Recension: « Les Architectes » de Stefan Heym

Les Architectes, Stefan Heym, Zulma, 2008, 400 pages, 22,40 euros

Ce très beau roman se présente comme une variation très maîtrisée sur le thème de Pygmalion, le créateur amoureux de son œuvre et désireux de l’animer. C’est bien l’un des fils du récit, dans lequel les figures de la mythologie antique se mêlent à la grande tragédie du 20eme siècle : Sundstrom, architecte municipal en chef d’une ville d’Allemagne de l’Est, est en charge de la reconstruction de l’avenue centrale, baptisée Rue de la Paix-dans-le-Monde depuis que Staline l’a remontée à la fin de la seconde Guerre Mondiale. Tout semble lui réussir : il est en lice pour le Prix National, son travail fait l’admiration de tous, au premier rang desquels sa jeune femme, Julia, fille d’exilés allemands qui disparurent en URSS et qu’il a recueillie, éduquée puis épousée. Il est par là la métaphore de la logique terrifiante de la bureaucratie qui tente de façonner l’ensemble de la société en fonction de ses besoins et de ses intérêts. Mais à la différence du personnage de la mythologie, il ne s’agit pas seulement d’animer de la pierre, mais bien de façonner des êtres humains. Cette prétention de la bureaucratie confine à l’hybris antique, cette démesure qui appelle le châtiment.

En cette année 1956, les vieilles histoires que certains espéraient oublier, commencent à remonter à la surface : on parle d’un rapport secret devant le congrès du PCUS, on a croisé des personnes que l’on pensait disparues. Ce que Heym décrit magistralement, c’est cette lente désagrégation de l’ordre bâti sur le stalinisme et ses mensonges, et les efforts fournis pour maintenir l’édifice. A la façon des ondes créées à la surface d’un étang par les bulles de gaz, issu de la décomposition de matériaux en profondeur, les interrogations et les changements se propagent lentement, discrètement tout en venant irrémédiablement bousculer l’ordre ancien, à l’image de cette interrogation de Julia au sujet de l’infaillibilité de Staline : « Comment se fait-il que Joseph Vissarionovitch ait eu toujours raison et pas les autres ?finit-elle par demander, hésitant un peu à satisfaire une curiosité tenace. » Entièrement façonnée et éduquée par Arnold Sundtsrom, la jeune femme se détache peu à peu de lui, de son désir de réussite, et questionne inlassablement : « C’est pourtant toi qui m’a appris à percevoir les relations entre la forme et le contenu, reprit-elle. Qu’y a-t-il, dans notre mode de vie et dans celui des nazis, qui puisse susciter des formes d’expression en pierre et en mortier presque semblables ? » Cette « rééducation », politique et esthétique, se trouve accélérée par l’arrivée d’un ancien ami d’Arnold, exilé politique en URSS, rescapé du goulag. Il est l’anti-Pygmalion, celui qui porte la mémoire des luttes antérieures et des camarades calomniés : « Il leva une nouvelle fois son verre aux morts qui défilaient dans sa pensée, ombres de sa jeunesse, ombres sans fin – tant de dévouement, tant d’énergie et de talent anéantis ! […] Les médiocres étaient restés tandis que les esprits les meilleurs, les plus intelligents, avaient été fauchés par les successeurs officiels de Procuste ». Cependant, et c’est un aspect qu’il faut souligner, l’ampleur des erreurs et des tromperies que le romancier s’efforce de prendre à bras le corps ne conduit pas pour autant au rejet de toute perspective d’émancipation sociale. Pas de désespoir, mais un doute, sous-jacent : peut-on renouer les liens rompus ? L’interrogation transparaît dans les quelques échanges relatifs aux conceptions architecturales, à la proximité inquiétante de l’art stalinien avec les conceptions hitlériennes, à leur condamnation commune des perspectives du Bauhaus.

Il n’est donc pas surprenant qu’un tel roman ait été censuré en RDA et qu’il fallut attendre 2000 pour qu’il soit édité pour la première fois. Mais comme de nombreux romans consacrés aux sociétés du communisme bureaucratique, leur qualité ne tient pas uniquement à la description qu’ils nous donnent de leur époque. Ils résonnent également comme un avertissement pour toutes celles et ceux qui se fixent comme objectif de révolutionner la société. Remplacer l’esprit critique individuel et la libre discussion par la discipline tue dans l’œuf tout projet d’émancipation : « Cette façon de vivre et de travailler n’a aucun rapport avec le socialisme ou la démocratie, ni avec la dictature du prolétariat. Elle crée des gens à la colonne vertébrale déformée parce qu’ils sont sans cesse obligés de se retourner, leur esprit est divisé parce qu’ils pensent une chose et doivent en dire une autre. Elle rend le cœur malade, handicape le cerveau, elle salit les pensées et fait de gens comme moi, qui rêvaient de marcher droits et fiers, de misérables hypocrites… ». Ils ne restent plus alors qu’à fermer hermétiquement les frontières, développer un gigantesque appareil policier afin de s’assurer que les faits ne puissent venir contester les vérités assénées par les bureaucraties triomphantes.

 

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