Recension de « Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais » (de Jean Stern)

Jean Stern, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais, Paris, La Fabrique, 2012, 191 p.

 

« Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix » (Xavier Niel1, cité par J. Stern, p. 122).

 

Le livre de Jean Stern constitue une contribution supplémentaire à la critique des médias, critique qui s’est développée depuis une quinzaine d’années en France, notamment dans le sillage du sociologue Pierre Bourdieu2. Mais comme on le verra plus loin, l’ouvrage de Jean Stern – ancien journaliste à Libération et La Tribune mais aussi cofondateur de Gai Pied en 1978 – verse à un dossier déjà chargé des pièces assez nouvelles, concernant notamment le financement des médias en France, et l’intérêt que trouvent les grands patrons (Arnault, Dassault, Lagardère, Pigasse, Niel, etc.), aujourd’hui propriétaires de l’ensemble de la presse nationale, à posséder des titres dégageant peu de bénéfices, voire déficitaires.

Le sujet est d’importance, car sans aller jusqu’à considérer la presse comme l’agent unique de la reproduction de l’ordre capitaliste, il faut se garder d’ignorer sa contribution décisive à l’imposition de croyances, dont la principale peut s’énoncer soit sous une version forte (conservatrice) – cet ordre est le seul possible – soit sous une version faible (social-libérale) – toute velléité de transformation radicale de cet ordre engendrerait un accroissement des misères et injustices déjà endurées par les classes subalternes. En d’autres termes, le refus des théories dites « complotistes », qui voient au principe de la soumission idéologique du plus grand nombre la volonté maligne d’une caste agissant en secret et par le biais de la presse, ne saurait nous dédouaner d’une critique rationnelle mais impitoyable du rôle que jouent les grands médias dans la « fabrication du consentement » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Noam Chomsky et Edward Herman, qui porte précisément sur ces questions3).

 

Composé de neuf chapitres d’ampleur inégale, l’ouvrage s’emploie à décrire par le menu le paysage d’une presse qui « pour l’essentiel est dans le coma » (p. 14), mais propose en outre une explication à cet état de crise structurelle, en analysant les conséquences de l’intégration progressive (et aujourd’hui quasiment achevée) des entreprises de presse aux structures du capitalisme. Figure ainsi au centre de l’attention de Jean Stern, même si le mot n’est pas employé, la question de la financiarisation des médias et de ses effets sur les marges de manœuvre dont bénéficient les rédactions pour accomplir leur vocation apparente : enquêter et informer.

Ainsi, après avoir fait état dans le premier chapitre du « plus grand plan social de France » à l’automne 2011 (disparition de la Tribune, de France-Soir et de Paru Vendu), l’auteur propose dans les deux chapitres suivants un retour historique qui permet d’entrevoir ce qu’on pourrait nommer « l’étrange défaite » de la Résistance sur la question de la presse, puis la montée en puissance puis le règne des « trois H » (Hersant, Hachette et Havas). Sont ensuite examinés successivement la question des structures d’impression et de distribution, le rôle de ceux que Jean Stern nomme les « journalistes managers » (en particulier July et Colombani) dans la mise au pas de la presse, et les effets concrets de la mainmise de grands groupes capitalistes sur les médias.

Plus original, le chapitre 7 analyse le « hold-up des holdings », qui permet d’expliquer – on y reviendra – les raisons financières pour lesquelles les grands patrons français deviennent acquéreurs d’entreprises de presse qui n’apparaissent pas, au premier abord, comme des investissement juteux. Dans les deux chapitres sur lesquels s’achève l’ouvrage, l’auteur montre « comment règnent les propriétaires », à partir d’exemples précis (Rothschild et Libération, Arnault et Les Echos, etc.) et à rebours des discours ronflants sur la gouvernance des entreprises et les chartes éthiques concédées aux rédactions.

 

Tout l’ouvrage de Jean Stern est tendu vers un objectif : montrer que les difficultés rencontrées par la presse française ne sont pas le produit d’une malédiction inexplicable ou de mutations technologiques qui rendraient inévitable sa déroute actuelle, financière et rédactionnelle, mais la conséquence d’un modèle économique qui s’est développé sur les ruines du projet de la Résistance.

Cette dernière aspirait en effet à soustraire les moyens d’information à l’emprise capitaliste et à empêcher le retour de cette « presse vénale » (comme on la qualifiait dès les années 1920), qui s’était déshonorée durant la guerre en collaborant largement avec l’occupant nazi, mais que l’on tenait plus largement responsable de la montée des idées xénophobes et antisémites dès les années 1930. Or, malgré cette volonté hautement revendiquée, les compromis branlants passés entre les gaullistes et le PCF stalinisé – réservant aux premiers la direction de journaux et aux seconds la mainmise sur l’impression et la distribution, via la CGT du Livre – ont empêché toute transformation radicale du secteur des médias et permis à de grands patrons (ou à d’autres pressés de le devenir), une fois passé le choc de la Libération, d’affirmer leur pouvoir sur la presse.

C’est dans cette perspective que l’auteur analyse les cas exemplaires de Hersant, Hachette et Havas, dans la mesure où chacun de ces acteurs est parvenu après la 2nde guerre mondiale, et malgré les sanctions imposées en raison de leur attitude sous le régime de Vichy, à s’imposer comme un acteur central du secteur des médias : Hersant dans le secteur de la presse, surtout locale ; Hachette (aujourd’hui propriété du groupe Lagardère) dans l’impression et la distribution mais aussi les magazines ; et Havas dans la publicité.

L’exemple de Robert Hersant est édifiant. Militant du groupuscule « Jeune Front », violemment antisémite et pronazi, il est condamné en 1947 à une peine de dix ans d’indignité nationale qui devait lui interdire de posséder ou de diriger un quelconque journal. Mais, en passant par un prête-nom, celui que le Canard enchaîné ne nomme pas encore « Herr Sant » parvient malgré tout à lancer le magazine l’Auto-Journal et bénéficie en 1952, grâce à Antoine Pinay (dirigeant du Parti radical auquel Hersant a pris soin d’adhérer), d’une amnistie. Profitant de celle-ci et du succès que rencontre l’Auto-Journal, Hersant se lance alors dans une vaste entreprise de rachats de journaux locaux qui lui permettra de construire un empire (la Socpresse, plus tard rachetée par Dassault) et d’acquérir Le Figaro en 1975, puis France-Soir.

La remise en scelle de Hachette et Havas, ainsi que la montée en puissance de Hersant, s’avèrent symptomatiques d’un capitalisme reposant sur l’opacité des relations entre grands propriétaires, hommes politiques, grands commis de l’Etat et accessoirement dirigeants syndicaux (quand ce n’est pas la collusion visible entre les pouvoirs4).

 

Mais rien ne résume davantage la régression sur le front de la presse que les situations de Libération et du Monde. Nés en des temps différents – quelques années après mai 68 pour le premier, dans le contexte de la Résistance pour le second – et avec des objectifs distincts – une presse qui donne la parole au peuple pour Libération, une presse indépendante et « honnête » pour Le Monde de Beuve-Méry –, les deux journaux ont aujourd’hui perdu leur indépendance économique en étant livrés pieds et poings liés au Capital par ces deux « journalistes managers » qu’ont été Serge July et Jean-Marie Colombani :

« July et Colombani souhaitaient se soumettre aux règles du capitalisme, ce qui était leur droit, mais ils voulaient aussi les faire accepter par leurs rédacteurs et par leurs journalistes, trop naïfs et trop confiants. […]. Les rédactions, souvent fuyantes, ont été enfumées, divisées. Perchées sur leur magistère moral et journalistique, elles se sont fait plumer. Elles se rêvaient en républiques athéniennes, ce fut la Rome des Borgia » (p. 71-72).

En effet, face aux difficultés financières que rencontrent les deux quotidiens nationaux à partir des années 1980, les réponses proposées par July et Colombani vont d’abord consister dans des projets dispendieux (création de suppléments, projet d’une radio du côté de Libération en 1984-1985, rachats d’autres titres dans le cas du Monde5, etc.), puis dans le recours aux services des grandes fortunes et du capital financier, qui vont permettre d’éponger partiellement les dettes en marginalisant au passage les sociétés de rédacteurs : Seydoux puis Rothschild dans le cas de Libération, le trio « BNP » (Bergé, Niel et Pigasse) pour Le Monde. Aussi bien July que Colombani apparaissent d’ailleurs comme des « arroseurs arrosés » dans la mesure où, à peine réalisée par leur intermédiaire cette mise en coupe réglée des rédactions, ils seront poussés vers la sortie par les nouveaux propriétaires, mécontents de leur investissement et cherchant des « cost-killers »6 plus efficaces.

Il n’aura échappé à personne que cette perte d’indépendance économique est contemporaine de l’affadissement de la ligne éditoriale de ces deux journaux et de leur conversion au néolibéralisme (avec des nuances selon la situation politique et sociale). Issu de l’extrême-gauche maoïste, Libération est rapidement devenu – comme l’a bien montré Pierre Rimbert dans le livre cité plus haut – une caisse de résonance pour le social-libéralisme, après avoir célébré les années « fric » et la « libre entreprise » dans une saisissante émission de télévision intitulée « Vive la crise », présentée par Yves Montand et dont le pendant était un supplément du journal7.  D’emblée plus conservateur, Le Monde a néanmoins connu une inflexion dans sa ligne éditoriale au cours des années 1990 (celles où régna le trio Colombani-Minc-Plénel), devenant l’organe du balladurisme durant la campagne présidentielle de 1995 avant de se faire ensuite un soutien sans failles des politiques néolibérales, invectivant quiconque s’oppose au caractère socialement destructeur de la « construction européenne ».

 

Mais pourquoi, dira-t-on, s’échiner à investir dans des journaux déficitaires ? L’absence de réponses sérieuses à cette question permet en effet aux patrons de presse de se faire passer pour des mécènes désintéressés ou autres amis de la presse désireux de l’aide à sortir de la mauvaise passe dans laquelle elle est engagée.

D’une part il est évident que des enjeux de prestige et de pouvoir entourent la possession de médias, surtout dans le cas d’un journal comme Le Monde, autrefois considéré comme le « quotidien de référence » et qui survit en mettant en scène cette qualité prétendue de « référence », qui constitue aujourd’hui le cœur de sa « marque ». A l’évidence, les médias apparaissent comme des instruments de puissance, ce qu’a fort bien entrevu le groupe Bouygues lorsqu’il a cherché (et est parvenu) à acquérir la chaîne TF1, au moment de sa privatisation (préparée par le PS et réalisée par la droite)8 – à la fureur de Jean-Luc Lagardère (le père d’Arnaud…), son concurrent à l’époque.

D’autre part, et c’est là une des dimensions les plus intéressantes du livre de Jean Stern (p. 111-122), l’acquisition d’une entreprise déficitaire par des holdings – telles que celles dont se sont depuis longtemps dotés Dassault, Rothschild, Pinault, etc. – peut paradoxalement constituer un investissement très rentable, en raison de mécanismes d’intégration fiscale autorisant de multiples tours de passe-passe à ceux, entreprises ou particuliers, qui peuvent se payer les services d’avocats fiscalistes habiles. On a donc vu se multiplier ces « holdings “par étages” – deux, trois, quatre étages, parfois plus » qui « s’empilent et s’imbriquent pour organiser au mieux les affaires des vastes groupes contrôlés par les hyper-riches ».

La conséquence de cette financiarisation de la presse est décrite très clairement par Jean Stern, et il vaut la peine de le citer plus longuement :

« En passant sous leur contrôle [celui des holdings possédés par les grands patrons], la presse se retrouve coincée dans un système fait de réseaux, de copinage, un monde de directeurs administratifs et financiers, de banquiers, d’agents d’influence, d’avocats d’affaires, de fiscalistes, de conseillers en communication […]. Les rédactions ne sont pas au cœur de ce monde, elles ne sont que des accessoires de la puissance, comme un jet privé ou un grand cru du vignoble bordelais. Elles sont une variable d’ajustement fiscal pour ces astucieux propriétaires entourés de conseillers avisés chargés de “suivre” les journaux, au cas où… Dans ce monde de grands patrons où les haines souvent farouches sont nombreuses, où la puissance égale la défiance, la presse est aussi une arme entre eux-mêmes. Une arme de dissuasion qui peut charger le rival, sortir une affaire pourrie » (p. 120-121).

 

Cet ouvrage doit donc être lu, en particulier par celles et ceux qui subissent déjà les transformations analysées par Jean Stern ou qui s’apprêtent à embrasser la profession de journaliste, comme une piqûre de rappel indiquant un choix simple : se battre pour une autre presse, fondée sur des modèles nouveaux de financement permettant d’assurer son indépendance à l’égard des pouvoirs économique et politique, ou voir mourir le journalisme – qui ne subsiste d’ailleurs plus guère que dans les marges des entreprises de presse traditionnelles ou dans des espaces dits alternatifs, qui payent leur indépendance d’un faible accès à un public large (et souvent de conditions de travail extrêmement précaires).

Décrivant dans l’épilogue de cet ouvrage l’horizon cauchemardesque d’une information produite à la chaîne dans le cadre de « fermes de contenus » (qui existent déjà aux Etats-Unis)9, Jean Stern conclut en énonçant clairement l’exigence qui donne sens à cet ouvrage de combat :

« Les journalistes sont condamnés à se trouver de nouveaux horizons s’ils ne veulent pas finir broyés à la ferme. Inventer de nouveaux médias, de nouveaux sites. Balayer les médiocres du paysage, oublier les patrons enfin. Retrouver la parole et la rage d’écrire » (p. 171).

L’enjeu est donc de taille, et ne concerne pas seulement les journalistes dans la mesure où l’appropriation capitaliste des médias a des effets non simplement sur l’emploi et les conditions de travail dans ce secteur, mais également sur la qualité de l’information et l’existence même d’un débat démocratique sur les grandes orientations politiques et économiques. Il importe donc que l’ensemble des forces de transformation, syndicales et politiques, prennent à bras-le-corps la question en proposant une alternative anticapitaliste qui intègrent les revendications permettant de défendre les conditions de travail des salarié·e·s de la presse et des propositions politiques à même d’entrevoir à la fois une libération de la presse de l’emprise du capital et de l’Etat et une appropriation démocratique des médias10

 

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références

références
1 Patron de Free, Xavier Niel s’est associé à Pierre Bergé et Matthieu Pigasse pour racheter Le Monde en 2010. Pour comprendre son ascension et son offensive sur les médias, lire : http://www.acrimed.org/article3795.html
2 Outre le film « Les nouveaux chiens de garde » (de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat), qui a connu l’an dernier un fort succès en salle (plus de 230 000 entrées) et ce malgré une faible diffusion, on peut citer en particulier les ouvrages suivants, tous publiés par des éditeurs indépendants : S. Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Raisons d’agir, 1997 ; P. Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1998 ; S. Halimi et D. Vidal (avec H. Maler), L’opinion ça se travaille, Marseille, Agone, 2006 (5ème édition) ; F. Ruffin, Les petits soldats du journalisme, Paris, Les Arènes, 2003 ; P. Rimbert, Libération, de Sartre à Rothschild, Paris, Raisons d’agir, 2005 ; H. Maler et G. Rzepski, Tous les médias sont-ils de droite ? Du journalisme par temps d’élection présidentielle, Paris, Syllepse, 2008. Sur la question de l’édition, il faudrait ajouter les essais de A. Schiffrin, L’édition sans éditeurs et Le contrôle de la parole (tous deux publiés aux éditions la Fabrique, respectivement en 1999 et en 2005), ainsi que l’ouvrage de T. Discepolo, dont nous avions publié une recension : La trahison des éditeurs, Marseille, Agone, 2011.
3 N. Chomsky et E. Herman, La fabrication du consentement. De la propagande médiatique du démocratie, Marseille, Agone, 2008.
4 Pensons au cas de Gaston Deferre évoquée en passant par Jean Stern, à la fois maire de Marseille (de 1953 à 1986), patron de deux journaux locaux de gauche comme de droite (La Provence et Le méridional), plusieurs fois ministre et candidat de la SFIO aux élections présidentielles de 1969.
5 C’est l’époque de la constitution du groupe Le Monde, avec le rachat du Midi-Libre, de L’Indépendant, de Télérama, de La Vie, de Courrier international ou encore des Cahiers du cinéma
6 Littéralement : « tueurs de coûts », c’est-à-dire licencieurs.
7 Sur « Vive la crise », voir l’émission que lui a consacré Daniel Mermet dans « Là bas si j’y suis »
8 Voir P. Péan et C. Nick, TF1, un pouvoir, Paris, Fayard, 1997.
9 Il s’agit d’ « agences de presse d’un genre nouveau » qui « produisent au kilomètre des articles revendus à bas coûts, du journalisme low cost sur des contenus secondaires », « l’important étant de plaire au plus grand nombre, en s’adaptant à des formules sémiologiques et mathématiques, et aux algorithmes des moteurs de recherche ». A noter que ces fermes « rémunèrent rarement au mois, mais la plupart du temps à la journée, à l’article voire au nombre e clics » (p. 169-170).
10 Au passage, on peut se féliciter du fait que, pour la première fois depuis bien longtemps, des forces politiques telles que le Front de gauche et le NPA aient suffisamment pris au sérieux cette question pour avancer, au cours de la dernière campagne présidentielle, non seulement une analyse de la situation des médias en France mais un certain nombre de propositions radicales visant à rompre avec la mainmise des grands groupes capitalistes sur la presse, à permettre un débat pluraliste sur les questions qui regardent l’ensemble de la population et à assurer aux médias une véritable indépendance à l’égard des pouvoirs économiques et politiques. Pour un panorama des réponses politiques avancées par les différents partis sur la question des médias, voir les trois articles consacrés par l’association Acrimed (Action-Critique-Médias) à cette question.