Recension : « Les rapaces » (de Frank Norris)

Les rapaces, Frank Norris, traduit de l’anglais par Françoise Fontaine, coll. Manufacture de proses, Agone, 2012, 352 pages, 22 euros.

 

Malgré la crise financière et l’ampleur du chômage aux Etats-Unis, la longue litanie de l’initiative et de l’esprit d’entreprise, à peine perturbée par le mouvement Occupy Wall Street, continue à se déverser à longueur de reportages mettant en avant des trentenaires en tee-shirt et baskets, qui font chaque jour de la Silicon Valley un nouvel Eldorado. Tout ceci n’est pourtant qu’un vaste mensonge, où la réussite de quelques-uns, mesurée à l’aune de la cotation boursière de leur entreprise internet, permet de justifier l’exploitation du plus grand nombre.

Déjà, il y a plus d’un siècle, dans cette même Californie, militants et romanciers s’attaquaient aux fondations de cet ordre capitaliste tout juste naissant. Parmi eux, un auteur aujourd’hui méconnu, Frank Norris, dont les éditions Agone viennent de publier Les Rapaces, un roman d’une très grande richesse dont nous ne pourrons retracer ici que les aspects principaux.

 

Eveil d’un colosse

Dès les premières pages, McTeague, le personnage principal, est décrit comme une force de la nature : « Dans Polk Street, on l’appelait « Docteur » et l’on vantait la force colossale de ce jeune géant blond d’un mètre quatre-vingt-dix, aux gestes lents et puissants. Ces mains énormes, rouges, velues, dures comme des maillets étaient fortes comme des étaux : des mains de jeune mineur. […] Il avait le visage carré, anguleux, et une mâchoire saillante de carnivore » (p. 2). Si ce n’est pas une lumière, ce n’est pas un mauvais bougre pour autant. Ancien mineur établi comme dentiste – une profession qu’il a apprise sur le tas -, il mène une vie paisible et réglée, se contentant de très menus plaisirs : une petite sieste, un peu de bière et quelques notes sur son accordéon.

A plusieurs reprises, l’auteur souligne la force, voire la bestialité du personnage : « C’était une brute colossale prise dans un filet ténu, furieuse et forcenée, impuissante à se libérer. » (p. 36). Il est régulièrement confronté à cette dimension animale, profondément tapie en lui mais que ne demande qu’à se déchaîner. Par sa taille et sa force, McTeague devient la métaphore de la nation étatsunienne encore jeune et mal assurée, ce futur colosse un peu maladroit et mal dégrossi, emprunt de sauvagerie et de soif de grands espaces. Il est aussi une figuration de ces théories de l’élan vital, et d’une certaine forme de darwinisme social popularisé par Spencer, qui traversent l’atmosphère intellectuelle de l’époque.

 

La rencontre

Les choses vont basculer avec la rencontre de Trina Sieppe : « Trina était très petite, mais bien faite. Elle avait le visage rond, plutôt pâle, avec des yeux bleus en amande, à peine entrouverts, les lèvres et les lobes des oreilles d’une pâleur anémique, et le nez semé d’adorables petites tâches de rousseur » (p. 15). Tout semble les opposer et pourtant, ils sont irrémédiablement attirés l’un par l’autre. Cela prendra un peu de temps, celui qu’il faut consacrer aux visites de rigueur, aux repas et aux promenades du dimanche, et qui permet de respecter les conventions. Mais les deux amoureux peuvent finalement se marier et emménager ensemble comme il se doit.

C’est un schéma récurrent dans la littérature de cette époque, que l’on retrouve chez Jack London, où les rencontres comme les oppositions à l’intérieur du couple jouent un rôle majeur, que l’on pense à Pat et Maud dans La Brute1, ou encore Saxonne et Billy, dans La Vallée de la Lune2. Toutefois, à la différence de London, l’irruption de la femme chez Norris est teintée d’une certaine dimension biblique : tout en civilisant et en domestiquant la brute, elle se révèle une redoutable tentatrice, celle qui ouvre des horizons insoupçonnés.

 

Les espoirs

Jeunes amoureux et jeunes mariés, la vie semble leur sourire. N’est-ce pas d’ailleurs la conclusion des contes de fée, dans lesquels les épousailles viennent mettre un terme aux incertitudes et annoncent un avenir radieux ? Pourtant, c’est loin d’être le cas ici, car il faut savoir tenir sa place et son rang, et si possible, s’élever dans la société : « Il se mit, chose extraordinaire, à avoir des ambitions, vagues aspirations qu’il empruntait pour la plupart à Trina. Un jour, peut-être, ils auraient une maison à eux. » (p. 135). Cette perspective devient l’occasion de nouvelles inquiétudes et de nouvelles difficultés : « Les vendeuses, les apprentis plombiers, les petits commerçants et leurs semblables dont la position sociale n’était pas clairement définie ne savaient jamais jusqu’où ils pouvaient aller sans pour autant compromettre leur respectabilité. […] Nul ne s’attache en effet autant aux convenances que les gens dont la situation sociale n’est pas assurée. » Grannis et Baker, deux personnes âgées vivant dans le même immeuble que le jeune couple, sont l’incarnation parfaite de cette façon de voir, incapables de se déclarer leur affection réciproque et à peine capables de s’adresser la parole. Ils sont par là la caricature de la petite bourgeoisie en cours de constitution et de ces romans où conventions et normes sociales empêchent toute expression de la vie telle qu’elle est, qui se réduisent selon la propre expression de Norris « au drame d’une tasse brisée, la tragédie d’une promenade, à l’aventure d’une visite mondaine »3.

 

Une critique du capitalisme

« Dans le monde des Rapaces, un seul désir domine tous les autres, coule dans toutes les veines, celui du profit. » Tout est bon pour accumuler, se faire sa place, grimper l’échelle sociale. Le premier évènement qui va bouleverser le petit monde de Mac et Trina est à la fois anodin et extraordinaire : il prend l’apparence d’un billet de loterie, mais un billet gagnant. Le lot ? Cinq mille dollars ! Voilà qui fait un beau pécule. Le cerveau de Trina s’enflamme à cette pensée et lui donne l’envie d’accumuler. Gagner plus et toujours plus, en rognant sur tout, tout le temps, pour voir les économies grandir : pas de nouveau mobilier, pas de petite maison, pas de loisirs. Malgré son argent, elle continue à travailler jusqu’à s’en user la santé.

Norris ne procède pas par de longues explications, mais par petites touches. Ainsi lorsque l’on voit Trina au travail, taillant de petites figurines de bois avec un canif : « Trina ne pouvait pas les tailler assez vite et bon marché pour rivaliser avec le tour, capable de produire des tribus entières pendant qu’elle ne façonnait qu’une famille. Mais tout le reste, y compris l’arche – rien que des fenêtres, pas de portes – et la boîte qui contenait le tout, c’était elle qui le fabriquait. Et elle collait même l’étiquette Made in France. » En quelques mots, tout est dit de la compétition avec la machine, de l’artisanat qui ne survit que grâce aux arnaques commerciales, de la rapacité dont Trina sera elle-même la victime, travaillant pour un oncle qui n’a que peu de scrupules à l’exploiter. On retrouve dans ces pages les échos de tous les scandales qui agitent l’époque : viande avariée, peinture toxique… Ce que l’auteur nous dépeint, ce sont les fondements réels de l’économie capitaliste, cette accumulation violente et sans scrupules de richesses.

Cette violence de l’accumulation capitaliste, qui assure la fortune des barons voleurs, occasionne une agitation politique qui traverse toute la société. Les théories socialistes se répandent et de grands conflits sociaux secouent la Californie. Prêchant d’abord les idées socialistes, Marcus, l’ami de Mac, bascule rapidement : « Au moment de la grande grève des cheminots, il avait rallié promptement les rangs de la milice, et passé une semaine mémorable à Sacramento, où il avait pris part à plus d’une bagarre contre les grévistes. » (p. 156). Brutalité du capitalisme, brutalité de la lutte des classes : à n’en pas douter, les figures de colosses qui traversent les pages de la littérature de l’époque ont beaucoup à voir avec cette atmosphère sociale faite d’affrontements sanglants, de dynamitages et de grèves violentes dans lesquels la force brute fait toute la différence si l’on veut parvenir à s’en sortir4. L’affrontement de classe prend le relais de l’affrontement avec la nature, ces traversées de vastes étendues désertiques et de régions montagneuses au cours desquelles les qualités physiques et morales étaient très souvent déterminantes. La lutte est devenue tout aussi gigantesque.

 

La fin de la Frontière

« A la fin du 19ème siècle, l’industrie (et l’idéologie allant avec) triomphait définitivement dans la vie de la nation américaine. La « grande Frontière » avait disparu. L’ère des pionniers était révolue »5. Le roman américain de cette période est tout entier empreint d’une forme de nostalgie de cette frontière, de l’ère héroïque des pionniers où seules la volonté et les compétences comptaient pour parvenir à s’établir. C’est le mythe d’une forme de liberté à taille humaine, dans un environnement tellement vaste que chacun était susceptible d’y trouver sa place. Ce qui explique sans aucun doute la permanence de l’image du ranch dans la littérature et le cinéma américains : le copain de Mac, Marcus, est lui-même à la recherche d’un ranch afin de quitter la ville et de s’installer. Jack London a écrit un roman entier consacré à cette quête du ranch idéal, La Vallée de la Lune. Et bien des romans contemporains sont marqués par cette recherche, qu’il s’agisse du ranch, ou bien simplement d’une cabane perdue au fond des bois. Mais hier comme aujourd’hui, pour le plus grand nombre, l’espoir est toujours aussi vain6.

Pour autant, Norris ne cède pas à l’illusion – qui était celle de London par certains aspects – qu’il serait possible de revenir à la situation antérieure. La fuite de McTeague, qui retrouve les « réflexes » pionniers et en reprend les attributs principaux : longue marche, mule, carabine… ne débouche pas sur une nouvelle liberté, mais bien sur un constat d’échec, annoncé un peu plus tôt lors de sa rencontre au bord de la voie ferrée : « Dans le nord du comté d’Inyo, comme ils étaient arrêtés à côté d’un réservoir, un immense chef indien, enroulé dans une couverture qui lui tombait jusqu’aux pieds, s’approcha de McTeague qui se dérouillait les jambes sur la route, et, sans mot dire, lui présenta un lambeau de lettre crasseux. On y disait que Big Jim était un bon indien et qu’il méritait la charité ; la signature était illisible » (p. 276).

Du Far West et de la Frontière, il n’en reste plus qu’une image déformée, pâle reflet d’une époque héroïque mythifiée qui survit péniblement dans la ruée vers l’or. Elle-même n’est plus ce qu’elle était, déjà influencée par les progrès des méthodes scientifiques : il n’y a plus d’aventure, mais l’observation froide, méthodique et raisonnée des couches géologiques. En définitive, tout ce qu’il en reste, c’est la fièvre de l’or, cette folie qui s’empare d’un individu, au moment où il s’y attend le moins et qui a été si bien décrite pas Traven dans Le Trésor de la Sierra Madre : « Tant qu’on a rien, la camaraderie tient bon, mais quand les lingots augmentent, la camaraderie tourne au brigandage »7. Cette malédiction de l’or jettera l’un contre l’autre le mari et l’épouse, l’ami et le camarade, dans un choc sanglant et irrémédiable.

Ainsi, en quelques centaines de pages, Norris met à bas toute la mythologie de l’Amérique triomphante, celle des réussites formidables, des ascensions fulgurantes, des fortunes colossales. Non que cela n’existerait pas, mais ces destins se construisent sur la violence et le sang, sur l’exploitation du plus grand. A l’heure où l’on chante les louanges des Steve Jobs et autres Mark Zuckerberg, on comprend pourquoi des pans entiers de la littérature nord-américaine ont été soigneusement mis de côté – comme ce fut le cas pour Norris – ou alors cantonné aux lectures de jeunesse – ce qui fut le sort de London. Relire ces auteurs, c’est renouer le fil d’un imaginaire qui se fixe l’émancipation humaine. 

 

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références

références
1 Jack London, « La Brute », in Sur le ring, Libretto, Phébus, 2002
2 Jack London, La Vallée de la Lune, Libretto, Phébus, 2001
3 Cité en introduction par les éditeurs, p. IX.
4 Louis Adamic, Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique, Sao Maï, 2010. L’auteur fait le récit de la guerre de classe qui se déroula aux Etats-Unis dans la seconde moitié du 19eme et la première du 20eme siècle, et fait un portrait passionnant de l’évolution des mentalités et des représentations, notamment dans les milieux syndicaux.
5 Louis Adamic, Dynamite !, p. 169
6 Le roman de David Vann, Sukkwan Island, coll. Totem, Gallmeister, est une bonne illustration contemporaine de ce « mythe de la cabane » et de son impasse.
7 B. Traven, Le Trésor de la Sierra Madre, 10/18, 1987, p. 76