Recension de « Les privilèges » (de Jonathan Dee)

Jonathan Dee, Les Privilèges, traduit de l’anglais par Elisabeth Peellaert, 10/18, 2012, 360 pages, 8,10 euros.

Le mythe américain, malgré les coups que lui ont porté les années de crise qui viennent de s’écouler, continue pourtant à en faire rêver plus d’un. Très tôt, la littérature s’est attaquée à ses mensonges, produisant des œuvres d’une réelle puissance d’évocation1. Comment expliquer alors la vigueur toujours renouvelée de ce qui n’est pas loin d’être un « opium du peuple » contemporain ? Peut-être parce que, de loin en loin, à force d’opiniâtreté et d’une bonne dose de cynisme, quelques individus parviennent à gravir les pentes de l’Olympe bancaire et à s’asseoir au banquet des dieux présidant aux destinées de la finance mondiale. Comme Rockfeller et tous ces self-made-men qui encombrent l’imaginaire entreuprenarial, le couple Morey, qui est cœur du roman de Jonathan Dee, forge sa propre légende.

 

A l’assaut de l’Eden

Riches et amoureux, Cynthia et Adam forment un couple auquel tout semble réussir. Leur mariage, auquel est consacré le premier chapitre du roman, constitue la première marche de leur ascension vers les sommets de la société. A ce titre, il prend des allures de récit de la Génèse. Loin des images hollywoodiennes de ces cérémonies à la gloire de l’amour désintéressé, cet évènement permet d’effacer la trace des origines pour enfin commencer à tracer sa propre route. Le prénom du mari d’ailleurs suggère l’inexistence du passé, l’homme détaché de son créateur et confronté à son propre libre-arbitre. Mais à la différence de son homonyme biblique, ce mariage marque l’entrée pour Adam dans le jardin d’Eden bien matériel des couples fortunés. Son père, plombier à la retraite et ancien permanent syndical, très brièvement évoqué, fait d’ailleurs part de son hostilité à l’égard de l’étalage de luxe dont cette cérémonie est l’occasion. Les quelques moments passés avec sa famille marquent d’ailleurs de la part d’Adam un véritable rejet de son ascendance.

Ce refus de se laisser gouverner par ses origines est rappelée à plusieurs occasions, en particulier lorsque leur fille, April, doit réaliser un devoir sur les origines de son prénom pour l’école : « D’où venons-nous ? […] A sa grande stupéfaction, ils semblaient ne pas être très sûrs ». A côté de l’amour réel unissant Cynthia et Adam, le roman se fait ainsi la chronique détournée de l’ascension de classe dans l’Amérique contemporaine. Toute la force du récit tient à la fois à la distance instaurée par Jonathan Dee et à son style, froid, détaché, presque médical. Cela crée une atmosphère fascinante, proche du documentaire.

 

Amour, gloire et délit d’initié

Que le lecteur ne s’attende donc pas à une leçon de morale finale, à la manière des anciennes fables. La sagesse populaire se plaît à répéter ce vieux dicton : « Bien mal acquis ne profite jamais ». Pourtant, pour certains, bien mal acquis profite, et pas qu’un peu. Dans sa volonté de parvenir, Adam emprunte les voies détournées du délit d’initié pour se forger une fortune colossale, avec l’aide appréciable des banques off shore. Le fardeau, un peu lourd, lui pesant, il avoue tout à sa femme, qui le soutient dans cette épreuve. Pas de châtiment final, de retournement de dernière minute : ils profitent de leur argent et comme tous les milliardaires aux Etats-Unis depuis les barons voleurs, ils bâtissent des fondations et des œuvres caritatives. Une façon comme une autre de s’occuper, de contourner le fisc, mais également de légitimer la fortune qu’ils possèdent tout en laissant une trace, un nom. Cette question des traces est d’ailleurs un thème récurrent tout au long de l’ouvrage, puisque se pose la question de l’utilité de tout cela. La seule justification hédoniste ne saurait suffire : pourquoi accumuler une telle fortune ? Des sommes aussi colossales doivent bien avoir une utilité, un sens ?

 

De la difficulté d’hériter

Ces questions sont au cœur des comportements de leurs enfants qui, l’adolescence venue, se cherchent, testent leurs limites dans la drogue ou la musique. Chacun d’eux traverse une profonde crise mais, au final, chacun rentre au bercail. Pour April par exemple, la prise de conscience se fait au cours d’un voyage, alors qu’elle accompagne son père. Celui-ci visite une usine dans laquelle sa fondation a fait construire un foyer pour les ouvriers. Face à leurs conditions de vie, April prend-elle conscience de l’injustice, de l’exploitation ? Au contraire, elle réalise combien elle apprécie sa situation et qu’il lui faut l’assumer : « J’ai peur des pauvres, voilà. Est-ce que ça fait de moi un monstre ? »

Le même processus se produit pour Jonas dans sa quête de l’art brut. Devenu étudiant, il se passionne pour cette discipline artistique qui consiste fondamentalement, sous différents oripeaux théoriques, à trouver des œuvres qui ne reflètent ni intention, ni programme, ni valorisation financière. Les amateurs s’arrachent les réalisations d’autistes, de schizophrènes et autres individus frappés de troubles mentaux pour des sommes parfois vertigineuses. Il s’agit également de trouver un domaine qui échappe à la ronde de la marchandisation et de la spéculation. Les artistes évoqués dans le roman semblent ainsi totalement extérieurs au processus de valorisation de leurs dessins, comme s’ils résolvaient par là la contradiction interne à la marchandise en n’accordant d’importance qu’à leur seule valeur d’usage. Comme si ces œuvres, réalisées par des individus n’ayant aucune conscience de leur valeur pécuniaire, pouvaient d’une certaine façon racheter la fortune d’oisifs millionnaires : à défaut de trouver un sens aux logiques sociales et économiques, ils se mettent à admirer l’absence de sens, de logique.

 

Le mythe de Jonas revisité  

La recherche que mène Jonas va le conduire jusque dans l’appartement de l’un de ces artistes déséquilibrés. Loin des salons branchés et des pince-fesses mondains, la petite visite se transforme en véritable épreuve. Jonas, comme son illustre prédécesseur piégé dans le ventre de la baleine, se retrouve coincé plusieurs jours dans un appartement inconnu. Cette réclusion involontaire sera l’occasion d’une introspection et d’une prise de conscience pour le jeune homme. Son parcours est ainsi calqué sur celui du petit prophète envoyé par Dieu pour annoncer son châtiment aux habitants de Ninive. Le Jonas biblique tenta d’abord de se soustraire à sa mission, puis s’insurgea contre la clémence de Dieu à l’égard des pêcheurs de Ninive, pour finalement s’incliner devant la puissance et la sagesse de son créateur. C’est précisément le parcours du fils Morey, d’abord héritier regimbant devant l’héritage et que son expérience de réclusion conduit à l’acceptation de sa condition.

A travers la façon dont Dee revisite le mythe de Jonas, il donne également à voir ce qui fait l’une des forces de ce roman. Ainsi imprègne-t-il son texte de références discrètes à la Bible, à la manière dont elles imprègnent la société états-unienne tout entière et constituent l’un des soubassements de son imaginaire. Pour autant, l’amour du prochain, le respect dû aux commandements divins et les valeurs chrétiennes n’empêchent pas de se consacrer entièrement à sa réussite matérielle, par l’extorsion et le mensonge si besoin !

 

A l’encontre de tous les discours lénifiants sur la disparition des classes, ce très beau roman de Jonathan Dee conduit le lecteur à ce constat élémentaire : les classes sociales existent. L’auteur ne s’appuie sur aucune thèse précise, il met simplement en scène le processus quasi-chimique de cristallisation de cette classe, de l’insertion d’un groupe d’individus au plus haut niveau de la société, tout en nous permettant de comprendre également la fascination que nous éprouvons bien des fois à leur égard. Par de nombreux aspects, ce roman illustre parfaitement le petit ouvrage du couple de sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, qui se concluait ainsi : « Dominante, la bourgeoisie est aussi la classe dont les ressources et la richesse proviennent de l’exploitation du travail des autres classes »2. La prospérité des Morey provient de leur capacité à capter et détourner à leur profit une partie de la valeur ajoutée produite par le travail des autres. La scène dans l’usine en Chine vient souligner cette dimension d’une façon brève mais particulièrement violente. Dans le même mouvement, le titre évoque un autre aspect analysé par le couple de sociologues : la tentation de « naturaliser » la position sociale en recyclant un ensemble de dispositifs idéologiques utilisés par la noblesse.

Le parcours des enfants Morey de leur côté vient parachever ce processus social. Petits enfants de plombier syndicaliste, confrontés à la réalité, ils cessent de se rebeller et rentrent rapidement dans le rang. Comme l’écrivent M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot : « Une position dominante dans la société permet de se fier à son habitus, en quelque sorte. En agissant comme les dispositions intériorisées portent à le faire, le plus probable est que l’on agira en fonction de ses intérêts de classe »3. Adam Morey, en pleine discussion avec April, ne dit fondamentalement rien d’autre : « Tu peux te sentir un peu perdue pour l’instant mais tôt ou tard tu sauras ce qu’il faut faire. » Sans éducation particulière et de façon conflictuelle, April et Jonas reprennent finalement à leur compte, avec beaucoup de naturel, les intérêts de leur classe et peuvent désormais pleinement bénéficier de leur paradis friqué et branché. Jusqu’à ce qu’une nouvelle nuit du 4 août, sociale cette fois, viennent mettre fin à leur condition de privilégiés !

 

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références

références
1 Sur cette dimension, voir en particulier le roman de Frank Norris, Les Rapaces, Agone, 2012 : https://www.contretemps.eu/fr/lectures/recension-rapaces-frank-norris 
2 Michel Pinçon, Monique Pinçon Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007, p. 111. Voir également l’entretien filmé « Que faire des riches », avec Olivier Besancenot, que nous avions publié il y a plusieurs mois.
3 Ibid., p. 108