Compte-rendu : « Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques », de Doug McAdam

McAdam Doug, Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques, Mississipi 1964, trad. Célia Izoard, coll. « L’ordre des choses », Agone, Marseille, 2012.

 

Eté 1964, campagne du Freedom Summer : un millier de volontaires, principalement des étudiants blancs d’universités du Nord des Etats-Unis, se rendent dans le Mississipi soutenir le mouvement des droits civiques.

L’ouvrage du politiste Doug McAdam, publié en 1988 aux Etats-Unis et traduit aujourd’hui en français chez Agone retrace l’histoire de cet été 1964 et de sa portée biographique et politique. Il s’ouvre sur les origines, organisationnelles et biographiques de la campagne (chapitres 1 et 2) ; se penche sur son déroulement et l’expérience par les volontaires d’un militantisme intense et fondateur (chapitre 3) ; pour analyser ensuite les différentes répercussions de cet engagement sur les trajectoires des volontaires et plus généralement sur les mouvements sociaux des Sixties (chapitre 4, 5 et 6).

L’auteur se propose de saisir ce que l’émergence des principaux mouvements sociaux des Sixties (anti-guerre, étudiant et féminisme) à partir de 1964 doit à la campagne du Freedom Summer (FS). La participation active des volontaires à ces mouvements est-elle un effet de leur participation au FS ou n’est-elle que l’expression de caractéristiques antérieures ? Que sont-ils devenus vingt ans après ? Le genre influe-t-il sur les effets du militantisme ? Pour répondre à ces questions, McAdam a mené une enquête de longue haleine, sur la base des dossiers de candidature au Freedom Summer découverts au centre Martin Luther King Junior d’Atlanta. Outre 720 dossiers de participants, il a retrouvé dans ces archives 239 dossiers de candidats s’étant finalement retirés avant l’été (qu’il nomme les « absents »), occasion inespérée de constituer un groupe témoin avec lequel comparer les devenirs des volontaires pour mettre en évidence d’éventuels effets propre de la campagne du FS. Le volet quantitatif, fondé sur les questionnaires envoyés aux candidats retrouvés, est enrichi d’une enquête par entretiens auprès de 40 volontaires et 40 « absents » : McAdam se donne ainsi des moyens méthodologiques à la hauteur de son ambition théorique.

Parce qu’il renouvelait le courant de la « mobilisation des ressources » en dépassant certaines de ses apories, Freedom Summer est rapidement devenu un ouvrage incontournable de la sociologie des mouvements sociaux. L’approche dynamique et longitudinale, attentive au vécu et à la construction identitaire des militants redonne en effet une place aux acteurs des mobilisations qui, en réaction aux théories du collective behaviour, avaient fini par être oubliés. Sans négliger la réflexion en termes de ressources et de structures nécessaires à l’engagement, McAdam propose alors une nouvelle manière d’aborder les mouvements sociaux qui articule des efforts d’objectivation (par le traitement statistique des questionnaires) et une approche compréhensive (par le recours aux récits de vie) soucieuse des conséquences biographiques du militantisme. L’importation des travaux de McAdam est tardive en France, et coïncide avec le renouveau relativement récent de la sociologie des mobilisations et en particulier l’intérêt porté aux carrières militantes et à l’analyse processuelle des engagements1. On peut penser que la traduction, en 2012, de Freedom Summer vient consacrer ce mouvement de redécouverte et d’ouverture des sciences sociales françaises aux travaux anglo-saxons.

 

Les racines du Freedom Summer

C’est dans les cohortes du baby-boom – nées entre 1946 et 1964 – que se recrutent les futurs volontaires du FS. Jeunes étudiants blancs, de familles aisées et libérales2, ils grandissent dans la prospérité de l’après-guerre, bercés toute leur enfance par la vision populaire d’une Amérique gardienne de la démocratie. Du fait de leur taille et du formidable marché qu’elles représentent, ces cohortes font l’objet d’une attention inégalée à l’origine d’un sentiment largement partagé d’optimisme générationnel, et d’une conscience aigüe de leur capacité à « faire l’histoire » (p. 27). Politiquement, le militantisme noir et la présidence de J.F. Kennedy impulsent une libéralisation de la politique intérieure au début des années 60 : la cause des droits civiques rencontre alors l’idéalisme d’une partie de cette jeunesse dorée. Mais les conditions dans lesquelles ils ont grandi ne pouvaient tout simplement pas préparer les volontaires à la réalité locale du Mississipi, marquée par une « tradition d’illégalité et de violence systématiques » (p. 43), par l’effondrement de l’industrie cotonnière, et par la ségrégation d’une population noire vivant pour près de 90% au-dessous du seuil de pauvreté. Contrairement aux volontaires, les initiateurs du Freedom Summer, militants Noirs du Student Non Violent Coordinating Committee (SNCC) étaient engagés dans le Mississipi depuis 1961. L’expérience de la répression, d’un racisme systématique, et leur impuissance à inscrire des citoyens noirs sur les listes électorales avaient peu à peu engendré colère, cynisme voire désillusion face aux principes fondateurs du mouvement (notamment la non-violence et l’interracialité). Ils s’étaient cependant résolus – non sans réticences au sein du SNCC – à accueillir un millier de jeunes Blancs privilégiés, pour les aider à populariser leur cause et obliger l’Etat fédéral à s’impliquer. Les organisateurs ciblèrent des étudiants d’universités d’élite du Nord – Stanford, Harvard, Princeton, etc – susceptibles d’apporter au mouvement la notoriété et le poids de leurs réseaux sociaux et politiques.

Du côté des candidats, les motivations à participer au FS vont de la volonté de réduire les inégalités par l’enseignement à celle d’appliquer l’Evangile, en passant par le patriotisme, et pour les plus politisés par la lutte contre la domination. Héritiers de valeurs parentales globalement progressistes, caractérisés par leur disponibilité biographique, les candidats sont globalement déjà militants à la veille du FS : des droits civiques pour près de la moitié d’entre eux, mais aussi d’organisations religieuses, de partis politiques de gauche ou encore de groupes d’enseignants. L’absence de nettes différences, à la veille du FS, entre les futurs volontaires et les « absents » (25% des candidats), est un des premiers résultats marquants, qui rend heuristique leur comparaison ultérieure.

 

L’expérience fondatrice du Mississipi

L’annonce de la disparition de trois militants (qui seront retrouvés morts, lynchés) au cours d’une session de formation confronte dès le mois de juin les volontaires à la réalité qu’ils allaient connaître et à l’éventualité de leur propre mort. Pour beaucoup, ces formations par les vétérans du SNCC initièrent la profonde remise en question de leurs conceptions de la politique, de la morale, de la sexualité et d’eux-mêmes : c’était le début d’un « été extatique » (chapitre 3).

Une partie des volontaires s’attacha durant l’été à convaincre des citoyens noirs de s’inscrire sur les listes électorales officielles malgré la peur des représailles, ainsi que sur les listes alternatives du Mississipi Freedom Democratic Party (MFDP), parti fondé par le SNCC en réaction à l’éviction des Noirs du parti démocrate. Parfois gratifiant, toujours difficile, souvent déprimant, ce militantisme de porte-à-porte permit le déplacement d’environ 17000 Noirs jusqu’aux tribunaux et marqua « une étape décisive vers la démocratisation du vote dans le Mississipi et les Etats du Sud » (p. 133). Du côté du MFDP, les volontaires accompagnèrent toutes les étapes d’un processus démocratique inédit qui aboutit à l’élection de délégués de l’Etat du Mississipi pour la convention nationale du mois d’août à Atlantic City. D’autres volontaires s’engagèrent dans le versant socioculturel de la lutte contre l’exclusion des Noirs, en participant aux Freedom Schools organisées autour de trois axes : enseignement académique, activités culturelles et formation au rôle de leader. Malgré les menaces à l’encontre des parents et les incendies de plusieurs de ces écoles, elles accueillirent entre 3000 et 3500 élèves à qui l’on enseigna notamment l’histoire du peuple noir, absente des manuels officiels.

A côté de ces tâches militantes qui, bien qu’éprouvantes, restaient globalement familières aux volontaires, l’expérience du Freedom Summer fut également celle de la découverte de la communauté noire. L’hébergement chez l’habitant suscita de très vives émotions : tristesse, culpabilité, colère, révolte, mais aussi découverte de la fraternité, de la générosité ou encore du sang-froid de ces familles qui prenaient le risque de les accueillir. Les rassemblements hebdomadaires de soutien à la campagne d’inscription, organisés dans les églises baptistes rurales furent aussi des moments de célébration de la communauté, dans une exubérance et une spontanéité qui tranchaient avec l’ascétisme des églises qu’ils avaient connues jusque là. Grâce aux témoignages recueillis, McAdam reconstitue l’atmosphère sensuelle de ces communions, rythmées par les Freedom Songs entonnées main dans la main, qui renforcèrent les liens entre volontaires et avec la population qui les hébergeait. La sexualité interraciale devint une des manifestations de la « communauté bien-aimée », modèle d’une société véritablement égalitaire. Dans les Freedom Houses, une sexualité plus libre fut également expérimentée entre volontaires.

Mais l’expérience du FS fut également celle de la violence du Mississipi blanc et de la terreur subie : quatre participants furent tués, 80 passés à tabac, mille arrêtés et de nombreuses églises et foyers noirs incendiés ou détruits à l’explosif. Vers la fin de l’été, les volontaires étaient usés, épuisés physiquement et émotionnellement. Cette usure exacerba les inévitables tensions qui allaient faire imploser peu de temps après la « communauté bien-aimée », mais qui affleuraient déjà, autour de deux enjeux : la race et la sexualité. Les tensions interraciales découlèrent principalement de l’attention démesurée que prêtèrent les médias nationaux aux volontaires Blancs par rapport à l’absence de couverture des victimes noires. Cela renforça la colère des militants du SNCC et leurs réserves sur le principe d’un militantisme interracial. Le problème du sexisme ne fut pas ouvertement posé au cours de l’été, mais McAdam décrit comment il se manifesta à travers les règles implicites en matière de sexualité et la répartition des tâches militantes. Les femmes blanches subissaient un dilemme particulièrement douloureux dans la mesure où « ce qui se jouait dans leurs rencontres avec les Noirs, ce n’était rien moins que l’alternative du rejet ou de la pérennisation du racisme » (p. 175), sans compter leur possible renvoi du projet pour conduite impropre (ce qui n’arriva jamais à aucun homme).

Lorsque l’été toucha à sa fin, certains volontaires décidèrent de rester dans le Mississipi ; la plupart rentèrent chez eux mais non sans difficultés : seuls, ils n’étaient pas préparés à ce retour, un fossé s’était creusé qu’il leur serait difficile, voire impossible, de combler.

 

Les effets politiques et culturels du Freedom Summer

La radicalisation politique des volontaires est un effet indiscutable et immédiat de leur participation au FS : trois mois suffirent à faire voler en fumée leur idéalisme et à aiguiser un regard critique sur le système politique – notamment les institutions fédérales, le FBI et le département de la Justice – jugé dorénavant complice voire responsable des situations combattues. Le FS favorisa également l’émergence de la « contre-culture » fortement politisée des Sixties et la renaissance du militantisme étudiant : c’est ce que montre McAdam en suivant les volontaires qui, nouvellement convertis à la nécessité de penser ensemble changement social et transformation personnelle, rentrèrent poursuivre la lutte dans le Nord. A partir de 1966, les Peace Houses se multiplient dans toutes les villes étudiantes, sur le modèle politique des Freedom Houses, comme « cadre privilégié de l’émergence de l’autoconscience et de la libération personnelle » (p. 230). McAdam souligne néanmoins que ces Peace Houses devinrent bientôt une fin en soi, là où elles étaient un moyen dans le Mississipi. Il montre de manière similaire comment l’adoption par les volontaires du style vestimentaire des organisateurs du SNCC (jean et chemise de travail), nécessaire dans le contexte du Mississipi, devint une marque d’appartenance commune, tout comme certains traits de langage des militants noirs importés dans la contre-culture blanche. Enfin, les relations interraciales et la liberté sexuelle, véritables symboles politiques dans le Mississipi, devinrent emblématiques de la contre-culture, et peu à peu déchargées de leur contenu politique.

A l’échelle nationale, le Freedom Summer contribua, par sa couverture médiatique, à populariser une vision favorable du mouvement des droits civiques. Il marqua ainsi un basculement entre le Maccarthysme et les « années 60 » (qui ne commencent qu’à partir de 1964), en dédiabolisant le militantisme de gauche et en légitimant la cause des droits civiques. Outre les volontaires et leur médiatisation, McAdam montre comment cette légitimation fut également le fait d’autres acteurs qui participèrent au FS : des pasteurs, prêtres, rabbins, avocats, médecins bénévoles ainsi que les parents des volontaires contribuèrent à ce basculement de l’opinion américaine par leurs voix influentes.

Le SNCC, par contre, connaît une profonde crise à l’issue de l’été qui aboutit à la remise en cause de ses principaux fondements dont l’interracialité. Pour McAdam, l’éviction des militants Blancs du mouvement des droits civiques, poussés de ce fait à réinvestir ailleurs leurs dispositions contestataires est une des explications de la multiplication des causes militantes dans la deuxième moitié des années 60.

 

Appliquer les leçons du Mississipi : mouvements étudiants, antiguerre et féminisme

On attribue habituellement l’origine de la Nouvelle Gauche et des Sixties au Free Speech Movement (FSM), première mobilisation étudiante d’ampleur pour la liberté d’expression politique, née à l’automne 1964 sur le campus de Berkeley (Californie). McAdam montre que ce mouvement est en fait un prolongement direct du Freedom Summer, sur le plan notamment des formes prises par la mobilisation (sit-in, modèle participatif du SNCC, reprise de la chanson emblématique des droits civiques We Shall Overcome). Plusieurs vétérans du FS figurent d’ailleurs parmi les initiateurs du mouvement, à l’image du leader Mario Savio. Plus généralement, McAdam souligne que les vétérans du FS sont accueillis comme des héros dans les différents campus qu’ils réintègrent dès la rentrée 1964. Leur notoriété et le statut d’anciens du FS leur confèrent une légitimité militante qu’ils vont mettre au service des nouvelles causes constitutives de la Nouvelle Gauche naissante.

Au cours de l’année suivante, des mouvements étudiants similaires au FSM fleurissent ainsi sur de nombreux campus où des vétérans du FS sont impliqués. C’est ensuite le mouvement contre la guerre (du Vietnam principalement), très isolé jusque là, qui prend une ampleur sans précédent à partir du milieu des années 60. Là aussi des grilles d’analyse politique élaborées au Mississipi sont appliquées : « Les gens que nous sommes en train de massacrer au Vietnam sont les mêmes que ceux que l’on tue depuis des années dans le Mississipi » (p. 287) écrit une volontaire à ses parents. L’influence des Freedom Schools est également manifeste au travers des teach-in contre la guerre organisés – par des vétérans du FS entre autres – lors des manifestations étudiantes.

C’est enfin tout l’essor du féminisme que l’auteur relie au FS de manière convaincante et détaillée. L’expérience du sexisme au cours de l’été dans le Mississipi fit l’objet d’une des premières formulations politiques du féminisme, sous la plume de deux volontaires (M. King et C. Hayden) qui critiquent le statut des femmes dans le SNCC dès l’automne 1964. Peu de temps après, un groupe de femmes – composé notamment d’anciennes du FS – quitte avec éclat la conférence du Students for a Democratic Society (la principale organisation étudiante). Dans les années suivantes, d’anciennes volontaires participent à l’expansion du courant féministe, par le développement de nombreux « groupes de libération des femmes ». McAdam relie là aussi les techniques de conscientisation qui y sont mises en œuvre à celles pratiquées au sein du SNCC.

 

Des effets propres de la participation au Freedom Summer ?

Peut-on cependant imputer cette influence décisive des volontaires sur l’émergence de la Nouvelle Gauche à leur participation au Freedom Summer ? La comparaison de leurs trajectoires avec celles du groupe témoin des candidats qui n’ont finalement pas participé (les absents) permet à McAdam d’apporter des éléments de réponses statistiquement étayés.

Alors qu’aucune différence nette ne distingue en amont les candidats globalement libéraux et réformateurs, les volontaires ressemblent davantage, au sortir de l’été, aux gauchistes radicaux du SNCC. Pour nombre d’entre eux, la politique devient l’objet central, si ce n’est l’activité principale de leur existence dans les années suivantes : certains abandonnent leurs études, d’autres obtiennent des emplois militants rémunérés, là où les absents poursuivent des chemins plus convenus. Pour expliquer ce surinvestissement politique des volontaires par rapport aux absents, l’auteur a recours à une approche statistique par régression3 qui lui permet de mettre en évidence un effet propre de la participation au Freedom Summer sur les devenirs politiques. Plus précisément, il semble que le degré de radicalisation à l’issue de l’été d’une part et le nombre de volontaires avec lesquels le militant est encore en contact en 1970 sont les deux principaux déterminants de l’engagement politique ultérieur.

Sur le plan professionnel, les itinéraires des volontaires divergent également, à l’issue de l’été, de ceux des absents. Certains volontaires se (ré)orientent vers les métiers de l’éducation (suite à leur expérience des Freedom Schools) ou de la justice ; pour d’autres, la carrière professionnelle est reléguée au second plan par rapport à l’engagement, avec pour résultat des trajectoires plus chaotiques. Sur le plan personnel à court terme, de nombreux mariages sont célébrés entre ex-volontaires et plus généralement, McAdam montre que les volontaires se mirent davantage en couple avec des militant-e-s.

Dans le dernier chapitre, McAdam traite des effets de la participation au FS à plus long terme, une fois la vague des Sixties retombée. Il s’attache à déconstruire l’image véhiculée dans les médias d’anciens militants qui auraient retourné leurs vestes, ou encore le label de « décennie du Moi » trop rapidement attribué aux années 1970. Face au déclin du militantisme dans les années 70, McAdam montre comment les volontaires ont cherché, de diverses manières, à rester fidèles aux engagements passés, au prix parfois d’une forte marginalisation. Il montre ici habilement l’influence du genre sur ces devenirs : les hommes n’ont en effet pas d’offre politique équivalente au féminisme alors en plein essor, et l’effondrement de la Nouvelle Gauche à la fin des années 60 prive ainsi de nombreux vétérans d’offre politique nationale. On retrouve néanmoins une partie d’entre eux au sein des mouvements écologistes, antinucléaires ou dans des luttes plus localisées où ils s’engagent « pour faire exister les leçons politiques et personnelles du Mississipi dans une Amérique de plus en plus conservatrice » (p. 352). Au cours des années 70, ce reflux de la vague politique se paye également sur le plan personnel avec de nombreuses séparations conjugales que les volontaires relient plus ou moins explicitement aux transformations politiques (elles sont statistiquement plus nombreuses que dans le groupe témoin). Professionnellement, le reflux politique et l’épuisement des milieux alternatifs placent les volontaires qui avaient mené jusque là une vie centrée sur le militantisme devant la nécessité de se reclasser, mais ils se trouvent alors confrontés à un marché du travail peu florissant. Les divergences repérées dans les années 60 entre les deux groupes se creusent dans le sens d’un coût personnel et professionnel plus important pour les ex-volontaires.

Enfin, au moment de l’enquête (i.e. dans les années 1980), les vétérans du FS restent globalement très à gauche de l’échiquier politique, la moitié d’entre eux continue à militer (70% sont membres d’une organisation politique, contre 50% des absents) et pour ceux qui se sont désengagés, McAdam montre que ce n’est pas sans culpabilité voire déchirements. Par exemple, seuls 50% des volontaires sont mariés au moment de l’enquête contre 72% des absents (et 80% d’un groupe témoin non spécifique), et les femmes ont visiblement payé plus cher leur radicalisme politique. Elles sont d’ailleurs plus à gauche que les ex-volontaires hommes et plus actives politiquement, ce que l’auteur relie à la vitalité du mouvement féministe dans les années 70 qui les a davantage préservées des influences politiques conservatrices. Mais le reflux du féminisme dans la décennie suivante n’en n’a des retombées que plus coûteuses sur leurs devenirs de femmes. En effet, nombre d’entre elles se retrouvent d’autant plus marginalisées et isolées qu’elles partagent le sentiment d’avoir payé un tribut personnel à la politique. Sur le plan professionnel enfin, les volontaires sont deux fois plus souvent au chômage que les absents, leurs revenus annuels sont plus faibles et ils sont concentrés dans les professions d’assistance (éducation, aide sociale et droit).

Les portraits dressés par McAdam des devenirs d’anciens du FS brossent ainsi une image bien éloignée de celle des Yuppies et du repentir politique qui occupent pourtant l’espace médiatique et sont reprises dans l’imaginaire collectif. Un moyen, selon l’auteur, de disqualifier un passé à moindre frais et de justifier la dépolitisation en renvoyant un militantisme radical à des activités « de jeunesse »4 ; alors que cette enquête montre au contraire que le Freedom Summer fut leur fil d’Ariane.

 

De quelques interrogations pour continuer la discussion

McAdam clôt son ouvrage sur des études de cas, où l’on rencontre Stuart, dont le dernier projet consiste à partir voyager pour adopter des enfants de divers pays pauvres, ou encore Chude qui n’a jamais cessé de chercher à revivre l’expérience du Mississipi et qui vient de quitter une communauté spirituelle quand McAdam la rencontre. On regrette cependant que le choix et la nature de ces cas (qui sont visiblement des cas limites) ne soient pas davantage explicités. Cela aurait notamment permis d’avoir une idée plus claire de la place que les différentes utopies communautaires ont occupées dans les devenirs des volontaires, car si elles sont présentes, en filigrane, tout au long de l’ouvrage, elles ne sont pas traitées en tant que telles. McAdam évoque également certaines destinées tragiques (suicide, asile psychiatrique) dans l’épilogue, mais il semble mal à l’aise avec leur statut, comme s’il ne s’agissait pas là de faits sociaux.

Dans un autre registre, il est un acteur aussi central dans les biographies des volontaires que sous-théorisé dans l’analyse qu’en fait l’auteur : la religion. McAdam reconnaît que « l’histoire militante américaine est indissociable de la religion » (p. 81), mais il ne cherche pas à expliquer l’importance de l’engagement religieux à toutes les étapes analysées. 25% des volontaires appartenaient pourtant à un groupe religieux à la veille du FS et les motifs religieux invoqués pour expliquer leur participation sont récurrents ; 400 prêtres, pasteurs et rabbins participèrent également au déroulement du FS ; certains volontaires s’engagent enfin dans le Peace Corps par la suite : la question de la nature des liens entre engagements politique et religieux nécessitait sûrement d’être abordée5.

On peut enfin reprocher à l’auteur de ne pas toujours relier les conséquences biographiques du FS qu’il observe aux formes du militantisme et aux caractéristiques des enquêtés concernés, notamment en termes de différences sociales (au sein des classes supérieures). Il ne répond ainsi que partiellement à la question qui l’anime : comment un événement agit-il sur les participants ? Mais il s’agit là davantage d’une invitation à mener d’autres enquêtes aussi approfondies que celle dont est tiré cet ouvrage.

 

Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.

références

références
1 Cf. notamment : Fillieule O., « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel. Post scriptum », Revue française de science politique, vol. 51, n° 1-2, 2001.
2 C’est-à-dire de gauche aux Etats-Unis.
3 Méthode qui permet d’évaluer l’influence de différents facteurs « toutes choses égales par ailleurs ».
4 Ce schème est d’ailleurs transposable en France pour les événements de Mai 68 : cf. Sommier I., « Mai 68 : sous les pavés d’une page officielle », Sociétés contemporaines, 20, p. 63-82, 1994.
5 Précisons néanmoins que D. McAdam revient en ce moment même sur la question des racines religieuses des Sixties dans un livre à paraître.