« Une jeune militante ». Une nouvelle d’Alain Leduc

« Je l’avais remarquée dans un reportage que  Paris-Match avait fait sur les événements de Longwy »…  Ainsi commence la nouvelle que l’écrivain et critique d’art Alain (Georges) Leduc nous propose autour de l’engagement militant d’une jeune Lorraine.

 

 L’interview d’un ouvrier à la télévision

ne serait pas possible, il y aurait trop de silence

et la télévision ne supporte pas le silence.

Jean-Luc Godard.

 Je l’avais remarquée dans un reportage que Paris-Match avait fait sur les événements de Longwy; le photographe, sans doute séduit comme je l’avais été à mon tour par sa mine résolue, avait tiré d’elle un gros plan, sous lequel figurait cette légende : La jeunesse lorraine aux côtés des sidérurgistes. Aussi, quand ma rédactrice en chef me demanda d’écrire un papier sur une militante syndicale, avais-je aussitôt pensé à cette jeune fille au beau visage ovale, aux cheveux courts et aux yeux verts :

– « Fais-moi une interview de trois feuillets, avec deux ou trois photos », m’avait-elle recommandé.

– « Ça irait, en Lorraine? », avais-je hasardé.

Comme elle avait sans cesse le regard sur les frais de déplacement, elle avait hésité un moment; puis :

– « D’accord », avait-elle ajouté avec un sourire complice.

Elle n’était pas dupe, sachant que j’avais passé mes vingt premières années en Moselle, et que ce reportage serait pour moi l’occasion d’aller saluer la famille aux frais de la princesse… Le métier de pigiste n’est pas de ceux qui rapportent le mieux.

Je téléphonai à un ancien camarade de lycée qui était employé à la bourse du travail de Metz; et, dans l’après-midi, il me rappelait pour me donner les coordonnées de la jeune fille :

– « Elle s’appelle Barbara Lehrer, et habite près du rond-point du bout des terres. Tu connais?… »

Bien sûr, que je connaissais. Adolescente, j’accompagnais souvent à bicyclette des amis à Saint-Nicolas-en-Forêt, cette cité que la Sollac avait fait bâtir quelques années plus tôt pour son personnel au cœur d’une forêt domaniale. De là-haut, nous pique-niquions en profitant de la vue panoramique sur la rivière.

– « Elle travaille dans une cantine scolaire, à Serémange. »

La Sollac, où plus de dix mille ouvriers produisaient du fer-blanc… Mon père y avait travaillé quelques années, avant d’être mis en préretraite. En roulant vers ma terre natale, je tentais de rameuter mes souvenirs. Hayange, Nilvange, Florange, Uckange, Hagondange… J’essayais de me remémorer dans l’ordre le nom des cités qui constituaient le foyer métallurgique lorrain, une bande d’inégale largeur, discontinue, qui s’étire des confins des Ardennes au sud de Nancy, avalant au passage Thionville, Metz et Pont-à-Mousson, gros rhizome qui lance ses pousses dans les vallées qui entaillent le plateau.

*

– « Le pays des anges », murmurai-je.

Si on voyait le gabarit des anges!… Mon père (alors que je devais avoir dix ans), m’avait emmenée visiter une aciérie. J’en gardais le souvenir de géants vêtus d’amiante, qui se mouvaient majestueusement au milieu des coulées de fonte semblables à des langues de lave, manipulant avec une aisance inouïe, dans cette chaleur torride, de lourdes tiges d’acier pour refouler le laitier. C’était titanesque!…

Depuis la création, au Moyen-âge, des premières forges, puis, au fil des siècles, de petites entreprises artisanales, les choses avaient bien changé. L’exploitation intensive de la minette, dès 1881, en avait bouleversé l’échelle. Je songeai à la formation des grandes familles, Thyssen, de Wendel, dont les usines ont gardé les noms, et à tous ces travailleurs oubliés. Qui pourra dire ce que faisait le trisaïeul de Barbara Lehrer?… Enfant, mon père nous avait appris, à ma sœur et à moi, que les de Wendel possédaient à peu près toute la vallée de la Fensch, le sol et le sous-sol.

– « Tout leur appartient, usines, cités, routes, églises, veaux, vaches, cochons, couvées », disait-il.

Il avait souhaité que ses filles quittent la vallée : ma sœur s’était mariée à Metz; j’étais partie tâter du journalisme à Paris…

Laid? Noir? Triste? C’était ce que l’on disait, dans la capitale, de la région où j’avais passé ma jeunesse. Question d’habitude… Il me manquait, à Paris, cette pluie grise et humide, qui mord jusqu’aux os, étouffe le moindre désir et vous « rengrule à l’intérieur », comme disent les gens, ici… J’aimais ce gigantisme, cette démesure. Je trouvais même aux usines une certaine beauté : les fumées sulfureuses qui se levaient des cheminées, et cette odeur de poussière qui emplissait en permanence l’air, représentaient dans mon imagination surchauffée autant de manifestations de forces naturelles. Les hauts fourneaux qui rougeoyaient la nuit comme des dragons insomniaques ressemblaient aux chevaliers de l’Apocalypse. On aurait pu se croire dans une de ces cliquetantes batailles d’Altdorfer, où tout grouille dans un bouillonnement d’or…

J’aimais par-dessus tout Altdorfer…

*

Les bords de l’échangeur autoroutier de Metz étaient encore parsemés de feuillards abandonnés là par des grévistes, en avril; ils étaient tout tordus, comme des serpentins de fête (mais une fête plutôt macabre, à y repenser); et, comme ce 19 juin nous étions au plus fort de la canicule, j’imaginais que c’était le soleil, et non la rouille, qui les avait portés au rouge…

Barbara m’attendait ainsi que prévu, à Saint-Nicolas-en-Forêt; les photographies que j’avais vues d’elle étaient criantes de vérité : seul son air un peu grave avait été chassé à mon arrivée par un sourire. Elle me fit asseoir, me proposa un café :

– « Mes parents sont partis faire des courses. »

Je sortis mon petit magnétophone, vérifiai les piles et commençai l’interview. Elle répondait posément à chacune des questions, tâchant avec conscience d’en faire le tour. Son travail, ses loisirs, les garçons. De longs silences ponctuaient ses phrases… Je la sentais plus rétive sur sa vie privée; elle revenait sans cesse sur la crise de la sidérurgie, les événements du printemps, le chômage :

– « Tu as été longtemps sans emploi? », lui demandai-je.

– « Oui, quinze mois. C’est dur, vous savez. Pardon, tu sais. »

Nous nous étions imposées le tutoiement, mais elle avait du mal à s’y mettre; notre différence d’âge, sans doute : j’avais celui d’être sa mère…

– « On fume; on fait l’amour sans conviction; on allume, mais pour ne pas le regarder, le poste de télévision… »

Complicité féminine? Elle en venait peu à peu à se confier; et elle le faisait avec un naturel désarmant. Elle ne correspondait à aucune de ces catégories, qu’établissent les journaux où je travaillais, et dans lesquelles on m’assurait que les femmes aimaient à se reconnaître.

Puis elle dut partir à son travail. Je la suivis dans le garage. Elle poussa sa mobylette bleue jusqu’à la porte. En continuant à me parler, elle bloquait l’engin contre sa cuisse; et, après avoir fouillé dans une des poches de sa veste, elle en sortit un trousseau de clefs et ferma à double tour la porte peinte de vert; puis, bien campée sur la selle, elle s’aida des pieds pour faire avancer le cyclomoteur sur le petit chemin semé de cailloutis roses.

Je gardai d’elle ce souvenir, comptant bien m’en servir dans mon article.

– « À ce soir, à Koenigsmacker! », m’avait-elle lancé, les yeux rieurs…

*

En grillant une Camel, j’étais allée jusqu’au bout du terre-plein. Sous le soleil de plomb, des hommes jouaient à la pétanque. Une légère brume enveloppait l’horizon, et je me remémorais des souvenirs d’enfance, quand éreintés nous avions posé nos vélos sur les pelouses. J’avais toute la journée devant moi…

Je me rappelais les propos de Barbara :

– « J’étouffais à traîner les bistrots, à écrire à des petites annonces sans ne jamais recevoir de réponse. Alors, j’ai fondé un comité de chômeurs… »

Elle avait un tempérament de meneuse; sa révolte avait dû être instinctive, et d’autant plus dure qu’instinctive :

– « « Reconversion », entendions-nous de partout. Pour moi, c’était un mot abstrait, que je comprenais mal. Je n’aime pas les grands discours, je veux du concret. L’indépendance consiste à ne plus peser sur nos parents, pour la plupart déjà touchés ou menacés par le chômage. Moi, je n’ai jamais espéré qu’avec l’Europe tout le monde finirait par dégoter du boulot. »

Une Lorraine, pragmatique… J’admirais cette résolution; j’y voyais, en filigrane, des réunions de jeunes gens, qui avaient envie de faire bouger les choses. Elle devait être incontestablement l’élément moteur du groupe…

– « L’Europe, enfin, cette Europe-là, ce qu’on a pu nous bassiner avec ça », avais-je incongrument pensé.

C’était si proche et encore si loin, à la fois… C’était du passé… Enterré, révolu. Heureusement.

En mars, la rumeur avait commencé à enfler, à courir le pays : à Villerupt, le laminoir où six cents travailleurs produisaient les rails du TGV serait fermé; condamné le site de Pompey; condamnés aussi le train à fils de Gandrange, les mines d’Usinor, les mines de fer de Moyeuvre et d’Hayange. « L’aciérie à oxygène de Neuves-Maisons, qui vient d’être achevée, sera inexorablement rayée de la carte », lisait-on sur les tracts… Les nouvelles les plus pessimistes se faufilaient de bouche à oreille.

Et soudain :

– « À Longwy, on a arrêté le train de feuillards… »

C’était parti comme un feu de poudre. Barbara m’avait raconté comment s’était passée la journée « région morte » en Lorraine, le 4 avril. L’appel à la grève générale avait été largement suivi : les ouvriers avaient fermé les frontières avec l’Allemagne et le Luxembourg, aucun train ne circulait; les producteurs de lait bloquaient les routes; les commerçants avaient baissé leurs rideaux, tandis que les cloches des églises sonnaient à toute volée.

*

De Thionville à Metz, en longeant la Moselle par la rive gauche, ce ne sont qu’énormes conduites d’oxygène, de lignes électriques et de câbles, de transbordeurs aériens qui dessinent, avec le réseau des routes nationales, des voies ferrées et de l’autoroute, d’étranges cordons étirés, ductiles, qui s’adoubent, se frôlent, s’enchevêtrent parfois en nœuds complexes pour se défaire soudainement, et que viennent tisser, comme des points de suture, des digues, des écluses, des poutrelles et des passerelles jetées en travers des caténaires, et des tuyaux et des tubulures jaunis sous une croûte craquante de poussière.

Tout cela allait vieillir, tout cela allait pourrir…

– « Des miettes », m’avait dit Barbara. « On a envoyé des ministres qui ont saupoudré des emplois. »

Ce n’était plus maintenant à Altdorfer, mais à Fernand Léger que je pensais, en roulant entre toutes ces usines, qui se dressaient comme des forteresses noires et bleutées.

– L’indifférence. C’était contre elle que je me battais. Je voulais seulement parler des choses dont on ne parle plus, sitôt la cicatrice de l’information simplement refermée sur elle-même…

Après avoir déjeuné avec ma sœur, dans un restaurant du centre ville, je m’étais nonchalamment attardée devant un café, sous les arcades de la place Saint-Louis. Dans l’un de ces magasins, ma mère, il y avait plus de trente ans, m’avait habillée pour la rentrée des classes. Je sentais encore l’odeur de cuir neuf des chaussures. Puis, rassasiée de la belle pierre jaune des bâtiments qui entourent la cathédrale, je remontai vers Thionville, mais par la rive droite cette fois. Un mariage me doubla; les voitures avaient accroché de petites cocardes de tulle rose aux portières; la caravane klaxonnait à qui mieux mieux.

À Yutz, j’empruntai la route de Trèves : un paysage de frênes et de charmes que venaient trouer quelques sapins, au fur et à mesure que l’on se rapprochait du Luxembourg. Et tout à coup (fut-ce le panneau qui indiquait « Sierck-les-bains » à douze kilomètres?), je me rappelai une escapade que nous avions menée avec nos parents dans leur vieille Aronde noire aux chromes étincelants, et je fus prise par une bouffée de nostalgie. Je me souvenais de Sierck, de Sierck-la-rouge, du grès pourpre de ses remparts, de ses bâtisses. C’est une ville où l’on entretient un étrange culte solaire. À la Saint-Jean d’été, les habitants ont encore l’habitude de faire dévaler sur les pentes cultivées du Stromberg une roue enflammée; si celle-ci atteint la rivière, les récoltes promettent d’être excellentes.

*

Une fois garée ma voiture devant l’église de Koenigsmacker, j’avais gagné le restaurant où, avec son ami, Barbara faisait un extra; elle servait à table tandis qu’il animait le banquet… On m’avait placée dans la petite salle du fond, la grande pièce étant réservée pour le mariage. Sans doute Barbara devait-elle aider aux cuisines. J’avais vu en passant un jeune homme barbu, de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui réglait la sono. Son petit copain, probablement. Je jetai un coup d’œil sur le menu, et commandai à la patronne une quiche, une escalope au vin blanc et une forêt noire :

– Tant pis pour le régime…

La quiche était à point, fondante. Deux couples d’Allemands, assez âgés, étaient venus s’installer à la table voisine; ils avaient réclamé de la choucroute et se gobergeaient déjà de leur deuxième bouteille de blanc sec. L’orchestre, dans la grande salle, jouait des airs de musette. Je voyais passer des plats, débordants de charcuterie et de tranches de veau froid, qui revenaient vides. Une nouvelle fois le passé et le présent se mêlaient dans mon esprit : j’imaginais que séchait dans les cuisines du jambon cru de Vigneulles formé dans de grands saloirs de chêne; que s’y mitonnaient, dans des poêlons de cuivre, du cochon déguisé en sanglier, comme Stanislas aimait en régaler ses hôtes; et que des étagères s’y alourdissaient sous le poids de pots de confiture de groseilles méticuleusement épépinées…

Barbara était venue m’apporter ma forêt noire :

– « J’ai pu me libérer un quart d’heure », m’annonça-t-elle.

Et, tout de go, avec son air de fonceuse :

– « Tu veux faire la photo maintenant? »

Nous sortîmes devant le restaurant. La jeune fille, qui avait gardé son tablier, accusait la fatigue de la journée; par mesure de sécurité je pris trois clichés; puis elle retourna aux cuisines.

De la grande salle me parvenaient les rumeurs du festin. On finissait les fromages. Il y avait eu la traditionnelle mise aux enchères de la jarretière de la mariée; et l’orchestre, après avoir joué un pot-pourri qui s’était perdu dans les rires, entamait la danse des canards. Barbara était revenue, avec à la main un plateau sur lequel étaient disposés la tasse de café, l’addition pliée sur une soucoupe, ainsi qu’un verre de mirabelle.

– « C’est moi qui te l’offre », me dit-elle avec simplicité.

J’avais en mémoire, en remontant en voiture, chacune des ses paroles, limpides, si évidentes, trop franches, comme étaient trop francs son beau visage ovale, ses cheveux courts, ses yeux verts.

– « Je ne crois pas qu’ils me prendront ce reportage », pensai-je en mettant le contact. « Mes lectrices souhaitent se retrouver dans les jolies donzelles dociles. Elles préfèrent les paillettes, les sitcoms. »

Alain (Georges) Leduc,

romancier (prix Roger-Vailland 1991),

critique d’art (membre de l‘Association internationale

des Critiques d’Art/A.I.C.A.).