième chapitre : « La discussion sur le gouvernement provisoire révolutionnaire »

Le onzième chapitre : « Le moujik se révolte »

Le douzième chapitre : « La grande répétition générale ». 

Le troisième chapitre : « Victoire de la réaction noire ».

Le quatorzième chapitre : « Stratégie et tactique (Lénine apprend de Clausewitz) ».

Le quinzième chapitre : « Semi-unité avec les mencheviks »

Le seizième chapitre : « Lénine exclut les gauchistes »

Le dix-septième chapitre : « La rupture finale avec le menchevisme ». 

 

Chapitre 18 — La montée de la vague révolutionnaire

La période de prospérité économique

En 1909, un boom économique fit suite à la récession. Presque toutes les industries se remirent de la crise sévère des années 1907-1908. Les quelques années suivantes virent une croissance continue de la production, comme l’illustre le tableau ci-dessous, qui indique la production des différents secteurs de l’industrie russe (en millions de pouds).[1]

INDUSTRIE 1910 1913
Fonte 186 283
Fer et acier 184 246
Tôle 22,9 25,3
Rails 29,5 35,9
Cuivre 1,4 2
Charbon 1.522 2.214
Pétrole 588 561
Coke 168 271
Consommation de coton 22,1 35,9

Le mouvement révolutionnaire connut lui aussi un regain. Dans les masses populaires, les premiers à se mettre en action furent les étudiants.

 

L’agitation étudiante

A l’automne de 1910, des manifestations étudiantes se déroulèrent en liaison avec la mort de l’ancien président libéral de la Ie Douma, Mouromtsev, et celle de Léon Tolstoï. Elles étaient aussi une réaction aux brutalités infligées aux prisonniers politiques dans la prison de Zérentoui dans le Trans-Baikal. Des meetings furent tenus dans les universités, des résolutions de protestation votées, et on tenta d’organiser des manifestations de rue. Une grève générale étudiante fut déclenchée au début de 1911 en protestation contre les mesures répressives prises par le gouvernement, et se répandit dans toute la Russie. Lénine salua le réveil des étudiants avec enthousiasme. Il critiqua clairement la lettre d’un groupe d’étudiants social-démocrates qui tentaient de minimiser l’importance du mouvement parce qu’il n’était pas lié à une action de masse des ouvriers. La lettre des étudiants disait : « Nous estimons qu’un mouvement étudiant n’est concevable que s’il est coordonnée à une action politique d’ensemble. C’est pourquoi nous nous opposons à cette action académique. »[2] Lénine commenta vivement :

Cette façon de raisonner est fondamentalement erronée. Avec cette argumentation, en effet, le mot d’ordre révolutionnaire selon lequel il faut s’efforcer de coordonner l’action politique des étudiants avec celle du prolétariat, etc., cesse d’être un guide vivant pour une agitation de plus en plus large, de plus en plus générale, de plus en plus combative, et se transforme en dogme mort appliqué mécaniquement aux différentes étapes des différentes formes du mouvement. Il ne suffit pas de proclamer qu’une action politique coordonnée est nécessaire et de répéter le « dernier mot » des leçons de la révolution. Il faut savoir faire de la propagande en faveur de l’action politique et utiliser pour cela toutes les possibilités, toutes les conditions, et, en premier lieu, plus que tout, tous les conflits de masse qui opposent tels ou tels éléments d’avant-garde à l’autocratie…

Il se peut que, dans certaines conditions, un mouvement académique provoque une baisse du niveau du mouvement politique, le morcelle ou empiète sur lui. Dans ce cas, les groupes d’étudiants social-démocrates doivent naturellement diriger toute leur propagande contre un tel mouvement. Mais, à l’heure actuelle, tout le monde peut voir que les conditions politiques sont différentes : aujourd’hui, le mouvement académique marque le début du mouvement d’une nouvelle « génération » d’étudiants qui s’est déjà plus ou moins habituée à une certaine autonomie, si étroite fût-elle ; d’autre part, ce mouvement a lieu à un moment où il n’existe aucune autre forme de lutte des masses, dans une période d’accalmie…[3]

Les étudiants étaient plus faciles à pousser à l’action que les ouvriers, qui avaient connu de grandes souffrances pendant la période de réaction. Mais le renouveau étudiant était la manifestation d’un réveil plus profond et plus étendu des masses populaires.

 

Les ouvriers se réveillent

L’année 1911 vit les ouvriers se porter progressivement à l’offensive. En 1908, le nombre des grévistes avait été réduit : 60.000 ; en 1910, il était encore plus bas : 46.623 ; en 1911, il monta à 105.110. La conférence bolchevique de janvier 1912 déclarait :

On observe dans les larges milieux de la démocratie, et en premier lieu dans le prolétariat, un début d’animation politique. Les grèves ouvrières de 1910-1911, la reprise des manifestations et des meetings prolétariens, du mouvement dans la démocratie bourgeoise urbaine (grèves d’étudiants), etc. sont les indices d’une prise de position toujours plus révolutionnaire des masses contre le régime du trois juin.[4]

Le mouvement reçut une immense poussée du terrible massacre des mineurs d’or de la Léna le 4 avril 1912. 6.000 mineurs étaient en grève dans les champs aurifères de la Léna, situées dans une région presque exclusivement composée de forêts de taïga, à près de 2.000 kilomètres du chemin de fer sibérien. Un officier de gendarmerie ordonna de tirer sur la foule désarmée, et 500 personnes furent tuées ou blessées. Le groupe social-démocrate de la Douma interpela le gouvernement sur la tuerie et reçut une réponse insolente du ministre de l’intérieur du tsar, A.A. Makarov : « Il en a été ainsi, et il en sera ainsi ! »

Il est intéressant de noter que les manifestations qui ont suivi le massacre de la Léna ont mis dès le départ le mot d’ordre de république démocratique en avant, ce qui reflétait un niveau de conscience des masses bien plus élevé que celui qui existait au début de la Révolution de 1905, laquelle avait commencé par une pétition naïve au tsar. En avril 1912, les travailleurs russes reprirent les choses là où ils les avaient laissées au point culminant de la révolution sept années auparavant.

La nouvelle du drame sanglant de la Léna déclencha la colère de la classe ouvrière. Des manifestations de rues, des meetings et des protestations eurent lieu dans tout le pays. Près de 300.000 ouvriers participèrent aux grèves de protestation. Celles-ci fusionnèrent avec la grève du 1er Mai, à laquelle prirent part 400.000 travailleurs[5], et d’autres grèves politiques suivirent.

Avant même que les délégués de la curie ouvrière de la province de Saint-Pétersbourg puissent tenir leur congrès pour désigner les électeurs de la IVe Douma, en décembre 1912, le gouvernement tsariste déclara l’élection de 21 d’entre eux nulle et non avenue. En réaction aux agissements du gouvernement, les ouvriers d’un certain nombre d’usines de Saint-Pétersbourg appelèrent à la grève politique. Plus de 100.000 ouvriers y participèrent.

Le 11 novembre, des ouvriers de Riga organisèrent une manifestation de protestation contre la condamnation à mort d’un groupe de marins du navire de guerre Ioann Zlatoust par une cour martiale de Sébastopol, et aussi contre la torture des prisonniers politiques dans les prisons d’Algatchinsky et de Koutomarsky. Plus de 15.000 ouvriers défilèrent dans les rues de Riga, entonnant des chants révolutionnaires. Le jour suivant, quelques grandes usines de la ville entamèrent une grève politique. A Moscou, également, les ouvriers d’un certain nombre d’usines se mirent en grève le 8 novembre contre les exécutions de Sébastopol.

Lorsque, en novembre 1913, six ouvriers des usines Oboukhov de Saint-Pétersbourg furent arrêtés pour avoir contrevenu à la loi interdisant les grèves dans des « usines socialement nécessaires », des meetings de protestation furent tenu dans toutes les usines de Saint-Pétersbourg . Cent mille ouvriers se mirent en grève de solidarité avec les accusés, et il y eut une manifestation violente devant le bâtiment du tribunal pour revendiquer le droit à l’organisation des ouvriers. Sous la pression des événements, le tribunal ne donna aux ouvriers accusés que des sentences légères. Malgré tout, un appel fut interjeté, et le 20 mai 1914, à l’audience d’appel, il y eut une autre grève de protestation dans la capitale, à laquelle plus de 100.000 ouvriers participèrent[6]. A nouveau, le 15 novembre, le jour de l’ouverture de la Douma, quelque 180.000 travailleurs se mirent en grève.

Lénine était fondé à écrire, dans son article Le développement des grèves révolutionnaires et des manifestations de rue (Sotsial-Demokrat, 12 janvier 1913),

… nous sommes en face de grèves révolutionnaires de masse, au début d’un essor révolutionnaire…

Il aurait été impossible dans aucun pays au monde, à moins d’une conjoncture révolutionnaire, de dresser des centaines de milliers d’ouvriers plusieurs fois dans l’année pour des actions politiques ayant les motifs les plus divers…

Le début de l’essor révolutionnaire est incomparablement plus élevé à présent qu’il ne l’était avant la première révolution. Par conséquent, la seconde révolution à venir révèle dès à présent une réserve beaucoup plus grande d’énergie révolutionnaire au sein du prolétariat…

La grève révolutionnaire des ouvriers russes de 1912 englobe, au sens complet du terme, l’ensemble du peuple.[7]

Les grèves politiques révolutionnaires continuèrent jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On peut faire une liste des points culminants à Saint-Pétersbourg. Le 9 janvier 1913, jour anniversaire du « Dimanche sanglant », près de 80.000 ouvriers posèrent les outils. Le 4 avril 1913 – anniversaire du massacre de la Léna – une grève de 24 heures eut lieu, qui compta plus de 85.000 participants. Quelques semaines plus tard, le 1er Mai, quelque 250.000 travailleurs se mirent en grève. Les 1er et 3 juillet, 62.000 salariés firent grève pour protester contre la persécution de la presse ouvrière, les confiscations continuelles des journaux, etc. Dans la première moitié de 1914, le nombre de grévistes fut de 1.425.000, parmi lesquels 1.059.000 avaient pris part à des arrêts de travail politiques. Cela approchait du chiffre de l’année 1905 dans son ensemble, où le nombre des ouvriers impliqués dans des grèves politiques était de 1.843.000. Le mouvement avançait vers la révolution, mais l’éclatement de la guerre brisa net la vague déferlante.

 

Les bolcheviks profitent de la situation parlementaire

Pendant les années 1912-1914, les bolcheviks profitèrent au maximum de la Douma tsariste. Contre les otzovistes et les ultimatistes, Lénine indiqua clairement que le travail des bolcheviks à la Douma devait être intégré et subordonné à celui des révolutionnaires à l’extérieur de l’institution tsariste. Ils devaient

… travailler avec ensemble dans ce domaine, afin que chaque député social-démocrate se rende réellement compte que le parti est derrière lui, qu’il souffre de ses erreurs et se montre soucieux de le remettre dans le bon chemin, afin que chaque responsable participe à l’activité d’ensemble du parti à la Douma, tire un enseignement de la critique marxiste concrète du travail du groupe, sente qu’il est de son devoir de l’aider, fasse en sorte que l’activité particulière du groupe soit subordonnée à l’ensemble du travail de propagande et d’agitation du parti.[8]

Et il répétait :

Nous devons travailler inlassablement, opiniâtrement à rapprocher le parti du groupe parlementaire, à améliorer ce groupe…

Chez nous, la lutte du parti pour la correction des erreurs de son groupe parlementaire vient à peine de commencer. Aucune conférence du parti qui ait notifié au groupe parlementaire qu’il était nécessaire qu’il modifie sa tactique dans tel ou tel domaine bien déterminé. Nous n’avons pas encore d’organe central paraissant régulièrement et susceptible de suivre et de corriger au nom de tout le parti les démarches de notre groupe parlementaire.

Pour ce qui est de l’agitation parmi les masses, à propos de chacune des interventions des social-démocrates à la Douma, avec explication des erreurs contenues dans ces interventions, nos organisations locales n’ont encore fait que très peu de choses.[9]

Afin de lutter contre le « crétinisme parlementaire » et pour expliquer clairement que la Douma devait être utilisée comme une tribune de propagande dirigée vers le monde extérieur, et rien d’autre, Lénine formulait un ensemble de règles de comportement claires à l’usage des députés bolcheviks.

Pour que les projets de loi présentés par la fraction social-démocrate à la Douma atteignent leurs objectifs, les conditions suivantes sont nécessaires :

  1. les projets de lois doivent proposer sous une forme extrêmement claire et précise chaque revendication du programme minimum du parti social-démocrate ou chacune de celles qui découlent nécessairement de ce programme ;

  2. les projets de lois ne doivent en aucun cas s’embarrasser d’une profusion de subtilités juridiques ; ils doivent fournir les bases essentielles des lois proposées et non des textes de lois élaborés de façon détaillée ;

  3. les projets de loi ne doivent pas isoler exagérément les différents domaines de la réforme sociale et des transformations démocratiques, comme cela pourrait paraître nécessaire d’un point de vue étroitement juridique, administratif ou « purement parlementaire » ; au contraire, en poursuivant les buts de propagande et d’agitation social-démocrates, les projets de lois doivent permettre à la classe ouvrière de se faire une idée plus précise du lien nécessaire entre les réformes dans les usines (et les réformes sociales en général) et les transformations politiques démocratiques sans lesquelles toutes les « réformes » de l’autocratisme de Stolypine seraient immanquablement condamnées à subir une adultération « zoubatovienne » et à demeurer lettre morte. Il va de soi que cette démonstration du lien entre les réformes économiques et la politique doit être faite non en incluant dans tous les projets de lois la totalité des revendications d’une démocratie conséquente, mais en proposant des institutions démocratiques, et plus spécialement démocratiques-prolétariennes, correspondant à chaque réforme, dont on soulignera dans la note explicative du projet de loi qu’elles seraient irréalisables en l’absence de transformations politiques radicales.[10]

Lénine rejetait l’idée des réformistes selon laquelle le groupe parlementaire devait avoir une position dominante dans le parti. Il pensait qu’il devait être subordonné au parti dans son ensemble, et devait jouer un rôle subsidiaire à celui des masses en lutte dans les usines et dans les rues.

Le groupe parlementaire, ce n’est pas l’état-major général (si l’on nous permet d’utiliser cette métaphore « militaire »…), mais, dans certains cas, un détachement de « trompettes » et dans d’autres un bataillon « d’éclaireurs », ou un autre genre d’ « arme spécialisée ».[11]

… le bolchevisme considère comme une forme d’action supérieure la lutte directe des masses… — alors que ce même bolchevisme tient pour inférieure l’action parlementaire en dehors d’un mouvement de masse direct.[12]

Il est impossible de reconnaître la lutte révolutionnaire de masse et de s’accommoder de l’activité exclusivement légale, exclusivement réformiste des socialistes au parlement… Il est indispensable de dire clairement et de façon à être entendu de tous, que dans les parlements les social-démocrates doivent profiter de leur position non seulement pour intervenir au parlement, mais encore pour apporter leur concours constant et extra-parlementaire à l’organisation clandestine et à la lutte révolutionnaire des ouvriers, et que les masses doivent elles-mêmes vérifier cette activité de leurs dirigeants par l’intermédiaire de leurs organisations illégales.[13]

Le contrôle du parti sur ses députés à la Douma était tellement strict que même lorsque la direction du groupe bolchevik à la Douma tomba entre les mains de l’agent de la police Roman Malinovsky, le parti bénéficia davantage que la police de ses activités à la Douma. Lénine écrivait un grand nombre des discours des députés. Lorsqu’il recevait son texte de Lénine, Malinovsky le transmettait au chef de la police. Celui-ci commençait par essayer d’introduire des changements dans le texte, mais le contrôle des députés par le parti était si rigoureux que Malinovsky ne pouvait pas faire les changements. Même lorsqu’il sautait un paragraphe ou deux, prétendant que c’était un accident dû à la confusion régnant à la Douma, le texte original écrit par Lénine était imprimé dans son intégralité dans le quotidien du parti, la Pravda. Malinovsky s’avéra un agitateur bolchevik extrêmement utile !

A.Y. Badaïev, le député bolchevik de Saint-Pétersbourg à la Douma, ancien ingénieur, expliqua à quel point la besogne du groupe bolchevik à la Douma était étroitement liée au travail de la rédaction de la Pravda, et des bolcheviks des usines.

Notre fraction à la Douma d’Etat et la Pravda étaient étroitement liées, elles constituaient un ensemble unique. Ce n’est que grâce à l’aide apportée par le journal que nous, les membres de la fraction à la Douma, avons pu accomplir les tâches auquel notre parti et le mouvement révolutionnaire étaient confrontées. Nous utilisions la Douma comme tribune d’où il était possibles de parler aux larges masses ouvrières par-dessus les têtes de l’ensemble des parlementaires. Mais la tribune de la Douma n’était utilisable que par l’existence de notre presse ouvrière… S’il n’y avait pas eu un journal ouvrier bolchevik, nos discours seraient restés entre les quatre murs du Palais de Tauride.

Et ce n’était pas la seule assistance que la Pravda apportait à notre activité parlementaire. Dans les bureaux de la rédaction nous rencontrions des délégués des usines et des ateliers et usines de Saint-Pétersbourg, discutions avec eux de diverses questions et obtenions d’eux des informations. En bref, la Pravda était le centre autour duquel les ouvriers révolutionnaires se rassemblaient, c’était la source constante où s’abreuvait la fraction ouvrière.[14]

Les députés bolcheviks à la Douma étaient profondément impliqués dans l’assistance aux luttes ouvrières. Ainsi, entre la fin octobre 1913 et le 6 juin 1914, ils levèrent des dons d’un total de 12.891 roubles (dont 12.062 roubles venaient de 1.295 groupes d’ouvriers) pour aider les camarades en prison ou en exil, pour l’assistance aux grévistes de diverses usines, et pour d’autres besoins du mouvement ouvrier.[15]

Aux élections de 1912 à la IVe Douma, les bolcheviks eurent de bons résultats, faisant élire six députés (les mencheviks en avaient sept). Tous les députés bolcheviks furent élus dans les curies ouvrières, alors que la plupart des mencheviks venaient de circonscriptions de la classe moyenne. Dans les sept provinces qui élurent des mencheviks, il y avait en tout 136.000 ouvriers d’industrie, alors que dans les six qui élurent des bolcheviks il y en avait 1.144.000. En d’autres termes, les députés mencheviks pouvaient revendiquer 11,8 % des voix ouvrières, et les bolcheviks 88,2 %.[16]

Tous les députés bolcheviks venaient de la base – quatre métallurgistes et deux ouvriers du textile. Malinovsky, Badaïev, Pétrovsky et Mouranov étaient les métallos, Chagov et Samoïlov les ouvriers du textile. Ils furent élus dans les plus grandes zones industrielles : Badaïev à Saint-Pétersbourg, Malinovsky à Moscou, Pétrovsky à Ekatérinoslav, Mouranov à Kharkov, Chagov dans la province de Kostroma, et Samoïlov dans celle de Vladimir.

 

Le déploiement du drapeau bolchevik

La procédure électorale imposée par les autorités tsaristes facilitait un travail d’élection actif prolongé pour les masses. Dans le but de séparer les ouvriers des paysans, la loi électorale, comme nous l’avons vu, établissait des curies ouvrières, c’est-à-dire l’élection séparée des députés ouvriers. La campagne dans une curie ouvrière passait par plusieurs stades : élection de représentants dans les usines et les ateliers, élection des collèges électoraux, et enfin l’élection des députés.

Lorsqu’ils indiquaient les raisons pour lesquelles ils se présentaient aux élections, ni les candidats ni les délégués qui les désignaient ne dissimulaient le programme révolutionnaire dont ils étaient partisans. Ainsi, par exemple, le collège électoral de Saint-Pétersbourg, lors des élections d’octobre 1912, fit la déclaration suivante :

Les revendications du peuple russe avancées par le mouvement de 1905 restent insatisfaites. (…)

Non seulement les ouvriers sont privés du droit de grève – il n’y a aucune garantie qu’il ne soient pas renvoyés s’ils le font ; non seulement ils n’ont pas le droit d’organiser des syndicats et des réunions – il n’y a aucune garantie qu’ils ne soient pas arrêtés s’ils le font ; ils n’ont même pas le droit d’élire la Douma, car ils leur « fera comprendre » ou on les bannira, comme on a « fait comprendre » aux ouvriers des usines Poutilov et des chantiers navals de Nevsky ces jours-ci.

Nous ne parlons même pas des dizaines de millions de paysans affamés, laissés à la merci des grands propriétaires et des chefs de la police rurale.

Tout ceci fait apparaître la nécessité de satisfaire les revendications de 1905.

L’état de la vie économique de la Russie, qui montre déjà les signes avant-coureurs de la crise industrielle future et de la paupérisation croissante de larges couches de la paysannerie rendent urgente la nécessité d’accomplir la tâche de 1905.

Nous pensons, par conséquent, que la Russie est à la veille de prochains mouvements de masse, peut-être plus profonds qu’en 1905. Ceci est attesté par l’action de la Léna, par les grèves de protestation contre les « explications », etc.

Comme c’était le cas en 1905, le prolétariat russe, la classe la plus avancée de la société russe, sera l’avant-garde du mouvement.

Les seuls alliés qu’il peut avoir sont les paysans aux souffrances anciennes, qui ont un intérêt vital dans l’émancipation de la Russie du féodalisme.

Une lutte sur deux fronts – contre l’ordre féodal et la bourgeoisie libérale qui recherche l’union avec le vieux pouvoir – telle doit être la forme que devra prendre la prochaine action du peuple. (…)

La tribune de la Douma est, dans les conditions présentes, un des meilleurs moyens d’éclairer et d’organiser les larges masses du prolétariat.

C’est dans ce but précis que nous envoyons notre député à la Douma, en le chargeant, lui et toute la fraction social-démocrate de la quatrième Douma, de faire connaître largement nos revendications du haut de la tribune de la Douma, et non pour le jeu vide de la législation à la Douma d’Etat.

Nous voudrions que les voix des membres de la fraction social-démocrate résonnent fortement du haut de la tribune de la Douma, proclamant le but final du prolétariat, proclamant les revendications pleines et entières de 1905, proclamant la classe ouvrière russe comme dirigeante du mouvement populaire, la paysannerie comme l’alliée la plus porteuse d’espoir de la classe ouvrière, et dénonçant la bourgeoisie libérale comme traître à la « liberté du peuple ». (…)

Nous voudrions que dans son travail, sur la base des mots d’ordre ci-dessus la fraction social-démocrate de la quatrième Douma soit unie et soudée.

Qu’elle puise ses forces dans un contact constant avec les larges masses.

Qu’elle marche main d’un même pas avec l’organisation politique de la classe ouvrière de Russie.[17]

 

Activité de masse pendant les élections

La campagne électorale ne fut sous aucun aspect un épisode tranquille. Bien au contraire, les grèves et les manifestations de masse y jouèrent un rôle central. Badaïev décrit la campagne dans les termes suivants :

L’atmosphère dans laquelle l’assemblée élective a été tenue et la façon brusque avec laquelle on a « fait comprendre » à des délégués de presque la moitié des usines ne pouvaient que provoquer l’indignation parmi les ouvriers de Pétersbourg. L’outrage gouvernemental était allé trop loin. Les ouvriers lui ont répliqué par un puissant mouvement de protestation.

L’usine Poutilov a été la première à agir. Le jour même des élections, le 5 octobre, après déjeûner, les ouvriers, au lieu de retourner au travail se sont assemblés dans les ateliers et ont déclaré la grève. Toute l’usine a cessé le travail – environ 14.000 personnes. A trois heures de l’après-midi plusieurs milliers d’ouvriers sont sortis de l’usine et se sont dirigés vers l’Arc de triomphe de Narva en chantant des chants révolutionnaires, mais ils ont été dispersés par la police. Les chantiers navals de la Neva ont suivi l’usine Poutilov, 6.500 ouvriers y organisrent un meeting et une manifestation politique. Ils ont été rejoints par les ouvriers des usines Pale Maxwell, la menuiserie Alexeïev, etc. Le jour suivant, les ouvriers d’Erickson, Lessner, Heisler, Vulcan, Duflon, Langezippen, Phœnix, Cheshire, Veka, Lebedev et d’autres usines se mirent en grève.

La grève s’est rapidement étendue dans tout les quartiers de Pétersbourg. La grève n’était pas limitée aux usines dans lesquelles l’élection des délégués avait été annulée, et pas limitée à celles on on avait « fait comprendre » aux délégues. Les gréves étaient accompagnées de meetings et de manifestations. Plusieurs usines ont lié leur protestation contre la répression des syndicats à celles concernant l’annulation des élections. La grève pris un caractère exclusivement politique ; aucune revendication économique n’a été formulée. En dix jours la grève contre l’annulation des élections de délégués toucha 70.000 personnes. (…)

Le mouvement de grève a continué à grandir jusqu’à ce que le gouvernement, ayant constaté qu’il ne pouvait pas priver les ouvriers du droit de vote si facilement, annonce de nouvelles élections de délégués seraient tenues dans les usines où l’on avait « fait comprendre ». Beaucoup d’usines qui n’avaient pas participé auparavant à l’élection des délégués furent incluses dans la nouvelle liste. En conséquence, les votes des électeurs ont dû être annulés aussi de nouvelles élections organisées après que la nouvelle élection de délégués. Ce fut une immense victoire de la classe ouvrière, qui avait démontré la conscience révolutionnaire élevé du prolétariat de Pétersbourg.

Les élections complémentaires de délégués de plus 20 entreprises furent fixées au dimanche 14 octobre. La Pravda et notre organisation du parti firent une grande campagne d’agitation, comme avant les premières élections, invitant les ouvriers à voter pour les candidats bolcheviks. Les élections se tinrent dans le contexte des grèves de protestation contre le déni du droit de vote ouvrier. Les assemblées dans les usines révélèrent une forte croissance du sentiment révolutionnaire et de l’intérêt pour la campagne électorale.[18]

Les discours des députés bolcheviks et leurs dépôts de motions ont été accompagnés à de nombreuses reprises par l’action de masse. En fait, c’était le but principal de leurs discours et de leurs questions au gouvernement.

Le but des questions était de faire une démonstration et de révéler l’essence et la véritable pensée de la couche dirigeante.

Cette démonstration faite par la fraction social-démocrate au sein de la Douma Cent-Noirs fut soutenue et renforcée par l’action des ouvriers pétersbourgeois qui ont déclaré une grève de 24 heures le jour même de l’examen de la question. Au moment où nous parlions à la tribune de la Douma du dernier exemple de l’arbitraire tsariste, dans les usines et les ateliers de Pétersbourg, les ouvriers arrêtaient le travail et votaient des résolutions de protestation lors d’assemblées improvisées. (…)

La grève ne s’est pas terminée le 14 décembre. Le lendemain matin des usines et ateliers continuaient de la rejoindre, n’ayant pas pu faire grève la veille. (…) Une usine après l’autre se joignait à celles déjà en grève. La vague de grèves, déclenchée par la première question de notre fraction à la Douma d’Etat dura plus d’une semaine. Il est difficile de faire une estimation exacte du nombre d’ouvriers qui ont participé à cette grève. En tous cas, au moins 60.000 personnes y ont participé, c’est-à-dire les ouvriers de toutes les grandes usines pétersbourgeoises. Mais de petites entreprises se sont également jointes au mouvement : imprimeries, ateliers etc. Cette imposante grève de protestation du prolétariat pétersbourgeois a démontré la pleine solidarité des larges masses ouvrières avec leurs députés. (…) Les membres de la fraction social-démocrate, les députés ouvriers, étaient au centre de toute cette lutte impétueuse. Nous étions en communication constante avec les grévistes, participions à l’examen de leurs revendications, leur remettions les fonds collectés, négociions avec diverses autorités gouvernementales, etc.[19]

La lutte des travailleurs pour l’amélioration de leurs conditions matérielles, contre la persécution de la presse ouvrière par la police, contre les préparatifs de guerre tsaristes – ces questions, dans des combinaisons diverses, étaient centrales dans la propagande et le travail d’organisation des députés bolcheviks de la Douma.

En mars 1914, des événements se produisirent à Pétersbourg qui provoquèrent une explosion d’une force exceptionnelle du mouvement ouvrier.

Déjà au début mars des grèves politiques commençaient à Pétersbourg. (…) Les travailleurs protestaient par des grèves d’une journée contre le harcèlement de la presse ouvrière, l’écart systématique des questions de notre fraction par la Douma, la persécution et l’interdiction de syndicats et d’associations éducatives, etc. L’une des raisons de la grèv de protestation était aussi la constitution par Rodzianko, président de la Douma, d’une conférence secrète sur la question du renforcement de l’arment de la Russie. (…) Nous protestâmes depuis la tribune de la Douma contre ce nouveau gaspillage des deniers publics en armements et contre la conférence secrête elle-même. A présent notre protestation était soutenue par une grève d’environ 30.000 travailleurs.

A partir du milieu du mois de mars le mouvement se renforça encore. (…) A l’approche du deuxième anniversaire du massacre de la Lena, notre fraction décider d’introduire une nouvelle question à la Douma (…)

Toutes nos organisations de parti se préparaient à cette action. Une forte agitation fut menée dans toutes les usines et ateliers. Au nom du comité de Pétersbourg une proclamation fut publiée, appelant les travailleurs à descendre dans la rue pour soutenir la question. Dans certaines usines il fut décidé d’aller en masse après la proclamation de la grève devant la Douma d’Etat.

La manifestation fut fixée pour le 13 mars. La grève commença dans le district de Vyborg. A l’usine « Novy Aivaz » l’équipe de nuit débaucha à 3 h du matin. Ils furent rejoints ce matin-là par les autres ouvriers. La grève commençait en même temps dans tous les autres quartiers de la ville. En tout, à Pétersboug ce jour-là, environ 60.000 personnes firent grève, parmi lesquels 40.000 métallos.[20]

La fraction bolchevique à la Douma agissait aussi comme un centre de coordination naturel pour tout le travail du parti, sans en exclure le travail illégal.

Pour toutes sortes de questions, des ouvriers venaient me voir. En particulier, beaucoup de visiteurs venaient chez moi les jours de paie, alors que de l’argent m’arrivait de toutes les usines, recueilli au bénéfice des grévistes. Chaque ouvrier qui venait avec une contribution posait d’ordinaire toute une série de questions. Dans un cas, il fallait trouver des planques et des passeports pour ceux qui passait à une situation illégale, dans un autre aider à trouver du travail à ceux qui avaient été congédiés pour fait de grève, faire des démarches auprès des ministres en faveur de ceux qui étaient arrêtés, organiser l’aide aux exilés, etc. Lorsque des signes indiquaient qu’une grève fléchissait, il était nécessaire de prendre des mesures pour remonter le moral des grévistes, fournir l’aide nécessaire, imprimer et acheminer des tracts. Enfin, il y avait toute une série de questions personnelles, pour lesquelles des ouvriers venaient me voir.[21]

Finalement Badaïev pouvait dire :

« Il n’y avait pas une seule usine, pas un seul atelier, même dans les plus petites entreprises, avec lequel je ne fusse pas connecté d’une manière ou d’une autre. »[22]

 

Les bolcheviks s’implantent dans les syndicats

Dans la Russie tsariste, le mouvement syndical était véritablement très faible. Des syndicats embryonnaires étaient apparus dans les années 1890 sous la forme de « comités du travail » et « comités de grève », ainsi que toute une série de groupes d’entraide. Les comités de grève (souvent appelés « fonds de grève ») étaient véritablement le type principal d’organisation ouvrière après les grèves de 1895-1897. Elles n’étaient pas seulement concernées par l’organisation occasionnelle d’une grève et par l’aide aux grévistes, mais se donnaient pour but de construire une organisation permanente au sein de l’industrie. Plusieurs tentatives furent faites pour créer un corps central susceptible d’unir les organisations ouvrières existantes dans une localité ou une industrie donnée, mais ce but ne fut pas atteint avant la période révolutionnaire de 1905.[23]

Même à l’époque de la Révolution de 1905, seule une faible proportion des ouvriers d’industrie russes – environ 7 %, ou 245.555 en chiffres absolus – étaient syndiqués.[24] Les syndicats existants étaient minuscules. Sur un total d’environ 600 syndicats, 349 avaient moins de 100 membres chacun ; 108 avaient des effectifs allant de 100 à 300 ; le nombre de syndicats ayant plus de 2.000 membres était de 22.[25] Pendant la période de réaction (1908-1909), ils cessèrent tout simplement d’exister. Dans les années suivantes, ils se rétablirent, mais seulement de façon limitée. Les syndicats nationaux n’existaient pas. Les rares syndicats locaux existants avaient des effectifs totaux qui ne dépassaient pas 20.000 — 30.000 membres dans tout le pays.[26]

Aussi limitées que fussent les opportunités d’activité syndicale, les bolcheviks firent de leur mieux pour les utiliser, et dans l’ensemble, en particulier à Saint-Pétersbourg, ils eurent plus d’influence dans les syndicats que leurs rivaux mencheviks et SR. Le 21 avril 1913 eurent lieu les élections à l’exécutif du syndicat des ouvriers métallurgistes de Saint-Pétersbourg. Dix des 14 membres élus appartenaient à la liste de la Pravda, c’est-à-dire étaient des partisans des bolcheviks. Le 22 août 1913, une nouvelle élection eut lieu pour l’exécutif du même syndicat. La réunion à laquelle l’élection fut tenue comptait 3.000 métallos. La liste bolchevique fut adoptée à une énorme majorité, avec seulement 150 votants pour la liste parrainée par les mencheviks.

En juin 1914, Lénine pouvait rapporter que des 18 syndicats existant à Saint-Pétersbourg, les bolcheviks en contrôlaient 14, les mencheviks trois, et dans un syndicat les deux partis avaient un nombre égal de supporters :

« A Moscou, sur 13 syndicats, 10 sont partisans de la Pravda et trois n’ont pas encore pris position, mais sont proches des partisans de la Pravda. Pas un seul syndicat liquidateur ou populiste. »[27]

 

Les assurances sociales

Une institution légale qui, même si ses perspectives étaient limitées, joua un rôle unique dans le mouvement ouvrier de la période était l’organisation de l’assurance-maladie. En fait, elle joua un rôle plus important dans la construction d’un réseau de travailleurs soutenant le bolchevisme que les syndicats.

Le but que les autorités tsaristes espéraient atteindre par l’introduction des assurances sociales était très différent de ce que furent ses conséquences dans la réalité. Pour empêcher les révolutionnaires d’accroître leur influence dans la masse des travailleurs, les autorités décidèrent d’améliorer le sort des ouvriers par une législation du travail dans le domaine des assurances sociales. « Mieux les ouvriers seront protégés matériellement, plus les masses ouvrières (…) seront imperméables et insensibles à la propagande révolutionnaire faite parmi eux. » écrivait S.p. Béletsky, vice-directeur du département de la police.[28] Dans une circulaire confidentielle, le ministre de l’intérieur, N.A. Maklakov, argumentait de la façon suivante :

La législation du travail, chez nous, est un phénomène nouveau, sans précédent historique. Par ailleurs notre population ouvrière, livrée à elle-même, est très facilement conquise par les partis révolutionnaires (…) qui exploitent leurs forces aux temps de confusion et de perturbation intéreieures. Cependant les ouvriers, ayant fait l’expérience lors des moments troubles, que toute la perturbation retombe, principalement, sur eux, à présent, dans une mesure certaine, se détournent des promesses attrayantes des éléments révolutionnaires.

Ainsi, le moment présent est par conséquent particulièrement opportun pour détourner la population ouvrière de l’activité révolutionnaire, et il convient de l’utiliser en appliquant des mesures pour l’assurance des ouvriers (…)

Mais, d’autre part, ces mêmes mesures créeront des organisations ouvrières fortes, dans les mains desquelles seront concentrées d’énormes sommes d’argent. (…) Il est donc très important de mettre en place ces mesures avec une grande attention sur l’aspect pratique de la choase afin de parlayser dès le début l’influence de la propagande révolutionnaire.[29]

Le 23 juin 1912, la Douma vota trois lois sur les assurances, accordant des indemnités aux ouvriers en cas d’accident ou de maladie. Ces lois étaient un pas en avant comparées à la loi de 1903 en vigueur, mais elles restaient très insuffisantes. Leur défaut majeur était qu’elles ne s’appliquaient qu’à un nombre limité de salariés. Tous ceux qui étaient employés dans l’industrie domestique ou dans des entreprises comptant moins de 20 travailleurs, tous les ouvriers agricoles ou du bâtiment, tous les ouvriers de Sibérie ou du Turkestan, les invalides, les vieux et les sans-emploi, étaient exclus de l’indemnisation. Seuls 20 % de tous les ouvriers industriels étaient en fait couverts par la loi. Les travailleurs ne se voyaient pas accorder de responsabilité directe dans la direction des affaires de la caisse d’assurance, mais on leur laissait le privilège de désigner des candidats.

Les bolcheviks firent leur affaire d’expliquer les termes exacts de la législation, de telle sorte que les ouvriers puissent en tirer le plus grand bénéfice. Ils se donnèrent également pour but de développer une activité pour étendre son application et augmenter la représentation des salariés dans le système d’assurances. Pendant l’année 1912, des caisses-maladie commencèrent à être constitués dans des usines de Saint-Pétersbourg pour organiser le versement d’indemnités aux malades. Ces organisations étaient établies dans les seules usines employant plus de 200 salariés. Les fabriques plus petites étaient regroupées autour d’une caisse médicale unique. En pratique, chaque caisse assurait 700 à 1.000 personnes. Elles étaient financées par les contributions des ouvriers (de 1 à 3 % du salaire) et par un versement de l’employeur égal aux deux tiers de la contribution totale des salariés. Elles étaient administrées par des conseils de direction en partie élus par les travailleurs et en partie désignés par les employeurs. Pour cinq membres élus, quatre étaient désignés. Ainsi les salariés avaient un certain degré d’autonomie, même si les employeurs pouvaient intimider les membres élus par des menaces de licenciement, à la suite duquel ils étaient privés de leur appartenance à la caisse. La Pravda, le quotidien bolchevik, concentrait ses attaques et ses dénonciations sur les restrictions présentes dans la gestion des caisses-maladie et appelait à un contrôle total des salariés, la suppression des contributions financières des travailleurs, et le transfert de tout le coût sur les employeurs.

Les députés social-démocrates de la Douma engagèrent l’offensive sur la gestion des caisses en décembre 1912. Pour élargir la campagne, le comité bolchevik de Saint-Pétersbourg distribua un tract appelant à une grève de 24 heures en soutien aux députés. Ce fut le mouvement de grève décrit plus haut, qui commença le 14 décembre et se poursuivit pendant une semaine, avec 60.000 participants.

L’autre terrain de l’agitation bolchevique était la participation active à la caisse-maladie, en l’utilisant pour faire de la propagande bien au-delà du cadre étroit de la question des assurances. Comme le déclarait la Pravda du 3 novembre 1912 : « Les caisses d’assurances des usines finiront par devenir des cellules ouvrières. Leurs effectifs comporteront des milliers de travailleurs. Elles doivent s’étendre en réseau sur toute la Russie. »[30]

Après une série d’articles sur les caisses-maladie, la Pravda consacra une rubrique régulière aux assurances sous le titre Assurances ouvrières : questions et réponses. Les bolcheviks poussaient les ouvriers à appeler à des réunions pour discuter des questions concernant les assurances, et à tenir les députés à la Douma informés de tous les développements intérieurs aux usines. En même temps que l’intérêt pour la campagne des assurances s’étendait, les revendications des bolcheviks se firent plus précises : une caisse centrale municipale, l’administration des caisses entièrement entre les mains des salariés, et le transfert des aides médicales aux caisses.

Lors de la conférence bolchevique de janvier 1912, Lénine proposa une résolution sur le projet de loi gouvernemental, qui indiquait clairement quel type de loi sur les assurances le parti voulait.

a) elle doit pourvoir aux besoins de l’ouvrier dans tous les cas où il perd sa capacité de travail (mutilation, maladie, vieillesse, invalidité ; en outre, pour les ouvrières, grossesse et maternité ; subventions aux veuves et aux orphelins après la mort du soutien de famille) ou en cas de perte du salaire par suite de chômage ;

b) l’assurance doit couvrir toutes les personnes employées à un travail salarié et leurs familles ;

c) tous les assurés doivent être indemnisés selon le principe du remboursement du salaire complet et toutes les dépenses d’assurances doivent retomber sur les entrepreneurs et sur l’Etat ;

d) toutes les catégories d’assurances doivent être du ressort d’organisations d’assurances uniques établies sur la base territoriale et intégralement administrés par les assurés.[31]

Il disait que les bolcheviks devaient lutter pour une loi sur les assurances sans oublier un seul instant que le but final était la victoire complète de la révolution :

La conférence met les ouvriers en garde de la manière la plus résolue contre toutes tentatives visant à rogner et à défigurer complètement l’agitation social-démocrate en la limitant au cadre de ce qui est légalement admissible dans une période où domine la contre-révolution ; la conférence souligne au contraire que l’agitation doit avoir pour objet essentiel d’expliquer aux larges masses du prolétariat cette vérité que sans une nouvelle poussée révolutionnaire, aucune amélioration réelle de la situation de l’ouvrier ne sera possible ; que quiconque veut obtenir une réforme ouvrière véritable doit lutter d’abord pour une nouvelle révolution victorieuse.[32]

Les bolcheviks devaient profiter de toutes les occasions de faire campagne au grand jour sur la question des assurances sociales :

Au cas où le projet de loi de la Douma serait appliqué, en dépit de la protestation du prolétariat conscient, la conférence invite les camarades à mettre à profit les nouvelles formes d’organisation qu’il institue (caisses de maladie des ouvriers) pour mener dans ces cellules d’organisation une propagande énergique en faveur des idées social-démocrates et transformer ainsi cette loi elle-même, conçue pour asservir et opprimer encore le prolétariat, en instrument du développement de la conscience de classe, de la consolidation de son organisation, du renforcement de sa lutte pour la liberté politique complète et le socialisme.[33]

Pour soutenir la campagne des assurances, les bolcheviks lancèrent en octobre 1913 un hebdomadaire appelé Voprosi Strakhovania (problèmes d’assurance), qui fut distribué à 15.000 exemplaires. Lénine écrivait très souvent pour ce journal. Et non seulement Maklakov, le ministre de l’intérieur, ne réussit pas à utiliser les assurances sociales pour stabiliser le régime tsariste, mais de surcroît Lénine les transforma habilement en un moyen de mobiliser des centaines de milliers de travailleurs contre ce régime. Un réseau de soutien du bolchevisme fut formé autour des caisses-maladie.

Au début de 1914 eurent lieu à Pétersbourg les élections des délégués des caisses-maladie ouvrières au Conseil des assurances sociales de Russie et au Conseil d’administration des assurances sociales de la capitale. Les ouvriers élurent à la première institution 5 titulaires et 10 suppléants et, à la seconde, 2 titulaires et 4 suppléants. Dans les deux cas, ce furent les listes des partisans de la Pravda qui passèrent intégralement. Aux dernières élections, le président établit qu’on comptait 37 partisans de la Pravda, 7 liquidateurs, 4 populistes et 5 abstentions.[34]

Le génie de Lénine dans la capacité à saisir l’importance de la question la plus minime, si elle rendait possible la mobilisation d’un grand nombre de travailleurs et leur unité de classe indépendante, fut démontré très clairement dans le travail des bolcheviks sur les caisses-maladie. Il devint particulièrement évident après le déclenchement de la guerre, lorsque le groupe bolchevik de la Douma fut déporté en Sibérie, que le journal quotidien légal fut interdit, et que les institutions d’assurances devinrent le seul canal légal des bolcheviks. Cette question dépasse le cadre du présent volume, mais il est nécessaire de la mentionner pour démontrer l’importance de l’habileté de Lénine dans ce domaine.

Dans son premier numéro, Voprosi Strakhovania expliquait le thème central de sa politique de la manière suivante : « L’introduction de caisses-maladie ouvre un champ d’activité légal et même obligatoire. »[35] Après le déclenchement de la guerre, il publia une déclaration qui critiquait la guerre de façon pratiquement ouverte.

La cherté de la vie est bien connue de tous ; nous le savons tous, nous en avons tous entendu parler. Mais nous n’avons pas entendu parler d’augmentations de salaires pour les travailleurs, ou d’améliorations des conditions de travail qui pourraient alléger le fardeau des prix élevés.[36]

En mai 1916, le journal publia un article de Lénine intitulé Chauvinisme allemand et chauvinisme non-allemand, qui, tout en attaquant ouvertement et férocement le chauvinisme allemand, concluait qu’il n’y avait pas de différence qualitative entre les chauvinismes prussien et russe : « Le chauvinisme reste le chauvinisme, quelle que soit son étiquette nationale et quelles que soient les phrases pacifistes sous lesquelles il se dissimule. »[37]

Voprosi Strakhovania fut une arme particulièrement utile pour les bolcheviks pendant la campagne précédant les élections aux Comités de l’Industrie de Guerre mis en place au milieu de 1915. Ces comités étaient destinés à impliquer les ouvriers dans une amélioration de la production. Comme opposants à la guerre, les bolcheviks appelèrent à un boycottage des comités, alors que les mencheviks soutinrent la participation. Voprosi Strakhovania publia ce qui équivalait à une dénonciation ouverte des Comités de l’Industrie de Guerre :

Ce n’est que dans une atmosphère de liberté politique et civile, quand le danger du pouvoir arbitraire a disparu, lorsqu’existe la possibilité d’un syndicat libre du prolétariat de toute la Russie – ce n’est qu’alors que la classe ouvrière peut donner une opinion faisant autorité sur les questions de défense du pays.[38]

Pendant la guerre, les caisses-maladie attirèrent un mouvement massif, qui allait au-delà des rêves les plus fous de Lénine. En février 1916, 2 millions d’ouvriers étaient membres des caisses.[39] L’influence des bolcheviks parmi ces travailleurs était immense. Lors des élections au Conseil des assurances sociales de janvier 1916, sur 70 représentants, 39 votèrent pour la liste de Voprosi Strakhovania, c’est-à-dire soutinrent les bolcheviks.[40]

L’okhrana était très consciente de la situation, et un rapport d’un de ses agents, en septembre 1916, déclarait : « Les vieux membres du parti ont commencé à constituer les effectifs de l’administration des caisses-maladie – élus par les membres ouvriers – et donc les caisses ont revêtu une incontestable coloration politique. »[41] Il est clair que c’était Lénine, et non Maklalov, qui avait raison sur le rôle que devaient jouer ces institutions !

La façon dont les bolcheviks ont traité la question des assurances sociales montre un exemple à tous les révolutionnaires, dont les aspirations à l’émancipation future de l’humanité doivent être accompagnées de tentatives constantes de participation aux luttes les plus insignifiantes, sachant que

… le moindre mouvement du prolétariat, si modeste qu’il soit à son début, quelle que soit l’occasion peu importante qui lui donne naissance, menace-t-il infailliblement de dépasser ses objectifs immédiats et de devenir le destructeur implacable de tout l’ancien régime.

Le mouvement prolétarien a, en raison des particularités fondamentales de cette classe sous le capitalisme, une tendance inflexible à se transformer en lutte âpre pour le tout, pour la victoire complète sur toutes les forces ténébreuses d’exploitation et d’asservissement.[42]

 

Notes

[1]   p. I. Lyashchenko, History of the National Economy of Russia, New York 1949, p. 688. Un poud = 16,38 kilos.

[2]   Lénine, « Le mouvement étudiant et la situation politique actuelle », Œuvres, vol.15, p. 230.

[3]   ibid., pp. 230-231.

[4]   ibid., vol.17, p. 460.

[5]   ibid., vol.18, p. 103.

[6]   T. Dan, in Martov, Geschichte der russischen Sozialdemokratie, op. cit., pp. 268-9.

[7]   Lénine, Œuvres, vol.18, p. 489.

[8]   ibid., vol.15, p. 378.

[9]   ibid., pp. 320, 321.

[10] ibid., vol.16, p. 112.

[11] ibid., vol.15, p. 315.

[12] ibid., vol.16, p. 27.

[13] ibid., vol.36, p. 398.

[14] A. Badaev, Большевики в государственной Думе, Leningrad, 1930, p. 314.

[15] Cf. Lénine, Œuvres, vol.20, p. 578.

[16] ibid., vol.19, p. 496.

[17] A. Badaev, Большевики в государственной Думе, Leningrad, 1930, pp. 44-45.

[18] Ibid., pp. 40-41.

[19] Ibid., pp. 95-98.

[20] Ibid., pp. 223-224.

[21] Ibid., p. 144.

[22] Ibid.

[23] En Pologne russe et en Lettonie, les tentatives de construction d’organisations permanentes à partir des comités de grève étaient bien plus avancées, et dès 1900, 20 à 40 % de la population travailleuse juive était syndiquée. Le Bund, créé en 1897, était largement soutenu par les comités de grève et basait sur eux son activité. (S.p. Turin, From Peter the Great to Lenin, London 1935, p. 53.)

[24] V. Grinevich, Профессиональное движение рабочих в России, St-Pétersbourg 1908, p. 285.

[25] Ibid.

[26] S.M. Schwarz, Labor in the Soviet Union, New York 1952, p. 338.

[27] Lénine, Œuvres, vol.20, p. 407.

[28] M. Korbut, « Страховые законы 1912 года и их проведение в Петербурге », Красная летопись, n°1(25), 1928, p. 139.

[29] ibid., p. 163.

[30] S. Milligan, « The Petrograd Bolsheviks and Social Insurance, 1914-17 », Soviet Studies, janvier 1969.

[31] Lénine, Œuvres, vol.17, p. 482.

[32] ibid., p. 478.

[33] ibid., pp. 484-485.

[34] ibid., vol.20, p. 244.

[35] Вопросы страхования, 26 octobre 1913 ; Milligan, op. cit.

[36] ibid., 20 mars 1913 ; ibid.

[37] ibid., 31 mai 1916 ; Lénine, Œuvres, vol.22, p. 200.

[38] ibid., 31 août1915 ; Milligan, op. cit.

[39] ibid., 16 février 1916 ; ibid.

[40] ibid.

[41] M.G. Fleer, Петербургский комитет большевиков в годы войны 1914—1917 г., Leningrad 1927, p. 69.

[42] Lénine, Œuvres, vol.8, p. 428.