Autour de « Beauté fatale ». Entretien avec Mona Chollet

Le quatrième livre de Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, s’attaque au complexe « mode – beauté ». Cet ouvrage a le mérite premier de rendre visible une aliénation des plus coriaces, tant elle est présente partout et nulle part en même temps. Qu’y a-t-il de mal à vouloir être belle ? À partir de cette interrogation faussement naïve, l’auteure cherche à distinguer le désir de beauté de sa récupération par une logique sexiste et par la société de consommation. Plus qu’une critique du désir de beauté, ce livre est une vaste enquête sur les lieux de pouvoirs où mode et beauté se rencontrent. Il sera question des corps des femmes et des formes de domination spécifiques qu’elles subissent, bien sûr, mais pas seulement. Une large revue de la littérature anglophone plus productive sur le sujet, lui permet d’inscrire ces dominations dans une lecture critique de la société marchande contemporaine et des dynamiques consuméristes dans lesquelles nous sommes plongés.

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Contretemps : Votre livre, nous invite à questionner le rapport individuel et collectif que notre société construit sur la beauté et sur la mode. En quoi est-il important de questionner ce sujet ?

Mona Chollet : D’abord parce que le sujet a été très peu traité. J’ai toujours été frappée par le faible nombre d’analyses critiques sur la mode, la presse féminine, la beauté, la pub… Quand j’étais adolescente, je me souviens avoir cherché des bouquins là-dessus à la bibliothèque municipale. J’avais juste trouvé le petit livre d’Anne Marie Dardigna paru chez Maspero, intitulé « Presses féminines, fonction idéologique ». Un bon bouquin, très de son époque, marxiste pur et dur, qui m’avait pas mal fait réfléchir mais qui m’avait aussi laissé sur ma faim.

Depuis, j’ai vu peu de choses, à part des articles sporadiques et un peu superficiels sur « tous ces mannequins trop maigres ». Mais pas de critique systématique ! Et puis, il y a toujours ce mythe français, selon lequel on essaie d’obtenir l’égalité, en tant que femme, mais sans renoncer à la séduction, à la féminité, à la coquetterie, etc. Comme si c’était quelque chose qu’on pouvait vivre dans le plaisir, dans la simplicité, en étant par ailleurs respectée en tant que personne… Comme s’il n’y avait pas ce problème direct et concret d’une domination qui s’exerce aussi sur le corps et qui passe par toutes ces pratiques dites de beauté, que certain-e-s ont appelées le corset invisible.

Il s’agit en réalité d’un ensemble de normes tellement rigides qu’une femme a finalement très peu de chances de le vivre de manière simple et agréable ! Il existe des choses très agressives pour l’être des femmes : derrière les modèles de minceur par exemple, c’est une négation pure et simple de la féminité, du corps féminin. Finalement le corps idéal d’une femme, c’est un corps d’homme. Les mannequins d’aujourd’hui, sensées représenter l’idéal de beauté dominant, ont des corps très androgynes, avec juste des seins en plus. Toute forme de rondeur est vue comme quelque chose à éliminer.

D’ailleurs, dans leur discours, les anorexiques rejettent souvent tout ce qui relève de la féminité, comme le fait d’avoir des règles. Elles veulent se débarrasser de ce féminin qui est associé à quelque chose de dégoutant et d’indigne. Cette idée d’indignité est très pernicieuse, quand elle se mêle à ce qui est venu par tout ce “complexe mode beauté” au travers de pratiques hédonistes. Quand les journaux féminins font leurs titres sur « Mincir de plaisir », à l’occasion des régimes de printemps, l’effet est très pervers car ce sont des attaques contre les femmes enrobées dans des discours de plaisir et de prendre soin de soi. Même chose sur la chirurgie esthétique qui veut attaquer les spécificités de chacune. Pour être aimée et acceptée, il faut éliminer toute singularité et se conformer à un modèle standard ; il faut être homologué.

Il y a aujourd’hui une illusion totale sur ce qu’est réellement la beauté et la question de l’apparence prend une place complètement démesurée pour les femmes. Elles sont toujours ramenées à cela : quoiqu’elles fassent, elles seront toujours jugées sur leur physique. Et si celui-ci ne “passe” pas, rien d’autre ne passera.

 

Contretemps : Comment analysez-vous les effets de la beauté en tant que construction sociale et quelles dominations spécifiques produit-elle ?

Mona Chollet : Je me suis beaucoup intéressée à tous les discours de célébration de la féminité qui me semblaient extrêmement louches. J’ai, par exemple, beaucoup écrit sur la jupe. Parce que ceux qui tiennent un discours sur ce vêtement, particulièrement répandu ces dernières années, sont partis de l’idée que les jeunes filles des banlieues ne pouvaient pas s’habiller en jupe et ont choisi de militer pour le droit à le faire, plutôt que de défendre le droit des filles à s’habiller comme elles veulent. Ils se sont finalement retrouvés à promouvoir un modèle qui n’est pas simplement un modèle vestimentaire mais tout un modèle de comportement.

Derrière la prescription d’un vêtement quel qu’il soit, il y a toujours la prescription d’une certaine identité, d’une soumission à certains critères, à une place dont il ne faut pas sortir. Dans ces discours prescripteurs sur la façon de s’habiller, il y a une visée de domination absolument évidente.

Au moment des affaires Polanski et Strauss-Kahn, j’ai été frappée de découvrir que tous les intellos français qui célébraient la pseudo-séduction ou le pseudo-féminisme à la française –parce qu’ils utilisent indifféremment  les mots féminisme et séduction!- incarnaient finalement la volonté de maintenir les femmes à une certaine place et un mépris total de leur subjectivité. C’est l’envers de cette pseudo-exception française de rapports entre les sexes qui seraient pacifiques, de rapports à la fois de séduction et d’égalité.

Avec ce livre, je voulais montrer comment la subjectivité des femmes ne va pas du tout de soi pour beaucoup d’hommes sensés être éduqués, réfléchir, incarner et défendre le bien et le vrai ! On savait déjà qu’ils ne le faisaient pas très bien mais cela s’est confirmé ! Ils avaient une vision complètement archaïque des rapports hommes femmes.

 

Contretemps : Quel lien faites-vous entre le contrôle accru sur le corps des femmes que vous décrivez et la notion de marchandisation liée à la société de consommation?

Mona Chollet : De nombreux travaux ont déjà montré que la société de consommation a une histoire particulière avec les femmes puisque la production était du côté des hommes, la consommation du côté des femmes. Laurie Essig (2010)1 rappelle que les premiers supermarchés aux Etats-Unis s’appelaient les Lady’s Malls. En France, Zola avait appelé le Bon Marché le Bonheur des Dames… Les femmes, notamment dans les classes moyennes aisées, étaient préposées aux achats pour l’ensemble de la famille, mais aussi beaucoup pour elles-mêmes. C’est l’industrie qui a pris le relais de toutes les tâches domestiques, pour la fabrication des produits de base, les vêtements, le savon, les produits ménagers, les cosmétiques…

Et puis, ce qui est aussi très intéressant dans le livre de Betty Friedan (1963)2, c’est qu’elle montre comment dans les années 50, les femmes des classes moyennes blanches américaines à qui on vendait que l’épanouissement était la maison, les enfants, le mari, étaient tellement frustrées qu’elles devenaient à moitié folles en perdant tout sens de leur identité à force de n’avoir aucun domaine à elles. Du coup, les publicitaires se sont mis à leur vendre l’expérience du grand magasin pour remplacer l’expérience du monde. Dans le livre, je cite l’exemple d’un fabricant qui dit que, puisque les femmes veulent quelque chose qui leur appartiennent en propre, on va leur proposer un shampooing ou une voiture différents du reste de la famille.

On peut penser que cela fonctionne moyennement comme substitution mais, en tout cas, cela fait vendre ! Et c’est probablement encore vrai aujourd’hui. J’ai aussi l’impression que la sphère de la consommation a désormais très bien compris la sensibilité des femmes à des choses pour lesquelles elles ont été conditionnées à être sensibles. C’est-à-dire l’aspect matériel de la vie, son aspect hédoniste aussi, la sensibilité aux objets, aux couleurs, aux étoffes, aux décors, qui sont des préoccupations assez méprisées par la culture dominante. Peut-être surtout en France où on valorise un idéal cartésien et abstrait… Les hommes ont aussi une tradition de bien vivre, mais dans une autre sphère. Ce sera le cigare, le vin, mais pas les cosmétiques ou les produits pour le bain.

 

Contretemps : Vous citez à plusieurs reprises les travaux de Betty Friedan qui a expliqué comment un ensemble de facteurs, dont l’essor des arts ménagers et de la consommation, mais surtout la volonté de se replier sur le foyer et de mener une vie tranquille après la guerre, a provoqué une forme de backlash (retour de bâton). La place du corps des femmes dans cette société relève-t-elle aujourd’hui du même mécanisme ?

Mona Chollet : Oui bien sûr ! C’était le livre de Susan Faludi (Backlash, voir son blog, ndlr) : en théorie, les femmes ont l’égalité, la possibilité d’être indépendantes financièrement, de travailler sans autorisation du mari, de contrôler leur fécondité. On peut donc penser que le corps est le dernier lieu où la domination peut s’exercer. Et finalement que, du fait que d’autres prisons se sont ouvertes, celle-là, qui est une prison immatérielle, est d’autant plus impitoyable. C’est une manière de rattraper les femmes par les bretelles, de les maintenir à leur place d’une autre manière. Par un contrôle extérieur – on leur fait la remarque si elles ne correspondent pas au modèle auquel elles sont sensées correspondre- et un autocontrôle – puisqu’elles-mêmes intériorisent ces normes, sans forcément toujours se rendre compte de leur caractère mortifère et destructeur. C’est pour cela que s’y intéresser, en tant que féministe, n’est pas frivole, mais absolument central.

Cette assignation des femmes à des soucis matériels esthétiques est une manière de les exclure des domaines de prise de décisions, de la politique. On les assigne au corporel, à l’espace domestique qui, à mon avis, sont des choses nobles en elles-mêmes mais qui deviennent problématiques quand il y a assignation et que toute leur existence doit être construite autour d’elles.

Souvent, les femmes en sont complices : comme le monde actuel fait un peu peur, l’idée de se replier sur le choix des crèmes de beauté, des habits de printemps, de nouveaux meubles pour la maison, apparaît comme quelque chose de séduisant. Ce phénomène permet d’expliquer le succès des blogs de déco, de meubles ou de pâtisserie. C’est un côté cocon rassurant, un univers où l’on voit et fabrique de belles choses. Une espèce de bulle d’insouciance. Il faut le comprendre pour pouvoir le critiquer.

 

Contretemps : Pour le comprendre, il faut aussi revenir aux discours de plus en plus fréquents des parents qui perçoivent le paraître dans la société comme une véritable ressource pour leurs enfants, au même titre qu’un diplôme par exemple…

Mona Chollet : Oui et c’est un calcul terrible. Si on veut apprendre à un enfant à se défendre dans cette société, il ne faut pas le rendre obsédé par la façon dont les autres le perçoivent, mais lui apprendre à avoir confiance dans ses propres perceptions, et particulièrement les femmes.

J’ai pas mal travaillé sur les violences conjugales dans le Monde diplo : cette insécurité terrible chez les femmes fait qu’elles mettent très longtemps à se défendre, et à être persuadées qu’elles ont le droit de se défendre. Je pense que c’est aussi lié au fait qu’on les éduque à être tellement obsédées par ce qu’on pense d’elles, par ce qu’on pense de leur personne réduite à leur apparence. Cette obsession du corps maintient les femmes dans une insécurité permanente : elles sont toujours soucieuses de paraître à leur avantage. C’est comme du dressage pour qu’elles soient des marionnettes du regard des autres.

 

Contretemps : « Trouver le prince charmant » serait remplacé, sinon complété, par celui « d’être découverte » pour devenir la prochaine star. Comment comprendre ce paradoxe qui consiste à mettre en lien la mode et la liberté ?

Mona Chollet : Il y a une énorme mystification autour de cela ! C’est l’imaginaire de la culture de masse avec les actrices dès les débuts du cinéma. Le témoignage de la jeune fille dans le livre qui dit qu’elle rêve d’être « découverte » date des années 30. Ce phénomène est en puissance dans les années 50, puis avec les mannequins dans les années 80, avec encore plus de passivité et de réduction à l’apparence puisque le top model ne parle ni ne joue même plus !

Devenir actrice, puis mannequin est vendu comme la réalisation d’un rêve. C’est le modèle de la fille dans le monde gris de tous les jours, qui est tout à coup remarquée dans la rue et dont l’avenir est transformé d’un coup de baguette magique – elle devient riche, célèbre, elle vit dans des endroits magnifiques et, un jour, elle rencontre un homme riche – et là c’est la consécration ! Ce modèle narratif est vendu à des générations de gamines sans aucun recul et avec de tels moyens qui font qu’il est très difficile de s’en défendre. Surtout quand on est une ado impressionnable et qui s’ennuie à l’école.

Mais en proposant aux femmes de faire comme cela leur chemin dans le monde, on leur dissimule le prix à payer : c’est-à-dire d’être réduites à leur apparence et d’être le jouet de volontés extérieures. Elles sont aux mains des agents, des producteurs, des photographes… Sempé a fait, il y a plusieurs années, un dessin qui montrait un mannequin qu’on préparait pour le tournage d’une publicité et qui était comme en prison : elle était complètement entourée par des gens qui l’habillaient, la coiffaient, la maquillaient, et qui la transformaient en quelque chose qu’elle n’était pas du tout au départ. Ensuite, on voyait le résultat sur des affiches accrochées dans la ville où la jeune femme bondissait et dansait, libre comme l’air. C’est exactement le paradoxe !

Une actrice que je cite dans le livre dit aussi qu’elle n’en peut plus de lire des scénarios où il est toujours écrit que l’héroïne est belle sans le savoir, belle au naturel, alors qu’elle passe son temps à suivre des régimes de folie et à aller dans les salles de gym pour être choisie pour ces rôles. Une mannequin que je cite dit qu’elle ne se fait pas beaucoup d’illusions mais qu’elle va continuer parce que sa sœur a fait des études longues de cancérologue et qu’elle ne gagne pas autant qu’elle. C’est un système où on paie plus une femme pour être belle que pour être intelligente !

 

Contretemps : Tout au long du livre, vous donnez à comprendre le concept développé par la féministe britannique Angéla Mc Robbie3 de « complexe mode-beauté », et comment il permet de prendre au sérieux une certaine culture féminine. Pourquoi?

Mona Chollet : Je me suis surtout intéressée à ses déclinaisons contemporaines, c’est-à-dire comment il prétend maintenant être de la culture pour diffuser encore mieux ses obsessions. Je voulais démonter l’idée que l’industrie travaille pour le bien des femmes, et qu’elle est là pour faire leur bonheur. Une idée dont cette industrie justement, qui fonctionne en lien avec la presse féminine, le cinéma, la télé, tente de persuader les femmes. Alors que l’essentiel, c’est bien sûr de vendre des produits.

C’est impressionnant de voir à quel point les dispositifs pour écouler ces produits sont de plus en plus sophistiqués. Prenons l’exemple des blogs, qui cohabitent désormais avec les dispositifs plus classiques de la pub ou des magazines. Ces blogs, dont le nombre et l’audience sont très impressionnants, fonctionnent avec des femmes consentantes, qui se laissent aller complètement à cette fascination pour la dernière crème machin. Chacune essaie de frimer avec les photos de sa salle de bains, de sa coiffeuse, en donnant une image d’elle-même comme une femme de goût, qui sait s’habiller, connaît les bons produits, les bons tuyaux. Ces blogs déclinent une forme de rayonnages virtuels comme une vitrine dans un supermarché. Maintenant ce sont les bloggeuses qui font leur vitrine virtuelle, certaines gratuitement avec une naïveté terrible, d’autres en étant payées par des partenariats commerciaux. Et puis les marques elles-mêmes fabriquent du contenu, des petits films diffusés sur internet, pour mettre un peu d’imaginaire et d’affectif autour de la marchandise.

 

Contretemps : Finalement, ce complexe mode beauté oblige les femmes à se trouver une place dans les normes de beauté…

Mona Chollet : C’est le complexe mode-beauté qui distribue les points pour savoir qui est une vraie femme et qui ne l’est pas. C’est un paradoxe étonnant : la féminité est à la fois présentée comme quelque chose allant de soi et résultant, en même temps, d’un travail permanent au résultat incertain et des critères bien précis. Cela m’a amusée de voir comment, par exemple, sur les blogs, le sac à dos est interdit – j’en ai un là, par exemple, donc je ne suis pas une vraie femme ! C’est aussi évidemment un filon commercial fabuleux… puisque les sacs sont un secteur de consommation qui va très bien. Alors que c’est une arnaque monstrueuse : ce sont souvent des sacs très laids, vendus 800 ou 1.000 euros.

 

Contretemps : Mais justement cette identité féminine est aussi fondamentalement de classe… Qui peut s’acheter un sac à 800 euros ? Comment s’imbrique, selon vous, la question de l’identité et des rapports de classe ?

Mona Chollet : Je crois que cela correspond assez bien au sujet de mon livre précédent (2004) : aujourd’hui, les classes supérieures ont vraiment imposé leurs valeurs et leur modèle et ont désarmé complètement toute l’hostilité qu’il pouvait y avoir envers elles. La série Gossip girl est la quintessence de ce phénomène : elle met en scène des jeunes gens extrêmement riches et absolument odieux. La réaction de spectateurs d’un milieu inférieur devrait être le mépris total. Or, ces gens parviennent à imposer leur modèle de consommation avec des effets absolument tragiques : cela fait des années que les parents se plaignent du prix des marques à la mode à l’école mais cela prend des proportions complètement folles. Comment suivre s’il faut acheter un sac à 800 euros ? Et cela donne l’image de la société comme de plus en plus impitoyable où on adule la richesse sans aucun recul critique. On veut juste leur ressembler…

 

Contretemps : A droite, mais aussi à gauche, certains défendent du coup le retour de l’uniforme à l’école… Qu’en pensez-vous ?

Mona Chollet : Cela me paraît complètement illusoire. C’est la société qu’il faut changer. La mentalité dominante, le fait que le seul espoir soit celui d’une réussite individuelle, de se sauver soi-même pour passer dans le monde idéal des riches, est très ancré. Je l’avais étudié à travers le schéma narratif ultra répandu de la success story. On le voit dans la presse féminine : c’est Kate Moss, gamine de la banlieue de Londres, qui se retrouve millionnaire, ou la figure du mannequin russe qui vendait des légumes sur les marchés avec sa grand-mère et qui vit maintenant dans un château. Domine aujourd’hui l’idée qu’il ne faut pas changer les règles du jeu mais parvenir, individuellement, à les subvertir. Face à cette mentalité, je ne vois pas bien ce qu’un uniforme pourrait changer…

 

Contretemps : La sénatrice, et ancienne ministre UMP, Chantal Jouanno a rendu en début d’année un rapport sur l’hypersexualisation des petites filles, mise en scène, par exemple, dans un numéro de Vogue en 2010, dans les concours de Mini miss ou par la vente dans les supermarchés américains Walmart de crème antirides pour les petites filles. Y voyez-vous un lien avec le complexe industriel mode-beauté que vous démontez dans votre livre ?

Mona Chollet : Ce n’est pas l’hypersexualisation en tant que telle qui me choque mais le fait d’imposer des modèles de l’extérieur qui ne correspondent à aucun ressenti chez les filles. On en fait des poupées et on leur communique très tôt l’idée qu’il y a un problème avec leur corps et qu’il faut qu’elles l’arrangent. On leur donne déjà l’obsession de la minceur ou de la peau lisse.

Naomi Wolf4 en parle assez bien dans son livre : l’enfance est aussi un âge très érotique mais d’une manière complètement spontanée et désordonnée sans aucune préoccupation esthétique. Cette hypersexualisation fout en l’air la sexualité future de ces gamines ! Quand elles auront un petit copain, elles penseront : est-ce que je suis trop grosse ? Est-ce que je suis bien épilée ? C’est tragique pour leur relation avec les hommes qui sera dépourvue de toute spontanéité.

 

Contretemps : Pourquoi, selon vous, discute-t-on dans l’espace public de l’hypersexualisation des enfants mais pas de celle des femmes ?

Mona Chollet : C’est vrai. Par exemple quand on parle de la prostitution enfantine, on évite de parler de pays entiers dont l’économie repose sur la prostitution des femmes ! Cela semble ne poser problème à personne…

Je pense qu’on a beaucoup lâché là-dessus, qu’il y a une forme de résignation. Mais la pression sur les petites filles ou le développement de l’anorexie infantile sont liés à un accroissement de la pression sur les femmes en général. Il y a une telle hystérisation des normes de beauté qu’elle se répercute sur les petites filles.

Mais c’est toujours plus consensuel de parler des enfants. Pour les femmes, on méprise complètement ces thématiques et on nie les pressions culturelles qui s’exercent sur elles. Dans Libé, j’ai lu un article qui expliquait que malgré l’affaire PIP (des prothèses défectueuses et dangereuses, ndlr), la demande de prothèses mammaires n’avait pas diminué et qui concluait sur le fait que le désir d’avoir de plus beaux seins était un désir « entre la femme et elle-même »… Comme s’il n’y avait pas tout un environnement culturel qui nous fait ingurgiter, en permanence et insidieusement, les diktats ! En fait, si l’on suit le raisonnement dominant, les femmes sont sensées leur résister ou alors elles sont connes… et ensuite, si elles ont des problèmes, comme dans l’affaire PIP, elles l’ont bien cherché !

Naomi Wolf (1991) évoque de façon très intéressante le traitement médiatique de l’anorexie : elle raconte que si elle touchait les jeunes gens américains dans la même proportion que les jeunes femmes, cela ferait la une des journaux très rapidement. Mais comme c’est les femmes, c’est perçu comme moins grave, comme le signe qu’elles sont trop frivoles, ou un peu névrosées.

 

Contretemps : Dans votre livre, vous n’évoquez pas la pornographie… Elle entre pourtant en résonance avec tout ce discours ?

Mona Chollet. C’est vrai et c’est sans doute un manque dans le livre. Mais à mon avis, l’objectivation du corps et l’obsession de montrer sont une connexion facile entre le porno et ce que j’ai écrit. C’est cette vision très naïve du corps qui le réduit à une pure plastique et à une pure mécanique avec l’idée que si l’on parvient à sculpter son corps d’une certaine manière, on aura des relations amoureuses géniales et on trouvera le bonheur. Le porno, c’est peut-être pousser au paroxysme cet idéal de la pure mécanique. Avec la crudité, la lumière, l’obsession d’en voir le plus possible.

 

Contretemps : Certaines féministes comme Elisabeth Badinter se passionnent ces dernières années pour la question du voile et de la laïcité, en écartant l’aliénation sur le corps des femmes produite par la mode ou la beauté. Comment l’expliquez-vous ?

Mona Chollet : Je ne l’explique pas ! Cela me paraît aberrant. Je ne comprends pas comment une femme comme Elisabeth Badinter, actionnaire principale d’un des plus grands groupes de publicité du monde (Publicis, ndlr), qui affirme que la publicité n’est  pas un sujet dans le féminisme, peut être prise au sérieux comme féministe. Pour moi, c’est un mystère.

J’ai été frappée par un article de Alain Badiou : sa thèse est de dire que la loi sur le voile à l’école revenait à obliger, à exposer la marchandise, une marchandise sur laquelle on ne pourrait pas mettre un foulard. Et que cette loi est une loi capitaliste pure. Je pense que c’est assez juste. On prend très au sérieux la dimension religieuse alors que, surtout chez des ados, il est très fréquent d’avoir envie de se camoufler, un désir qui est loin d’être idiot à un âge où on est très cruel les uns avec les autres, et où on n’est pas forcément à l’aise avec son corps.

C’est toute l’absurdité du discours de Ni putes Ni soumises : elles revendiquent le droit à la féminité comme quelque chose de complètement naturel, qui tombe du ciel, alors qu’en fait, c’est très compliqué et cela ne va pas du tout de soi. Des filles s’y mettent très vite, d’autres jamais, d’autres s’y mettent très lentement… Je sais bien que, dans le voile, il y a tout un aspect de revendication identitaire et de retournement du stigmate. Mais je pense qu’on peut aussi le prendre comme un réflexe de protection et camouflage parfaitement compréhensible à cet âge.

 

Propos recueillis par Wassim El Golli.

 

Bibliographie de Mona Chollet :

2001 : Mona Chollet et Gébé. Marchands et citoyens, la guerre de l’Internet. L’Atalante.

2004 : La Tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy. (repris en Folio-Actuel, 2006).

2008 : Rêves de droite – Défaire l’imaginaire sarkozyste, Zones/La Découverte.

2009 : Les Editocrates, ou comment parler de (presque) tout en racontant (vraiment) n’importe quoi, ouvrage coécrit avec Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle et Mathias Reymond, Éditions La Découverte.

2012 : Beauté fatale – Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Zones/La Découverte.

références

références
1 Laurie Essig, « American Plastic, Boob jobs, credits cards, and the quest for perfection »,  Beacon Press, 2010.
2 Betty Friendan, La Femme mystifiée, traduit de l’américain par Yvette Roudy, Gonthier, Paris, 1964.
3 Angela Mc Robbie, The Aftermath of Feminism. Gender, Culture and Social Change (2008). (blog : http://www.angelamcrobbie.com/)
4 Naomi Wolf, The Beauty Myth: How Images of Beauty Are Used Against Women (1990). Traduction française  : Quand la beauté fait mal (1991),